Aventinus mons
|Conclusion générale
Texte intégral
1Au fil de ces pages, différents thèmes touchant à la singularité de l’Aventin et à sa place spécifique dans la vie de la cité ont été traités. On peut dès lors proposer un bilan général de ce que ces éléments nous ont appris sur l’identité de cet espace singulier de la Ville de Rome antique, au terme de cet ouvrage.
2L’étude proposée dans le cadre de la première partie confirme que l’unité de l’Aventin ne repose pas sur la seule morphologie physique de la colline. Il s’agit en effet d’un espace urbain aux identités territoriales multiples, qui s’observent aussi bien dans la variation des désignations toponymiques de la colline exprimées par le langage, que dans les découpages territoriaux plus formels qui englobent selon leur forme, leur structure et leur fonction, un espace variable. À la fin de la République, le régime juridique singulier auquel est soumis ce territoire en fait un espace intermédiaire : hors de l’Vrbs mais étroitement articulé à celle-ci, il se situe aux confins de la Ville définie par les limites du pomerium. Relevant déjà de l’ager Romanus en termes de droit augural, l’Aventin se situe sur un espace singulier au regard du droit public, une zone de rencontre et de chevauchement entre les deux formes principales de l’imperium, domi et militiae : la zone des mille pas. Dans cet espace, il apparaît que le tribun de la plèbe, créé à l’issue de la première sécession de 494 av. J.-C., avait la capacité d’entraver ces deux formes de l’imperium, exercées indépendamment et dans des circonstances bien distinctes par les principaux magistrats de Rome. Ces observations tendent à définir les pouvoirs du tribun de la plèbe comme des pouvoirs essentiellement urbains, au moins dans les premiers temps d’existence de cette institution politique.
3Si l’on admet le rôle de proasteion joué par cet espace intermédiaire, il est possible de soutenir le rôle stratégique également revêtu par l’Aventin jusqu’au début du IIe s. av. J.-C. Cette hauteur apparaît comme une sorte de bastion tourné vers le Tibre et les principales voies venant du Latium et du sud de l’Italie. Sa physionomie singulière en fait un rempart naturel, qui fut probablement renforcé très tôt par des infrastructures défensives construites en dur. Cette muraille défensive a également contribué à définir territorialement la colline.
4Au regard des plus anciennes circonscriptions territoriales de la Ville, à base essentiellement sociale et religieuse, l’Aventin a sans doute appartenu longtemps à la catégorie du pagus. Mais par le biais d’un processus dont les premiers motifs semblent avoir été symboliques et idéologiques, la colline fut progressivement définie comme un mons et placée dans la liste des sept collines mythiques de Rome, dont l’intégration a contribué à la formation de la Ville. Cette liste canonique établie par Varron fut vraisemblablement reprise et adaptée par Auguste, et la place qu’y occupe l’Aventin se confirme au cours du Ier s. apr. J.-C. Cette intégration symbolique, mais aussi juridique, est renforcée par une intégration administrative réalisée à la suite de la réforme augustéenne. Pourtant, ce découpage ne tient pas compte de l’unité morphologique du mons Aventinus. Au contraire, il renforce la scission entre les deux hauteurs qui forment l’Aventin, en plaçant chacune de ces proéminences dans une regio distincte. Cette distinction s’exprime également dans le langage religieux, qui considère de manière dissociée Aventinus maior et Aventinus minor. Pour autant, le processus d’intégration territoriale de l’Aventin fut bel et bien amorcé au début de l’Empire. Il fut véritablement formalisé au moment de l’extension pomériale de Claude. Cette intégration fit manifestement l’objet d’une polémique qui ne fut pas sans lien avec l’image singulière qui caractérise la colline au cours de cette période. Plusieurs éléments indiquent que l’Aventin demeurait, dans la mémoire politique de la cité, un espace associé à des événements qui pouvaient potentiellement recouvrir une connotation subversive. Sans doute l’inclusion de la colline dans le pomerium, justifiée avant tout par des motifs pragmatiques et une volonté de redéfinition de la signification juridique de ce périmètre, fut également l’occasion de neutraliser cette mémoire subversive, en achevant l’intégration territoriale de l’Aventin.
5La seconde partie tend à montrer que cette image singulière de l’Aventin était sans grand rapport avec la réalité socio-urbaine de la colline, telle qu’elle apparaît entre la fin de la période républicaine et le début de l’époque impériale. Cette réalité s’est avérée difficile à évaluer à partir des vestiges de domus découverts sur la colline, en raison de leur caractère fragmentaire et des difficultés d’interprétation qui en découlent. Ces difficultés soulèvent aussi la question de la détermination de l’appartenance sociale des occupants de ces domus d’après le mode d’habiter qui, on l’a vu, doit être considéré avec beaucoup de prudence. Le fait d’envisager les vestiges d’habitats exhumés sur l’Aventin d’après une définition à priori de sa morphologie sociale peut induire en erreur et limiter les perspectives d’analyse. En réalité, toutes les configurations socio-urbaines peuvent être envisagées pour l’identification des propriétaires de ces structures résidentielles.
- 1 En ce sens également, Mignone 2016a.
6Par l’étude des sources épigraphiques et littéraires, il a été possible de saisir, de manière un peu plus précise, l’identité sociale de certains occupants de l’Aventin au cours de cette période. Là encore, ces données doivent être considérées avec prudence, puisqu’en l’absence de dénombrement des habitants de l’Aventin, il est impossible d’évaluer leur représentativité au regard de la population de la colline dans son ensemble. Néanmoins, si on les considère d’un point de vue qualitatif, il apparaît que la population de l’Aventin n’était pas exclusivement plébéienne et semblait se caractériser, dès l’époque tardo-républicaine, par une relative diversité sociale, comme la plupart des quartiers de Rome. Contrairement à la thèse d’A. Merlin, qui demeura longtemps admise, ce n’est pas l’intégration territoriale de la colline, achevée avec Claude, qui a marqué la transformation de l’Aventin en quartier aristocratique. Ce processus, qui s’inscrit dans la longue durée, était vraisemblablement déjà amorcé au IIe s. av. J.-C. Cette période fut en effet marquée par le développement de la zone économique de l’Emporium et l’émergence sur la scène politique de grandes familles de la nobilitas romaine qui ont su développer des liens économiques et politiques avec les régions importatrices des principales denrées de Rome. Parmi ces familles, les Sulpicii Galbae ont vraisemblablement établi leur résidence urbaine sur l’Aventin très tôt, non loin de cette zone économique de premier plan. À l’instar d’autres familles aristocratiques attestées sur l’Aventin aux périodes ultérieures, cette branche de la gens Sulpicia a fondé son prestige sur les réseaux économiques qu’elle a déployés particulièrement en direction des provinces de la péninsule ibérique. Cette étude confirme donc la nécessité d’en finir avec des considérations trop schématiques sur la sociologie urbaine de l’Aventin1. La colline est encore trop souvent définie comme un quartier de « pauvres » et de marginaux à la fin de la République. Sans doute, l’application trop systématique de certaines notions liées au concept moderne de quartier permet difficilement d’échapper à ce type de représentation. Les notions de « ghetto urbain » ou de « social zoning » n’ont pas de véritable pertinence dans la cité antique. En tous les cas, pas pour l’Aventin, longtemps supposé répondre à ce type de concept.
7Si elle ne se fonde pas sur la composition supposément plébéienne de ses habitants, il a été montré par ailleurs que l’image singulière de l’Aventin dans la mémoire politique de la cité, au cours de cette période, était principalement fondée sur deux motifs historiographiques. Notamment l’ancrage topographique de la figure plébéienne de Rémus sur la colline, mais surtout le lien établi entre l’Aventin et le souvenir des premières sécessions de la plèbe comme expérience politique fondatrice. Il apparait que ce souvenir et le récit de ces événements furent instrumentalisés dans le contexte des conflits politiques de la fin de la République, en vue de stimuler l’action des populares, ou au contraire de la neutraliser. Ces récits mythiques et historiques ont ainsi connu des évolutions de formes, mais aussi de significations jusqu’au début du Principat.
- 2 Merlin 1906, p. 257-271.
8À côté de ces deux référents mémoriels bien connus, il existe d’autres récits qui touchent également à l’identité de l’Aventin. Comme l’avait déjà relevé A. Merlin2, la tradition littéraire relative à la période royale et aux origines de Rome associe la colline à de grandes figures légendaires de la cité, dès les prémices de l’historiographie romaine. Ainsi, le roi Servius Tullius, figure par excellence du roi populaire à la fin de la période républicaine, est particulièrement associé à l’histoire de l’Aventin. Il faut également considérer le personnage de Genucius Cipus, dont la geste évoque le thème de l’adfectatio regni, fondamental à la fin de la période républicaine (Ov., met., 15, 565-621 ; Val. Max., 5, 6, 3). Le prodige qui concerne ce personnage légendaire advint alors qu’il franchissait la porta Raudusculana sur l’Aventin. Selon les prédictions d’un haruspice, les bois de cerfs qui lui poussèrent alors sur la tête, évoquant l’animal emblématique du sanctuaire de Diane, lui promettaient la royauté et annonçaient la domination de Rome. Afin d’éviter ce que lui-même considérait comme un malheur pour la République, Genucius préféra l’exil perpétuel. Souvent l’Aventin est ainsi associé à la tentation de la royauté.
9A. Merlin avait envisagé toutes ces légendes dans la perspective d’une opposition entre l’Aventin plébéien, d’une part, et le Palatin patricien, d’autre part. Toutefois, dans le contexte particulier de la fin de la République, caractérisé par des appropriations contradictoires de la tradition, des significations plus complexes ont sans doute été attribuées à ces récits. Leur élaboration mériterait donc d’être contextualisée, en considérant les évolutions du statut de la colline qui advinrent parallèlement. Un examen approfondi de ces récits légendaires permettrait de préciser le sens donné au passé de l’Aventin, à la fin de la période républicaine.
- 3 Voir Courrier 2014, p. 549-550. Différemment voir Mignone 2016a, p. 40-47. Voir aussi les remarque (...)
10Quoi qu’il en soit, entre la fin de la République et le début du Principat, l’Aventin comme espace de la ville associé au souvenir d’une expérience significative de la plèbe, a occupé une place notable dans les références politisées au passé. Cette image ne fut certainement pas créée ex nihilo. Au-delà de son lien probable avec la geste des Sempronii Gracchi sur la colline, dont la nature reste débattue3, elle reposait sans doute aussi sur certaines réalités bien concrètes de la colline. Si elle ne peut reposer sur la sociologie urbaine de l’Aventin, cette image s’est plus probablement fondée sur différents aspects de la vie religieuse de la colline. En particulier sur la présence de nombreux sanctuaires associés au cours du Ve s. av. J.‑C. aux institutions naissantes de la plèbe romaine.
11Cependant, les spécificités des lieux de culte de l’Aventin montrent que le rôle de la colline dans l’espace religieux de la cité reposa en premier lieu sur sa proximité avec les espaces d’échanges commerciaux et les cultes agraires qui se déployaient au pied de ses pentes septentrionales. Son lien avec les institutions plébéiennes ne se développa qu’ultérieurement, à partir des premiers siècles de la République. Les caractéristiques de ces cultes connurent des évolutions importantes pendant la période étudiée dans cet ouvrage. Mais on peut constater qu’une spécificité demeure constante : leur rôle comme espaces de médiation, de lien entre le monde urbain et pré-urbain, l’intérieur et l’extérieur de la Ville, le centre et la périphérie, le domaine de la ciuitas romaine et celui de l’extranéité. Cette particularité, qui se retrouve également dans le statut juridique de l’Aventin, constitue ainsi le principal fondement de l’image singulière de la colline dans la vie de la cité.
- 4 Imbert 2010, p. 653.
12À la lumière de ces éléments, qui permettent de dessiner le profil de l’Aventin, on peut se demander si l’emploi de la notion de quartier retenue au début de cet ouvrage pour envisager cet espace de la Ville, s’avère pertinent dans le contexte antique. L’ensemble des thèmes traités au fil de ces chapitres laisse entrevoir une identité spécifique, répondant à de multiples critères, qui permet de différencier cet espace urbain des autres lieux de la Ville. À ce titre, on peut effectivement dire que l’Aventin constitue un quartier de Rome, au sens où le définissent les urbanistes contemporains4 : un espace doté d’une identité propre, indépendante de toute limite administrative.
- 5 Bert Lott 2004, p. 12-25.
- 6 Vsque adeo nihil est, quod nostra infantia caelum hausit Auentini baca nutrita Sabina ? « Cela vra (...)
13Dans la réalité de la vie citadine, en particulier celle des grandes villes contemporaines, on observe généralement plusieurs niveaux, emboîtés ou connectés, d'appartenance et de localisation ou d'identification. L’exemple de l’Aventin semble indiquer que ce constat vaut également pour la Rome antique. À côté des vici, tels qu'ils furent réorganisés par Auguste comme subdivisions administratives et religieuses de l'espace urbain, mais aussi comme espaces de sociabilité et d'identification collective5, il existe d’autres échelles d’appartenance pertinentes. Ainsi, lorsque Juvénal (3, 84-85) revendique sa romanité et évoque l’espace de la Ville où il a grandi, il mentionne le mons Aventinus plutôt qu’un vicus6. Certes, les sept collines sont devenues l’incarnation par excellence de la Ville de Rome et justifient la référence à l’une de ses hauteurs emblématiques dans ce contexte précis. Il n’en demeure pas moins que les montes de Rome, au nombre desquels compte l’Aventin, constituent aussi des lieux de sociabilité officiels pertinents, sur lesquels l’empereur peut fonder son idéal de concordia universorum. Le succès de l’image de la Rome aux sept collines sous Auguste, et celui de la fête du Septimontium à l’époque flavienne semblent en témoigner.
14Toutefois, la première partie de cet ouvrage a également montré que les circonscriptions territoriales qui organisent la Ville ont connu des évolutions dans leur forme, leur fonction et leur importance au fil des siècles, indépendamment de l’identité des lieux. Dans le cas de l’Aventin, ce n’est pas une catégorie en particulier mais la superposition de ces découpages territoriaux qui contribue à la définition d’une identité immatérielle, elle-même objet d’appropriations et de confrontations idéologiques. C’est pourquoi, plutôt que se restreindre à un type de circonscription spécifique, il est préférable de conserver à propos de l’Aventin, la définition de quartier, plus ouverte, proposée par M. Imbert.
- 7 Sur cet aspect singulier de politique augustéenne, voir Moatti 2011, Hurlet 2014.
- 8 Sur l’élaboration de cette image de Rome, voir Palombi 2006.
15Pour finir, les développements consacrés à l’Aventin comme espace urbain de Rome associé aux souvenirs des premières sécessions de la plèbe ont permis, comme on l’a rappelé, de mettre en lumière le rôle des lieux de la Ville dans les références politisées au passé. L’exemple de l’Aventin montre que, dans cette perspective, les constructions discursives autour de certains événements du passé associés à différents espaces urbains sont loin d’être unitaires et consensuelles. Ces récits contradictoires constituent les traces de conflits sur la signification politique, religieuse, sociales et/ou intellectuelle donnée à certains événements significatifs du passé de Rome. Ils peuvent être en outre porteurs de conceptions antagonistes et divergentes du pouvoir, qui apparaissent en creux dans les sources. Sans doute d’autres collines de Rome ont joué un rôle équivalent dans le paysage urbain de la Ville, en lien avec des conflits qui vont bien au-delà du simple jeu de représentation symbolique. L’exemple de l’Aventin atteste également que l’espace urbain n’était pas seulement le cadre, mais aussi l’objet de ces conflits de signification, de manière souvent plus idéelle que concrète. Il serait donc intéressant de prolonger cette réflexion en étudiant les différents niveaux de discours associés à d’autres collines de Rome et de les confronter, pour comprendre les enjeux de significations attribués au passé qu’ils sous-tendent, dans le contexte particulier de la fin de la République. Mais il serait également intéressant d’étudier les mécanismes qui ont conduit à l’apaisement et à la rationalisation de ces récits à l’époque augustéenne, pour donner lieu à une tradition plus consensuelle associée aux espaces urbains de Rome7. Il est en effet piquant de constater que ce processus d’apaisement de la tradition relative aux espaces de la Ville coïncide avec la construction de l’image plus unitaire de la Rome aux sept collines8.
Notes
1 En ce sens également, Mignone 2016a.
2 Merlin 1906, p. 257-271.
3 Voir Courrier 2014, p. 549-550. Différemment voir Mignone 2016a, p. 40-47. Voir aussi les remarques de la deuxième partie de cet ouvrage au chapitre 1.2.2.1.
4 Imbert 2010, p. 653.
5 Bert Lott 2004, p. 12-25.
6 Vsque adeo nihil est, quod nostra infantia caelum hausit Auentini baca nutrita Sabina ? « Cela vraiment ne compte-t-il pour rien que mes regards d’enfant se soient emplis du ciel de l’Aventin, que je me sois nourri d’olives de la Sabine ? » Traduction de De Labriolle – Villeneuve – Gérard, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1983.
7 Sur cet aspect singulier de politique augustéenne, voir Moatti 2011, Hurlet 2014.
8 Sur l’élaboration de cette image de Rome, voir Palombi 2006.
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