1Une série de documents de natures diverses nous renseigne sur la composition sociale de la population qui a occupé l’Aventin entre la période républicaine et le début de l’Empire, avant que la colline ne revête très clairement un caractère aristocratique1. La mise en perspective de ces documents normatifs, littéraires, épigraphiques et archéologiques peut également nous renseigner sur le mode d’occupation de la colline et contient des éléments objectifs de différenciation sociale.

2.1 Le rôle de la lex Icilia de Aventino publicando dans la définition de l’Aventin plébéien

2À côté du rôle de l’Aventin comme site des premières sécessions de la plèbe, auquel la tradition a donné une signification particulière dans le contexte des conflits de la fin de la République, la définition historique de l’Aventin comme colline de la plèbe s’est construite sur des documents normatifs qui ont touché à sa composition sociale. La lex Icilia de Aventino publicando de 456 av. J.-C. aurait notamment favorisé l’implantation des plébéiens sur la colline. Aussi, les historiens contemporains ont longtemps considéré que cette loi fut à l’origine d’un véritable bouleversement de la morphologie sociale de l’Aventin au V^e s. av. J.-C. Dans le chapitre qu’A. Merlin lui a consacré dans sa thèse, la lex Icilia donne son caractère plébéien à la colline jusqu’à la fin de la République2. La manière dont cette loi a pu influencer l’histoire sociologique de l’Aventin doit donc être discutée. Il s’agira également de déterminer si elle contient des éléments susceptibles de nous éclairer sur l’existence éventuelle d’un mode d’habiter typiquement plébéien repérable sur la colline jusqu’à la fin de la période républicaine3.

2.1.1 Les sources et le contexte d’élaboration de la loi

3Les sources relatives à la lex Icilia de Aventino publicando sont peu nombreuses et datent de la période augustéenne. Seuls Tite-Live (3, 31, 1 et 32, 7) et Denys d’Halicarnasse (10, 31, 1-2 et 32, 2-5) en font mention et livrent des éléments d’interprétation souvent difficile, à propos de sa nature et de ses dispositions :

Liv., 3, 31, 1 :  De Auentino publicando lata lex est.

Une loi ordonna que l’Aventin soit rendu propriété publique.

Liv., 3, 32, 7 : Admiscerenturne plebeii controversia aliquamdiu fuit ; postremo concessum patribus, modo ne lex Icilia de Aventino aliaeque sacratae leges abrogarentur.

[À propos du décemvirat] On agita quelque temps la question de savoir si les plébéiens pourraient en faire partie. Finalement on accorda cette dignité aux seuls patriciens, à condition que la loi Icilia, relative à l’Aventin, et toutes les autres lois sacrées ne soient pas abrogées4.

D.H., 10, 31, 1-2 : (1) Τῷ δ’ ἑξῆς ἔτει Μάρκου Οὐαλερίου καὶ Σπορίου Οὐεργινίου τὴν ὑπατείαν ἐχόντων στρατιὰ μὲν ὑπερόριος οὐδεμία ἐξῆλθε Ῥωμαίων, πολιτικὰ δέ τινα προσκρούσματα τοῖς δημάρχοις πρὸς τοὺς ὑπάτους συνέστη πάλιν, ἐξ ὧν ἔσχον οἱ δήμαρχοι παρασπάσαντές τι τῆς ὑπατικῆς δυναστείας. Τὸν μὲν γὰρ ἔμπροσθεν χρόνον ἐκκλησίας μόνον ἦσαν οἱ δήμαρχοι κύριοι, βουλὴν δὲ συνάγειν ἢ γνώμην ἀγορεύειν οὐκ ἐξῆν αὐτοῖς, ἀλλ’ ἦν τῶν ὑπάτων τοῦτο τὸ γέρας. (2) Οἱ δὲ τότε δήμαρχοι πρῶτοι συγκαλεῖν ἐπεβάλοντο τὴν βουλὴν Ἰκιλλίου τὴν πεῖραν εἰσηγησαμένου, ὃς ἡγεῖτο μὲν τοῦ ἀρχείου, δραστήριος δέ τις ἦν ἀνὴρ καὶ ὡς Ῥωμαῖος εἰπεῖν οὐκ ἀδύνατος. Εἰσέφερε γάρ τι καὶ οὗτος πολίτευμα καινὸν ἀξιῶν ἀπομερισθῆναι τοῖς δημόταις τόπον εἰς οἰκιῶν κατασκευὰς τὸν καλούμενον Αὐεντῖνον. ἔστι δὲ λόφος ὑψηλὸς ἐπιεικῶς, οὐκ ἐλάττων ἢ δώδεκα σταδίων τὴν περίμετρον, ἐμπεριεχόμενος τῇ πόλει, ὃς οὐχ ἅπας τότε ᾠκεῖτο, ἀλλ’ ἦν δημόσιός τε καὶ ὕλης ἀνάπλεως.

(1) L’année suivante [456 av. J.-C.], lorsque Marcus Valerius et Spurius Cassius furent consuls, aucune armée de Rome ne sortit de ses frontières, mais dans la cité, le mécontentement des tribuns envers les consulaires témoignait d’une situation toute différente, et conduisit les tribuns à arracher aux consuls une partie de leur pouvoir. Avant cette période, le pouvoir des tribuns était limité aux comices et ils n’avaient aucune autorité à convoquer le Sénat ou à exprimer une opinion devant cette assemblée, cela étant la prérogative des consuls. (2) Les tribuns de cette année furent les premiers à entreprendre de rassembler le Sénat, l’initiative venant d’Icilius qui était à la tête du collège un homme d’action et qui, pour un Romain, ne manquait pas d’éloquence. En effet, il contribua aussi à cette nouvelle mesure appréciée, demandant à ce que le lieu (τόπον) appelé Aventin soit divisé entre les gens du peuple (τοῖς δημόταις) pour la construction d’habitations. C’est une colline d’une hauteur modérée, d’un périmètre non inférieur à douze stades, compris à l’intérieur de la cité (τῇ πόλει) ; elle n’était pas entièrement habitée alors, mais c’était aussi un espace public (δημόσιός) et densément boisé.5

D.H., 10, 32, 2-5 : (2) τὸν ὑπὲρ τοῦ λόφου νόμον εἰσέφερεν. ἦν δὲ τοιόσδε· ὅσα μὲν ἰδιῶταί τινες εἶχον ἐκ <τοῦ> δικαίου κτησάμενοι, ταῦτα τοὺς κυρίους κατέχειν· ὅσα δὲ βιασάμενοί τινες ἢ κλοπῇ λαβόντες ᾠκοδομήσαντο, κομισαμένους τὰς δαπάνας, ἃς ἂν οἱ διαιτηταὶ γνῶσι, τῷ δήμῳ παραδιδόναι· τὰ δὲ ἄλλα, ὅσα ἦν δημόσια, χωρὶς ὠνῆς τὸν δῆμον παραλαβόντα διελέσθαι. (3) ἐδίδασκέ τε, ὅτι τοῦτο τὸ πολίτευμα εἰς πολλὰ μὲν καὶ ἄλλα συνοίσει τῇ πόλει, μάλιστα δὲ εἰς τὸ μὴ στασιάζειν ἔτι περὶ τῆς δημοσίας χώρας τοὺς πένητας, ἣν οἱ πατρίκιοι κατεῖχον. Ἀγαπήσειν γὰρ αὐτοὺς τῆς πόλεως λαχόντας μέρος, ἐπειδὴ τῆς χώρας οὐκ ἔξεστι διὰ τοὺς ἐσφετερισμένους αὐτὴν πολλοὺς ὄντας καὶ δυνατούς. (4) τοιούτων ῥηθέντων ὑπ’ αὐτοῦ λόγων ὁ μὲν ἀντιλέγων Γάιος Κλαύδιος ἦν μόνος, οἱ δὲ συγκαταινοῦντες πολλοί, καὶ ἔδοξε διδόναι τÍ δήμῳ τὸν τόπον. Μετὰ τοῦτο ἱεροφαντῶν τε παρόντων καὶ οἰωνοσκόπων καὶ ἱεροποιῶν δυεῖν καὶ ποιησαμένων τὰς νομίμους εὐχάς τε καὶ ἀρὰς ἐν τῇ λοχίτιδι ἐκκλησίᾳ συναχθείσῃ ὑπὸ τῶν ὑπάτων ὁ νόμος ἐκυρώθη, ὅς ἐστιν ἐν στήλῃ χαλκῇ γεγραμμένος, ἣν ἀνέθεσαν ἐν τῷ Αὐεντίνῳ κομίσαντες εἰς τὸ τῆς Ἀρτέμιδος ἱερόν. (5) Κυρωθέντος δὲ τοῦ νόμου συνελθόντες οἱ δημοτικοὶ τά τε οἰκόπεδα διελάγχανον καὶ κατῳκοδόμουν ὅσον ἕκαστοι τόπον δυνηθεῖεν ἀπολαμβάνοντες. Εἰσὶ δ’ οἳ σύνδυο καὶ σύντρεις καὶ ἔτι πλείους συνιόντες οἰκίαν κατεσκευάζοντο μίαν ἑτέρων μὲν τὰ κατάγεια λαγχανόντων, ἑτέρων δὲ τὰ ὑπερῷα. Ὁ μὲν οὖν ἐνιαυτὸς ἐκεῖνος εἰς τὰς κατασκευὰς τῶν οἰκήσεων ἐδαπανήθη.

(2) [Icilius] proposa la loi concernant la colline. Son contenu était le suivant. Tous les terrains que des particuliers possédaient pour les avoir acquis selon le droit, les propriétaires les conservaient ; tous ceux sur lesquels ils avaient construit en les occupant par la force ou clandestinement, ils les rendaient au peuple contre remboursement des dépenses que les arbitres pourraient reconnaître ; tous les autres, dans la mesure où ils étaient publics, sans qu’une vente eût lieu, le peuple (τὸν δῆμον) les recevait et se les partageait. (3) Il montra que cette loi, entre autres avantages, serait utile à la cité principalement en mettant fin aux révoltes des pauvres (τοὺς πένητας)6 pour le sol public, que les patriciens détenaient. Car ils se satisferaient d’obtenir une part de la cité, puisqu’il n’était pas possible d’en obtenir une de ses terres, étant donné le nombre et la puissance de ceux qui les accaparaient. (4) Une fois qu’il eut achevé ce discours, il n’y eut pour parler contre lui que C. Claudius et la majorité se rangea à son avis, si bien qu’il fut décidé de donner le lieu au peuple (τῇ δήμῳ). Après quoi, en présence des pontifes, des augures et de deux sacrificateurs, après avoir fait les vœux et les prières d’usage, devant l’assemblée curiate convoquée par les consuls, la loi fut ratifiée. Elle se trouve inscrite sur une stèle de bronze, qui fut dédiée sur l’Aventin et déposée dans le temple de Diane. (5) Une fois la loi entrée en vigueur, les plébéiens (οἱ δημοτικοὶ) se rassemblèrent, divisèrent des lots de terre et chacun, prenant une parcelle aussi grande qu’il le pouvait, y construisit. Il y en a qui, se groupant par deux, trois ou plus construisirent une maison unique, les uns obtenant le rez-de-chaussée, les autres, les étages. Ainsi cette année fut occupée à la construction de maisons.7

4Cette loi s’intègre dans la longue série de conflits qui opposa la plèbe au patriciat jusqu’aux lois licino-sextiennes de 367 av. J.-C. En 462 av. J.-C., le tribun Terentilius Harsa avait proposé une rogatio qui devait soumettre les magistrats à pouvoir consulaire au contrôle d’une commission de cinq membres (Liv., 3, 9, 5). Cette rogatio fut refusée par les patriciens, mais la proposition fut constamment reprise par les tribuns de la plèbe, et fit l’objet de tensions sporadiques entre le patriciat et les plébéiens jusqu’en 4528. En 457 et 456 av. J.-C., les patres ne cédèrent pas davantage sur cette proposition, mais plusieurs facteurs les conduisirent à céder à la plèbe d’autres mesures intéressant les domaines politique, institutionnel et économique. Ainsi, tandis que Rome était menacée par les attaques des Èques et des Sabins (Liv., 3, 30, 2-4), les patriciens acceptèrent que le nombre des tribuns soit porté à dix, afin que ces derniers autorisent en contrepartie la levée des armées (Liv., 3, 30, 5)9. L’année suivante, les patres admirent l’attribution du sol de l’Aventin à la plèbe par la ratification de la lex Icilia de Aventino publicando (Liv., 3, 31, 1), à la suite d’une période de disette déclenchée par la sécheresse. Cette mesure juridique visait clairement à protéger avant tout les intérêts de la plèbe et non de l’ensemble du populus. La lex Icilia peut donc nous éclairer sur la sociologie urbaine de l’Aventin, mais il faut la considérer avec beaucoup de prudence, toute la difficulté étant de contextualiser les éléments complexes et polymorphes contenus dans cette loi.

2.1.2 La question de l’authenticité de la loi

5Comme l’ensemble des éléments transmis par la tradition sur les primordia de la République romaine, la lex Icilia et le crédit historique que l’on peut accorder à son contenu pour le V^e s. av. J.-C. ont été discutés par les historiens contemporains.

6On s’est d’abord demandé si cette loi avait pu être effectivement portée par un tribun de la plèbe. Le caractère exceptionnel de cette attribution, décrite par les sources comme une nouveauté dans le contexte du V^e s. av. J.-C., de même que le fait d’attribuer le nom du tribun à cette loi, ne constituent pas des arguments suffisants pour reléguer le rôle d’Icilius au rang d’anachronisme tardo-républicain10. Il est très probable, dans le contexte des évolutions juridiques et institutionnelles de cette période, que le tribun ait effectivement joué un rôle central dans l’adoption de cette mesure. La question est de savoir selon quelles modalités. Elle a pour corollaire de déterminer la nature de cette proposition décrite comme émanant d’un tribun de la plèbe tout en étant qualifiée de lex par les sources, et de comprendre ainsi sa portée normative.

7Selon A. Magdelain11, la lex Icilia ferait partie des lois comitiales qui, à côté des lois sacrées contemporaines de la première sécession, vinrent protéger les intérêts des plébéiens. La lex Icilia de 456 av. J.-C. ne peut donc avoir été dans sa forme définitive un plébiscite, même si elle s’insère dans le mouvement des revendications plébéiennes qui conduisirent à l’institution du décemvirat et à l’établissement de la loi des XII Tables12.

8Cette position a été révisée par de plus récentes études. Denys d’Halicarnasse (10, 31, 4) indique que la lex Icilia fut suivie d’une loi consulaire, votée par les comices curiates, qui en aurait garanti l’efficacité. Mais Tite-Live (3, 32, 7) précise pour sa part qu’il s’agissait d’une lex sacrata, c’est-à-dire d’une loi fondamentale de la plèbe13. Selon F. Serrao14, cette dénomination livienne n’est pas purement formelle, et la lex Icilia pourrait effectivement être considérée comme une lex sacrata suivant une acception élargie de ce terme. M. Humbert a suggéré pour sa part qu’il s’agissait d’une lex sacrata primitive d’organisation de la plèbe, qu’il qualifie de plébiscite interne initial, dont la lex Icilia serait une version apocryphe15. T. Lanfranchi a cependant mis en doute le caractère de lex sacrata attribué à la lex Icilia16. Pour autant, il ne conteste aucunement son authenticité, et a confirmé sa valeur de production normative émanant d’un tribun de la plèbe. S’il est bien connu que les plébiscites ne furent pas formellement reconnus comme des lois avant 287 av. J.-C., ils n’étaient pas pour autant dénués d’autorité avant cette date17. La normativité des plébiscites était assurée par les pouvoirs spécifiques du tribun, et se limitait au cadre restreint de la communauté plébéienne18. Le rôle du tribun Icilius dans la promulgation de cette loi est donc tout à fait vraisemblable.

9Un autre point interrogeant l’authenticité de cette loi concerne ses dispositions, détaillées notamment par Denys d’Halicarnasse (10, 31, 1-2 et 10, 32, 1-5). Déjà au XIX^e siècle, les historiens hypercritiques, tel E. Pais, avaient qualifié de suspects les éléments de son contenu transmis par l’historien grec. Les termes de cette loi, notamment le respect des propriétés légitimes, le rachat par l’État des constructions illégales, la distribution gratuite à la plèbe des terrains vacants ou récupérés, et enfin la désignation comme ager publicus des terres qui font l’objet de ces attributions, constituent autant d’éléments qui posent problème et supposeraient un état économique et social très postérieur au milieu du V^e s. av. J.-C.

10Là encore, une telle lecture a été nuancée. Comme l’avait rappelé C. Nicolet, il est indéniable que les dispositions transmises par les auteurs anciens contiennent des anachronismes probablement liés à une contamination du récit par les événements de l’époque gracquienne19. Mais cela ne signifie pas qu’il faille complètement rejeter l’authenticité de son contenu. L’historiographie récente est plus favorable à une voie médiane qui admet le caractère autonome de la tradition littéraire et les contaminations possibles du récit par des problématiques plus récentes, sans négliger pour autant les confluences possibles entre le récit traditionnel et des données extérieures plus anciennes (archéologiques, etc.)20. Dans cette perspective, les travaux de F. De Martino, F. Serrao et plus récemment ceux de G.M. Oliviero et T. Lanfranchi ont montré que la substance du récit rapporté par les deux auteurs peut être considérée comme authentique21. Les faits énoncés cadrent avec la situation du V^e siècle, caractérisée par une profonde crise économique qui justifia les nombreuses réformes agraires, économiques et politiques qui ont marqué cette période22. L’idée selon laquelle ce document n’apporterait aucun élément tangible sur l’histoire archaïque de la sociologie de l’Aventin doit donc être nuancée23.

2.1.3 Une source utile pour comprendre le profil sociologique de l’Aventin républicain

11Afin d’évaluer la portée de cette loi sur la morphologie sociale de l’Aventin, il faut d’abord considérer les informations qu’elle contient sur le statut des terres de la colline et sur leur mode d’attribution à la plèbe. On s’efforcera de déterminer ensuite les effets de ces distributions sur la composition sociale des habitants de l’Aventin sur le long terme. Pour cela, il est nécessaire de porter l’attention sur la typologie des lotissements construits dans le cadre de cette loi. Le but est d’identifier les éléments de cette typologie qui seraient valables pour le contexte tardo-républicain, et de déterminer s’ils peuvent nous renseigner sur l’existence d’un mode d’habiter typiquement plébéien qui aurait caractérisé l’occupation de l’Aventin jusqu’à cette période. Pour cette dernière enquête, il est nécessaire de partir du témoignage de Denys d’Halicarnasse, qui est le seul à fournir des éléments détaillés sur les figures juridiques contenues dans les différentes dispositions de la loi.

2.1.3.1 Le problème du régime des terres publiques de l’Aventin et de leur modalité d’attribution à la plèbe

12La désignation des terres de l’Aventin comme terres publiques, de même que leurs modalités d’occupation et de répartition, telles qu’elles nous ont été transmises par les sources, soulèvent toute une série de questions.

13Un premier point concerne l’expression de Aventino publicando employée par Tite-Live (3, 31, 1) pour énoncer les termes de la lex Icilia. En considérant le contexte d’emploi, il faut retenir ici, parmi les différentes acceptions du verbe publicare, le sens de « rendre une propriété publique, mettre à la disposition de la communauté des citoyens »24. Le Thesaurus Linguae Latinae considère ce passage de Tite-Live comme un exemple d’emploi du verbe publicare pour désigner, selon un terme technique de droit, les terres destinées à passer dans le domaine public25. Cette acception et l’emploi du gérondif suggèrent donc une étape préalable, qui doit conférer aux terres de l’Aventin le statut de sol public avant de procéder à leur assignation. Pourtant, dans son développement sur les dispositions de la lex Icilia, Denys d’Halicarnasse indique qu’avant la promulgation de la loi, l’Aventin était déjà un espace public (10, 31, 2: ἀλλ’ ἦν δημόσιός)26. Mais l’historien grec précise également plus loin que seules les terres demeurées libres, sans qu’une vente n’ait eu lieu, étaient publiques (10, 32, 2 : τὰ δὲ ἄλλα, ὅσα ἦν δημόσια, χωρὶς ὠνῆς τὸν δῆμον παραλαβόντα διελέσθαι). Les autres terres de l’Aventin étaient en effet déjà occupées, et celles qui l’étaient abusivement devaient faire l’objet d’une confiscation avant d’être redistribuées. L’application du terme publicare à l’ensemble des terres de l’Aventin, suggérée par Tite-Live, pose donc problème27. À moins de considérer que la transformation en ager publicus fut une étape préalable nécessaire avant la redistribution des terrains occupés abusivement28. Dès lors, on trouve bien une corrélation entre le verbe publicare formulé par Tite-Live sous la forme d’un gérondif, indiquant ainsi que la lex Icilia était destinée à rendre, indistinctement, l’ensemble des terres de l’Aventin publiques (de Aventino publicando), tandis que Denys d’Halicarnasse précise que ce processus n’aurait concerné que les terrains occupés abusivement, « rendus au peuple » (10, 32, 2 : τῷ δήμῳ παραδιδόναι) avant d’être attribués à la plèbe , les terrains demeurés libres étant déjà considérés comme terrains publics.

14Pour autant, on peut difficilement employer la notion d’ager publicus pour qualifier les terres publiques de l’Aventin concernées par la lex Icilia, dans le contexte du V^e s. av. J.-C. Même pour les tenants d’une constitution ancienne de l’ager publicus, au sens juridique cette notion ne serait pas antérieure au IV^e s. av. J.-C.29, et la lex Icilia de Aventino publicando ne serait qu’une simple étape dans son processus d’élaboration. Dans le contexte du V^e s. av. J.-C., il est donc plus rigoureux d’entendre la notion d’ager publicus employée ici pour qualifier ces terres dans un sens général30.

15Concernant le mode d’occupation de ces terres sur l’Aventin, il pourrait être mis en lien avec la notion de mos occupatorius telle que l’a définie G. Falcone31. Selon le chercheur, le mos occupatorius aurait constitué un mode d’utilisation initial de l’ager publicus, entendu au sens générique. Son existence serait liée à l’hypothèse selon laquelle le patriciat aurait élaboré, à partir de l’interdit uti possidetis, un mode d’exclusion des plébéiens reposant sur des sanctions, en particulier sur la confiscation des terres occupées par la plèbe, en cas de défaut de mise en valeur. Selon T. Lanfranchi, ce dispositif politique et économique, plus que statutaire et juridique, aurait été déployé au moment du conflit des ordres32. Il se serait inscrit parmi les dispositifs d’accaparement du pouvoir mis en œuvre par le futur patriciat durant la première moitié du V^e s. av. J.-C., via le contrôle des terres. Le contexte de cette période, conjugué aux principes du mos occupatorius, aurait ainsi rendu l’accès à la terre particulièrement difficile pour les plébéiens. C’est pourquoi les revendications plébéiennes auraient davantage porté sur la divisio et l’adsignatio des terres publiques de l’Aventin en propriété privée, plutôt que leur occupatio, soumise à ce contrôle de mise en valeur des terres publiques. Les mesures de la lex Icilia auraient ainsi pallié le dispositif décrit par G. Falcone via une médiation publique dans l’attribution des terres de la colline à la plèbe, et elle aurait garanti une meilleure protection juridique des droits liés à l’assignation des terres publiques de l’Aventin33.

16Il faut enfin considérer les procédures de distributions de ces terrains aux plébéiens. Considérant que la distribution des terres de l’Aventin se fondait plutôt sur la règle coutumière de virtute / de potestate colendi, F. Serrao34 a suggéré que cette ancienne pratique fut combinée au tirage au sort pour l’attribution des lots. C’est en effet dans un sens équivalent à sortire qu’il lit le verbe διαλαγχάνειν employé par Denys d’Halicarnasse (10, 32, 5), traduisant ainsi le passage par « i plebei… ebbero in sorte le aree e ciascuno prese quanto spazio poteva edificare »35. Le chercheur italien suggère qu’il y eut même un double système de sortitio : pour les terrains déjà construits et récupérés contre remboursement d’une part, pour les terrains non bâtis d’autre part. G.M. Oliviero36 a précisé que le tirage au sort aurait été pratiqué uniquement entre les familles les plus riches pour les terrains déjà construits, où l’étendue des lots aurait été déterminée par les constructions déjà existantes. Pour les terres publiques non construites, en revanche, le tirage au sort aurait eu lieu sans problème parmi les plus pauvres, puisqu’une telle attribution ne comportait aucun frais.

17Toutefois, il semblerait que les modalités d’attribution des terres, telles que les présente Denys d’Halicarnasse (10, 32, 2-5), ne se fondent pas nécessairement sur la pratique ancienne de la sortitio. C. Moatti37 a montré que le recours à la sortitio n’était pas réservé aux assignations coloniaires. Le tirage au sort n’était pas établi en fonction du mode d’attribution des terres, mais il dépendait plutôt du but recherché. Le recours à cette pratique se justifiait notamment lorsque l’on visait une égale répartition des lots (Hyg., p. 113, 10 L). La pratique de la sortitio traduisait dès lors un souci de justice. Or, Denys d’Halicarnasse (10, 32, 5) semblerait plutôt indiquer que la distribution des terres aurait été réalisée par la mise en concurrence de particuliers, en contradiction avec ce principe du tirage au sort. De plus, J. Dubouloz38 a récemment contesté la correspondance parfois établie entre le verbe διαλαγχάνειν et le recours à la sortitio dans le texte de Denys d’Halicarnasse. Selon lui, ce verbe n’indique pas clairement le mode de répartition des lots car il apparaît ailleurs chez l’historien grec, en dehors de toute procédure de tirage au sort39. C’est donc à un autre mode d’attribution que l’historien renverrait ici.

18Malgré ces incertitudes, il apparaît globalement que la lex Icilia a bien favorisé, dans le contexte du V^e s. av. J.-C., l’implantation de plébéiens sur l’Aventin en leur attribuant une partie des terrains de la colline. La lex Icilia contribua sans doute à donner une visibilité politique à la plèbe romaine du V^e s. av. J.-C., et à faire de l’Aventin une colline plébéienne. Toutefois, si Denys d’Halicarnasse (10, 32, 3) suggère qu’elle profita surtout aux plus pauvres (τοὺς πένητας), on ignore quelles catégories de la plèbe furent précisément concernées par ces distributions, et quel fut le nombre de bénéficiaires réels de la lex Icilia. Mais surtout, comme on l’a vu, la notion même de plèbe à Rome connut ensuite des transformations notables40, et il est peu probable que les conséquences de cette loi eurent encore une portée quelconque sur la composition sociale des populations installées sur l’Aventin au I^er s. av. J.-C. Néanmoins, certains éléments tardifs contenus dans la lex Icilia pourraient nous renseigner sur un mode d’habiter spécifique qui a caractérisé la colline jusqu’à la fin de la République. On peut dès lors se demander si ce mode d’habiter pourrait être qualifié de plébéien, et dans quelle mesure il fut particulier à l’Aventin.

2.1.3.2 Les lotissements établis sur l’Aventin dans le cadre de la lex Icilia : une typologie pertinente pour la période tardo-républicaine ?

19Après avoir décrit la procédure de répartition des parcelles de terrains sur l’Aventin, Denys d’Halicarnasse présente les constructions réalisées par la plèbe sur ces lots, une fois la lex Icilia de Aventino publicando entrée en vigueur (10, 32, 5)41. L’historien évoque notamment l’association de plusieurs particuliers mettant en commun des parcelles de terrain, afin d’y élever un immeuble de plusieurs niveaux répartis entre les copropriétaires. Il faut considérer ici la chronologie des formes juridiques auxquelles on peut rattacher cette disposition, en cherchant à identifier celles qui peuvent s’inscrire dans le contexte juridique de la période tardo-républicaine.

20F. Serrao42 a identifié cinq figures juridiques pouvant être rapprochées de cette disposition. Quelle que soit l’hypothèse retenue, on peut noter d’emblée qu’il est peu probable que la configuration juridique dont relève la procédure de lotissement décrite par Denys d’Halicarnasse soit conforme au contexte juridique de la Rome du V^e s. av. J.-C. Comme l’a noté G.M. Oliviero43, l’apparition des immeubles à plusieurs niveaux à Rome et en Italie est plutôt tardive. Les sources n’en font pas mention avant la fin du III^e s. av. J.-C.44. En tout état de cause, l’apparition de ce type d’habitat est étroitement liée à l’accroissement de la densité urbaine de Rome qui prend, au cours de cette période, des dimensions inconnues jusque lors dans le monde méditerranéen45. Une telle information n’a donc pu être tirée directement de la loi46. Denys d’Halicarnasse se serait plus vraisemblablement appuyé sur une autre source, plus récente. Certains chercheurs ont suggéré que, dans sa description, l’historien pourrait s’être inspiré de figures juridiques de partage des immeubles par niveaux admises à l’époque hellénistique dans les zones de droit grec47. Même en admettant cette hypothèse, l’information de Denys ne pourrait remonter au début de la période républicaine.

21Ce point admis, on peut se demander quelle figure juridique pourrait se rapprocher au mieux de la procédure de lotissement décrite par Denys d’Halicarnasse à propos de la lex Icilia, et à quelle période il serait possible de la faire remonter au plus tôt. Parmi les cinq hypothèses isolées par F. Serrao, la figure juridique du consortium ercto non cito (société en propriété non divisée), lui a paru la plus conforme à la description de l’historien grec48. Dans ce type spécifique de régime d’indivision, chaque copropriétaire avait l’usage d’une partie de l’immeuble, mais il était considéré comme propriétaire de l’ensemble et pouvait, à ce titre, jouir librement du tout. L’étude de cette figure juridique a été reprise à frais nouveaux par J. Dubouloz49. Celui-ci a d’abord relevé que les chercheurs modernes considèrent généralement cette figure juridique comme un régime d’indivision ancien établi sur les biens du pater familias, qui était perpétué à ses fils après sa mort50. Cette définition est connue par un passage des Institutes de Gaius (3, 154), conservé dans un fragment de papyrus égyptien (F 1182 de Florence)51. Évoquant le régime de la societas quant au droit de disposer du bien commun tel qu’il existait avant son époque, Gaius rappelle que le consortium ercto non cito était une forme d’indivision familiale qui se caractérisait par la disposition de chacun des indivisaires sur le tout. À priori, elle ne pourrait donc correspondre à la figure juridique décrite par Denys d’Halicarnasse, qui relève plutôt d’une forme contractuelle établie entre tiers. Toutefois, Gaius précise que d’autres personnes pouvaient s’appuyer sur ce modèle pour former une société semblable, sans qu’elle soit nécessairement composée de fratres sui, mais sur la base d’une alliance volontaire. Dès lors, le consortium ercto non cito pourrait correspondre au régime juridique décrit par Denys d’Halicarnasse. Mais une autre difficulté est que la societas ad exemplum fratrum suorum décrite par Gaius, portait vraisemblablement sur l’ensemble du patrimoine des associés, contrairement aux dispositions de la lex Icilia décrites par l’historien grec, qui portaient manifestement sur un seul bien commun, en l’occurrence, un simple immeuble. Selon J. Dubouloz, si l’on veut rattacher la figure juridique décrite par Denys au consortium ercto non cito, il faudrait dès lors admettre que ce type de régime juridique fut également utilisé dans la sphère contractuelle pour un bien unique, et non pour tout un patrimoine. Rien n’interdit de penser que ce fut le cas, ni que cette figure juridique ancienne décrite par Gaius était en usage à la fin de la République et sous Auguste52. Elle semble même être la seule, parmi les figures juridiques envisagées par F. Serrao, à pouvoir s’inscrire dans le contexte du droit de la fin de la République. Les autres figures juridiques envisageables sont en effet trop récentes pour que Denys d’Halicarnasse ait pu s’en inspirer53.

22La figure du consortium ercto non cito semble donc bien être celle qui correspond le mieux aux procédures de lotissement employées dans le cadre de la lex Icilia de Aventino publicando, telles que les décrit Denys d’Halicarnasse. Ce type d’habitat était financé par l’ensemble des propriétaires, qui étaient des citoyens libres disposant d’un capital suffisant pour accéder à la propriété mais pas assez important pour y accéder à titre individuel. Par cette forme de copropriété conventionnelle, établie en dehors du cercle familial, ces individus devenaient propriétaires de leur logement et pouvaient ainsi accéder à un habitat indépendant des cellules locatives qui entouraient les grandes propriétés urbaines54. Probablement l’historien grec se serait inspiré de cette forme d’habitat particulier auquel la plèbe tardo-républicaine eut recours, pour la transposer dans le contexte du V^e s. av. J.-C. à propos de la lex Icilia, afin de renforcer le « mythe » du peuplement plébéien induit par cette loi.

2.1.3.3 L’habitat indépendant, une spécificité plébéienne ?

23Si l’on admet l’existence de cette forme d’habitat particulier à la fin de la République, transposée par Denys d’Halicarnasse dans le contexte sociopolitique du V^e s. av. J.-C., constitue-t-elle pour autant une particularité exclusivement plébéienne ?

24La question de l’habitation collective comme moyen de conserver une certaine indépendance transparaît chez différents auteurs. L’anecdote rapportée par Horace (epist., 1, 7, 58-59) à propos de L. Volteius Mena illustre ce phénomène. L’auteur indique que ce personnage, crieur public, vraisemblablement issu de la plèbe urbaine, était de « maigre cens » (tenui censu), mais bénéficiait d’un domicile fixe (lar certus) et d’une certaine indépendance par rapport aux relations de clientèle55. Sous l’impulsion et avec l’aide financière du juriste L. Marcius Philippus, Mena fit l’acquisition d’un modeste bien rural. Incapable de le faire fructifier, il se retrouva dès lors aliéné à la terre et à son créancier. Le domicile fixe (lar certus) mentionné dans cette partie de l’épître est donc opposé plus loin (Hor., epist., 1, 7, 78-85) au modeste champ (agellus), qui le fait passer du statut de pimpant citadin (nitidus) à celui de rustre campagnard (rusticus)56. Mais le changement de propriété marque surtout la perte d’indépendance de ce personnage, tant du point de vue économique que social.

25Quelle était précisément la nature de cette propriété urbaine, qui garantissait à Mena son indépendance ? Le texte d’Horace indique qu’avant de faire l’acquisition d’une modeste parcelle de terre, Mena vivait en sodalitas. Comme l’a noté J. Dubouloz57, on peut se demander si ce terme doit être entendu au sens général (vie en société), s’il désigne plus spécifiquement son collège (celui des praecones dont Mena est sodalis), ou encore une communauté d’habitants. Si l’on admet ces deux derniers cas de figure, l’indépendance de Ména serait donc fondée sur l’investissement commun dans la propriété foncière et/ou immobilière.

26Pour autant, peut-on affirmer que l’indépendance sociale et économique par l’acquisition d’un logement propre était une problématique spécifique à la plèbe urbaine ? Un discours de Catilina transcrit par Salluste illustre l’importance de la question de l’indépendance par l’investissement dans les propriétés immobilières dans le contexte des guerres civiles du I^er s. av. J.‑C.

Sall., Catil., 20, 7-13 : Nam postquam res publica in paucorum potentium ius atque dicionem concessit, semper illis reges tetrarchae vectigales esse, populi nationes stipendia pendere ; ceteri omnes, strenui boni, nobiles atque ignobiles, volgus fuimus sine gratia, sine auctoritate, iis obnoxii, quibus, si res publica valeret, formidini essemus. […] Etenim quis mortalium, quoi virile ingenium est, tolerare potest illis divitias superare, quas profundant in extruendo mari et montibus coaequandis, nobis rem familiarem etiam ad necessaria deesse ? Illos binas aut amplius domos continuare, nobis larem familiarem nusquam ullum esse ?

Depuis que la République est tombée aux mains d’une puissante oligarchie qui en dispose à son gré, c’est toujours à ces gens-là que rois et tétrarques payent leur tribut, que peuples et nations versent l’impôt ; quant au reste des citoyens, nous tous, les braves, les bons, les nobles ou les non-nobles, nous n’avons été qu’une tourbe, sans influence, sans autorité, asservie à des maîtres qui, si la République méritait son nom, devraient trembler devant nous. […] Quel homme digne de ce nom pourrait souffrir en effet que ces gens regorgent de richesses, qu’ils gaspillent pour bâtir sur la mer ou pour aplanir des montagnes, tandis que nous n’avons pas d’argent, même pour le nécessaire ? Qu’ils accolent pour leur usage deux palais l’un à l’autre ou même davantage, tandis que nous n’avons nulle part de foyer familial ?58

27Catilina exhorte ici ses partisans à défendre eux-mêmes leur liberté. Il oppose le petit nombre de puissants auxquels la res publica a concédé le pouvoir (res publica in paucorum potentium ius atque dicionem concessit), à ceux qu’il qualifie de bons et de braves (boni, strenui), des hommes nobiles atque ignobiles qui forment une masse sans influence ni autorité (volgus sine gratia, sine auctoritate). Pour ce qui intéresse notre propos, Catilina précise que ces individus, dont il suggère lui-même faire partie, n’ont « pas même un foyer à eux » (nobis larem familiarem nusquam ullum esse). D’après ce discours, qui s’inscrit dans le contexte particulier des conflits politiques de la fin de la République, cette question pouvait donc toucher l’ensemble des catégories de la population romaine. En effet, Catilina évoque ici les nobiles, dont la définition à la fin de la République est antinomique avec celle de la plèbe urbaine59. Le problème de l’indépendance par la propriété immobilière aurait donc concerné l’ensemble des catégories sociopolitiques de Rome. Il semble avoir concerné aussi bien la plèbe urbaine, comme l’illustre le cas de Volteius Mena, que l’aristocratie romaine, comme suggère le discours de Catilina60.

28Ce n’est donc pas l’indépendance par l’acquisition d’une résidence propre qui paraîtrait spécifique à la plèbe urbaine, mais peut-être davantage son mode d’acquisition, par le biais d’investissements communs et l’appartenance à une communauté d’habitants garantissant cette autonomie. Il s’agit là d’un aspect que semblent étayer les travaux de C. Courrier, qui soulignent l’importance des formes de sociabilités communautaires dans le « mode d’habiter » de la plèbe urbaine tardo-républicaine61.

29Ces différents points éclaircis, que peut-on déduire de la description de la lex Icilia transmise par Denys d’Halicarnasse sur la sociologie urbaine de l’Aventin ? L’historien grec présente le peuplement de la colline comme une forme de déduction de colonie visant à répondre à une demande spécifique émanant de plébéiens, lesquels se constituent des résidences indépendantes par le biais d’un investissement commun. Si l’existence de la lex Icilia peut effectivement remonter au V^e s. av. J.-C., les formes d’habitat et d’organisation sociale qui servirent de modèle à l’historien grec étaient plutôt spécifiques à la plèbe urbaine telle qu’elle se définit à la fin de la République. Si elles paraissent relativement anciennes, il semble en effet peu vraisemblable qu’elles remontent au début de la période républicaine. Mais surtout, ces modes d’habiter et d’organisation n’étaient probablement pas circonscrits au seul Aventin62. La forme d’habitat collectif présentée par Denys d’Halicarnasse existait certainement dans d’autres espaces de la Ville. Il semble donc que l’historien ait exploité cette association entre la plèbe urbaine de la fin de la République et cette forme d’habitat, existante à son époque, en la transposant dans le contexte du V^e s. av. J.-C. pour donner plus de consistance au récit du peuplement plébéien de l’Aventin au début de la période républicaine. Pour autant, elle ne constitue pas une spécificité propre à l’Aventin, à la fin de la République.

30Pour définir de manière plus spécifique la composition sociale des habitants de la colline aux derniers siècles de la République, il paraît donc indispensable d’élargir l’enquête à d’autres types de sources susceptibles de nous renseigner sur ses realia socio-urbaines.

2.2 D’autres témoignages sur l’origine sociale des habitants de l’Aventin entre la fin de République et le début de l’Empire

31L’étude de l’ensemble de la documentation disponible pouvant nous renseigner sur l’appartenance sociale des habitants de l’Aventin doit permettre d’établir un échantillonnage plus représentatif de cette population. On peut espérer ainsi un meilleur éclairage sur le mode d’habiter de la colline, mais également sur les interactions sociales qui caractérisent la vie de l’Aventin entre le II^e s. av. et le I^er s. apr. J.-C.

2.2.1 Les vestiges archéologiques des demeures aventines

32Dans la perspective de cette enquête, on pouvait légitimement attendre beaucoup des données transmises par la recherche archéologique. Les fouilles réalisées tout au long du XX^e siècle, et plus particulièrement celles conduites ces trente dernières années par les différentes équipes en charge de ce secteur, ont permis d’enrichir considérablement la carte archéologique de l’Aventin, et d’améliorer ainsi nos connaissances sur l’organisation du tissu urbain antique de la colline63. Comme bien souvent, et pour ce qui concerne le sous-sol de Rome en particulier, les vestiges exhumés sont fragmentaires et généralement difficiles d’interprétation. Il est complexe d’en restituer la chronologie précise ou de saisir leur position dans le maillage urbain antique. Comme l’a souligné encore récemment D. Palombi64, malgré la croissance exponentielle de la documentation archéologique, il reste encore difficile, à l’heure actuelle, d’établir un profil historique et urbain complet de l’Aventin antique, même si la diversité et la richesse des vestiges connus à ce jour offrent un aperçu non négligeable des activités et des structures qui se sont déployées sur la colline.

33Parmi ces données, les vestiges d’habitats privés sont bien représentés, et ils paraissaient les plus à même de fournir des indications sur l’appartenance sociale des occupants de la colline entre la fin de la République et le début du Principat. Sur le plan méthodologique, le choix a été fait d’une approche similaire à celle proposée dans de récents travaux qui ont envisagé l’habitat urbain sous l’angle de la différenciation sociale dans d’autres cités antiques65. Un recensement des données publiées et potentiellement exploitables, dans la perspective d’une étude des indicateurs sociologiques observables dans les structures résidentielles de l’Aventin, a donc été entrepris66 afin de déterminer l’identité sociale d’une partie représentative de ses habitants et leur répartition. Cependant, une telle approche ne s’est pas avérée totalement concluante. Contrairement à Pompéi, où le tissu urbain a été littéralement fossilisé à la fin du I^er s. apr. J.‑C., l’espace de Rome a connu une occupation continue jusqu’à nos jours, qui a évidemment transformé le paysage urbain depuis l’Antiquité malgré quelques permanences topographiques. L’Aventin n’échappe pas à la règle, même si la colline présente la particularité d’avoir connu une occupation urbaine extrêmement diffuse depuis le Haut-Moyen Âge jusqu’à une période relativement récente. Jusqu’au début du XX^e siècle, la colline fut en effet occupée en grande partie par des jardins appartenant à différents ordres religieux. Mais la donne changea avec les travaux d’aménagements urbains particulièrement intenses réalisés dans les années 1930 et 1970, qui eurent des conséquences souvent irréversibles sur l’état du sous-sol archéologique67. Les vestiges d’habitats privés actuellement connus sur l’Aventin se limitent donc, pour l’essentiel, à des structures partielles, ayant parfois conservé des éléments de décors internes. L’exploitation des données relatives à l’organisation des domus et à leur emprise au sol, dans une perspective de différenciation sociale, s’est donc avérée limitée, en particulier pour la période tardo-républicaine. En effet, les structures appartenant à la fin de République ont souvent fait l’objet de remaniements ultérieurs, bouleversant complètement la planimétrie originelle de l’habitat68. En outre, la position de ces domus par rapport aux édifices publics de la colline, autre indicateur nécessaire à l’élaboration d’une typologie sociale de l’habitat pertinente, est souvent difficile à déterminer.

34Il a été cependant décidé de tenter cette analyse en se limitant aux décors internes. L’Aventin offre en effet plusieurs exemples de domus fastueuses dont la qualité est décelable aussi bien dans leur organisation architecturale globale que dans la qualité de leurs décors de pavements ou de leurs revêtements muraux. Parmi les structures résidentielles les plus probantes pour cette enquête, on peut signaler quelques domus richement décorées de fresques murales et de pavements présentant des phases d’occupation continues depuis la fin de la République jusqu’à l’époque impériale, exhumées en différents lieux sur le Grand Aventin (voir pl. V).

35On peut mentionner notamment, sous le pavillon moderne du largo Arrigo VII (dit casa Bellezza – n° 3), les vestiges de deux salles décorées ouvrant sur un cryptoportique, dont un bras est conservé en entier69. Le bon état de conservation des structures et de la décoration picturale en fait presque un unicum parmi les vestiges résidentiels de Rome. Ces salles, dont l’une semble structurée comme un oecus, correspondaient peut être au niveau enterré d’une domus à pérystyle, dont la phase d’implantation a été située au milieu du I^er s. av. J.-C. Sous la piazza del tempio di Diana et le Casale Torlonia (n° 4 et 5), les restes de deux ensembles structurels datés du II^e s. apr. J.-C., vraisemblablement de type résidentiel, ont été identifiés au niveau des fondations des thermes de Trajan Dèce, construits au milieu du III^e s. apr. J.-C.70. Ces structures intègrent des éléments d’époque républicaine très partiels et difficiles d’interprétation. Sous la via di S. Domenico (n° 6) ont été exhumés les vestiges d’une structure résidentielle constituée de plusieurs salles qui furent intégrées au Dolichenum de l’Aventin, érigé au début du règne d’Antonin le Pieux71. Ces salles, dont une présente un bel exemple de peinture du II^e style, appartenaient probablement au rez-de-chaussé d’une demeure construite à la fin du I^er s. av. J.-C. Enfin, sous le complexe conventuel de S. Anselmo (domus dite Pactumeia – n° 7), les archéologues ont identifié les vestiges d’une somptueuse demeure d’époque impériale intégrant des structures pouvant remonter à l’extrême fin de la période républicaine72. Il faut mentionner par ailleurs, sur le Petit Aventin, les structures résidentielles exhumées dans les années 30 sous la via Aventina, au niveau de la domus dite Vergiliana – n° 10, propriété de la famille di Giura. Ces vestiges, alors attribués à la fin de la période républicaine, présentent notamment des revêtements polychromes et des pavements de mosaïques noires et blanches73.

36Par leur qualité de préservation, ces différentes structures résidentielles présentent des éléments morphologiques qui permettent de les rattacher à un type d’habitat que l’on peut qualifier de somptueux. Ces vestiges ont contribué aux connaissances sur l’évolution stylistique et technique de l’architecture, de la peinture et des pavements à Rome. En revanche, l’interprétation de ces éléments du point de vue de la différenciation sociale s’est avérée plus problématique. Les archéologues en charge de l’étude de ces différentes domus s’étaient déjà interrogés à ce propos, et les hypothèses formulées témoignent de ces difficultés d’interprétation. Ainsi, certains chercheurs ont soutenu assez tôt que ces demeures fastueuses pouvaient témoigner de l’implantation d’un habitat nobiliaire dans les différentes parties de l’Aventin dès les derniers siècles de la République. C’est ce que suggérait déjà, au milieu des années 1930, l’archéologue L. Morpurgo74, au sujet de la riche demeure découverte sous la via Aventina : « Si sapeva bensì, per tradizione letteraria e per ritrovamenti archeologici che in étà imperiale avanzata vi erano sorte parecchie ville.75 […] Ma non si sapeva che la valorizzazzione materiale di questa zona fosse così antica come permettono di affermare i risultati dei nuovi scavi, che ci hanno restituito gli avanzati di una ricca casa dell’ultimo secolo della Repubblica ». Quelques décennies plus tard, P. Chini, responsable des sites de l’Aventin relevant de la Sovraintendenza Comunale, suggérait également à propos des éléments de décors exhumés parmi les vestiges de la via di S. Domenico76, qu’ils pouvaient appartenir à l’une des nombreuses demeures « patriciennes » apparues sur l’Aventin à partir de l’époque républicaine. On peut toutefois s’interroger sur de telles conclusions. À supposer que la demeure puisse être rattachée à un membre de la nobilitas romaine, comment affirmer que celui-ci fut patricien en l’absence de tout élément relatif à son identité ? Il est intéressant de relever également les hypothèses formulées par F. Boldrighini à propos de la domus du largo Arrigo VII. Dans un article paru en 200277, l’archéologue affirmait que la domus, dans sa phase républicaine, témoigne d’une étape importante dans l’histoire édilitaire de l’Aventin : selon elle, la richesse singulière de son aménagement et de sa décoration permet de supposer que, dès le dernier siècle de la République, la transformation de la colline en un lieu de résidence de la classe sénatoriale fut amorcée, mutation qui est habituellement placée à l’époque impériale. Dans la monographie qu’elle consacre à la domus l’année suivante78, elle considère toutefois qu’il serait plus prudent, étant donné le contexte éminemment plébéien de la colline, d’attribuer une telle résidence à un représentant des equites ou, mieux, à un riche marchand, plutôt qu’à un membre de l’aristocratie sénatoriale. Ces conclusions appellent là aussi quelques remarques. Les chevaliers recensés comme equites romani appartiennent à l’un des deux ordres supérieurs juridiquement constitués et à ce titre, ils ne peuvent être rattachés à la plèbe urbaine telle qu’elle se définit à la fin de la République79. La présence sur l’Aventin de membres de l’ordre équestre ne constitue donc pas un argument probant pour affirmer le maintien de son caractère plébéien du point de vue de la sociologie urbaine. En revanche, on peut tout à fait supposer avec la chercheuse italienne que ces demeures pourraient avoir été construites par de riches plébéiens, qu’ils fussent marchands, scribae ou autres. F. Boldrighini rappelle en effet que la période des guerres civiles se caractérise, comme il est bien connu, par un véritable esprit d’émulation de la part des classes possédantes, dans le faste qu’elles consacrent à l’élaboration de leur demeure. Ce phénomène s’observe notamment parmi ceux qui aspirent à intégrer la classe dirigeante ou simplement à l’imiter. Pour autant, rien n’oblige à exclure qu’un membre de la nobilitas romaine ait également pu se faire ériger une somptueuse demeure sur l’Aventin dès cette période. Nous verrons en effet que les sources littéraires et épigraphiques suggèrent la présence d’individus de ce rang sur la colline dès le II^e s. av. J.-C.

37Ces conjectures témoignent ainsi de la difficulté de définir la morphologie sociale de l’Aventin à la fin de la République, à partir de la seule étude des vestiges d’habitats privés. Les caractéristiques des domus de l’Aventin attestent la présence, dès la fin de la République, d’un habitat fastueux, sans qu’il soit possible de proposer des solutions définitives sur l’identité sociale de leurs propriétaires. Tous les cas de figures peuvent être envisagés, tant que nous ne disposons pas d’indices permettant de connaître le nom des propriétaires de ces domus ou leur carrière (l’onomastique seule n’étant pas toujours suffisante non plus). La complexité de la notion de plèbe, comme celle de l’organisation de la société romaine, ne permettent d’écarter aucune hypothèse.

38La principale observation que l’on peut formuler à partir de ces vestiges, c’est une rupture dans le mode d’occupation de la colline à partir de l’époque antonine, attestée par les réaménagements importants que subirent les structures résidentielles antérieures et leur intégration partielle dans les constructions nouvelles réalisées dans le courant du II^e s. apr. J.‑C. À partir de cette période, l’Aventin devient véritablement une colline « impériale », sur laquelle les empereurs antonins conservent leurs privata et y établissent leurs proches80. La prédilection de cette dynastie impériale pour l’Aventin s’explique très probablement par une implantation ancienne de leurs ascendants sur la colline, qui pourrait remonter à la période républicaine. Outre ces ascendants impériaux, la présence d’autres familles aristocratiques qui, à leur instar, avaient établi des liens privilégiés avec les provinces de la péninsule ibérique, est très vraisemblable. À la fin de la République, le commerce avec ces provinces fut particulièrement florissant dans la plaine de l’Emporium qui s’étendait sous les pentes sud de l’Aventin, ce qui peut justifier la présence de ces familles sur les hauteurs de la colline toute proche. Sur la base de ces éléments, il s’est avéré nécessaire de poursuivre l’enquête à partir d’autres sources susceptibles de nous éclairer sur l’identité sociale des occupants de l’Aventin, entre la fin de la République et le début du Principat.

2.2.2 Les occupants de l’Aventin connus par les sources littéraires et épigraphiques

39Les sources littéraires et épigraphiques permettent de connaître le nom de quelques occupants de l’Aventin qui y élirent domicile entre le II^e s. av. J.‑C. et le I^er s. apr. J.‑C. Autant que possible, il est nécessaire de situer les secteurs d’implantation privilégiés par ces individus81. Si on peut généralement les localiser globalement, il est en revanche très difficile de les identifier avec l’un ou l’autre des vestiges archéologiques mis au jour sur la colline. Par ailleurs, dans la perspective de cette enquête sur la sociologie urbaine de l’Aventin, il s’est avéré utile de procéder à une étude prosopographique approfondie pour chacun d’entre eux. L’objectif est non seulement de préciser leur identité sociale, mais surtout de connaître les interactions sociales qu’ils ont pu déployer avec d’autres figures notables de l’Aventin ou avec ses habitants en général. Cette approche n’a aucunement la prétention de restituer le profil sociologique de l’Aventin dans sa globalité mais d’offrir au moins, un échantillon représentatif qui contribuera à porter un regard plus nuancé sur la morphologie sociale de la colline.

2.2.2.1 La demeure du poète Q. Ennius

40Nous savons par un fragment de Suétone transmis par saint Jérôme (Suet., frg. p. 24 –Reifferscheid) ; Hier., Chron. a. Abr., 1777 – Helm³), que le poète Ennius vivait sur l’Aventin :

Quintus Ennius poeta tarenti nascitur. Qui a catone quaestore romam translates habitauit in monte Auentino parco admodum suptu contentus et unius ancillulae misterio.

Le poète Quintus Ennius est né à Tarente. Lorsque le questeur Caton l’eut transféré à Rome, il résida sur le mont Aventin, satisfait d’une vie toute frugale et du service d’une seule et humble servante.

41Les spécialistes de la topographie de Rome s’accordent généralement pour placer la demeure du poète dans la partie septentrionale de la colline, au niveau de l’extrémité est du Grand Cirque82. F. Coarelli83 a notamment proposé de localiser la demeure d’Ennius non loin de la porta Capena, à proximité du sanctuaire de Tutilina84, à partir d’une restitution d’un texte mutilé de Varron (ling., 5, 163) :

* * ligionem Porcius designat cum de Ennio scribens dicit eum coluisse Tutilinae loca.

*** c’est ce culte que mentionne Porcius lorsqu’il dit, dans son ouvrage sur Ennius, que le poète habita le quartier de Tutilina.85

42Dans la suite du texte, Varron énumère le nom des portes de la muraille « servienne » qui se succèdent sur l’Aventin dans le sens des aiguilles d’une montre, depuis la porta Naevia jusqu’à la porta Lavernalis (voir pl. III)86. F. Coarelli87 en a donc déduit que dans la lacune qui précède, d’environ deux pages, les autres portes de l’Aventin devaient être mentionnées à partir de la porta Trigemina, et que le passage relatif à Ennius se réfèrerait à la porta Capena, près de laquelle était situé le sanctuaire de Tutilina, évoqué par Tertullien (spect., 8) parmi les édifices religieux du circus Maximus. La demeure d’Ennius devait donc se trouver à l’extrémité nord du vicus Piscina publica, dont le tracé aurait correspondu à l’actuel viale Aventino88 (voir pl. VI).

43J. Vahlen89 a suggéré que le poète aurait pu, dans le courant de sa vie, changer de domicile pour s’établir plus près du temple de Minerve, attaché aux histriones et aux scribae depuis Livius Andronicus (Fest., p. 446 et 448 L et Liv., 27, 37, 7-10)90. Le chercheur justifie cette hypothèse par le fait que le poète fut très impliqué dans des activités liées au sanctuaire de Minerve sur l’Aventin. Ennius participa en effet aux réformes de l’orthographe latine (Fest., p. 293 L) et à l’invention d’une nouvelle technique sténographique (Isid., Orig., 1, 21)91. À ce titre, il fut sans doute impliqué également dans la formation des scribae. Cependant, il n’est pas certain que les activités de ces derniers fussent encore liées au temple de Minerve à l’époque d’Ennius. Sur ce point, les avis divergent. Selon E.J. Jory92, l’aedes Herculis Musarum attribuée à M. Fulvius Nobilior (RE Fulvius 91, VII, 1, 265-267), se serait substituée à l’ancien collegium du temple de Minerve pour en recueillir l’hérédité à l’époque d’Ennius. M. Martina s’est toutefois opposé à cette hypothèse93. D’après ce dernier, la création du sanctuaire d’Hercules Musarum aurait induit un véritable bouleversement dans la conception traditionnelle de la production poétique. Jusque lors, la poésie relevait de la sphère cultuelle et sacrale, et les membres du collegium scribarum histrionumque liés au sanctuaire de Minerve étaient des officiels religieux dépendant directement de l’État, qui contrôlait rigoureusement ces productions littéraires. Avec le sanctuaire d’Hercules Musarum, les poètes seraient donc passés de la dépendance de l’État à la tutelle d’un patron influent. En outre, le nouveau sanctuaire ne pouvait permettre l’accueil de tous les poètes sans distinction et se substituer complètement à l’ancien temple de l’Aventin. F. Coarelli a donc proposé une sorte de compromis, reprenant et développant l’hypothèse de B. Tamm94, selon laquelle le sanctuaire pourrait être identifié avec l’aedes Musarum, siège de la schola poetarum mentionnée par différents auteurs. Relativisant ainsi l’aspect révolutionnaire de l’œuvre de M. Fulvius Nobilior, il y eut donc, selon F. Coarelli95, une sorte de spécialisation des fonctions attachées aux deux sanctuaires. Les activités strictement liées à la poésie furent transférées au nouveau sanctuaire d’Hercules Musarum, tandis que celles liées aux scribae histrionumque demeurèrent sur l’Aventin. Du fait de son art (Suet., Gram., 1, 2) et de ses relations d’amitié avec M. Fulvius Nobilior (Cic., Arch., 27)96, Ennius fut particulièrement impliqué dans les activités du sanctuaire d’Hercules Musarum, généralement placé sur le Champ de Mars97. F. Coarelli98 suggère en effet qu’Ennius fut probablement le premier magister du collegium poetarum rattaché au temple d’Hercules Musarum. On sait par ailleurs qu’au moment de sa construction, des Fastes – les premiers du genre – furent déposés dans le sanctuaire (Macr., Sat., 1, 12, 16 peut-être d’après un passage de Varro, ling., 6, 33). J. Rüpke a proposé qu’Ennius puisse en avoir été l’auteur, pour le compte de Nobilior99. Même s’il reste plus problématique100, le lien entre les influences philosophiques d’Ennius et la teneur pythagoricienne du sanctuaire d’Hercules Musarum, voulue par M. Fulvius Nobilior, constitue également un argument permettant d’associer le poète à cet édifice. Il apparaît donc que l’ensemble des compétences et des activités du poète ne convergeaient pas vers le seul sanctuaire de l’Aventin et qu’il ne faut pas surévaluer son importance dans les activités et le choix du lieu de résidence de cet illustre personnage.

44Dans l’ensemble, on en sait peu sur la vie de Q. Ennius et les informations sur sa condition sociale et juridique se limitent à quelques éléments épars, dont on ignore s’ils relèvent strictement du topos littéraire ou s’ils renvoient à une certaine réalité101. Originaire de Rudiae et d’ascendance messapienne, il avait servi comme soldat102 parmi les auxiliaires de l’armée de Sardaigne. Après sa rencontre avec Caton, probablement vers 204 av. J.-C., il s’installa à Rome et vint grossir les rangs des non-citoyens romains établis dans la cité103. Comme on l’a vu, Ennius s’installa alors sur l’Aventin et y mena une vie frugale (Suét., frg. p. 24 – Reifferscheid ; Hier., Chron. a. Abr., 1777 – Helm³). Vingt ans plus tard, il reçut la citoyenneté romaine ainsi qu’un lot de terre dans la colonie de Potentia, grâce à Q. Fulvius Nobilior104, fils de son protecteur, M. Fulvius Nobilior.

45Que la pauvreté d’Ennius fut réelle ou qu’elle ne constitue rien de plus qu’un lieu commun conventionnel, comme l’a suggéré E. Badian105, il apparaît en tous les cas certain que ses connaissances et son art permirent au poète de fréquenter les membres éminents de riches familles patriciennes hellénisées, et d’acquérir un statut social d’un certain prestige à la fin de sa vie. Si ses amitiés avec les Fulvii sont bien connues (Cic., Arch., 27 ; Tusc., 1, 3 ; Brut., 79, 9-10 ; Symm., Epist., 1, 20, 2 ; Ps. Aur. Vict., vir. ill., 52), il est possible de déduire, à partir d’indications explicites ou plus allusives mentionnées par certains auteurs, qu’Ennius fut également un proche des Cornelii (Cic., De orat., 2, 275 ; Arch., 22), des Sulpicii (Cic., Ac., 2, 51 ; Brut., 78) ou encore des Caecillii (Plin., nat., 7, 101). Il est probablement vain de chercher dans ses relations d’amitié un quelconque éclairage sur les sensibilités politiques d’Ennius106, et la position du poète dans les rivalités qui opposèrent ces familles dépassent le cadre de notre propos107. On relèvera simplement ici que le poète était vraisemblablement lié à Ser. Sulpicius Galba, le préteur de 187 (RE Sulpicius 57, IV A, 1, 759), dont Cicéron nous dit qu’il était le voisin (Ac., 2, 51). Il est possible que Q. Ennius ait entretenu des relations de clientèle avec ce dernier, fondées non seulement sur leurs affinités intellectuelles, comme le suggère Cicéron, mais aussi sur l’emprise très concrète de cette gens sur la colline où était installé Ennius108.

46Outre ces relations d’amitié et de clientèle avec de grands personnages de l’aristocratie romaine, Ennius était également entouré de disciples. Au nombre de ceux-ci, il y avait le poète et dramaturge, Caecilius Statius, dont saint Jérôme nous dit qu’il fut le premier contubernalis d’Ennius (Hier., Chron. a. Abr., 1838 – Helm³)109. D’après l’article de la Realencyclopädie qui lui est dédié, il est possible qu’en tant que disciple du poète, Caecilius Statius participa à ses activités dans le sanctuaire de Minerve sur l’Aventin (RE Caecilius 25, III, 1, 1189-1190). Auquel cas, bien qu’aucune source ne le mentionne explicitement, il n’est pas à exclure qu’il résida également aux côtés d’Ennius sur la colline.

2.2.2.2 Les protagonistes de l’affaire des Bacchanales

47Parmi les individus localisés sur l’Aventin, les sources nous renseignent également sur les protagonistes de l’affaire des Bacchanales. Tite-Live, en particulier, livre des informations relativement importantes sur ces personnages présents sur la colline au début du II^e s. av. J.-C.

48Pour résumer le récit transmis par l’historien padouan, un jeune chevalier, P. Aebutius, est destiné par sa mère et son beau-père à être initié aux mystères de Bacchus, en acquittement d’un vœu formulé pour la guérison du jeune homme. P. Aebutius était lié par ailleurs à une courtisane, Hispala Faecenia. Lorsque celle-ci fut informée de ce projet, elle lui exprima sa défiance à l’égard de ces rites auxquels elle-même fut initiée par sa maîtresse lorsqu’elle était encore esclave, et dont elle s’était tenue ensuite éloignée. À Rome, on reprochait à ce culte d’avoir pris une forme particulière donnant lieu à de nombreuses dérives. La courtisane choisit donc de rompre son serment de silence en révélant ces pratiques à son amant, afin de le protéger des intentions criminelles de ses tuteurs qui cherchaient à entacher sa réputation, et capter ainsi à leur profit l’héritage paternel. P. Aebutius révéla l’affaire au consul Postumius qui, jugeant son témoignage digne de foi, décida de rencontrer la courtisane Hispala pour en savoir davantage sur le mouvement bachique. Il demanda pour cela à sa belle-mère, Sulpicia de servir d’intermédiaire auprès de la courtisane. C’est ainsi que les dérives de ces rites furent révélées. Ils furent dès lors considérés à Rome comme une entrave aux bonnes mœurs, et surtout une menace pour l’ordre public et la sécurité de l’État. L’affaire des Bacchanales eut des répercussions au-delà des frontières de Rome et donna lieu à une répression sévère de la part du Sénat dans toute l’Italie110.

49Sous l’allure d’un simple fait divers sur fond de dérive religieuse, cette affaire révèle en filigrane des problèmes plus larges qui touchèrent l’ensemble de la société romaine, dont Tite-Live se fait l’écho. L’historien rapporte ainsi une série d’événements qui se produisirent simultanément et marquèrent le contexte de cette affaire, qu’il s’agisse de phénomènes naturels, dont certains furent interprétés comme des prodiges (Liv., 38, 28, 4 ; 36, 4), de difficultés économiques, monétaires ou frumentaires (Liv., 35, 41, 9 ; 38, 35, 5), ou encore de difficultés avec les alliés latins (Liv., 39, 3, 6)111. Mais c’est principalement l’origine sociale des protagonistes, dont certains étaient explicitement établis sur l’Aventin, qui va nous intéresser ici.

2.2.2.2.1 Les chefs de la conjuration

50Selon Tite-Live (39, 17, 6)112, les chefs de la conjuration étaient Marcus et Caius Atinius, plébéiens de Rome, le Falisque Lucius Opicernius113 et le Campanien Minius Cerrinius114. Ils étaient les grands prêtres et les fondateurs de ce culte, et c’est d’eux que seraient venus tous les crimes et tous les forfaits. D’après le commentaire d’A.-M. Adam115, il est possible que la forme onomastique par laquelle sont désignés les chefs de la conjuration (prénom, gentilice et origine ethnique) soit tirée d’un document officiel. J.‑M. Pailler116 s’est interrogé sur l’expression plebe romana utilisée par Tite-Live à propos des frères Atinii. Il considère que la formule est à entendre par opposition aux termes Faliscum et Campanum qui indiquent, aussitôt après, l’origine géographique des autres leaders bachiques117. Plebe romana n’aurait donc qu’une valeur de provenance géographique, et non d’appartenance sociale. Les deux premiers personnages, issus de la gens Atinia, seraient donc avant tout originaires de Rome. On peut toutefois difficilement admettre que l’expression plebe romana employée par Tite-Live autorise à les placer parmi les gentes patriciennes, et l’expression de Tite-Live n’exclut pas qu’ils fussent aussi d’appartenance plébéienne118. Par ailleurs, la gens Atinia était sans doute originaire d’Aricie, comme le laisse entendre un passage de Cicéron qui rappelle que les lois Atiniennes de 197 av. J.-C. viennent de cette cité (Cic., Phil., 3, 16 : hinc [e municipio Aricino] Atiniae leges)119. Mais surtout, ce sont les éléments relatifs à leurs accointances politiques qui présentent un intérêt particulier ici. F. Zevi120 a noté, dans une étude consacrée au sanctuaire de Déméter exhumé près d’Aricie, que les Atinii étaient proches des groupes hellénophiles représentés par le parti des Scipions : le tribun de la plèbe de 197, C. Atinius Labeo (RE Atinius 8, II, 2, 2105-2106) aurait été à l’origine de la loi pour la fondation de colonies sur le littoral tyrrhénien, entre la Calabre et la Campanie, rendue effective en 194. Or cette initiative fut vraisemblablement impulsée par Scipion l’Africain, en rapport également avec les évolutions de la politique de ravitaillement en blé de Rome. F. Zevi semble donc favorable à l’idée selon laquelle l’affaire des Bacchanales aurait été une manœuvre politique destinée à porter atteinte au prestige des Scipions.

2.2.2.2.2 Les parents de P. Aebutius :

51Duronia, la mère

52La mère de P. Aebutius, Duronia (RE Duronia 4, V, 1863) appartenait à une famille de rang équestre, et peut-être déjà de rang Sénatorial. Tite-Live (40, 19, 9-10) rapporte qu’un certain L. Duronius (RE Duronius 2, V, 1862) fut chargé de mettre un terme aux derniers soubresauts de l’affaire des Bacchanales en Apulie. Bien que Tite-Live ne le précise pas, on a donc supposé que ce L. Duronius était un parent de Duronia121. Il s’agirait dès lors du premier magistrat attesté appartenant à cette gens, élu préteur en 181122. J.‑M. Pailler123 a proposé de mettre l’accession de ce personnage à la préture en rapport avec l’issue de l’affaire des Bacchanales. On peut vraisemblablement imaginer, selon lui, que L. Duronius aurait dénoncé sa sœur, prêtresse des Bacchanales, répondant ainsi à l’appel à la délation formulé par le Sénat, mais aussi à l’exigence signifiée à chaque Romain de rompre avec les membres de sa famille qui pourraient être compromis dans cette affaire (Liv., 29, 16, 5). Outre le bénéfice qu’il en tira pour sa carrière, L. Duronius aurait également préservé ainsi sa famille de la déchéance.

53L’enquête de F. Zevi124 sur le développement du culte de Déméter à Aricie tend à démontrer que les répercussions des Bacchanales furent d’autant plus compliquées pour les Duronii, que le rôle de Duronia dans cette affaire ne résultait pas d’une simple initiative individuelle motivée par la cupidité de cette femme, comme le récit livien pourrait le laisser croire. Tout d’abord, le nom Duronia est peu répandu et surtout connu dans la région d’Aricie, où il est attesté par quelques inscriptions (CIL XIV, 2118). Une en particulier, connue par un dessin de R. Paribieni125, a été découverte en 1930, en même temps que le sanctuaire champêtre consacré à Déméter, exhumé un peu à l’écart de l’habitat antique (actuel Casaletto di Valle Aricia). Si l’identification de ce personnage avec la Duronia des Bacchanales doit être exclue, essentiellement pour des raisons chronologiques126, la rareté du gentilice a conduit à supposer un lien de parenté entre les deux femmes127. On peut donc en déduire que la gens Duronia fut impliquée dans le développement à Aricie d’un culte consacré à Déméter et Corè présentant des éléments bachiques. Certes, ces éléments restent rares et leur identification incertaine128. De plus, comme l’a noté F. Zevi, le cadre de la coniuratio et des coetus nocturni des Bacchanales est purement urbain, à la différence du culte aricien129. Néanmoins, le caractère initiatique du culte d’Aricie semble bien cadrer avec les pratiques religieuses de la famille, et ce n’est sans doute pas un hasard si les principaux conjurés viennent de grandes familles originaires de cités proches d’Ardée et Aricie. Selon F. Zevi les Duronii, comme les Atinii, appartiendraient donc à ces familles qui, après la dissolution de la ligue latine en 338 av. J.-C., auraient joué un rôle notable dans l’apport de certaines spécificités religieuses latines à Rome.

54Sempronius Rutilius, le beau-père

55T. Sempronius Rutilius (RE Sempronius 83, II A, 2, 1437) serait issu d’une famille équestre, selon C. Nicolet130. Il pourrait être le frère de C. Sempronius Rutilius, tribun de la plèbe en 190-189 (RE Sempronius 81, II A, 2, 1437) et proche des Gracques131.

2.2.2.2.3 Les « victimes » de la conjuration

56P. Aebutius

57Le jeune homme (RE Aebutius 8, I, 1, 442) est issu d’une gens dont l’origine est assez incertaine. J. Suolahti a suggéré que les Aebutii de la fin de la République appartenaient à une gens patricienne qui avait depuis longtemps décliné, et qui fut peut-être transformée en gens plébéienne132. Plusieurs consuls portant le gentilice Aebutius et le cognomen Helva, adopté plus tard par les descendants d’Aebutius, sont attestés dans les Fastes consulaires pour la première moitié du V^e s. av. J.‑C. (en 499, 463, 442 av. J.-C.). On sait toutefois le problème que pose l’authenticité de ces documents pour les périodes les plus anciennes133. Si elle semble peu vraisemblable avant 186, l’appartenance de cette gens au milieu sénatorial est en revanche mieux attestée ensuite : T. Aebutius Parrus (RE Aebutius 10, I, 442)134 fut préteur en Sardaigne en 178 et M. Aebutius Helva, préteur en 168 (RE Aebutius 13, I, 443)135. Puis on perd la trace des Aebutii jusqu’à D. Aebutius, tribun militaire en 89 (CIL I², 709 = ILS 8888)136 et peut-être ensuite membre du Sénat, si on admet son identification avec le sénateur Aebutius (RE Aebutius 3, I, 442), mort en 87 lors de la bataille du Janicule (Licinian., p. 19 F). Selon P. J. Suolahti et J.‑M. Pailler137, ce personnage serait le dernier représentant attesté de la gens. Notons que Cicéron mentionne trois Aebutii qui vécurent très probablement pendant la seconde moitié du I^er s. av. J.-C. (Flacc., 93 ; Caecin., 14 sq. ; Att., 16, 2, 5), mais leur lien avec la famille qui nous intéresse ici n’est cependant pas établi.

58Toujours est-il que l’ascendance patricienne de P. Aebutius semble assez douteuse. Il est plus probable qu’à la suite de l’affaire des Bacchanales, des membres de la gens Aebutia tirèrent profit de ce nouvel éclat gentilice et revendiquèrent l’ascendance d’illustres ancêtres qui exercèrent le consulat au début de la République pour favoriser ou légitimer leur propre ascension. La réapparition de cette famille patricienne déchue pourrait donc être le fruit d’une invention d’ancêtres tardive. Dans la mesure où aucun Aebutius n’était attesté dans les Fastes consulaires après les lois Licino-sextiennes de 367, les seuls consuls auxquels ils pouvaient se rattacher étaient nécessairement patriciens138. Forts de ce prestige, certains membres de la gens Aebutia entrèrent au Sénat après 186, mais aucun d’eux ne semble avoir atteint le consulat d’après les sources disponibles.

59Pour revenir à P. Aebutius, J.-M. Pailler139 a proposé une synthèse assez complète sur la situation familiale et le rang du jeune homme au moment de l’affaire des Bacchanales. P. Aebutius serait le fils d’un chevalier, recensé à part dans l’organisation des chevaliers equo publico, qui aurait été à ce titre possesseur du cens équestre et inscrit par le censeur parmi les dix-huit centuries supérieures de la première classe. Il aurait reçu le droit à l’assignation honorifique du cheval public. Comme son père, probablement mort peu avant la fin de la deuxième guerre punique, P. Aebutius était appelé à entrer lui aussi dans les centuries équestres140. Au moment de l’affaire, P. Aebutius va sans doute avoir 17 ans car son tuteur doit rendre des comptes (Liv., 39, 9, 3). Il est donc, comme le suggère C. Nicolet141, sur le point d’être recensé dans une centurie équestre. À l’issue de l’affaire des Bacchanales, il bénéficie d’une mesure exceptionnelle : la vacatio equestris militiae perpétuelle, lui permettant de bénéficier des mêmes droits que s’il avait exercé les dix années de service requises, notamment celui de se présenter à une magistrature142. Ce privilège lui fut probablement accordé pour services rendus dans le domaine religieux, mais on ignore son incidence effective sur la suite de sa carrière. Nous n’avons aucune trace de ce personnage dans l’histoire de Rome et Tite-Live ne nous en dit rien, ce qui laisse supposer qu’il n’a pu tirer profit de cette promotion en exerçant une magistrature de haut rang143.

60Hispala Faecenia

61Résidait également sur l’Aventin Hispala Faecenia, maîtresse de P. Aebutius, affranchie et courtisane (scortum nobile libertina).

62Le nom Hispala correspondrait à son praenomen144. Selon J.-M. Pailler, il n’est pas à exclure qu’il évoque, comme les cognomina géographiques, l’origine de cette femme145. À titre de comparaison, le cognomen Hispallus, attesté dans la famille des Scipions peut être l’équivalent d’Hispanus, « l’Espagnol » et renverrait aux activités de certains membres de la famille dans cette région. Hispala fut donc probablement ramenée d’Espagne comme esclave, à la suite d’une des campagnes menées par Rome dans cette région, et ce praenomen lui servit de « nom de guerre » lorsque ses maîtres la mirent sur le marché de la prostitution. Le gentilice Faecenius, qui était celui du maître de la jeune femme, est attesté par quelques inscriptions146. Mais G. Franciosi147 a proposé que la courtisane eût repris le cognomen, plutôt que le gentilice de son maître. Dès lors, Hispala aurait été l’affranchie de Cornelius Scipio Hispallus (RE Cornelius 346, IV, 1, 1492-1493), et doit être mise en rapport avec la gens Cornelia. Elle aurait ainsi participé, par sa dénonciation des Bacchanalia, à une manœuvre dirigée contre les Scipions. Selon G. Franciosi, l’affaire des Bacchanales aurait eu en effet une dimension politique clairement anti-scipionienne, thèse également soutenue par F. Zevi148. Cependant, J.‑M. Pailler149 a contesté l’analyse onomastique de G. Franciosi, considérant qu’elle ne cadre pas avec le système en vigueur à Rome à cette époque pour les affranchis (nom unique suivi du gentilice du patron)150.

63Les indications données par Tite-Live sur le statut juridique d’Hispala sont relativement précises. Ce dernier nous apprend en effet qu’« ayant perdu son patron et n’étant sous la tutelle de personne, elle demanda un tuteur aux tribuns et au préteur, et désigna par testament Aebutius comme son légataire universel » (39, 9, 7)151. Ces indications impliquent plusieurs choses. Le patron d’Hispala, qui devint son tutor legitimus par la manumission, devait être mort sans descendance directe, sinon la tutelle de l’affranchie serait revenue à son fils, la tutela legitima d’un patron étant héréditaire152. Elle pouvait donc disposer librement de son patrimoine mais, conformément à la lex Attilia de tutore dando (généralement datée de 210153), elle avait besoin d’un tuteur qui garantisse de son auctoritas les dispositions juridiques et financières qu’elle souhaitait prendre. Dans ce cas, le tuteur fut désigné par le préteur urbain et la majorité des tribuns de la plèbe (Gaius, Inst., 1, 185), selon une pratique probablement ancienne. Celui-ci fut particulièrement bien disposé, puisqu’il autorisa Hispala à désigner Aebutius comme son légataire, sans chercher à faire valoir les droits de la famille de l’ancien patronus sur les biens de l’affranchie. Cette série d’éléments a conduit certains chercheurs à suggérer que la situation de l’affranchie était trop exceptionnelle pour être plausible, et que Tite-Live aurait anticipé dans sa description, des droits qui ne furent accordés à Hispala qu’ensuite, en récompense de sa dénonciation154.

64Au terme de l’affaire, Tite-Live précise (39, 19, 3-7) qu’elle bénéficia, comme P. Aebutius, d’une récompense fixée par sénatus-consulte à 100.000 as pour sa dénonciation des Bacchanales. Cette somme fut versée par les questeurs urbains avec l’argent pris sur le trésor public. Par ailleurs, le consul Spurius Postumius proposa que les tribuns portent devant la plèbe les propositions suivantes pour Hispala Faecenia :

Vtique Faeceniae Hispalae datio, deminutio, gentis enuptio, tutoris optio item esset, quasi ei uir testamento dedisset ; utique ei ingenuo nubere liceret, neu quid ei qui eam duxisset ob id fraudi ignominiaeue esset ; utique consules praetoresque, qui nunc essent quiue postea futuri essent, curarent, ne quid ei mulieri iniuriae fieret, utique tuto esset.

Faecenia Hispala aurait le droit de bénéficier de ses biens, de changer de statut familial, de se marier hors de sa gens, ainsi que de choisir un tuteur au même titre que si un mari le lui avait accordé par testament ; il lui serait permis d’épouser un homme de naissance libre, sans que ce dernier ne subît du fait de ce mariage aucun préjudice ou discrédit. Les consuls et les préteurs actuellement en charge ainsi que leurs successeurs veilleraient à ce qu’aucun tort ne fût fait à cette femme, et à ce qu’elle vécût en sécurité.155

65Les dispositions juridiques concernant Hispala transmises dans ce passage de Tite-Live ont fait l’objet d’importants débats parmi les historiens et les spécialistes du droit. S’il n’y a aucune raison de mettre en doute leur authenticité156, les indications de Tite-Live soulèvent plusieurs difficultés de lecture et d’interprétation. On se limitera ici à un bref rappel des principaux points discutés.

66Tout d’abord, l’objet de la datio, sous-entendu dans le texte, reste débattu157. Dans la traduction proposée par A.-M. Adam158, le terme sous-entend la reconnaissance accordée à Hispala d’une pleine capacité à agir en matière patrimoniale (elle reçoit le droit de changer librement de tuteur et même d’accomplir un certain nombre d’actes sans que soit nécessaire l’auctoritas d’un tuteur) mais aussi dans le domaine matrimonial, qui est lié au précédent159.

67Le terme deminutio fait très vraisemblablement allusion à la capitis deminutio, entendue ici sous sa forme « minimale », par opposition aux espèces media et maxima mentionnées par les sources juridiques (notamment Gaius, Inst., 1, 159-162), qui peuvent entraîner respectivement la perte de la ciuitas et de la libertas, ou de la ciuitas seule160. La capitis deminutio évoquée ici correspondrait à un changement de statut familial.

68Le sens de deminutio est lié à la formule suivante, gentis enuptio, qui désigne le droit de se marier hors de sa gens. Dans le cas d’une affranchie, qui n’est pas « membre » d’une gens au sens propre, cela signifie donc le droit de se marier avec un affranchi soumis au patron d’une autre gens. Cette disposition revêt ici un intérêt patrimonial puisqu’elle a pour conséquence de faire passer les biens d’Hispala sous le contrôle de cette autre gens. Mais l’expression gentis enuptio revêt encore une autre dimension puisque, dans le cas exceptionnel d’Hispala, s’ajoute la possibilité de se marier avec un ingénu, ainsi que Tite-Live le précise plus loin. Th. Mommsen a déduit de ce passage que tout mariage entre affranchi et ingénu était frappé de nullité, à moins d’obtenir une dérogation exceptionnelle. Toutefois, selon M. Humbert161, ce n’était pas tant la validité de l’union entre une affranchie et un ingénu qui faisait problème, mais plutôt le risque que l’ingénu épousant l’affranchie soit frappé de « préjudice ou discrédit » (fraudi ignominiaeue). À plus forte raison, sans doute, dans le cas d’un mariage avec une affranchie ayant pratiquée une activité infâmante162. Th. Mommsen distingue en effet, le droit d’épouser un homme libre d’une part (utique ei ingenuo nubere liceret), et le fait que cela ne porte pas préjudice à celui qui l’épouse, d’autre part (neu quid ei qui eam duxisset ob id fraudi ignominiaeue esset). En réalité, selon M. Humbert, ces deux dispositions s’articulent et forment un tout cohérent. L’emploi de ces termes, caractéristiques des notae censoriales, indique qu’une mésalliance (enuptio) pouvait entraîner une sanction censorienne qui touchait les biens, les droits civiques et l’honneur du contrevenant. L’illicéité d’une telle union aurait donc été avant tout sociale et politique, et non juridique. Hispala était de toute façon autorisée à épouser un ingénu. Mais les dispositions mentionnées par Tite-Live devaient permettre d’éviter que le futur époux d’Hispala, sans doute Aebutius, ne fut frappé du préjudice social pouvant résulter de ce mariage.

69Ces éléments présentent un intérêt pour la présente enquête, dans la mesure où ils aident à saisir l’évolution de la situation sociale d’Hispala. Au début de l’affaire, Hispala est une affranchie qui exerce sur l’Aventin le métier de courtisane, qu’elle avait commencé à pratiquer lorsqu’elle était encore de condition servile. Dès lors qu’elle n’était plus imposée par un patronus, on ignore si cette activité fut contrainte par la nécessité ou choisie163. Le témoignage de Tite-Live selon lequel cette femme méritait mieux que le métier qu’elle exerçait (39, 9, 6 : Hispala Faecenia non digna quaestu cui ancillula adsuerat), penche en faveur de la première hypothèse, bien que ses propos puissent avoir surtout une finalité d’ordre morale et sociale. Toujours est-il que cette activité lui permit de subvenir aux besoins de son amant, laissé dans le dénuement par ses tuteurs indignes (Liv., 39, 9, 6). Il semble également que cette activité permit à Hispala de posséder des effets personnels (39, 14, 3), dont elle disposait avec une relative indépendance. Bien que Tite-Live ne livre pas d’éléments sur l’issue de sa relation avec P. Aebutius, on peut supposer que les droits concédés à Hispala au terme de l’affaire des Bacchanales, lui permirent d’épouser le jeune homme. Mais aussi, comme l’avait établi J.-M. Pailler164 à partir des chiffres du cens mentionnés dans le sénatus-consulte de 214, ils permirent à Hispala d’être dotée d’une fortune qui la plaça au même niveau que les citoyens censitaires de la deuxième classe. Les dispositions en faveur d’Hispala lui conférèrent donc une respectabilité juridique, financière et symbolique.

2.2.2.2.4 Les femmes « vertueuses »

70La tante, Aebutia

71Il est d’abord fait mention de la tante Aebutia, auprès de laquelle se réfugia le jeune protagoniste, P. Aebutius (Liv., 39, 11, 4). Elle était l’amie de Sulpicia, elle-même belle-mère du consul Sp. Postumius Albinus. Ces relations conduisent C. Nicolet à considérer que la gens Aebutia, de rang équestre, était néanmoins très proche de la nobilitas sénatoriale.

72Le cas particulier de Sulpicia

73Le récit livien mentionne également, parmi les protagonistes de l’affaire des Bacchanales, une certaine Sulpicia (RE Sulpicia 108, IV A, 1, 878), belle-mère de Spurius Postumius (Liv., 39, 11, 4). Elle servit d’intermédiaire entre le consul et les deux femmes auprès desquelles P. Aebutius avait trouvé refuge, après avoir été chassé du domicile familial. Tite-Live désigne Sulpicia comme une femme « fort respectée » (Liv., 39, 11, 3-4 ; 12, 2 et 13, 3 : grauis femina). J.‑M. Pailler165 a proposé de l’identifier avec la fille de Ser. Sulpicius Paterculus (RE Sulpicia 107, IV A, 1, 878), choisie parmi les matrones romaines pour dédier une statue à Vénus Verticordia, conformément aux recommandations des livres Sibyllins, afin de détourner les femmes et jeunes filles du vice et de les ramener à la vertu (Plin., nat., 7, 120 ; Val.-Max., 8, 15, 2). Elle était l’épouse de Q. Fulvius Flaccus (RE Fulvius 59, VII, 1, 243-246) et devait elle-même bénéficier, par l’honneur qui lui fut accordé, d’un grand prestige en matière religieuse et morale. Le chercheur reconnaît qu’on ne dispose d’aucune preuve formelle et « contraignante » de l’identité des deux femmes mais qu’un faisceau de vraisemblances fonde cette hypothèse.

74Tout d’abord, cette Sulpicia constituerait le trait d’union entre plusieurs familles alliées dans un « tiers-parti » ou « middle group » selon l’expression de H.H. Scullard166, constitué à côté de l’opposition entre Caton et les Scipions. Cependant, cette définition des jeux d’alliances politiques entre les familles romaines est problématique et l’argument des réseaux familiaux doit être manié avec prudence.

75Le fait que l’adjectif nobilis soit employé pour marquer la célébrité personnelle de Sulpicia plutôt que son appartenance sociale est un argument plus convaincant. Le rôle de premier plan joué par Sulpicia et la terminologie employée par Tite-Live pour exalter sa virtus, sont indéniables : la pudicitia de Sulpicia, s’oppose à l’impudicitia sociale et morale d’Hispala, mais surtout à l’impucita juridico-religieuse et morale contenue dans certaines pratiques du rite bachique, associée à la figure de Duronia. Selon J.‑M. Pailler, le contraste se trouve renforcé si l’on admet le rôle joué par Sulpicia lors des célébrations en l’honneur de Venus Verticortia167. Ce serait donc essentiellement pour cette raison que le consul Sp. Postumius aurait placé l’aura de sa belle-mère avant la sienne lors de son entretien avec Hispala. Sulpicia, femme vertueuse, respectée et de haute extraction, devient ainsi d’interlocutrice privilégiée d’Aebutia et Hispala Faecenia, laquelle lui accorde personnellement sa fides. Mais une autre configuration était-elle possible ? Le fait est qu’en termes de représentation sociale, en particulier dans une affaire où la virtus est particulièrement mise en scène, il aurait été sans doute mal perçu qu’un magistrat de ce rang s’adresse directement à une femme, affranchie et courtisane de surcroît. Le trouble d’Hispala à la vue du consul, dont l’imperium est rappelé par la présence des licteurs (Liv., 39, 12, 2), atteste le caractère exceptionnel d’une telle entrevue.

76Reste enfin la question de l’âge de Sulpicia au moment de l’affaire des Bacchanales, si l’on admet son identification avec la vertueuse épouse de Q. Fulvius Flaccus (RE Sulpicia 107, IV A, 1, 878). Suivant la thèse de R. Schilling168, la dédicace de la statue de Vénus Verticordia se situerait entre 217 et 204. J.-M. Pailler propose de la placer en 216. Le contexte extérieur (désastre de Cannes) et intérieur (majorité des femmes romaines en deuil, accusation d’adultère portée contre les vestales Opimia et Floronia) aurait justifié une telle entreprise, visant à préserver la réputation et le rôle des femmes dans la société romaine. Elle serait ainsi venue s’ajouter aux mesures extraordinaires décidées après la consultation des livres Sibyllins, telles que l’ensevelissement d’un couple de Grecs et de Gaulois sur le forum Holitorium. De plus, cette date coïnciderait avec l’entrée de Q. Fulvius Flaccus, époux de Sulpicia, dans le collège des pontifes, ce qui laisse supposer un lien étroit entre la promotion de l’un et de l’autre dans le domaine du sacré. Sur la base de ces éléments, il résulterait que Sulpicia aurait eu entre cinquante et soixante ans au moment de l’affaire des Bacchanales.

77Les concordances sont donc nombreuses. À tel point que J.-M. Pailler169 estime pour le moins curieux que Tite-Live ne fasse aucune allusion à la renommée de cette Sulpicia, ni à son action en 216. Pour le chercheur, ce silence s’expliquerait par le fait que Tite-Live aurait privilégié la tradition de Postumius dans le récit de ces événements, tandis que la tradition sulpicienne, dont on a conservé des traces, n’aurait connu de véritable influence qu’à partir de C. Sulpicius Galba (RE Sulpicius 52, IV A, 1, 755-756)170. Ce personnage, grand-père de l’empereur Galba, fut l’auteur d’une histoire de Rome (Suet., Galb., 3) qui pourrait avoir fortement influencé les historiens du I^er s. apr. J.-C., lesquels évoquent clairement la gloire de Sulpicia.

78Mais ces dernières remarques invitent également à explorer une autre piste concernant la filiation de cette Sulpicia, en la rapprochant justement de la famille des Sulpicii Galbae. L’emprise de cette branche de la gens Sulpicia sur l’Aventin, qui ne semble pas avoir été suffisamment prise en compte jusqu’à présent, pourrait aussi bien avoir joué un rôle déterminant dans le choix de cette femme comme interlocutrice d’Hispala par le consul Sp. Postumius171. Plusieurs corrélations justifient cette hypothèse. Le rôle de Sulpicia serait intervenu un an après la préture de P. Sulpicius Galba, en 187 av. J.-C. Dès lors, il est tout à fait possible d’admettre que ce personnage chercha à tirer un bénéfice immédiat du rôle de sa parente dans l’affaire des Bacchanales. On sait en effet par Tite-Live (39, 32, 6) qu’il se présenta dès 185 aux élections pour le consulat de 184, et qu’il n’en était pas à sa première tentative. Il est en outre très vraisemblable que les Sulpicii Galbae aient établi des relations de clientèle dans le quartier dans lequel vivaient les femmes impliquées dans l’affaire. Ces relations justifieraient l’intervention de Sulpicia auprès de ces dernières, de même que son attitude particulière envers Hispala : elle fait preuve à son égard de fermeté et d’indulgence, conformément aux règles qui régissent ce type de relation. Elle se montre compréhensive envers l’angoisse de la courtisane, mais également soucieuse de pouvoir aider son gendre dans le dénouement de cette affaire. Sulpicia aurait donc eu toute légitimité à intervenir dans l’affaire des Bacchanales en raison du prestige et de l’influence de sa famille sur la colline. En retour, son implication dans l’affaire aurait rejailli sur cette famille et appuyé les honneurs dont elle a pu bénéficier sur l’Aventin172.

2.2.2.2.5 La localisation des protagonistes de l’affaire sur l’Aventin

79Pour intéressant qu’ils soient, les éléments dont on dispose sur les Atinii, principaux chefs de la conjuration des Bacchanales, ne permettent pas d’affirmer leur établissement sur l’Aventin. Si leur présence parmi les habitants de la colline est possible en raison des liens étroits entre les membres de cette famille et les Bacchanalia pratiquées au bois de Stimula, dans la partie nord de la colline, il ne s’agit là que de conjectures.

80L’établissement sur l’Aventin des autres protagonistes de l’affaire est en revanche plus sûr. Le récit de Tite-Live nous apprend que P. Aebutius résidait ponctuellement dans la demeure de sa maîtresse et bienfaitrice, Hispala Faecenia, mais que sa demeure principale restait le domicile parental où étaient établis ses tuteurs, le jeune homme étant encore impubertus. Tite-Live (39, 11, 1) précise en effet que le jeune homme rentra chez lui (Postquam domum uenit), afin que sa mère lui précise les pratiques rituelles qu’il devait suivre pour être initié aux mystères des Bacchanales. C’est parce qu’il fut chassé du domicile familial et contraint de se réfugier chez sa tante paternelle, Aebutia (Liv., 39, 11, 2-3) : il se retrouva sans toit.

81Aebutia est, quant à elle, très explicitement désignée comme une habitante de l’Aventin par Tite-Live (39, 11, 4 : Aebutia ex Aventino).

82En revanche, la localisation de la demeure de Duronia, mère d’Aebutius sur l’Aventin se base sur un travail de déduction. Tite-Live (39, 9, 6) précise que le domicile d’Aebutius se trouvait non loin de celui de sa maîtresse, Hispala Faecenia :

Huic [Hispala] consuetudo iuxta vicinitatem cum Aebutio fuit.

Elle eut avec Aebutius une liaison, née de leur voisinage et qui ne portait nullement ombrage aux biens ni à la réputation du jeune homme.173

83Or la demeure de cette dernière est explicitement localisée sur l’Aventin par l’historien padouan (Liv., 39, 12. 1). Le jeune P. Aebutius (RE Aebutius 8, I, 1, 442), ainsi que sa mère, Duronia (RE Duronia 4, V, 1, 1863), et son beau-père, T. Sempronius Rutilius (RE Sempronius 83, II A, 2, 1437) habitaient donc certainement sur l’Aventin.

84Les sources ne donnent aucune indication explicite sur le lieu de résidence de Sulpicia et de son époux. Si cette dernière était bien liée aux Sulpicii Galbae, il est possible qu’elle fût originaire de la colline, elle aussi174.

2.2.2.3 La demeure du scribe Faberius

85Dans le livre 7 de son traité d’architecture, consacré pour l’essentiel aux revêtements des édifices, Vitruve (7, 8-9) évoque l’usage du cinabre, un minerai de couleur rouge. Rappelant les risques d’altération de ce matériau lorsqu’il reste trop longtemps exposé à l’air, il cite l’exemple de la demeure du scribe Faberius qui avait fait enduire de cinabre les murs du péristyle de sa demeure, lesquels prirent au bout de quelques jours une couleur désagréable. L’auteur précise que la demeure se situait sur l’Aventin (Vitr., 7, 9, 2 : in Aventino domum), dans une partie de la colline qui reste indéterminée.

86Ce Faberius scriba a été identifié avec le secrétaire de César (RE Faberius 1, VI, 2, 1786-1787) mentionné par Appien (BC, 3, 5)175. Il a également été identifié avec le Faberius qui apparaît à plusieurs reprises parmi les créanciers de Cicéron dans les lettres que ce dernier adresse à son ami Atticus dans le courant de l’année 45176. Ces documents nous permettent d’en savoir un peu plus sur ce personnage.

87On admet généralement que Faberius n’était pas le secrétaire particulier de César mais un membre de la corporation des scribae quaestorii, « secrétaire d’administration » mis à la disposition des gouverneurs de province pour assister les questeurs dans la gestion des finances177. C’est à ce titre qu’il fut au service de César. Cette hypothèse s’appuie principalement sur le rôle que Faberius joua dans la falsification du testament de César. Appien (BC, 3, 5) indique en effet qu’il aurait permis à Marc Antoine d’accéder aux memoranda du dictateur et de les utiliser à des fins personnelles. Cicéron sous-entend, et même affirme parfois, que les notes furent falsifiées afin de permettre le rappel d’exilés comme Sextus Coelius et le détournement de sommes importantes, destinées initialement aux projets militaires de César, pour donner le droit de cité aux Siciliens (Att., 16 B, 1 ; Att., 14, 12, 1). D’ailleurs l’orateur, qui semble bien connaître les agissements du secrétaire, suggère que Faberius n’était pas un novice en la matière, puisqu’il avait déjà aidé Dolabella à puiser dans les caisses (Cic., Att., 14, 18, 1). Ces actes indiquent que Faberius devait pouvoir accéder aux archives de l’État et donc appartenir à l’ordre des scribes publics.

88La correspondance de Cicéron indique que Faberius était l’un de ses plus importants débiteurs178. Elle nous apprend également que l’Arpinate craignait ne jamais obtenir le recouvrement de cette créance (Att., 12, 29, 2) et qu’il sollicita deux puissants adjoints de César, L. Cornelius Balbus et C. Oppius, à titre de garants de la dette de Faberius (auctores).

89La fonction de Faberius, l’importance de sa créance, ainsi que le rôle de Balbus et Oppius179 ont permis de déduire que Faberius ne serait pas intervenu en son nom propre, mais pour le compte de César180. Cicéron lui aurait concédé un prêt important en 47 ou 46, en contrepartie d’une mesure de bienveillance. C’est ce que semble indiquer la chronologie de la correspondance adressée à Atticus et restituée comme suit par J. Beaujeu181 : le 29 mai, Faberius proposait à Atticus, en paiement de la dette, un titre de créance établi au nom de César lui-même, gagé sur les biens confisqués d’un pompéien ; le 30 mai 45, Cicéron (Att., 13, 3) mentionne un titre de créance adressé par César qui peut être mis en relation avec les négociations pour le recouvrement de la dette de Faberius survenues le jour précédent. Il faut noter par ailleurs que César et Cicéron avaient exercé collégialement l’augurat, ce qui aurait favorisé les échanges de services entre les deux hommes182. Comme l’avait noté M. Ionnatou183, l’emprunt que César contracte auprès de Cicéron relève de ces emprunts visant à faire monnayer sa bienfaisance et à s’attacher le soutien politique de ses créanciers, plus qu’à renflouer ses finances. Et on constate en effet à travers la correspondance de Cicéron que Faberius, ancien secrétaire et prête-nom de César, impose à Cicéron les solutions de recouvrement de la dette : il établit l’acquittement de la dette par delegatio ; lorsque Cicéron envisage l’escompte de créance, il doit recourir aux adjoints de César ; lorsqu’il projette la vente de son droit de créance sur Faberius (venditio nominis), celle-ci se fait pourtant à la faveur du débiteur.

90Après la mort de César, Faberius demeura un personnage influent. En témoigne son rôle auprès de Marc Antoine en 44 : il lui donne les moyens de renforcer sa clientèle et de mener une politique personnelle sans rompre avec la légalité, tout en se ménageant le soutien d’une partie du Sénat184. En témoigne également la correspondance de Cicéron : en 43, l’orateur rassure son ami Atticus en lui indiquant qu’il cultive, sur ses conseils, l’amitié de Faberius (Att., 15, 13, 3), vraisemblablement influent auprès des hommes politiques de premier plan.

91Tous ces éléments confirment que Faberius était un personnage important, proche du milieu sénatorial185, qui servit de prête-nom à César et disposait d’une richesse suffisante pour se faire construire une demeure ornée de matériaux précieux sur l’Aventin.

2.2.2.4 La courtisane, Phyllis

92Dans sa huitième élégie, Properce raconte comment il se consola des infidélités de Cynthie dans les bras des courtisanes Phyllis et Téia. En l’absence de son amante, il organisa une fête et convia les deux femmes. L’une joua de la flûte, l’autre des castagnettes et toutes deux partagèrent la couche du poète. Cynthie surgit au beau milieu des agapes et chassa les deux prostituées, avant de jeter son courroux sur le poète.

93Properce (4, 8, 29)  précise qu’il trouva Phyllis sur l’Aventin, près du temple de Diane186, mais il donne très peu d’éléments sur le statut social de cette femme. Plusieurs cas de figure peuvent donc être envisagés. La pratique d’un instrument de musique étant perçue comme un ars meretriciae, on a ici un indice permettant de supposer que Phyllis n’était pas une matrone se livrant à une incartade, mais qu’elle exerçait bien une activité, salariée ou non187. Il pouvait s’agir d’une esclave ou d’une affranchie se donnant à son maître ou à son patron. S’il s’agissait d’une prestation rémunérée, Phyllis pouvait être une esclave dont les services avaient été vendus à Properce par son maître, mais elle pouvait être aussi une affranchie ou encore une ingénue faisant commerce de son corps. Dans ce dernier cas de figure, la prestation de Phyllis relèverait du domaine de la prostitution (quaestus corpore)188.

94On peut donc déduire de ces éléments que les environs du temple de Diane sur l’Aventin correspondaient soit au lieu où Phyllis se plaçait pour proposer ses services, soit au lieu où elle résidait. Dans le second cas de figure, là encore, plusieurs possibilités peuvent être envisagées : l’esclave Phyllis réside dans la domus de son maître, si celui-ci vend occasionnellement les services de son esclave, ou bien dans un lupanar, si le maître est un proxénète. On peut également supposer que Phyllis, prostituée affranchie ou ingénue, possédait sur l’Aventin son propre domicile où elle pouvait exercer éventuellement la corpora quaestio.

95Quel que soit le cas de figure, si l’on admet que Phyllis propose une prestation sexuelle, imposée ou salariée, cette femme est considérée comme impudicia et par conséquent infâme. Son impudicitia est le fait de son statut si elle est esclave ou affranchie, ou bien volontaire s’il s’agit d’une ingénue qui pratique la prostitution. Selon F. Dupont189, les seul(e)s prostitué(e)s dont le droit et la morale se souciaient étaient les ingénu(e)s, puisque la pratique de la prostitution ne peut déshonorer qu’un homme ou une femme susceptibles d’être honorables, ce que ne sont ni les affranchis, ni les esclaves. La prostitution entraînait pour l’ingénu(e) le risque d’être officiellement frappé(e) d’infamie par le censeur, et ainsi privé de certains droits190. L’activité de Phyllis la place donc dans la catégorie des « marginaux ».

2.2.2.5 La maison d’un affranchi de Claude

96Le nom de Cl. Lib[eralis] (CIL XV 7432) apparaît sur une fistula aquaria, qui a été retrouvée près de l’actuelle porta di S. Paolo. Inconnu par ailleurs, il n’est pas possible de préciser la carrière ou le lieu de résidence précis de ce personnage.

Conclusion

97Cette enquête prosopographique offre donc un aperçu des horizons sociaux variés auxquels pouvaient appartenir les occupants de l’Aventin entre la fin de la République et le début de l’Empire. À défaut d’être exhaustif, cet échantillonnage est suffisamment représentatif pour formuler quelques observations sur le profil sociologique de la colline. Il apparaît que l’Aventin accueillit assez tôt des représentants de l’ordre équestre, disposant d’une fortune suffisamment importante pour être enregistrés par les censeurs dans cet ordre supérieur, qui reste néanmoins hiérarchiquement inférieur à l’ordre sénatorial191. Ces individus appartenaient souvent à de vieilles familles latines, installées à Rome au milieu de la période républicaine. Le scribe Faberius offre quant à lui un exemple plutôt intéressant de plébéien appartenant à l’un de ces ordres professionnels organisés, qui existent à côté des ordres juridiquement institués, suffisamment riche pour se faire construire une somptueuse demeure qu’il possède en bien propre. Ce cas de figure indique clairement que les riches habitations républicaines exhumées sur la colline ont très bien pu appartenir à des représentants de la plèbe urbaine telle qu’elle se définit à la fin de la République. Les sources littéraires, et plus particulièrement le récit des Bacchanales suggèrent également, avec le cas de Sulpicia, l’emprise de familles aristocratiques sur l’Aventin dès le début du II^e s. av. J.-C., auxquelles on peut également rattacher ce type d’habitat fastueux. La présence de telles familles sur la colline est attestée par d’autres sources et mérite d’être précisée.

2.2.3 Les familles aristocratiques implantées sur l’Aventin 

98Plusieurs études récentes conduites sur les demeures des élites aristocratiques dans d’autres quartiers de Rome192 ont démontré qu’il était possible d’appréhender leur répartition avec une relative précision, par le recoupement de l’ensemble des sources disponibles. Comme l’ont précisé J.-P. Guilhembet et M. Royo193, l’enquête peut être réalisée par le biais des sources littéraires, bien que les notices soient souvent dispersées et très allusives. Il est également possible de s’appuyer sur la documentation épigraphique (inscriptions honorifiques, épitaphes, tuyaux de plomb, etc.). L’ensemble de ces documents peut éventuellement apporter de nouveaux éclairages aux données archéologiques. Il semble en tous les cas plus aisé de partir de ce type de documents pour connaître l’emprise des familles aristocratiques dans les différents quartiers de Rome, plutôt que de se baser sur les vestiges d’habitation, souvent trop fragmentaires pour être attribués avec certitude à telle ou telle catégorie socio-juridique de la population romaine. Le cas de l’Aventin confirme ce constat.

99Il est ainsi possible d’établir à partir de ces sources que des familles de la nobilitas romaine, appartenant pour certaines au patriciat, se sont installées sur la colline de l’Aventin entre la fin de la République et le début de l’Empire, même si les éléments disponibles restent en partie difficiles d’interprétation.

100Ainsi, le célèbre juriste C. Cassius Longinus (PIR² C 501), consul sous Tibère et gouverneur de Syrie sous Claude, possédait une demeure sur la colline, dont la localisation précise reste débattue. Pline le Jeune (epist., 7, 24, 8-9) rapporte qu’elle fut acquise par Ummidia Quadratilla (PIR² U 913), qui la transmit par testament à son petit-fils, C. Ummidius Quadratus (PIR² U 907), consul suffect en 118 apr. J.‑C. Ce personnage était l’époux d’Annia Cornificia Faustina, sœur cadette de Marc Aurèle, dont le nom apparaît sur un tuyau de plomb exhumé dans la Regio XII. Bien que l’on ne connaisse pas avec précision son lieu de découverte, R. Lanciani a proposé de localiser ce tuyau d’adduction, ainsi que la demeure de Cornificia à laquelle il était rattaché, sur le petit Aventin, non loin de la domus Cilonis194. Supposant que la demeure de Cornificia fut aussi celle de son époux, C. Ummidius, A. Merlin proposait de situer la demeure de C. Cassius Longinus à ce même emplacement195. L’hypothèse est donc plausible, mais elle repose sur une série de conjectures invérifiables à partir des connaissances actuelles.

101A. Merlin196 avait également supposé qu’à l’époque d’Auguste, Asinius Pollion (PIR² A 1241) disposait d’une maison de plaisance sur le Petit Aventin, à l’emplacement des futurs thermes de Caracalla. Frontin (Aq., 1, 21) précise en effet que les jardins d’Asinius étaient situés in regionem viae Novae, renvoyant sans doute à la voie qui permettait de desservir les thermes de Caracalla. Par ailleurs, A. Merlin pensait que le groupe du taureau Farnèse découvert dans ces mêmes thermes était l’original grec qui avait appartenu à Asinius Pollio (Plin., nat., 35, 5, 10). Toutefois, il a été démontré depuis que ce groupe sculpté est en réalité une copie du III^e s. apr. J.-C., qui avait été spécialement réalisée au moment de la construction des thermes de Caracalla197. En outre, comme l’a noté L. Richardson198, il est peu probable que la via Nova évoquée par Frontin renvoie, au début du II^e s. apr. J.-C., à une route qui ne fut aménagée qu’au début du III^e siècle pour accéder aux thermes en question. Cependant, rien n’interdit de situer cet odonyme dans les environs, près du point d’arrivée du Specus Octavianus construit par Auguste, comme le suggère Frontin199. La localisation de ces jardins sur l’Aventin reste donc plausible.

102Enfin, il est généralement proposé de placer les horti Serviliani, probablement propriété de M. Servilius Nonianus (PIR² S 420), consul en 35 apr. J.-C., dans la partie méridionale de l’Aventin200. Mais comme le relève L. Richardson201, cette hypothèse ne repose sur aucun élément probant.

103Ces témoignages attestant l’emprise de familles aristocratiques sur l’Aventin concernent surtout le début du Principat. Aux derniers siècles de la République, l’emprise d’une seule famille aristocratique, de rang patricien, est attestée de manière suffisamment fiable sur l’Aventin, celle des Sulpicii Galbae.

2.2.4 L’emprise des Sulpicii Galbae

104La gens Sulpicia est unanimement considérée comme l’une des plus anciennes familles de rang patricien à Rome. Elle est identifiée comme telle par F. Münzer202, R. E. A. Palmer203 et P.-Ch. Ranouil204. Or, selon une hypothèse suggérée par E. Badian205, reprise et développée par E. Rodríguez-Almeida206, puis R. Étienne207, la branche des Sulpicii Galbae aurait possédé, dès le II^e siècle av. J.‑C., des praedia qui se seraient étendus de la plaine de l’Emporium jusqu’aux premières pentes méridionales du Grand Aventin, et se seraient présentés, dans ce secteur de la colline, sous la forme d’horti. Une telle attribution se base sur le recoupement de documents littéraires avec des données d’archéologie et de topographie acquises entre la fin du XIX^e siècle et le début du XX^e siècle. Or, chacun de ces éléments pose un certain nombre de difficultés d’interprétation. Il a donc paru nécessaire de reprendre l’ensemble des éléments du dossier pour tenter de préciser la localisation de ces domaines.

2.2.4.1 L’attribution à cette famille de jardins situés sur les pentes méridionales de l’Aventin

105L’hypothèse repose en premier lieu sur un passage de Cicéron (Ac., 2, 51), dans lequel on apprend que Ser. Sulpicius Galba, préteur en 187 av. J.-C. (RE Sulpicius 57, IV A, 1, 759), était le voisin du poète Q. Ennius, et que les deux hommes aimaient à se promener ensemble dans des jardins. Comme cela a été évoqué plus haut208, on sait que le poète vivait sur l’Aventin d’après un fragment de Suétone transmis par saint Jérôme (Suet., frg. p. 24 – Reifferscheid ; Hier., Chron. a. Abr., 1777 – Helm³). On sait par ailleurs que la famille de ce Ser. Sulpicius Galba possédait des terrains aménagés au pied des pentes sud-ouest de l’Aventin. Sur ces terrains furent en effet construits des horrea, dont les vestiges furent identifiés dès 1886 par Giuseppe Gatti209. Leur dénomination « horrea Galbae ou Galbana » est liée au nom de l’empereur Galba qui les fit sans doute passer au domaine impérial en 68 apr. J.-C.210 Mais il a été rapidement observé que leur construction remontait à la fin de l’époque républicaine, d’après l’analyse des structures subsistantes du complexe et leur lien topographique avec une sépulture d’un membre de la gens, construite également sur les terrains que possédait cette famille dans la zone de l’Emporium vers la fin du II^e s. av. J.-C.211 (voir pl. VI). Ces observations ont ainsi permis d’identifier les horrea Galbana avec les horrea Sulpicia mentionnés dans une scholie d’Horace (Porph., ad Hor. carm., 4, 12, 17)212. En 1934, Guglielmo Gatti fit le rapprochement entre les vestiges archéologiques des horrea Sulpicia / Galbana et plusieurs fragments des plaques 23 et 24 de la Forma Urbis Marmorea (FUM), complétés par un dessin d’une partie de la plaque 24 effectué à la Renaissance et conservé dans le Codex Vaticanus Latinus 3439 (voir annexes, doc. 5). Il identifia ainsi l’édifice à trois cours représenté sur les fragments de la FUM, avec ces horrea.

106À partir du texte de Cicéron évoquant les promenades érudites de Q. Ennius et Ser. Sulpicius Galba dans des jardins, E. Badian213 suggéra plus tard que les terrains sur lesquels furent construits ces horrea étaient en réalité bien plus vastes, et qu’ils devaient s’étendre jusqu’aux pentes méridionales de l’Aventin, où cette prestigieuse famille se serait fait aménager de somptueux jardins, non loin de la demeure d’Ennius. L’hypothèse a été suivie par E. Rodríguez-Almeida214, dont les travaux sur la FUM ont permis de restituer l’ampleur des praedia Galbana sur lesquels furent construits les horrea passés plus tard au domaine impérial (voir pl. VI). Cette thèse a été enfin reprise et développée R. Étienne, qui s’est intéressé à la stratégie économique de cette famille dans la zone de l’Emporium215.

107Le recoupement de ces différents éléments a donc permis de supposer que les Sulpicii Galbae possédaient des horti sur les pentes méridionales du Grand Aventin dès le début du II^e s. av. J.-C. (annexes pl. VI – hypothèse 1). Cette hypothèse, particulièrement intéressante, présente cependant un certain nombre de difficultés.

108En premier lieu, une telle interprétation oblige à admettre l’existence de grands horti à Rome dès le début du II^e s. av. J.-C. Or d’après les travaux de P. Grimal216, les premiers jardins de plaisance romains attestés par les sources littéraires, furent ceux de Scipion Émilien (Cic., Lael., 7, 25) ou encore de Decimus Junius Brutus (Cic., Lael., 1, 7), qui aménagèrent de tels espaces aux alentours de 129 av. J.-C. Cependant, F. Coarelli217 a récemment proposé de placer plus tôt l’apparition des jardins de Scipion. En effet, nous savons par Cicéron (nat. deor., 2. 11, 8) que T. Sempronius Gracchus (RE Sempronius 53, II A, 1403-1409), alors consul, avait dressé sa tente augurale dans les jardins de Scipion situés en dehors du pomerium, pour la prise des auspices avant une élection comitiale. D’après F. Coarelli, on peut ainsi déduire que ces jardins existaient déjà en 163 av. J.-C., et il est possible d’en attribuer la création à P. Cornelius Scipion Africanus (RE Cornelius 336, IV, 1, 1462-1470), et non à Scipion Émilien (RE Cornelius 335, IV, 1, 1439-1462) qui aurait été alors trop jeune, puisque né en 185 av. J.-C. Il semble donc possible d’admettre une chronologie plus haute pour l’apparition des premiers jardins de plaisance à Rome, et donc l’existence de tels jardins sur les pentes méridionales du Grand Aventin.

109Toutefois, le texte de Cicéron (Ac., 2, 51) ne permet pas d’attribuer avec certitude à Ser. Sulpicius Galba (RE Sulpicius 57), les jardins dans lesquels il se promenait avec Ennius, contrairement à ce qui a été affirmé218. Il suffit de considérer le texte latin et les différentes traductions qui en ont été proposées :

Num censes Ennium, cum in hortis cum Ser. Galba vicino suo ambulavisset, dixisse ’visus sum mihi cum Galba ambulare?219

– Penses-tu vraiment qu’après une promenade dans ses jardins avec son voisin Servius Galba, Ennius ait dit : « Il m’apparut que je me promenais avec Galba » ?
Traduction de J. Kany-Turpin, Paris : GF Flammarion, 2010.
– Do you fancy that when Ennius had been walking in his grounds with his neighbour Servius Galba he used to say, “Methought I was walking with Galba”?
Traduction de M.A.H. Rackham, Cicero. De natura deorum. Academica, London-Cambridge : the Loeb classical library, 1961.
– Forse che credi che Ennio, dopo avere passeggiato in giardino con il suo vicino Servilio Galba, avrebbe detto : “M’e’ sembrato di passeggiare con Galba ?”
Traduction de U. Carlotti, Classici latini e greci tradotti. M. Tullio Cicerone. Locullo. Mario Bulzoni (editore), Roma : Libreria “ricerche”, 1964.
– Oder meinst du, Ennius hätte nach einem Spaziergang im Garten - zusammen mit seinem Nachbarn Ser. Galba - gesagt : « Mir schien, ich ginge mit Galba spazieren ? »

Traduction de C. Schäublin, A. Graeser, A. Bächli, Marcus Tullius Cicero, Akademische Abhandlungen Lucullus, Hamburg : Meiner, 1995.

110On peut observer que les traductions française, italienne et anglaise attribuent les jardins dont il est question à Ennius, en faisant apparaître le possessif dans la traduction de l’expression latine in hortis. Pourtant, il ne semble pas exister d’édition du texte latin dans laquelle un possessif aurait été explicitement rapporté à hortis, et l’existence possible d’une telle leçon n’est mentionnée dans aucun apparat critique. Les traducteurs semblent donc avoir considéré qu’il s’agissait ici d’un possessif sous-entendu, pratique bien connue de la langue latine qui fait l’économie du possessif lorsque l’identité du possesseur paraît évidente. En l’occurrence, les traducteurs ont supposé qu’il s’agissait d’Ennius, auquel se rapporte par ailleurs le seul possessif exprimé dans la proposition cum Ser(vio) Galba, vicino suo. Si les jardins avaient été la propriété d’un autre, l’auteur aurait certainement trouvé une tournure permettant de le spécifier.

111Une telle lecture, qui attribue des jardins au poète Q. Ennius, semble donc plus cohérente d’un point de vue grammatical. Toutefois, elle pose problème en termes de représentation sociale. La plupart des chercheurs qui se sont intéressés à ce passage de Cicéron ont généralement considéré que l’auteur renvoie ici à des jardins de plaisance. Différents éléments vont effectivement dans ce sens. Pline l’Ancien (nat, 19, 49-52) indique qu’en son temps, « sous le nom de jardins (horturum), on possède dans Rome même des lieux de plaisance, des campagnes et des villas »220. Il précise aussi que cet usage est apparu au III^e s. av. J.-C. à Athènes avec les jardins d’Épicure, tandis que dans le monde romain, le jardin (horto) demeurait encore le champ du pauvre221. La diffusion à Rome de ce modèle hellénistique du jardin de plaisance, que l’on peut situer dans la première moitié du II^e s. av. J.-C., ne fut donc pas accompagnée d’un changement terminologique, ainsi que l’a souligné P. Grimal : « les Romains restèrent fidèles au vieux mot d’hortus, se bornant à l’employer au pluriel pour désigner les nouveaux parcs »222. Or dans la version latine du passage de Cicéron, c’est bien sous la forme d’un ablatif pluriel « in hortis », que les jardins sont mentionnés. Le texte de Cicéron pourrait donc bien renvoyer à des jardins de plaisance. Mais comment attribuer dès lors ces luxuriants jardins, à un personnage dont Suétone vante la frugalité ?223

112Il faut en réalité nuancer les remarques de P. Grimal. Comme l’a rappelé A. Wallace-Hadrill224, il y eut bien une rupture dans la conception du jardin à Rome, qui a conduit à la transformation du simple terrain horticole en jardins de plaisance et palais, ainsi que Pline le précise (nat., 19, 49-52). Pour autant, cela ne signifie pas que tous les possesseurs d’horti connus à la fin de la République possédaient de tels jardins. A. Wallace-Hadrill cite à titre d’exemple la dizaine de terrains prospectée par Cicéron dans sa recherche d’un emplacement pour le sanctuaire de sa fille Tullia : les horti Cassiani, Clodiae, Cottae, Crassipedis, Cusinii, Damasippi, Drusi, Lamiani, Scapulani, Silinai, et Trebonii (Att., 12, passim). Selon l’archéologue anglais, tous les propriétaires de ces horti n’étaient pas représentatifs de la haute société de l’époque, et la plupart des jardins mentionnés ne correspondaient à rien de plus qu’à de modestes terrains horticoles. Ainsi, malgré la diffusion du modèle hellénistique du jardin de plaisance, de modestes horti subsistaient encore à Rome au I^er s. av. J.-C. On peut imaginer que la situation était identique un siècle plus tôt, lorsque cette transformation commençait tout juste à s’opérer. En tel cas, si l’on veut attribuer à Ennius les jardins évoqués par Cicéron dans les Academica (2, 51), on peut supposer qu’il s’agissait de modestes espaces horticoles, l’usage du pluriel ne suffisant pas à affirmer qu’il s’agissait de somptueux jardins de plaisance.

113Mais cette hypothèse se heurte à un dernier obstacle. Cicéron emploie en effet le verbe ambulare pour désigner le cheminement des deux hommes dans les jardins en question. À partir du Thesaurus Linguae Latinae, on peut supposer que le terme est employé ici dans une acception large, comme synonyme de spatiari, circumire, vagari, deambulare, ou obambulare. On trouve ce verbe également employée chez d’autres auteurs, souvent pour désigner les mouvements de personnes dans un espace public ouvert. On trouve ainsi le verbe ambulare employé chez Plaute pour décrire le mouvement de deux personnages en attente devant l’entrée d’une domus (Men., 276 : Prius iam convivae / ambulant ante ostium), ou bien vaquant à leurs occupations dans un port (Merc., 97 : sed dum in portu illi ambulo). Varron emploie également ambulare pour évoquer les mouvements de personnes dans des espaces publics situés devant des boutiques (Men., 535-536 : non vides in publico ante tabernas, qua populus ambulando proinde ut in arato porcas reddit). L’antiquaire l’emploie aussi à propos d’espaces spécifiques, qui peuvent appartenir à des domaines privés et qui apparaissent comme des lieux propices à la promenade, tel le xystus, partie du gymnase grec où l’on se promenait à couvert, (Men., 535-536 : non vides in magnis peristyliis, qui cryptas domi non habent, sabulum iacere a pariete, aut in xystis, ubi ambulare possint ?) Mais c’est principalement chez Cicéron que l’on trouve le verbe ambulare associé à ce type d’espaces. Ils apparaissent chez l’auteur comme des lieux propices à la discussion et à la méditation225. Bien que l’on ignore quelles auraient pu être les dimensions d’un modeste espace horticole appartenant à Q. Ennius, l’emploi du verbe ambulare paraît donc impropre à ce type de jardins, en particulier si l’on considère l’emploi qu’en fait généralement Cicéron.

114Il y a donc une contradiction entre le champ lexical employé par Cicéron pour désigner les jardins dans lesquels se promenaient Ennius et Ser. Sulpicius Galba, qui laisse supposer qu’ils correspondaient aux fastueux jardins d’apparat que l’aristocratie romaine commençait alors à déployer à Rome, et la structure syntaxique de ce passage qui invite à les attribuer au modeste Ennius. Du reste, la mention de jardins de plaisance à Rome dans le contexte du II^e s. av. J.-C. paraît malgré tout anachronique. Même en admettant que de tels jardins commencèrent à se déployer à cette période à Rome, nous n’avons aucune idée précise de leur aspect, et rien ne permet de supposer qu’ils fussent déjà comparables aux résidences paysagères que Cicéron pouvait observer en son temps, tout autour de la Ville226.

115Il faut donc rester prudent dans l’interprétation de ce passage des Academica cicéroniennes. Une solution aux contradictions et anachronismes contenus dans ce passage pourrait résider dans la fonction plus vraisemblablement symbolique que Cicéron leur attribue dans ce texte. Le passage de Pline (nat., 19, 49-52) évoque la relation entre les jardins, tels qu’ils se déploient d’abord dans le monde grec, et les Écoles philosophiques. Cet aspect de la culture grecque est bien connu, avec les « parcs d’enseignement » liés à chaque école de pensée, du Lycée aux jardins d’Épicure227. Cicéron, qui n’ignorait pas cette tradition, en a souvent fait le cadre privilégié de ses dialogues philosophiques et rhétoriques228. Les Academica appartiennent à cette catégorie d’ouvrages. Ils se présentent sous la forme d’un dialogue opposant différents courants philosophiques autour de la question fondamentale de la connaissance : le stoïcisme, l’Ancienne Académie, la Nouvelle Académie et les innovations de Philon de Larissa229. Les Academica traitent également des questions fondamentales de l’éthique et de la physique. Dans cette perspective, on peut envisager que l’emploi du mot hortus chez Cicéron puisse être associé avant tout à la notion symbolique de lieu de médiation et d’étude, mais aussi de rencontre et de dialogue philosophique. C. Lévy230 a également souligné la place importante que le cadre privilégié des jardins tient dans le Lucullus231. Plus qu’un cadre impersonnel, les jardins ont donc un rôle « intellectuel » et stimulent la pensée. Plus que la mention d’une propriété effective, l’évocation de jardins dans ce passage de Cicéron (Ac., 2, 51) a vraisemblablement pour finalité d’offrir un cadre propice aux dialogues qui structurent la réflexion des Academica.

116Enfin, un dernier point conduit à mettre en cause l’existence de jardins de plaisance sur les pentes sud-ouest du Grand Aventin. Il s’agit de l’inadéquation entre de tels aménagements et les caractéristiques morphologiques et fonctionnelles de la colline dans ce secteur. En son temps, A. Merlin indiquait à propos de la morphologie du site : « Au lieu que sur ses autres faces, il offre des pentes assez douces, vers l’ouest et le sud-ouest, surtout vis-à-vis du Janicule, [l’Aventin] se présente comme une falaise escarpée et inhospitalière, comme une barrière infranchissable »232. Les témoignages des Anciens semblent indiquer que cette physionomie abrupte du Grand Aventin vers le sud était déjà bien marquée dans l’Antiquité233.

117Le profil particulier de la colline dans ce secteur fut certainement exploité à des fins militaires, comme cela a été montré plus haut234. Le passage de Tite-Live (26, 10, 5) évoquant la présence sur la colline de mille deux cents transfuges numides devant assurer la défense des remparts sud de la cité contre les troupes d’Hannibal en 211 av. J.-C., concerne manifestement cette partie de l’Aventin235. Ainsi, une bonne vingtaine d’années avant l’aménagement supposé de jardins par les Sulpicii Galbae, les pentes ouest et sud-ouest du Grand l’Aventin présentaient encore une fonction stratégique non négligeable. Certes, des modifications du système de défense furent engagées après la deuxième guerre punique dans la partie occidentale de la colline, et la muraille perdit rapidement sa fonction stratégique dans ce secteur, comme le confirment les structures résidentielles adossées à la muraille « servienne » découvertes par les archéologues sous le Parc Savello et l’église S. Sabina236. Mais les premiers témoignages matériels d’implantation de demeures somptueuses pouvant inclure des jardins de plaisance dans la partie sud-ouest de la colline ne sont pas antérieurs au I^er s. av. J.-C.237 À la rigueur, on peut supposer que Cicéron s’est inspiré, au moment de la rédaction des Academica, des premiers aménagements qui commençaient à apparaître dans cette partie de la colline en son temps.

2.2.4.2 Autres hypothèses de localisation pour les propriétés urbaines des Sulpicii Galbae

118Après un examen attentif, l’attribution de jardins à l’un des protagonistes des Academica de Cicéron dans la partie sud-ouest du Grand Aventin, au début du II^e s. av. J.-C., parait peu vraisemblable. Cependant, le passage de Cicéron (Ac., 2, 51) suggérant le voisinage de Q. Ennius et de Ser. Sulpicius Galba autorise à explorer d’autres pistes pour la localisation des propriétés urbaines des Sulpicii Galbae. Dans la mesure où il est très probable qu’Ennius vivait sur l’Aventin (Suet., frg. p. 24 – Reifferscheid ; Hier., Chron. a. Abr., 1777 – Helm³), et que les données archéologiques relatives aux possessions des Sulpicii Galbae dans la zone de l’Emporium confortent l’idée que cette famille était propriétaire de vastes terrains qui pouvaient s’étendre ailleurs dans la ville, on ne peut exclure totalement qu’une partie de ces propriétés urbaines – qu’elles fussent aménagées ou non en jardins de plaisance – pouvaient se situer ailleurs sur l’Aventin. Reste dès lors à préciser dans quel secteur.

119On pourrait tout d’abord suggérer un positionnement à son extrémité sud-est, à hauteur de l’inscription mentionnant les praedia Galbana, suivant la restitution du domaine proposée par E. Rodríguez-Almeida sur la FUM (voir pl. VI – hypothèse 2). Ce dernier a en effet positionné l’épigraphe mentionnant les praedia le long de l’actuelle via Galvani et, au-delà de l’actuelle via Marmorata (via Ostiensis), le long du viale Gelsomini, les faisant ainsi déborder sur le secteur de l’Aventin238. Cependant, la restitution du domaine des Sulpicii Galbae suggérée par E. Rodríguez-Almeida d’après la FUM reste très discutée. L’édifice à trois cours accolées, situé dans la plaine subaventine, est présenté par ce dernier comme un ergastule ayant servi de logement pour les esclaves employés dans les entrepôts voisins. Or, C. Virlouvet a contesté cette identification et proposé une autre attribution fonctionnelle du monument qui pourrait avoir des conséquences sur l’ensemble de l’organisation du domaine239. Quoi qu’il en soit, la restitution proposée par E. Rodríguez-Almeida n’est de toute façon valable avec certitude qu’à partir de la période antonine. En effet, la restitution du domaine d’après la FUM présente deux espaces bien distincts : les horrea d’une part, les praedia d’autre part. Une telle organisation se base sur des documents du II^e siècle apr. J.-C., en particulier sur une inscription mentionnant le collège funéraire des vilici praedia Galbanorum (CIL VI 30983 = ILS 3840), découverte in situ dans la schola du collège, sur l’actuelle via Galvani (voir pl. VI). Il s’agit du seul document attestant l’existence des praedia240, à partir duquel on a ainsi pu déduire que les possessions dite Galbae de la plaine subaventine formaient une propriété divisée en deux espaces distincts : horrea et praedia. Aucun document antérieur ne permet d’affirmer que les propriétés urbaines des Sulpicii Galbae étaient aussi étendues ou organisées de façon similaire déjà quatre siècles plus tôt. Pendant la période républicaine, d’autres familles possédaient dans la plaine subaventine des terrains dont l’extension reste mal connue, à proximité immédiate des propriétés des Sulpicii Galbae (annexes pl. VI). On pense notamment aux horrea Lolliana, probablement édifiés au milieu du I^er s. av. J.-C. sur la volonté du Pincentin M. Lollius Palicanus (RE Lollius 21, XIII, 2, 1391), célèbre partisan de Pompée241. Également aux horrea Seiana, dont l’instigateur reste difficile à identifier mais que l’on peut rapprocher avec les membres de la gens Seia qui se sont fait un nom, tels M. Seius, édile curule en 74 av. J.-C. (RE Seius 3, II A, 1, 1121), dont les distributions de blé et d’huile à prix réduits sont mentionnées par les textes (Cic., off., 2, 17, 58 ; Plin., nat., 15, 1)242. Il faut signaler aussi le mausolée en forme de pyramide construit entre 18 et 12 av. J.-C. pour accueillir la dépouille de C. Cestius, le préteur de 44 av. J.-C. (RE Cestius 7, III, 2, 2005), issu d’une famille plébéienne. De nombreux domaines privés coexistaient donc dans ce secteur avant que certaines de ces propriétés ne passent au domaine impérial sous Claude, Tibère et Galba. Ces transferts ne furent sans doute pas dénués de conséquences sur l’organisation de la plaine subaventine. Le quartier a donc connu d’importantes transformations, en même temps que des remaniements fonciers entre le II^e s. av. J-C. et le II^e s. apr. J.-C. L’ensemble de ces éléments conduit par conséquent à écarter la localisation de jardins ayant appartenu aux Sulpicii Galbae dans la plaine subaventine d’après les éléments de la FUM.

120On peut en revanche suggérer une autre localisation, essentiellement basée sur l’étude des sources littéraires confrontées aux nouveaux éléments de topographie mis à disposition par la recherche archéologique récemment conduite sur l’Aventin. L’enquête nécessite au préalable une analyse des termes employés par Cicéron (Ac., 2, 51), en particulier celui de vicinus. Il faut notamment s’interroger sur la notion spatiale à laquelle ce terme pourrait renvoyer243. Une recherche lexicale montre que le mot vicinus apparaît le plus fréquemment dans des textes de nature juridique, sans que l’on puisse préciser davantage l’acception territoriale liée à cette notion de voisinage. On ne peut donc guère en tirer des précisions sur la proximité suggérée par Cicéron entre les domaines de Ser. Sulpicius Galba et la demeure de Q. Ennius. L’indication topographique la plus fiable s’appuie plutôt sur la localisation de la demeure du poète Q. Ennius (annexes pl. VI), désigné comme le vicinus des Sulpicii Galbae par Cicéron. Celle-ci était vraisemblablement située dans la partie septentrionale de l’Aventin, non loin de la porta Capena244. Sur la base de ces éléments et d’une stricte lecture des sources, la solution la plus économique mais également la plus prudente serait donc de placer les propriétés urbaines des Sulpicii Galbae dans la partie septentrionale de la colline, à proximité de la porta Capena (annexes pl. VI – hypothèse 3). L’hypothèse est étayée par l’existence dans cette zone, d’un vicus Sulpicius. Les sources très diverses dans lesquelles est mentionné cet oronyme peuvent être mises en correspondance245. Sa première attestation date ainsi du I^er s. av. J.-C., où il figure dans une inscription provenant d’un autel républicain mentionnant les magistri de duobus pageis et vicei Sulpicei (CIL I², 1002 = VI, 2221 = ILS 6078 = ILLRP 702). On le trouve ensuite mentionné sur la Base Capitoline (CIL VI, 975) qui distingue, parmi les vici de la Regio I, les deux tronçons ulterior et citerior du vicus Sulpicius. Enfin, l’Histoire Auguste mentionne, parmi les restaurations de l’empereur Héliogabale (Heliog., 17, 8), le lavacrum du vicus Sulpicius, faisant très vraisemblablement référence aux thermes de Caracalla. Ces différents éléments ont donc permis de localiser le vicus Sulpicius à proximité des thermes de Caracalla, à la frontière entre la Regio I, où est placé le vicus, et la Regio XII à laquelle appartient l’édifice thermal. C. Lega246 avait déjà proposé de mettre ce vicus en rapport avec Ser. Sulpicius Galba, consul en 144 (RE Sulpicius 58, IV A, 1, 759-767).

121On peut dès lors esquisser quelques hypothèses sur les raisons pour lesquelles cet oronyme fut fondé sur le patronyme des Sulpicii Galbae. Il faut revenir pour cela sur la question de la correspondance entre le vicus, défini par Festus (p. 502 et 508 L) comme entité urbaine, et le vicus comme unité administrativo-religieuse. M. Tarpin a soutenu la vraisemblance d’une telle correspondance, déjà établie par J.‑M. Flambard247. Par ailleurs, toujours selon M. Tarpin, les vici pourraient également avoir servi de cadre administratif et territorial pour la célébration de cultes en l’honneur de certains magistrats248. Ainsi, un culte dédié au préteur Marius Gratidianus avait été célébré en 86 av. J.-C. dans le cadre des vici, avant d’être supplanté par celui de Sylla, après que ce dernier eut renversé les statues de Gratidianus (CIL VI, 1297 ; I² 721 ; ILS 872 ; ILLRP 352). En admettant cette hypothèse, on serait tenté de supposer l’existence d’une forme de célébration semblable en l’honneur de l’un des membres de la famille des Sulpicii Galbae, expliquant l’apparition d’un vicus Sulpicius sur l’Aventin. Un tel honneur pourrait trouver une explication dans le rôle joué par Sulpicia (RE Sulpicia 108, IV A, 1, 878) dans le dénouement de l’affaire des Bacchanales, si l’on admet qu’elle fût bien liée à cette branche de la gens Sulpicia249.

122Certes, la distance entre les propriétés urbaines des Sulpicii Galbae et la zone des horrea Galbana induite par une telle localisation suppose à priori d’attribuer à cette famille des domaines exceptionnellement vastes, qui s’étendaient en outre intra et extra muros. Une situation qui n’aurait pas été sans conséquences sur le statut du sol et l’organisation de la propriété. Cependant, l’organisation de ces propriétés urbaines n’implique pas nécessairement une continuité spatiale. Dans une étude consacrée aux configurations de la propriété terrienne dans l’Empire romain, R.P. Duncan-Jones250 avait constaté qu’il n’était pas rare que les biens fonciers détenus par un privé fussent dispersés plutôt que constitués d’un seul tenant. Si ses observations portent principalement sur la propriété rurale, elles semblent tout aussi valables pour la propriété urbaine. Il suffit de considérer la répartition des propriétés urbaines détenues par Cicéron ou Atticus, telle qu’elle apparaît dans une étude proposée par P. Garnsey sur les revenus générés par les biens fonciers et mobiliers en milieu urbain251. Les terrains des Sulpicii Galbae dans la plaine subaventine pourraient donc avoir été distincts des domaines situés sur l’Aventin, et furent probablement acquis indépendamment de ceux-ci, au plus tard vers le milieu du II^e siècle av. J.‑C. Ils furent destinés à un usage funéraire mais également assez vite, et peut-être en même temps, à l’aménagement d’entrepôts252. Hormis l’usage de ces domaines dans un but essentiellement économique, on trouve un parallèle intéressant avec l’organisation quasi contemporaine des propriétés urbaines des Scipions. Nous savons qu’entre 163 av. J.-C.253 et 129 av. J.-C.254, cette famille possédait des horti dans le secteur du Quirinal (Cic., nat. deor., 2, 11), tandis qu’elle disposait de propriétés destinées à un usage funéraire le long de la via Appia depuis le début du III^e s. av. J.-C., au moins255. Dans le cas des Scipions, comme celui des Sulpicii, les sépultures256 étaient situées en dehors du pomerium, le long de deux grandes voies d’accès à la cité. Notons par ailleurs que l’usage funéraire des terrains situés dans le secteur du Testaccio demeura concomitant avec le développement des infrastructures publiques et privées liées aux activités de l’Emporium, comme l’atteste la construction du mausolée de Caius Cestius à l’extrême fin du I^er s. av. J.-C.

123La localisation de propriétés urbaines ayant appartenus aux Sulpicii Galbae dans la partie septentrionale de l’Aventin semble donc vraisemblable. En outre, cette enquête met en relief un certain nombre d’éléments relatifs à l’organisation du tissu urbain de la colline à la fin de République, et confirme qu’une famille patricienne a effectivement eu une emprise majeure sur l’Aventin dès le II^e s. av. J.-C. Dès lors, il paraît important de s’interroger sur le rôle et l’influence de cette famille à Rome, à travers l’étude de ses activités politiques et économiques dans la plaine de l’Emporium qui s’étendait au sud de l’Aventin. Une étude sur le rôle économique de cette gens, ainsi que sur l’articulation topographique et fonctionnelle entre l’Aventin et la plaine du Testaccio, devrait ainsi permettre d’étoffer les connaissances sur l’histoire sociale mais aussi économique de la colline.

2.2.4.3 Stratégie économique et politique des Sulpicii Galbae dans la plaine de l’Emporium

2.2.4.3.1 Les caractéristiques topographiques et fonctionnelles de cette zone à la fin de la République

124Afin de mieux saisir dans quel cadre s’intègrent les entrepôts des Sulpicii Galbae, il est nécessaire de rappeler brièvement le rôle fondamental du quartier de l’Emporium dans l’économie romaine à partir du II^e s. av. J.-C. Au cours de cette période, une profonde mutation des structures économiques et sociales de la cité, induite par la victoire de la deuxième guerre punique et l’expansion méditerranéenne de l’Empire romain, entraîna une réorganisation considérable du principal site portuaire de Rome257. De nombreux facteurs (accroissement rapide du commerce maritime, expansion de la cité, croissance démographique de la population de Rome essentiellement liée à des phénomènes migratoires) obligèrent à augmenter considérablement les infrastructures adaptées au débarquement et à l’embarquement des marchands et de leurs produits. La classe dirigeante de l’époque parvint à répondre à cette nécessité en entreprenant une importante série de travaux publics, principalement dans la plaine qui s’étendait au sud de l’Aventin, alors libre d’immeubles (pl. VI). À ces travaux sont liés les noms de quelques-unes des plus grandes familles aristocratiques romaines de cette période.

125En 193 av. J.-C., les censeurs L. Aemilius Lepidus et L. Aemilius Paullus construisirent la porticus Aemilia, au-delà de la porta Trigemina, à environ 90 m du fleuve, ainsi que le nouveau port le long du Tibre (Emporium)258. Tite-Live (35, 10, 11-12) mentionne ces travaux et précise qu’ils furent financés avec l’argent des amendes prescrites pour sanctionner les empiétements illicites sur l’ager publicus destiné à la mise en culture ou à la conduite du bétail. Ces constructions étaient indispensables pour répondre aux nouveaux besoins de la cité. Elles avaient été aussi rendues nécessaires par une série de désastres qui avaient frappé la zone de l’ancien portus Tiberinus : Tite-Live mentionne deux inondations survenues en 202 et en 193 av. J.-C. (Liv., 30, 38, 10-12 ; 35, 21, 5), ainsi qu’un incendie en 213 (Liv., 24, 47, 15-16). À cela, il faut encore ajouter les travaux de rénovation de l’enceinte (Liv., 25, 7, 5), qui devaient avoir limité la fonctionnalité du vieux port traditionnel259.

126Entre 193 et 179 av. J.-C., une série d’installations, dont les différentes phases de construction sont mentionnées par Tite-Live, vint s’ajouter aux premières infrastructures de l’Emporium. L’historien padouan mentionne notamment le portique érigé en 192 av. J.-C. dans le quartier des charpentiers (35, 41, 9-10 : porticus inter lignarios)260, ainsi que d’autres installations aménagées sur le Tibre et le long de ses rives (portiques, boutiques, etc.) en 179 av. J.-C. (40, 51, 6).

127En 174, les censeurs Q. Fulvius Flaccus et A. Postumius Albinus pourvurent au dallage de l’Emporium, le subdivisèrent au moyen de barrières et firent construire des escaliers pour accéder au Tibre (Liv., 41, 27, 8)261. Ils achevèrent également la porticus Aemilia262.

128Au sud de la plaine du Testaccio, entre les actuelles via Galvani, via Nicolas Zabaglia et le viale del Campo Boario, on commença à accumuler, dès le I^er s. av. J.-C., les amphores propriétés d’État ayant servi au transport de l’huile annonaire importée dans le port de Rome263. Cet amoncellement forma progressivement le Monte Testaccio, une colline artificielle entièrement formée de tessons (pl. VI)264.

129Parallèlement à ces constructions publiques, une série d’édifices privés, destinés au stockage des marchandises débarquées dans le port fluvial, fut également édifiée dans la plaine subaventine, entre la fin du II^e siècle et la seconde moitié du I^er s. av. J.-C. : successivement les horrea Sempronia, Galbana, Seiana, Lolliana et Aniciana265. Parmi ces constructions, les horrea Galbana constituèrent l’un des plus anciens, et sans doute le plus important complexe de stockage de Rome. Il semble donc important de s’interroger sur les motifs et les caractéristiques de cette implantation.

2.2.4.3.2 Les « réseaux » économiques des Sulpicii Galbae au début du II^e s. av. J.-C.

130R. Étienne266 a proposé de restituer les éléments conjoncturels qui ont permis aux Sulpicii Galbae d’utiliser progressivement leur propriété urbaine dans une perspective économique. Son analyse était principalement fondée sur une étude prosopographique des membres de cette famille qui auraient été à l’origine de la construction des horrea au début du I^er s. av. J.-C. Le choix a donc été fait ici de reprendre cette approche prosopographique et de l’affiner, en considérant toutes les dimensions de l’émergence des Sulpicii Galbae dans la vie économique mais également politique de la cité.

131R. Étienne a en premier lieu montré comment certains membres de cette famille avaient acquis des moyens financiers importants et comment ils avaient développé des liens de clientèle considérables dans les provinces de la péninsule ibérique. En particulier Ser. Sulpicius Galba, consul en 144 (RE Sulpicius 58, IV A, 1, 759-767) qui avait exercé la préture d’Hispania Ulterior en 151. Malgré les difficultés qu’elle lui causa267, cette charge de préteur lui permit de s’enrichir grâce à une part importante de butin, fortune qu’il entretint probablement, selon R. Étienne268, grâce aux propriétés familiales de Terracine et aux liens que la préture lui avait permis d’établir en Espagne269. En outre, dans le courant de l’année 138, Ser. Sulpicius Galba reprit la défense du personnel d’une société fermière qui avait reçu des censeurs P. Cornélius et L. Mummius, l’exploitation de la poix de la forêt de La Sila (Cic., Brut., 85-89 d’après P. Rutilius Rufus)270. Selon R. Étienne271, ce procès fut sans doute une autre occasion pour ce personnage d’augmenter sa fortune grâce au versement d’honoraires substantiels. Ce sont ces ressources et ces relations qui permirent à ses descendants d’engager la construction d’un des plus importants édifices de stockage à Rome, sur des terres qu’ils possédaient depuis une date non connue dans la plaine de l’Emporium272. Il est proposé ici d’enrichir cette analyse de la stratégie économique développée par les Sulpicii Galbae en la confrontant avec les engagements simultanés des différents membres de cette famille dans la vie politique de Rome, aspects que R. Étienne avait délibérément choisi d’écarter dans son analyse273. Une telle approche est pourtant justifiée tant la carrière publique et la stratégie économique des Sulpicii Galbae paraissent liées. Ainsi, des rivalités politiques apparaissent clairement entre certains membres de la famille des Sulpicii Galbae et certains personnages politiques ayant appartenu au cercle des Scipions, en particulier les Aemilii Paulli, lesquels furent par ailleurs très investis dans les aménagements de la plaine du Testaccio. L’analyse de ces rivalités sur la longue durée doit donc être envisagée dans toute sa complexité. Elle doit tenir compte des évolutions politiques, sociales, économiques et culturelles de la société romaine, mais aussi du jeu des alliances politiques qui a pu atténuer, ou au contraire accentuer certaines de ces rivalités.

2.2.4.3.3 Les rivalités entre la gens Aemilia et les Sulpicii Galbae au début du II^e s. av. J.-C

132Les antagonismes entre les Aemilii Paulli et les Sulpicii Galbae semblent avoir concerné de manière récurrente, non seulement la course aux magistratures, mais surtout un domaine particulièrement sensible au début du II^e siècle av. J.-C. : l’approvisionnement frumentaire de Rome.

133Ainsi, Ser. Sulpicius Galba (RE Sulpicius 57, IV A, 1, 759) se présenta plusieurs fois à la charge consulaire à partir de 185 av. J.-C. Mais il fut chaque fois battu, notamment en 183 et en 182 av. J.-C., au profit de ses deux concurrents patriciens, Q. Fabius Labeo et L. Aemilius Paullus. Selon F. Münzer274, il garda contre ce dernier, une rancœur particulière qu’il transmit à son fils. Dans le domaine de l’approvisionnement, Tite-Live (38, 35, 5) rapporte qu’en 189, pendant sa charge d’édile curule, Ser. Sulpicius Galba fit offrir, avec son collègue P. Claudius Pulcher (RE Claudius 305, III, 2, 2858), « Douze boucliers ciselés [à Jupiter] […] grâce à l’amende infligée à des négociants en grains pour avoir réduit l’approvisionnement »275. Ce passage témoigne du montant particulièrement élevé que pouvaient parfois atteindre ces amendes. On peut supposer toutefois qu’il s’agissait d’une sanction exemplaire, au point que Tite-Live jugea nécessaire de la mentionner276. Ces dispositions intervinrent en effet dans un contexte particulier : on est alors à la veille des Bacchanales et plusieurs éléments semblent indiquer un contexte socio-économique difficile277. Il n’en demeure pas moins qu’elles témoignent également d’une volonté de s’impliquer dans la question cruciale de l’approvisionnement en grains de la part de Servius Sulpicius Galba. Il faut relever par ailleurs que cette mesure intervient quelques années après que L. Aemilius Paullus (RE Aemilius 114, I, 1, 576-580) et M. Aemilius Lepidus (RE Aemilius 68, I, 1, 552-553) aient entrepris, dans le cadre de leur charge édilitaire, la construction de la porticus Aemilia et les premiers aménagements portuaires de l’Emporium (Liv., 35, 10, 11-12). F. Zevi278 a récemment démontré que ce projet édilitaire ne se limitait pas à la ville de Rome. En effet, la construction des premières infrastructures de la plaine du Testaccio se serait inscrite dans le cadre d’un projet plus large visant la création d’un système portuaire de 200 km fondé sur trois escales : Pouzzoles, Ostie et Rome. Le problème de l’insuffisance d’Ostie, port maritime de Rome, pour l’accueil des navires de haute mer est bien connu. Selon F. Zevi, c’est probablement aux alentours du III^e s. av. J.-C. que cette déficience commence véritablement à se manifester279. Au cours de cette période, les navires de guerre et de transport connaissent d’importantes évolutions techniques et typologiques, en particulier dans le monde hellénistique, et rendent ainsi inadaptés de nombreux ports méditerranéens280. Intégré à un projet voté en 197 av. J.-C., visant la déduction de colonies côtières destinées à la défense des territoires romains contre les débarquements ennemis, la fondation de la colonie de Pouzzoles avait donc aussi pour objectif de remédier aux carences des infrastructures portuaires de Rome et aux difficultés commerciales qui en découlaient. Elle devait offrir un avant-port dans lequel on pourrait procéder, dans les meilleures conditions, au transbordement des marchandises entre les grosses unités venues d’outre-mer et les petites unités capables de se livrer à une navigation de cabotage jusqu’au port d’Ostie, avant de remonter le Tibre jusqu’à Rome. Un tel projet aurait été impulsé par le groupe des Scipions, dont l’autorité politique surpassait alors celle de toutes les grandes familles romaines281. Il est donc très probable que l’action des édiles de 193 av. J.-C. ait reçu le soutien direct de cette faction nobiliaire. Ce qui n’enlève rien, comme l’a récemment démontré A. Allely282, au rôle de premier plan joué par la gens Aemilia dans l’aménagement du nouveau port de Rome.

134Après les guerres puniques, les grandes familles romaines s’impliquent donc dans la question de l’approvisionnement de la cité, en premier lieu dans le cadre de leur magistrature. Cet évergétisme ob honorem, selon la classification proposée par P. Veyne283, pouvait avoir de multiples finalités. Les libéralités dispensées pendant leur charge pouvaient notamment rejaillir sur leur autorité personnelle et les avantager considérablement pour gravir les étapes successives du cursus honorum. On ne peut donc ignorer la dimension éminemment politique de la question du ravitaillement de Rome, particulièrement au cours de cette période. Il est très vraisemblable que le programme édilitaire et les stratégies économiques que les Aemilii Paulli et les Sulpicii Galbae développèrent dans la plaine subaventine, outre les enjeux patrimoniaux et économiques qu’ils représentaient, furent largement influencés par les rivalités politiques qui opposaient ces deux familles.

135Mais ce fut vraisemblablement à la génération suivante, suite au règlement de la question de la Macédoine en 167 av. J.-C., que ces rivalités éclatèrent véritablement. Ser. Sulpicius Galba (RE Sulpicius 58, IV A, 1, 759-767), fils homonyme du préteur de 187 (RE Sulpicius 57, IV A, 1, 759), démarra en effet sa carrière comme tribun militaire pendant la guerre contre Persée sous le commandement de L. Aemilius Paullus. Au terme de la campagne, il s’opposa violemment à ce dernier et chercha à empêcher le triomphe qui devait accompagner son retour à Rome en 167 av. J.-C. D’après Tite-Live (45, 35, 9), des motifs personnels alimentaient cette rancœur. L’historien ne donne pas plus de précisions sur les motifs de celle-ci, mais on peut supposer, à la suite de F. Münzer, qu’ils se fondaient en partie sur les rivalités politiques qui avaient opposé le père de Ser. Sulpicius Galba à Aemilius Paullus284. Par son éloquence, Sulpicius Galba serait sans doute parvenu à obtenir l’annulation du triomphe si certains membres éminents de l’aristocratie romaine (Liv., 45, 36, 6-8), notamment M. Servilius Pulex Geminus (Liv., 45, 38-39), et peut-être même Caton285, n’étaient pas intervenus en faveur d’Aemilius Paullus286. Toujours est-il que la verve accusatrice de Sulpicius lui valut de compter parmi les orateurs les plus renommés de son époque (Cic., Brut., 82, 24 ; De orat., 1, 58 ; Rep., 3, 42).

136Une vingtaine d’années plus tard, l’opposition entre les deux familles semble se poursuivre. En témoignent les accointances politiques des différents protagonistes du procès de Ser. Sulpicius Galba (RE Sulpicius 58, IV A, 1, 759-767) évoqué plus haut287 : tandis que ses accusateurs sont représentés par Caton, vieil ami d’Aemilius Paullus, Q. Fulvius Nobilior, fils du consul de 189, opposé à Scipion et Paullus, assure sa défense. Les enjeux politiques autour de l’Hispania Ulterior sont donc également très présents dans les affrontements entre les Sulpicii Galbae et les Aemilii Paulli. La situation politique dans la province constitue l’élément central du procès de Ser. Sulpicius Galba en 149. En outre, lorsque Ser. Sulpicius Galba fut élu au consulat de 144 av. J.-C. avec L. Aurelius Cotta, les deux hommes subirent l’opposition virulente de Scipion Aemilianus dans leurs décisions politiques relatives à la province. Lorsqu’ils exprimèrent le souhait que le commandement suprême de la campagne contre Viriathe fut accordé par le Sénat à l’un d’eux, Scipion Aemilianus s’interposa, accusant Sulpicius d’être déjà responsable, par les exactions qu’il avait perpétrées pendant sa préture, de la haine que le chef lusitanien vouait aux Romains (Val. Max., 6, 4, abs. 2 ; App. , Hisp., 60).

2.2.4.3.4 Quelques hypothèses sur le contexte de construction des horrea Galbana

Une construction entreprise par Servius Sulpicius Galba (RE Sulpicius 58, IV A, 1, 759-767) ?

137Malgré toutes ces vicissitudes, la carrière de Ser. Sulpicius Galba en fait un candidat potentiel pour la construction des horrea Galbana288. La préture d’Hispania Ulterior qu’il exerça en 151, lui avait permis de s’enrichir considérablement et de développer des réseaux de clientèles dans la région, comme on l’a vu289. Servius Sulpicius avait donc les moyens financiers et relationnels adaptés pour se lancer dans cette entreprise.

138Il est nécessaire de considérer une telle attribution à la lumière des nouvelles hypothèses récemment formulées à propos de l’organisation urbaine de la plaine subaventine au II^e s. av. J.-C. En particulier sur l’identification des structures découvertes près du Tibre, qui avaient été rapprochées par G. Gatti290 des édifices représentés sur les fragments 23 et 24 de la FUM et identifiées par celui-ci comme les éléments de la porticus Aemilia (voir annexes, doc. 5). Les fragments du plan de marbre attestent en effet une proximité topographique étroite entre ce bâtiment, qui servit probablement de grenier291, et les horrea Galbana. Or, en 2000, S.L. Tuck292 a proposé une relecture de la légende incomplète du bâtiment figuré sur les fragments 23 et 24 b-d de la FUM, pour la développer plutôt en (horrea) CORNE[LIA, ramenant ainsi la datation de l’édifice au I^er s. av. J-C. pour en attribuer la fondation à Sylla. Les conséquences scientifiques d’une telle chronologie sont considérables. En effet, les structures de cet édifice, encore visibles le long du Tibre, offrent l’un des premiers exemples connus de construction romaine en opus incertum. La thèse de S. L. Tuck implique que l’usage de cette technique de construction apparut en réalité bien après la chronologie admise depuis les travaux de G. Lugli293. L’hypothèse a été rejetée par F. Coarelli294, selon qui, rien ne permet d’abaisser la chronologie de l’opus incertum à l’époque de Sylla et de bouleverser, de ce fait, toute l’histoire du bâti romain des deux derniers siècles avant J.-C. En revanche, le chercheur admet que le développement de l’inscription figurant sur le fragment 23 reste incertain. Aussi F. Coarelli s’est montré plus favorable à la lecture proposée quelques années plus tard par L. Cozza et P. L. Tucci295. Reprenant une hypothèse déjà émise par A. von Gerkan296, ces derniers ont en effet suggéré que l’édifice en opus incertum identifié au bâtiment rectangulaire figurant sur les fragments 23 et 24 b-d de la FUM (annexes, doc. 5), correspondrait plutôt à des Navalia. L’hypothèse a entraîné une nouvelle proposition de développement de l’inscription qui accompagne le monument en [NAVA]LIA. L’édifice aurait été construit pendant la troisième guerre punique par l’architecte Hermodore de Salamine (Cic., de orat., 1, 14, 62) et aurait constitué une sorte de hangar, destiné à l’entretien des navires de guerre297. Par la suite, lorsque Rome cessa d’être un port militaire, l’édifice fut dédié au commerce fluvial, conservant toutefois sa dénomination originelle298. L’hypothèse a été beaucoup discutée et a donné lieu à de nombreuses publications sur les fonctions et les dénominations possibles du bâtiment en question299. Cette identification paraît toutefois vraisemblable, si l’on considère sa proximité avec les entrepôts de stockage attribués à la gens Sulpicia. La présence d’un hangar à bateaux militaires n’était pas incompatible avec l’aménagement d’entrepôts commerciaux à proximité. Elle était même préconisée. Vitruve (5, 12, 1-6) souligne en effet l’intérêt d’aménager des lieux de négoce (emporia) incluant des infrastructures de stockage pour les marchandises à côté de navalia dans les ports martimes et fluviaux, sans doute dans une perspective de contrôle et de protection des échanges de marchandises300 :

De opportunitate autem portuum non est praetermittendum, sed quibus rationibus tueantur naves in his ab tempestatibus, explicandum. Hi autem, naturaliter si sint bene positi habeantque acroteria sive promunturia procurrentia, ex quibus introrsus curvaturae sive versurae ex loci natura fuerint conformatae, maximas utilitates videntur habere. Circum enim porticus sive navalia sunt facienda sive ex porticibus aditus <ad> emporia, turresque ex utraque parte collocandae, ex quibus catenae traduci per machinas possint.

Les ports naturellement bien disposés, comportant des caps ou promontoires s’avançant dans la mer et formant, en raison de leur configuration naturelle, un espace intérieur au tracé incurvé ou angulaire, offrent à l’évidence les plus grandes possibilités fonctionnelles. Tout autour en effet, on aménagera portiques, hangars à bateaux, accès < conduisant > des portiques < aux > lieux de négoce, et on placera de part et d’autre des tours, d’où des chaînes puissent être tirées d’un bord à l’autre par des machines.301

139On peut donc tout à fait admettre que les horrea Galbana furent construits en rapport avec les Navalia au cours de la même période ou peu après ceux-ci, dès le consulat de Servius Sulpicius Galba en 144. En outre, l’inimitié de ce dernier pour les Aemilii, et en particulier pour Aemilius Paullus, pourrait constituer une motivation de nature politique à cette entreprise. D’autant plus que, selon une hypothèse proposée par F. Coarelli, en 142 av. J.-C., Scipion Émilien, fils adoptif de L. Aemilius Paullus, fit probablement construire les horrea Aemiliana302. La construction des entrepôts de la plaine subaventine aurait donc permis aux Sulpicii de faire concurrence à leurs ennemis héréditaires dans le domaine de l’approvisionnement.

L’œuvre de Caius Sulpicius Galba (RE Sulpicius 51, IV A, 1, 754-755) ?

140Si l’attribution des horrea Galbana au consul de 144 peut être ainsi confirmée, il n’est cependant pas à exclure que cette entreprise ait pu s’inscrire dans un contexte ultérieur.

141En effet, le consul de 144 fiança son plus jeune fils, C. Sulpicius Galba (RE Sulpicius 51), avec la fille de P. Licinius Crassus Dives Mucianus (RE Licinius (Crassus) 72, XIII, 1, 334-338), lequel avait été, selon Plutarque (TG, 9, 1), l’un des principaux soutiens du projet de réforme agraire de Tibérius Gracchus pendant son tribunat en 133 et après sa mort303. Ces liens familiaux pourraient expliquer le soutien de Ser. Sulpicius Galba à la candidature de Crassus pour l’édilité en 142 av. J.‑C. (Cic., de orat., 1, 239 ; Brut., 127). En outre, le jeune C. Sulpicius Galba était lié aux Gracques par sa belle-sœur, Licinia minor, qui avait épousé C. Sempronius Gracchus304. Enfin, C. Sulpicius Galba fut membre des dernières commissions agraires chargées de mener à terme le projet de création de colonies sur le territoire de Carthage initié par Caius Gracchus, en vertu de la lex Rubria de 123 av. J.-C. (App., BC, 1, 24 ; Plut., CG, 10, 2). Selon Appien (BC, 1, 121-124), après la mort de C. Gracchus cette loi agraire ne fut pas abrogée, mais elle fut progressivement modifiée305. Un fragment d’inscription découvert à La Malga, faubourg de Carthage (CIL I², 696 = VIII, 1255 = ILLRP, 475), confirme qu’une nouvelle commission agraire se rendit sur le territoire de l’ancienne cité punique, afin de poursuivre l’œuvre engagée par Caius Gracchus entre 121 et 119. Selon la restitution et l’interprétation du document proposées par C. Cichorius306, C. Sulpicius Galba et L. Calpurnius Bestia auraient participé à cette commission agraire au côté de C. Papirius Carbo, en remplacement de Caius Gracchus et de M. Fulvius Flaccus récemment disparus. Cependant, la posture de C. Sulpicius Galba au sein de cette commission faisait déjà débat au temps de F. Münzer307. Après le meurtre de Tibérius Gracchus, le Sénat avait effectivement remplacé les triumvirs assassinés par deux nouveaux titulaires, mais on ignore dans quelle mesure ceux-ci avaient maintenu la ligne politique voulue par leurs prédécesseurs. En l’état des connaissances actuelles, il demeure difficile de se prononcer sur ce point. Les sources ne sont pas très explicites sur la position de Caius Sulpicius à l’égard de la lex Rubria gracquienne et l’historiographie plus récente a démontré que les alliances familiales ne suffisaient pas toujours à consolider les affinités politiques308.

142Suivant toujours la logique de corrélation entre les stratégies politiques des grandes familles romaines et les liens familiaux existant entre elle, F. Münzer309 n’excluait pas la possibilité que C. Sulpicius Galba fut par ailleurs à l’origine de la construction des horrea Galbana, en rapport avec les projets de C. Gracchus pour l’approvisionnement en blé de Rome. Il y a sur ce point davantage de matériaux permettant de considérer l’hypothèse avec attention.

143Comme il est bien connu, la question du ravitaillement de Rome occupait une place importante dans les réformes gracquiennes. C. Nicolet310 a soutenu que ces réformes n’avaient pas pour seul objectif de régler empiriquement les effets politiques et civiques de la crise agraire, mais de répondre plus largement aux problèmes socio-économiques qu’elle avait engendrés. Le problème du ravitaillement de Rome constituait l’un des aspects de cette crise. Selon Plutarque (CG, 6, 9) et Festus (p. 370 L), les premiers greniers publics destinés à la conservation du blé de l’État furent ainsi créés par Caius Gracchus qui instaura, à l’occasion de la première loi frumentaire, les horrea Sempronia311. Comme l’a suggéré C. Virlouvet, auparavant le blé dont l’État romain disposait devait être entreposé dans des greniers entièrement construits et possédés par des privés312. À l’instar, sans doute, des horrea Aemiliana, peut-être construits par Scipion Émilien en 142 av. J.-C. selon la thèse de F. Coarelli313. Pour autant, la réforme gracquienne n’a pas marqué la fin systématique du rôle joué par les greniers privés dans le stockage du grain public. Comme l’avait souligné C. Nicolet314, les interventions de l’État impulsées par Caius Gracchus durent certainement compter sur les appuis, tant politiques que financiers, des gentes dominantes qui avaient jusqu’ici pourvu à ces difficultés, augmentant dans la foulée leur prestige politique. De ce point de vue les Sulpicii Galbae, par les alliances politiques et familiales qu’ils entretenaient avec la gens Sempronia, auraient été des alliés de choix. Quoi qu’il en soit, il paraît en tous les cas certain que dans ce cas de figure également, la construction d’horrea offrait aux Sulpicii Galbae une opportunité de concurrencer la stratégie économique développée par la gens Aemilia dans le domaine de l’approvisionnement.

144Si l’on souhaite mettre la construction des horrea Galbana en rapport avec Caius Sulpicius, il faut dès lors admettre que cette entreprise fut menée après son triumvirat agraire en Afrique, aux alentours de 118, et avant l’année 110 av. J.-C.315. Cicéron (Brut., 127 et 128) indique en effet que Caius Sulpicius Galba tomba en disgrâce en 109 av. J.-C. et disparut de la scène politique, en même temps que L. Calpurnius Bestia. Il fut l’un des quatre consulaires condamnés par la quaestio conduite par le tribun Caius Mamilius Limetanus pendant la guerre contre Jugurtha, peut-être au motif d’une accusation de concussion (Her., 1, 20). D’après Cicéron (Brut., 127-128) et le commentaire à Herennius (1, 20), Caius Sulpicius était alors membre du collège des augures et fut le premier prêtre public à être condamné dans une affaire criminelle. Il semble dès lors difficile de lui attribuer la construction d’entrepôts privés à Rome après cette date. Si cette entreprise fut engagée peu de temps avant sa déchéance, il est possible d’envisager que la construction des horrea fut poursuivie par son frère aîné, Servius (RE Sulpicius 59, IV A, 1, 767-768), consul en 108 av. J.‑C. Elle pourrait aussi avoir été achevée par le fils homonyme de Caius Gracchus (RE Sulpicius 9, IV A, 1, 7344). Un type monétaire diffusé par ce dernier aux alentours de 106 av. J.-C. (RRC 312) pourrait aller dans ce sens. L’avers présente deux têtes laurées tournées vers la gauche, supposées représenter les Pénates publics, plus précisément ceux de Lavinium, si l’on considère le thème iconographique associé au revers. Or, ces Pénates publics étaient, entre autres fonctions, chargés de veiller sur l’approvisionnement de Rome pendant la période républicaine316. Suivant l’hypothèse proposée ici, la diffusion de ce type monétaire pourrait donc être mise en lien avec la construction des horrea Galbana au cours de la même période.

L’initiative de Servius Sulpicius Galba (RE Sulpicius 59, IV A, 1, 767-768) ?

145F. Coarelli317 a proposé, pour sa part, d’attribuer la construction des horrea Galbana au seul Ser. Sulpicius Galba (RE Sulpicius 59), consul en 108 av. J.-C. L’initiative serait intervenue au moment où Saturninus exerçait une forte emprise sur la questure ostienne et l’annone, dans les dernières années du II^e s. av. J.-C. Le chercheur observe en effet que dans le courant de cette période, une large bande de terres publiques fut délimitée à l’est du Castrum d’Ostie. Selon F. Coarelli, cette opération se justifierait par la nécessité d’élargir la zone portuaire, et elle aurait été concomitante avec la construction, dans ce même secteur, de deux importants magasins de stockage. Parmi ceux-ci, probablement les Grandi Horrea d’Ostie qui auraient été érigés par le questeur Saturninus à l’extrême fin du II^e s. av. J.‑C., pour répondre à une crise frumentaire déclenchée par la cherté des vivres, avant que la questure d’Ostie ne lui soit retirée par le Sénat au profit de M. Scaurus, en 104 av. J.‑C. (Cic., har. resp., 43)318. La construction des horrea Galbana aux alentours de 100 av. J.‑C., interviendrait ainsi dans le contexte d’une série de mesures destinées à permettre au parti sénatorial de rétablir son emprise sur le ravitaillement de la cité en grains, à un moment de crise. Ces mesures paraissaient d’autant plus nécessaires que Saturninus, devenu tribun, avait proposé pour sa part, en 103 ou en 100319, une loi frumentaire devant permettre la vente de blé à très bas prix. Cette loi fit d’ailleurs l’objet d’une violente opposition de la part des questeurs Q. Servilius Caepio et L. Calpurnius Piso (Her., 1, 12, 21). En outre, les sources précisent que, lorsque le Sénat prononça en 99 av. J.-C., un sénatus-consulte ultime déclarant hors la loi Saturninus et C. Servilius Glaucia, Ser. Sulpicius Galba fit partie « des consulaires qui prirent les armes pour le salut commun » contre Saturninus, sous le commandement de Marius (Cic., Rab. perd., 20-21). Il y a donc là toute une série d’indices qui font également de ce Ser. Sulpicius Galba, un candidat probant pour la construction des horrea Galbana. Selon F. Coarelli, son rôle dans cette entreprise inciterait par ailleurs à lui attribuer le monument funéraire découvert près de ces horrea320.

146Si cette hypothèse paraît tout à fait vraisemblable, quelques points méritent toutefois d’être discutés. Notamment le fait que les horrea Galbana furent construits en réponse aux Grands horrea ostiens impulsés par Saturninus. Des études conduites par l’École française de Rome sur les structures des entrepôts d’Ostie, dans le cadre du programme européen RAMSES², n’ont pas permis de valider une datation aussi basse de ces entrepôts321. Ces travaux ont permis de faire remonter la plus ancienne phase de leur aménagement à la première moitié du I^er s. apr. J.-C., plutôt qu’à l’époque claudienne jusqu’ici admise. Mais aucun indice attestant une phase républicaine n’a été relevé pour l’instant, bien que les observations sur l’emploi de l’opus reticulatum et de l’opus quadratum restent à approfondir322. En l’état actuel des connaissances on ne peut donc pas attribuer leur construction à l’initiative de Saturninus.

147Malgré ces incertitudes sur l’ampleur de l’action édilitaire de Saturninus à Ostie, rien n’interdit toutefois d’attribuer la construction des horrea Galbana à Ser. Sulpicius Galba (RE Sulpicius 59) et de mettre cette initiative en relation avec la crise politique et frumentaire qui advint autour de 100 av. J.-C.

Les horrea Galbana et la politique frumentaire à Rome après les Gracques

148Quels que soient la chronologie et le contexte retenus pour la construction des horrea Galbana, ces différentes hypothèses convergent au moins sur un point : elles confirment la dimension éminemment politique de cette entreprise. La construction de ces entrepôts fut en rapport direct avec la question de l’approvisionnement en grains de Rome, qui devint particulièrement sensible à la fin du II^e s. av. J.-C.323. L’édification des horrea Galbana ne résulte donc pas du seul opportunisme économique de cette famille romaine, comme pourrait le laisser penser l’analyse de R. Étienne324.

149Mais pour étayer cette hypothèse, il faut aussi pouvoir démontrer que la structure des horrea Galbana servit dès l’origine au stockage du grain. Or, comme l’a noté C. Virlouvet325, aucune source écrite ne mentionne explicitement la présence de céréales dans les horrea Galbana, à quelque période que ce soit. Un texte d’Horace (carm., 4, 12. 17-20) suggère qu’à la fin du I^er s. av. J.-C., ces entrepôts servaient essentiellement au stockage du vin :

Nardi parvus onyx eliciet cadum,
qui nunc Sulpiciis accubat horreis,
spes donare novas largus amaraque
curarum eluere efficax.

Un petit onyx plein de nard fera sortir une jarre
qui, pour le moment, repose dans les entrepôts de Sulpicius,
généreuse à verser de nouveaux espoirs
et puissante pour noyer l’amertume des soucis326.

150La scholie de ce texte d’Horace, donnée par Porphyre au II^e ou III^e s. apr. J.‑C. (Porph., ad Hor. Carm., 4, 12, 17), précise qu’on y conserva également de l’huile et « d’autres produits semblables » :

Hodieque autem Galbae horrea vino et olio et similibus aliis referta sunt.

Mais aujourd’hui, les horrea Galbae sont remplis de vin, d’huile et d’autres produits semblables.

151Bien que l’on ne puisse préciser davantage la nature de ces « autres produits », on peut formuler néanmoins quelques remarques à partir de ces textes. Tout d’abord, l’expression Hodieque autem dans la scholie d’Horace marque une opposition temporelle et peut laisser supposer que les horrea servaient à conserver le vin au temps d’Horace, avant que d’autres types de denrées y soient également entreposés. Cependant, la réalité du fonctionnement des horrea invite à penser que ces entrepôts devaient servir au stockage de plusieurs sortes de denrées dès leur création. Les premiers espaces de stockage privés connus à Rome fonctionnèrent probablement selon un système de locatio-conductio327. Ce fut certainement le cas des horrea Aemiliana, probablement construits par Scipion Émilien en 142 av. J.-C.328. Ce système permettait notamment de sous-louer, à l’intérieur d’un grenier, quelques pièces seulement, voire une partie des pièces329. Sur cette base, C. Virlouvet330 a suggéré que des marchandises différentes pouvaient être conservées dans deux cellae voisines d’un même grenier, voire même dans une seule cella. On peut donc supposer que l’imposante structure formée par l’édifice à trois cours des horrea Galbana (annexes, doc. 5, frg. 24a de la FUM) fut destinée au stockage de denrées de différentes sortes, incluant la conservation du blé.

152Il faut par ailleurs relever les observations de G. Lugli, qui indique que la plus orientale des trois cours apparaissant sur les fragments des plaques 23 et 24 de la FUM (annexes, doc. 5) disposait sous son pavement d’un espace d’isolation en cavités continues, comme on en voit à Ostie et Portus331. L’archéologue italien ne fait pas mention explicitement de suspensurae, mais sa description semble correspondre à celle des planchers surélevés qui permettaient une meilleure aération des céréales, caractéristiques des constructions dédiées au stockage du grain. On peut donc supposer que les horrea Galbana furent bien utilisés pour le stockage du grain, en plus de l’huile et du vin. Malheureusement, la documentation disponible sur les vestiges des horrea Galbana est très parcellaire, et rien n’indique aujourd’hui la présence de telles structures. Comme l’a noté C. Virlouvet332, les fouilles anciennes sont mal documentées et il est difficile de restituer le contexte dans lequel les observations de G. Lugli ont pu être faites. Un dépouillement systématique des archives de l’Archivio di Documentazione Archeologica della Soprintendenza Speciale per i Beni Archeologici di Roma (ADA) réalisé par S. Della Ricca, dans le cadre d’un mémoire consacré à l’étude des horrea Galbana présenté en janvier 2012, n’a pas non plus permis de confirmer la présence de suspensurae dans la cour orientale des horrea Galbana. Enfin, si les propos de G. Lugli pouvaient être confirmés, ses observations ne seraient valables avec certitude que pour la période impériale.

153Cependant, d’autres pistes incitent à étayer la thèse d’un usage de ces entrepôts pour le stockage du grain dès leur création. L’archéologie atteste l’utilisation des suspensurae dans des espaces de stockage surtout à l’époque impériale, tandis que les sources littéraires de la période augustéenne les mettent principalement en rapport avec des édifices thermaux (Vitr., 5, 10, 2). L’usage éventuel de ce système dans les entrepôts de la fin de la République est donc mal connu. En revanche, l’utilisation d’entrepôts à étages pour le stockage du blé semble avoir été largement pratiquée à cette période, et les horrea Galbana pourraient avoir bénéficié assez tôt de cette caractéristique333. Une reprise à frais nouveaux du dossier sur l’évolution typologique des lieux de stockage du grain à Rome par E. De Magistris semble confirmer cette caractéristique des horrea Galbana334. On peut donc admettre l’usage de ces entrepôts à des fins de stockage frumentaire dès leur création.

154L’enquête proposée confirme donc l’emprise des Sulpicii Galbae sur l’Aventin et ses environs. Bien que la localisation précise de leurs propriétés résidentielles ne puisse être établie de manière absolument certaine, leur localisation dans la partie septentrionale de l’Aventin, à proximité de l’ancienne porta Capena (pl. VI – hypothèse 3) constitue la solution la plus conforme à l’examen des sources disponibles à l’heure actuelle. Cette implantation ne contredit en rien la possession d’autres propriétés urbaines en contrebas de la colline, dans la plaine de l’Emporium. Les Sulpicii Galbae y auraient érigé des entrepôts dans la seconde moitié du II^e s. av. J.-C., dans un contexte où la question du ravitaillement frumentaire de Rome constituait un enjeu économique, social et politique majeur. Cette initiative confirme le maintien d’un investissement important des propriétaires privés dans ce domaine, au moment de la réforme de Caius Gracchus. Si la position politique des Sulpicii Galbae reste difficile à clarifier sur certains points, la stratégie économique développée par cette famille dans la plaine subaventine paraît le plus souvent inscrite en cohérence avec la politique menée par la branche conservatrice de l’aristocratie romaine. Enfin, l’emprise de cette famille sur l’Aventin constitue un argument assez édifiant en faveur d’une représentation de la sociologie urbaine de la colline plus nuancée que celle d’une colline strictement plébéienne, et ce dès le II^e s. av. J.-C.

Conclusion

155Au terme de ce chapitre dédié aux realia socio-urbaines sur lesquelles se fonderait la définition historique d’un Aventin plébéien, il apparaît donc que la lex Icilia de Aventino publicando de 456 av. J.-C., point de départ de cette image de la colline dans l’historiographie contemporaine, trouve effectivement sa justification dans le contexte économique, social et politique du V^e s. av. J.-C. Elle a ainsi contribué à l’implantation de plébéiens sur la colline aux premiers siècles de la République, tout en leur donnant une visibilité politique. Mais il apparaît aussi que cette loi n’a pas déterminé sans discontinuer la sociologie urbaine de l’Aventin jusqu’à la fin de la République.

156Les dispositions de la lex Icilia décrites par Denys d’Halicarnasse relèvent de figures juridiques qui ne s’inscrivent pas toutes dans le contexte du début de la République. Certaines s’inscrivent plutôt dans le cadre juridique tardo-républicain. Elles nous renseignent sur l’existence d’un habitat collectif, auquel des individus ont pu accéder en bien propre par le biais d’investissements communs, permis par des solidarités communautaires. Ce mode d’habiter, qui peut être qualifié de plébéien, est bien attesté sur l’Aventin, mais non spécifique à la colline et devait sans doute se déployer dans d’autres secteurs de Rome.

157En outre, ce type d’habitat coexiste avec un habitat plus somptueux, bien attesté par les données archéologiques, mais pour lequel on ne peut déterminer avec certitude la typologie sociale dont il relève. Les sources littéraires et épigraphiques indiquent que l’Aventin accueillit très tôt des représentants de l’ordre équestre, ou de plébéiens appartenant à l’un de ces ordres professionnels organisés qui existent à côté des ordres juridiquement institués, suffisamment riches pour se faire construire une somptueuse demeure qu’ils possèdent en bien propre sur la colline. Ces cas de figure indiquent que les riches habitations républicaines exhumées sur la colline ont très bien pu appartenir à des représentants de la plèbe urbaine telle qu’elle se définit à la fin de la République, mais n’exclut pas pour autant de les rattacher aux membres de l’un des ordres supérieurs. En effet, les sources littéraires et épigraphiques témoignent aussi de l’emprise d’une famille aristocratique de rang patricien implantée sur la colline depuis le II^e s. av. J.-C. au moins. Ces membres y ont élu domicile et y ont développé un réseau de clientèle et de relations leur conférant un prestige social et politique notable. Leur prestige se fondait également sur une stratégie économique, qui reposait notamment sur des échanges maritimes développés depuis la zone portuaire située au pied de l’Aventin.

158Ces données relatives aux realia socio-urbaines de l’Aventin tardo-républicain témoignent ainsi de la diversité sociologique qui caractérise la colline à cette période, confirmant ainsi la thèse de L.M. Mignone335. D’un point de vue social, l’image de l’Aventin plébéien n’a plus aucune raison d’être à la fin de la République, du fait des évolutions des catégories sociopolitiques et juridiques qui structurent la société romaine, et en particulier de la notion même de plèbe, mais aussi en raison des évolutions de l’organisation socio-urbaine de la ville de Rome en général336, et de l’Aventin en particulier.

Synthèse de la deuxième partie

159L’enquête proposée dans cette partie a ainsi permis de mettre en lumière le « décrochement » existant entre deux réalités distinctes de l’Aventin tardo-républicain : une réalité idéelle d’une part, et une réalité sociale d’autre part.

160Le premier chapitre a en effet montré que l’image de l’Aventin plébéien, fondée sur le souvenir des sécessions de la plèbe, est une construction discursive et intellectuelle qui associe la colline à une expérience politique dans la continuité de laquelle prétendent s’inscrire les populares au moment des guerres civiles qui marquent la lente agonie de la République. La tradition relative à ces événements a connu des variations et a fait l’objet d’appropriations conflictuelles. Dans la forme que lui donne l’idéologie popularis, elle permet de créer du lien entre la plèbe des premiers temps et la plèbe de la fin de la République, et de stimuler son action politique, mais elle ne reflète pas la réalité socio-urbaine de l’Aventin, alors beaucoup plus variée.

161Cette diversité a pu être établie dans le second chapitre à partir de témoignages éclairants sur l’identité et les interactions sociales de certains habitants de l’Aventin. Bien que souvent dispersés et allusifs, ces témoignages et leur analyse attestent clairement la diversité sociale qui caractérise cet espace urbain, à l’instar d’autres quartiers de Rome à la fin de la République. Ces éléments témoignent aussi de l’emprise de certaines familles patriciennes de Rome sur la colline dès cette période. Ce dernier constat renvoie à la question plus large des critères qui ont pu déterminer l’implantation et la répartition de l’habitat aristocratique à Rome et témoigneraient ainsi d’une prédilection particulière de l’aristocratie dirigeante pour certains quartiers de la Ville, soulevées par J.‑P. Guilhembet et M. Royo337. La présente étude semble démontrer que dans le cas de l’Aventin, l’aspect symbolique entrait finalement peu en compte dans le choix d’implantation. L’emprise urbaine de ces familles aristocratiques reposait davantage sur des critères pragmatiques tels que l’attractivité économique de la zone de l’Emporium qui s’étendait au pied de la colline et jouait un rôle de premier plan dans le fonctionnement de la cité au II^e s. av. J.-C.

162Cette enquête conduit ainsi à bien distinguer sociologie urbaine et discours. Elle a aussi permis de confirmer les limites du recours aux configurations types, établies par certains courants théoriques de la sociologie urbaine338. Ces configurations découpent en effet l’espace urbain en secteurs homogènes d’un point de vue social, et définis d’un point de vue fonctionnel. Or l’étude qui a été proposée ici, bien que limitée à l’échelle d’un espace urbain défini tel que l’Aventin, démontre la nécessité, sinon de déconstruire, à tout le moins d’affiner ces schémas appliqués à la division sociale de l’espace urbain antique qui ne répond pas aux mêmes déterminants.