Aventinus mons
|L’Aventin, colline de la plèbe ?
1. La plèbe romaine et l’Aventin : genèse d’une construction historiographique
Texte intégral
1L’image de l’Aventin comme quartier privilégié par la plèbe de Rome, qui se fixe avec la thèse d’A. Merlin, trouve son origine dans la tradition qui met la colline en lien avec deux événements fondamentaux dans la construction des premières institutions de la Rome républicaine : les sécessions de la plèbe de 494 et de 450 av. J.-C. Avant d’engager une enquête sur la manière dont les Romains de la fin de la République et du début de l’Empire percevaient ces événements et leur ancrage sur le territoire de Rome, il faut d’abord cerner à quelle réalité sociopolitique renvoie le terme de plèbe et comment cette réalité évolua jusqu’à la fin de la République.
1.1. Définir la plèbe. État des lieux sur une notion sociopolitique complexe
- 1 Richard 1978.
- 2 Nicolet 1985.
2Il ne s’agit pas de reprendre ici de manière exhaustive une question qui a donné lieu à une bibliographie substantielle, et dépasse largement le cadre de notre propos. En intégrant les nouvelles contributions sur le sujet parues depuis les travaux fondamentaux de J.‑C. Richard1 pour la plèbe du Ve s. av. J.-C., et ceux de C. Nicolet2 pour la plèbe de la période tardo-républicaine, il est plutôt proposé une présentation des principales caractéristiques de la plèbe romaine et de ses évolutions entre le Ve et le Ier s. av. J.-C. L’objectif est surtout de mettre en exergue le caractère fluctuant des acceptions recouvertes par ce terme, ainsi que la composition extrêmement hétérogène de la plèbe de Rome, qu’elle soit appréhendée dans une perspective diachronique ou synchronique.
1.1.1. La plèbe des sécessions (Ve s. av. J.-C.)
3En premier lieu, il est important de revenir sur la terminologie employée par les Anciens pour désigner les insurgés qui se réfugièrent sur le mont Sacré et/ou sur l’Aventin, deux espaces privilégiés par la tradition pour y placer les sécessions de 494 et de 450 av. J.‑C. (voir le recensement des sources dans les annexes, doc. 3).
- 3 Bien que cet auteur du IVe siècle ait beaucoup utilisé Tite-Live pour la rédaction de ses histoire (...)
4La majorité des sources latines désigne globalement les insurgés qui se séparèrent des patres et quittèrent la cité par le terme plebs. Ainsi, Cicéron (Mur., 15, 8 ; Rep., 2, 58, 2-3), Salluste (Hist., 1, 11, 8-23), Tite-Live (3, 50, 13 ; 3, 52, 1-2), Asconius (Corn., 77 C – Lewis), Sénèque (dial., 10, 13, 8), Pline l’Ancien (nat., 19, 56, 3), Pomponius (Dig. 1, 2, 2, 20 [Pomponius l. S. enchir.]), ou Ampélius (25, 1, 42). Cependant, on trouve aussi l’emploi d’une terminologie plus englobante chez les auteurs tardifs. Ainsi Paul Orose (hist., 2, 13, 7) évoque la retraite du populus sur l’Aventin3.
- 4 La traduction de Sautel, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 2016 retient cette acception, dissocian (...)
5Chez les auteurs grecs, on peut relever une plus grande diversité des termes employés pour désigner les acteurs des sécessions sur le mont Sacré et/ou sur l’Aventin. Ainsi, Denys d’Halicarnasse (6, 45, 1), indique que Valerius s’attire par son discours la sympathie de la plèbe (τὸ δημοτικόν)4, tandis que ce sont les indigents (οἱ πένητες), terme à connotation péjorative, qui déclenchent la révolte (τὸ ἀποστάσιον) contre les patriciens en 494. L’auteur distingue ensuite, parmi les insurgés de 450, ceux qui demeurent dans la cité (τοὺς ἔνδον), d’une part, et le corps de l’armée insurgé (τὸν στρατὸν), d’autre part (11, 43, 5-6). Chez Diodore de Sicile (12, 24, 5), c’est la multitude (τὸ πλῆθος) qui prend les armes pour porter secours à Verginius et se retire sur l’Aventin. L’ensemble des individus qui constituent le corps civique de Rome, divisé par les sécessions, est désigné par le terme δῆμος (Cicéron cité par D.C., 44, 25, 3-4). À l’instar de ce que l’on peut constater chez les auteurs latins, la distinction terminologique entre les insurgés et le peuple dans son ensemble est moins nette chez les auteurs grecs tardifs. Ainsi, le terme générique δῆμος est employé par Jean le Lydien (Mag., 1, 34) pour désigner les insurgés qui s’établissent sur l’Aventin pendant la seconde sécession.
6Il s’avère donc que la plèbe qui se retire sur l’Aventin et/ou le mont Sacré au Ve s. av. J.-C. est constituée d’éléments composites. D’après les sources, il est possible d’en dégager principalement deux.
- 5 Sur la définition de la plèbe du Ve s. av. J.-C., la diversité de sa composition sociale et son li (...)
- 6 Sall., hist., 1, 11, 21-22 : Quibus saeuitiis et maxime fenore oppressa plebes, cum assiduis belli (...)
7Les historiens insistent d’abord sur le rôle de l’armée, dès le premier mouvement d’insurrection5. Salluste (Hist., 1, 11, 21-22) précise ainsi que la plèbe qui se retira sur le mont Sacré et sur l’Aventin était celle qui avait supporté « le poids du service militaire et de l’impôt »6.
8Toutefois, ces soldats en armes ne représentent qu’une partie de la plèbe. Ainsi Tite-Live (2, 32, 5-7) distingue explicitement les soldats insurgés qui abandonnèrent la cité, de la plèbe demeurée à Rome. Après le départ des soldats, cette plèbe se trouva alors privée des « siens » :
Pauor ingens in urbe, metuque mutuo suspensa erant omnia. Timere relicta ab suis plebis uiolentiam patrum ; timere patres residem in urbe plebem, incerti manere eam an abire mallent : quamdiu autem tranquillam quae secesserit multitudinem fore ? Quid futurum deinde si quod externum interim bellum exsistat ? Nullam profecto nisi in concordia ciuium spem reliquam ducere ; eam per aequa, per iniqua reconciliandam ciuitati esse.
- 7 Traduction de Baillet, 6e tirage revu et corrigé par Bloch et Guittard, Paris : Les Belles Lettres (...)
La terreur régnait à Rome ; une appréhension mutuelle tenait tout en suspens : on craignait dans la plèbe privée des siens un coup de force du Sénat ; on craignait au Sénat la plèbe demeurée à Rome, et les sénateurs se demandaient s’il valait mieux la voir rester ou partir. « D’ailleurs, combien de temps durerait le calme des mutins ? Qu’arriverait-il si, sur ces entrefaites, une guerre éclatait au dehors ? ». Sans l’union de tous les citoyens, la situation apparaissait comme désespérée ; cette union, il fallait coûte que coûte la ramener dans l’État.7
9On retrouve chez Denys d’Halicarnasse cette même distinction entre les soldats retirés sur le mont Sacré (6, 45, 2 : οἱ στρατιῶται) et le peuple demeuré à Rome, qui s’apprête à les rejoindre (6, 46, 1 : τοῦ δήμου), abandonnant ainsi la Ville aux seuls patriciens :
D.H., 6, 45, 2 : Λοχαγούς τε ἑτέρους καὶ περὶ πάντων ἄρχοντα τὸν Σικίννιον ἀποδείξαντες, ὄρος τι καταλαμβάνονται πλησίον Ἀνίητος ποταμοῦ κείμενον, οὐ πρόσω τῆς Ῥώμης, ὃ νῦν ἐξ ἐκείνου Ἱερὸν ὄρος καλεῖται.
Après avoir désigné les autres centurions et fait de Sicinius leur chef en tout, ils [les soldats] s’emparèrent d’une colline située près de l’Anio, non loin de Rome, qui est appelée depuis cet événement et encore aujourd’hui, mont Sacré.
D.H., 6, 46, 1 : Ὡς δ’ ἠγγέλθη ταῦτα τοῖς ἐν τῇ πόλει, πολὺς θόρυβος καὶ οἰμωγὴ ἦν καὶ διὰ τῶν στενωπῶν δρόμος, τοῦ μὲν δήμου καταλιπεῖν τὴν πόλιν παρασκευαζομένου, τῶν δὲ πατρικίων ἀποτρέπειν ἀξιούντων καὶ βίαν τοῖς μὴ βουλομένοις προσφέρειν·
- 8 Traductions de Sautel, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 2016.
Lorsque ces événements furent rapportés à ceux restés dans la Ville, il y eut beaucoup de tumulte, de lamentation et de courses à travers les rues : le peuple s’apprêtait à quitter la Ville tandis que les patriciens pensaient les dissuader en châtiant les récalcitrants8.
- 9 Humbert 2005b ; 2003, n° 290, et Cels Saint-Hilaire 1995, p. 177 et 179 n. 15 ont relevé cette imp (...)
- 10 Dans le contexte du Ve s. av. J.-C., l’organisation censitaire du corps civique est loin d’être au (...)
- 11 Ainsi, L. Sicinius Vellutus (Liv., 2, 32, 2 ; 2, 33, 2 ; D.H., 6, 45, 2 ; 6, 89, 2).
- 12 En particulier le tribunat de la plèbe. Sur le contexte de formation de cette institution à l’issu (...)
10Les sources attribuent donc un rôle primordial aux adsidui dans l’initiative des deux premiers mouvements de sécessions9. Les insurgés appartenaient pour partie à la classis, cette fraction du populus romanus mobilisable dans le cadre de l’organisation centuriate, parce qu’elle dispose de richesses suffisantes pour fournir son équipement militaire, mais qui n’a pas intégré la structure oligarchique du pouvoir détenu par l’aristocratie des patres10. C’est cette partie de la plèbe qui donna ses chefs au mouvement de sécession11 et permit l’obtention, en 494 av. J.-C., d’organes spécifiques qui offriraient aux plébéiens les moyens de réformer l’État12.
- 13 Richard 1978, p. 539-541. Dans ce sens également Cassola 1999, p. 145 sq. et Humbert 2005b, p. 174 (...)
- 14 Humbert 2005b, p. 1745 ; 2003, p. 241-258, en particulier n° 308, et 2005, p. 11-15 et p. 48‑50.
- 15 À ce propos, Mineo 2006, p. 48-49 a rappelé comment Tite-Live a élaboré des attitudes types, qu’il (...)
11Sur la base de ces éléments, plusieurs historiens considèrent que la plèbe de la première sécession ne se résumait pas à une masse composée d’indigents luttant pour l’abolition des dettes et l’octroi de terres, malgré le récit qu’en donnent les Anciens13. Ainsi, selon M. Humbert14, en privilégiant les aspects socio-économiques du mécontentement, les Anciens ont occulté la dimension politique des sécessions et tenté d’effacer la complexité sociale de ce groupe15. La plèbe comportait pourtant dans ses rangs une élite socio-économique, également soumise à l’arbitraire du pouvoir des consuls. Pour M. Humbert, c’est l’arbitraire du pouvoir juridique émanant de l’imperium consulaire qui fut le principal objet de contestation de la part des insurgés de 494, comme l’atteste la nature des conquêtes réalisées ensuite par la plèbe (en particulier la rédaction de la loi des XII Tables et les lois Valeriae Horatiae). Sans chercher nécessairement à intégrer les organes de gouvernance, les insurgés revendiquaient surtout l’égalité juridique. Les acquis obtenus grâce aux sécessions et aux institutions plébéiennes ont ainsi concerné l’ensemble des citoyens romains.
- 16 Cels Saint-Hilaire 1995, p. 177-179
12À l’inverse, J. Cels Saint-Hilaire16 a défendu l’idée que la première sécession fut avant tout celle des nexi. Ces individus endettés étaient tous, selon le récit de Tite-Live, d’anciens adsidui qui avaient pu, à ce titre, intégrer auparavant la classis. Les motifs de la première sécession auraient donc été avant tout socio-économiques et n’auraient concerné que les plébéiens qui, par définition, sont alors ceux qui n’ont pas de gens. On peut cependant objecter que c’est bien l’ensemble des soldats insurgés qui joua un rôle central dans le premier mouvement de sécession selon la tradition. Or tous n’étaient pas des nexi.
- 17 On observe également dans ces récits que l’élite appartenant à la classis donne une fois encore se (...)
13Le rôle des soldats mobilisés dans le second mouvement de sécession est encore plus explicite et plus largement transcrit par la tradition. Ce sont bien les soldats des armées de l’Algide et de la Sabine qui se retirèrent sur l’Aventin, puis le mont Sacré (Cic., Rep., 2, 63 ; D.S., 12, 24, 5 ; Liv., 3, 50-54 ; D.H., 11, 43, 5-6 ; 11, 44, 4 ; Ps. Aur. Vict., vir. ill., 21, 3, 38)17. On observe là aussi, chez certains auteurs, une distinction nette entre les soldats en armes et le reste de la plèbe qui est incité à suivre l’insurrection initiée par ces derniers sur l’Aventin (Liv., 3, 50, 13). Après l’échec de la retraite sur l’Aventin, Tite-Live (3, 52) distingue les soldats de ceux qui étaient jusqu’alors demeurés à Rome, et décidèrent de suivre l’armée dans sa retraite vers le mont Sacré (secuta exercitum plebs). Cette distinction terminologique s’observe aussi chez Denys d’Halicarnasse (11, 43, 5-6), qui oppose les citoyens demeurés dans la cité (τοὺς ἔνδον) au corps de troupes qui marche sur Rome pour rejoindre l’Aventin (τον στρατὸν) On note enfin cette distinction entre l’armée (exercitus) et le reste de la plèbe chez Pomponius (Dig. 1, 2, 2, 20-24 [Pomponius l.S. enchir.]). Une fois encore, les citoyens mobilisés qui appartenaient à la classis constituèrent donc le moteur de la révolte.
- 18 Cels Saint-Hilaire 1990, p. 724-733.
14Ce second mouvement de sécession revêtit un caractère éminemment politique, ainsi que l’avait déjà soutenu J.-C. Richard. J. Cels Saint-Hilaire18 a également admis que les motifs de cette seconde sécession furent essentiellement d’ordre politique et institutionnel (meurtre de L. Sicinius et procès en liberté de Verginia). Mais selon la chercheuse, il s’agirait d’une nouveauté. Ainsi, la seconde sécession ne fut plus seulement celle de la plèbe, mais celle du peuple tout entier puisqu’elle aurait rassemblé non seulement les membres de la classis qui n’ont pas de gens (ceux qu’elle qualifie de « plébéiens stricto sensu »), mais aussi les clients des gentes inscrits dans les tribus à noms gentilices contrôlées par les patres.
- 19 Cels Saint-Hilaire 1995, p. 110.
- 20 En ce sens, voir en dernier lieu Lanfranchi 2015, p. 292-293, favorable notamment aux arguments de (...)
- 21 Magdelain 1964, p. 427-473et p. 467.
- 22 Richard 1978, p. 181-184.
- 23 Humbert 2005b.
- 24 Sur les problèmes que pose la distinction entre tribus gentilices et tribus toponymiques, Humbert (...)
15On voit ainsi que la question du lien aux gentes et aux tribus est centrale dans la définition de la plèbe du Ve s. av. J.-C. Selon J. Cels Saint-Hilaire19, les tribus à noms gentilices furent créées spécifiquement entre les deux sécessions, après la lex Publilia de 471, pour permettre aux clients des gentes de participer aux élections des tribuns de la plèbe dans le cadre des comices tributes. Cette création aurait permis de rétablir le contrôle des patres sur la nomination des tribuns de la plèbe. Une telle hypothèse implique que les tribus à toponymes et les tribus à noms gentilices relevaient de structures sociales, économiques et politiques distinctes et concurrentes. Cependant, plusieurs aspects de cette thèse sont discutés. En premier lieu, plusieurs chercheurs estiment douteux qu’au moment de la création des dix-sept tribus rustiques, une distinction pût être faite entre tribus à nom gentilice et tribus à nom toponymique20. Même en admettant cette hypothèse, l’idée selon laquelle la plèbe désigne ceux qui n’ont pas de gens est également contestée. A. Magdelain21 soutenait déjà que cette affirmation véhiculée par les Anciens relevait de la pure propagande patricienne. J.‑C. Richard22 a soutenu pour sa part que la gens n’est pas une réalité spécifiquement patricienne. Dans le même sens, M. Humbert a rappelé que « la gens en soi, au sens de famille élargie […] est romaine et concerne ainsi tout autant […] la plèbe »23. La spécificité du patriciat du Ve siècle résidait avant tout dans l’accès aux sacerdoces et aux magistratures, et non dans la gens comme structure économique et sociale spécifique. Enfin, le rôle des tribus gentilices pour expliquer les transformations de la plèbe entre la première et la seconde sécession ne serait qu’une interprétation possible de données complexes, et la fonction concrète de ces tribus reste difficile à déterminer24.
- 25 Soulignant le caractère politique et révolutionnaire de ce mouvement, Humbert 2005a a rappelé que (...)
16La plèbe du Ve siècle est donc une entité complexe qui reste encore très discutée. On retiendra surtout le caractère socialement hétérogène de cette plèbe des premiers temps de la République. Si l’on admet ce point, force est de reconnaître que ce ne sont pas les conditions d’existence matérielle qui furent le principal moteur des premières sécessions, mais plutôt la conquête de nouveaux droits25. En outre, la plèbe du Ve siècle ne demeura pas une entité figée et connut des évolutions notables, au point de constituer une réalité sociopolitique assez différente à la fin de la République.
1.1.2 La plèbe tardo-républicaine
- 26 Nicolet 1985, p. 799-839.
17Les travaux de C. Nicolet26 restent fondamentaux pour comprendre les transformations sociopolitiques notables que connaît la plèbe de Rome, et les caractéristiques qu’elle présente à la fin de la République.
- 27 Grandazzi 2005, p. 1659. En effet, selon la définition de M. Gelzer (1912), la nobilitas désigne l (...)
- 28 Sur la constitution du patriciat jusqu’en 367 et le dénombrement des gentes patriciennes, voir Mag (...)
18L’évolution de la condition politique et juridique des plébéiens commence dès la seconde moitié du Ve s. av. J.-C. Alors que le patriciat se ferme vers 440, empêchant de nouvelles familles d’accéder aux magistratures, en 367, les lois licino-sextiennes ouvrent le consulat aux élites plébéiennes. L’accès progressif aux différentes magistratures qui s’ensuit permet aux patriciens et aux plébéiens de bénéficier des mêmes droits politiques. Il résulte de cette ouverture, la formation d’une nouvelle élite patricio-plébéienne, qui met fin à la prédominance du patriciat27. Dès lors, la plèbe au sens strict se définit par opposition aux familles dites « patriciennes »28, mais elle se distingue aussi progressivement des familles plébéiennes qui, depuis 367, ont accédé aux magistratures curules et constituent, avec les familles du patriciat, la nobilitas romaine.
- 29 En ce sens, voir notamment les travaux de Flaig 1992, p. 38. Sur la notion d’« ordre sénatorial » (...)
- 30 Nicolet 1984, p. 7-21 ; 2001, p. 193-195.
- 31 Cohen 1972 ; 1975, p. 259-282 et 1984, p. 24-60.
19Aux derniers siècles de la République, d’autres critères viennent affiner cette nouvelle définition de la plèbe. D’un point de vue strictement juridique et administratif, la plèbe désigne alors ceux qui n’appartiennent pas aux ordres supérieurs constitués par les membres du Sénat et de l’ordre équestre29. Comme l’a montré C. Nicolet30, l’ordre est une dignité, au sens de statut social juridiquement défini, attachée à l’exercice de la puissance publique. Ce statut est officiellement reconnu par l’État (par le biais des censeurs ou d’autres magistrats), qui contrôle l’admission, le maintien et le déclassement dans les ordres. Il s’agit formellement de groupes privilégiés, interdépendants et ordonnés hiérarchiquement. De ce fait, il est généralement admis que la plèbe ne constituait pas un « ordre » au sens juridique du terme, même si les ordines ne concernaient pas seulement les classes supérieures de la société romaine. B. Cohen a en effet recensé 27 catégories de groupes ayant officiellement reçu le droit au titre d’« ordre », tout au long de la République31. Bien que ces groupes soient moins bien distingués et d’un caractère social différent de celui des ordres supérieurs, leur existence autorise, à la rigueur, à parler d’« ordre plébéien » à propos des ordines socio-professionnels formés par une partie de la plèbe. Cependant, l’expression ne peut désigner comme un groupe statutairement reconnu, la plèbe en tant que telle.
- 32 Martin 2004.
- 33 En ce sens P.-M. Martin reprend et développe les observations déjà formulées par Hellegouarc’h 197 (...)
- 34 Roman – Roman 1994.
20P.-M. Martin a soutenu que cette partie de la plèbe composée d’ordines socio-professionnels « conscients et organisés », a pu également constituer une véritable force politique, distincte de la masse plébéienne composite32. Le chercheur a remarqué en outre que les discours politiques de la fin de la République, notamment populares, tendent, par leur structure sémantique et lexicologique, à assimiler la plèbe à un ordre33. Un tel constat suggère de dépasser une définition trop stricte de la notion d’ordo et de l’envisager selon une acception plus large, fondée sur le sens étymologique du terme (rangée, groupe distinct), ainsi que l’ont proposé D. Roman et Y. Roman34.
- 35 Courrier 2014, p. 12 pour la citation.
- 36 Sur le lien entre identité plébéienne et culture urbaine, ibid., p. 27-126 et 2017a.
- 37 Humbert 2005b, p. 1745.
- 38 Sur les notions de plebs urbana, plebs Romana et la signification singulière qu’elles revêtent à p (...)
- 39 Sur ce point, voir les travaux de Virlouvet 1985 ; 1995 et 2009.
- 40 Sur le rôle des frumentationes dans la construction de l’identité plébéienne, ead. Sur l’attacheme (...)
21Cette acception a suscité la publication d’une monographie réalisée par C. Courrier, qui envisage dès lors « l’existence d’un sentiment commun, d’une culture collective qui aurait caractérisé et défini la plèbe au-delà de sa pluralité et de son hétérogénéité »35. Dans la définition de cette identité commune, l’ancrage urbain lui a paru jouer un rôle important, car il offre une structure stable comme base de construction identitaire36. En effet, il faut distinguer parmi les plébéiens, notamment à partir du Ier s. av. J.-C., les individus géographiquement proches des lieux du pouvoir, qui peuvent contribuer de façon effective aux activités politiques conduites au sein des assemblées populaires (comices formels et contiones), et revêtent ainsi un rôle politique de premier plan37. Cette « plèbe urbaine » bénéficiait par ailleurs d’un ensemble de privilèges38. Ainsi, en est-il des distributions frumentaires, établies peut-être dès l’origine sur le critère du domicile39, auxquelles il faut ajouter un ensemble de mesures qui furent progressivement établies afin d’améliorer nettement les conditions socio-économique des citoyens-citadins. Ces bienfaits contribuèrent à renforcer l’ancrage de la plèbe dans la cité et à fonder son identité40.
- 41 Comme l’a démontré Nicolet 1985, p. 834 selon lequel cette évolution intervint au IIIe s. av. J.-C (...)
- 42 Dig. 50, 16, 87 [Marcellus 12 Dig.]) : Vt Alfenus ait, "urbs" est "roma", quae muro cingeretur, "r (...)
- 43 En ce sens, Purcell 1994, p. 646 et p. 649-650 en particulier.
22Si l’on admet l’existence de liens étroits avec la Ville, il semble toutefois difficile de définir précisément les contours de l’ancrage territorial de cette plèbe urbaine. Ainsi, la plebs urbana ne peut renvoyer exclusivement aux individus inscrits dans l’une des quatre tribus urbaines. À la fin de la République, la signification géographique de la tribu a disparu pour devenir héréditaire et constituer un élément stable de la dénomination civique, indépendamment du lieu de résidence41. Elle ne peut davantage se fonder sur la notion vague des continentia aedificia, que l’on peut traduire par « zones construites », proposée par Alfenus Varus pour définir Rome (Dig. 50, 16, 87 [Marcellus 12 Dig.])42. Ces continentia restent difficiles à circonscrire dans l’espace et semblent surtout traduire les difficultés que les Romains eux-mêmes ont éprouvées à définir la Ville en termes de limites urbaines. D’une manière générale, les limites géographiques de la Ville ne constituent pas un critère suffisamment stable et socialement signifiant pour définir l’emprise territoriale de cette plebs urbana43.
23Quoi qu’il en soit, la plèbe a connu des évolutions sémantiques notables depuis le Ve s. av. J.‑C. Pourtant les sécessions des premiers temps de la République sont souvent invoquées dans le cadre des conflits de la fin de la République, pour exalter l’action politique de la plèbe tardo-républicaine. Il semble dès lors utile de se demander quels enjeux de signification se sont alors élaborés autour des récits de ces événements et de leur ancrage topographique dans l’espace urbain.
- 44 Richard 1978, p. XI, XIII et p. 589 sq. Dès l’introduction, l’auteur affirme que cette hypothèse s (...)
- 45 Dans ce sens également, voir Humbert 2005b, p. 1745.
- 46 Breaugh 2007, en particulier p. 11-24 et p. 29-39, sur les sécessions du Ve s. av. J.-C. à Rome.
- 47 Bataille 1988, p. 19.
24Dans cette perspective, il faut partir d’un aspect essentiel de l’étude de J.‑C. Richard44. Ce dernier a soutenu que la plèbe ne constituait pas un acteur politique au moment de la fondation de Rome et que le dualisme patricio-plébéien n’était pas originel, bien que les sources antiques le fassent remonter aux origines de la cité romuléenne. C’est la première sécession de 494 av. J.‑C., placée selon les formes de la tradition sur le mont Sacré ou sur l’Aventin, qui signe l’acte de naissance de la plèbe comme force révolutionnaire construite par opposition au patriciat45. À partir de cette analyse, M. Breaugh a proposé d’envisager la plèbe romaine du Ve s. av. J.-C. comme une réalité qui émerge à la suite d’une « expérience politique »46. M. Breaugh entend cette notion au sens où l’a défini G. Bataille : « un voyage au bout des possibles de l’homme, qui implique la négation de l’autorité et des valeurs existantes qui limitent le possible pour construire un autre mode d’être-ensemble »47. Cette définition de la sécession comme expérience politique est essentielle pour comprendre la référence faite à ces événements dans les sources des derniers siècles de la République romaine, malgré les évolutions sociopolitiques importantes qu’a connues la plèbe. C’est vraisemblablement cette dimension des sécessions de la plèbe qui fut alors reprise et exploitée.
- 48 Ainsi Breaugh 2007, p. 16 parle à propos de l’expérience plébéienne, de « tradition discontinue de (...)
25M. Breaugh considère par ailleurs les premières sécessions de la plèbe romaine comme le moment fondateur d’une expérience qui va connaître des résurgences dans l’histoire. Selon lui, ces résurgences s’expriment surtout dans les modalités d’action et les formes d’organisation politique48. On s’écartera de la lecture proposée par le chercheur sur ce dernier point. En effet, chercher à établir des analogies entre les modalités d’actions collectives des premières sécessions et les mouvements politiques de la fin de la République paraît quelque peu artificiel et tend à lisser les spécificités de chacune de ces expériences politiques. Il semble plus pertinent en revanche de considérer selon quelles modalités le souvenir de cet événement est convoqué et actualisé par les acteurs politiques de la fin de la République pour dynamiser leur action. C’est dans cette dynamique que se situe plus vraisemblablement la résurgence de l’expérience plébéienne. Ce sont donc les discours et les appropriations mémorielles élaborées autour de cet événement fondateur, ainsi que leur incidence sur l’écriture de l’histoire évoquant les primordia de la République romaine, qu’il semble le plus important d’étudier ici. A fortiori parce que l’ancrage topographique donné aux premières sécessions de la plèbe semble avoir joué un rôle dans ce processus d’appropriation et d’actualisation du passé qui marque les conflits de la fin de la République.
1.2 La mémoire des sécessions du Ve s. av. J.-C., à la fin de la République
1.2.1 L’émergence de traditions contradictoires sur l’ancrage topographique des premières sécessions de la plèbe au IIe s. av. J.-C.
26L’Aventin est, avec le mont Sacré, un espace de la cité associé par la tradition aux premières sécessions de la plèbe. Ces deux espaces sont ainsi liés de manière concurrentielle à des événements fondamentaux dans la mise en place des premiers organes politico-institutionnels de la plèbe. Les causes et les significations que l’on peut accorder à ces traditions rivales méritent d’être éclaircies. Mais avant de mener plus avant cette enquête, il convient de rappeler au préalable quelques-unes des spécificités du mont Sacré, qui fut opposé à l’Aventin dans la tradition sur la localisation des sécessions.
1.2.1.1 L’autre site des premières sécessions : le mont Sacré
- 49 Les Anciens nous ont transmis des indications variées mais souvent assez vagues sur la localisatio (...)
- 50 Quilici Gigli 1978, p. 567-575.
- 51 D’après un passage de Varron (Ling., 5 81), qui qualifie la première sécession de secessio Crustum (...)
- 52 Sur ce point, voir dans la première partie, les développements du chapitre 2.1.
- 53 Sur la fonction militaire de l’Aventin justifiant son statut extra-pomérial jusqu’au milieu du Ier(...)
27Le mont Sacré est présenté comme une petite colline située immédiatement au nord de l’Anio, sur la droite de la via Nomenta, peu après la troisième borne milliaire49. Il est possible de formuler quelques remarques à propos de la topographie du site. Sa proximité avec l’Anio pourrait suggérer que le mont Sacré était situé à la limite de l’ager Romanus antiquus, si l’on admet la thèse de S. Quilici Gigli50, selon laquelle cet affluent du Tibre limitait au nord le plus ancien territoire de Rome51. Cette marginalité territoriale n’est pas sans évoquer celle de l’Aventin, qui était situé au-delà des limites de l’Vrbs52. En outre cette situation faisait du mont Sacré, tout comme l’Aventin, un site idéal pour accueillir des soldats en armes53.
- 54 Fest., p. 424 L : Sacer mons appellatur trans Anienem, paullo ultra tertium miliarium ; quod eum p (...)
- 55 Notamment dans la traduction donnée aux éditions Loeb (Jupiter the Terrifier) qui est identique à (...)
- 56 CIL XIV, 3559. Ce document épigraphique proviendrait d’un petit autel.
- 57 De Cazanove 1990, p. 386-387.
- 58 Sur la qualification du mons Sacer et ses implications religieuses dans le contexte de la première (...)
28Selon Festus (p. 424 L) le nom, mons Sacer, viendrait du fait que la colline fut consacrée à Jupiter en 494 av. J.-C.54 Plus précisément la plèbe consacra sur la colline, à l’occasion de la première sécession, un autel à Διὸς Δειμάτιος, selon Denys d’Halicarnasse (VI, 90). L’expression est généralement rapprochée de Iuppiter Territor55, dont l’épithète latine n’est pas attestée dans la documentation littéraire mais elle est connue par une inscription découverte à proximité de Tivoli56. Ce lien entre le mont Sacré et Jupiter a été mis en avant par O. de Cazanove, pour rappeler qu’il ne pouvait exister une religion plébéienne autonome au Ve s. av. J.‑C. La plèbe se conforma au principal culte public officiel de l’État romain, dominé par la triade Capitoline, auquel son attachement demeura d’abord indéfectible57. C’est à Jupiter que le mont Sacré fut consacré, de la même façon que les individus portant atteinte à la sacro-sainteté des tribuns étaient voués au dieu58.
29La véracité historique de l’ancrage topographique des sécessions sur ce territoire demeure incertaine, et elle a sans doute fait l’objet d’une reconstruction tardive. T.P. Wiseman a suggéré que le mont Sacré aurait pu coïncider avec la Remoria de Rémus, et que cette correspondance se justifierait par la connotation plébéienne donnée au jumeau de Romulus dans le courant du IVe s. av. J.-C. À compter de cette période, les espaces de la plèbe devaient en effet correspondre aux lieux de la geste légendaire de Rémus. Dans la continuité de cette construction symbolique, les sécessions, qui marquent l’émergence politique de la plèbe, furent placées sur le mont Sacré que la tradition associait au jumeau plébéien.
30En réalité, les logiques à l’œuvre dans la définition de l’ancrage topographique des sécessions de la plèbe sont nombreuses et fluctuantes. Dans le contexte des conflits politiques du Ier s. av. J.-C., il est possible d’éclairer certains de ces enjeux, en confrontant la tradition qui place les premières sécessions de la plèbe sur le mont Sacré, à celle qui situe ces événements sur l’Aventin.
1.2.1.2 Choix topographiques et tendances politiques au IIe s. av. J.-C
31Il paraît essentiel d’identifier les courants politiques dont émanent les traditions concurrentes sur la localisation des premières sécessions de la plèbe. Dans cette perspective, l’attention doit porter sur l’étude du contexte dans lequel ces références interviennent, et à ce que l’on sait de la carrière des différents auteurs qui ont transmis le récit de ces événements.
- 59 Il est intéressant d’observer que Tite-Live cite fréquemment Calpurnius Piso dans son Ab Vrbe cond (...)
32Le tableau présenté en annexe (doc. 3) recense l’ensemble des témoignages sur l’ancrage topographique des premières sécessions de la plèbe. Les plus anciens remontent à l’annalistique moyenne. Selon Tite-Live (2, 32, 3), c’est en effet à l’annaliste plébéien, L. Calpurnius Piso (RE Calpurnius 96, III, 1, 1391-1395) que l’on doit la tradition qui situe la première sécession de la plèbe sur l’Aventin. Mais l’historien padouan juge cette version douteuse et précise qu’il faut accorder davantage de crédit à celle qui place ce mouvement sur le mont Sacré, sans préciser pour autant la source de cette seconde version de la tradition59 :
Liv., 2, 33, 2-3 : Quo facto maturata est seditio. Et primo agitatum dicitur de consulum caede, ut soluerentur sacramento ; doctos deinde nullam scelere religionem exsolui, Sicinio quodam auctore iniussu consulum in Sacrum montem secessisse. Trans Anienem amnem est, tria ab urbe milia passuum. Ea frequentior fama est quam cuius Piso auctor est, in Auentinum secessionem factam esse.
- 60 Traduction d’après Bayet, Baillet, Bloch et Guittard, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1991.
Cela ne fit que hâter la sédition. Il fut d’abord question, paraît-il, de massacrer les consuls pour se délier du serment ; puis, apprenant que jamais un crime ne déliait d’une obligation sacrée, l’armée, à l’instigation d’un certain Sicinius, cessa d’obéir aux consuls et se retira sur le mont Sacré, sur la rive droite de l’Anio, à trois milles de Rome. Telle est la tradition la plus répandue ; selon une autre adoptée par Pison, c’est sur l’Aventin qu’ils se seraient retirés.60
- 61 L’essentielle de la bibliographie consacrée à ce personnage et son œuvre est mentionnée dans l’édi (...)
33On considère généralement que L. Calpurnius Piso, tribun de la plèbe en 149 et consul en 133 av. J.-C., appartenait à la tradition des tribuns populaires61. En réalité, la position de ce personnage est complexe à évaluer.
- 62 Nicolet 1980, p. 109 sq.
- 63 Mantovani 1989, p. 182-187.
- 64 Sur les événements considérés comme des précédents historiques du procès de repetundis, voir Ventu (...)
34Calpunius Piso fut l’auteur de la lex Calpurnia de 149 av. J.-C. qui, d’après Cicéron, visait à instaurer un tribunal permanent permettant de juger les gouverneurs de province accusés de concussion (Cic., Brut., 27, 106 ; Off., 2, 21 ; Verr., 2, 3, 84). Selon C. Nicolet, dans le climat insurrectionnel qui émerge au cours de cette période, une telle disposition légale apparut comme une véritable atteinte à l’impunité du Sénat et constitua un précédent, dont la ligne fut en partie suivie par les Gracques62. Cependant, différents travaux ont conduit à relativiser le caractère « révolutionnaire » de cette loi. Ainsi, D. Mantovani63 a démontré que la lex Calpurnia était bien une mesure de contrôle des magistratures. Mais elle concernait exclusivement les aspects patrimoniaux des abus des magistrats perpétrés contre les provinciaux. Sa nature réipersécutoire indique qu’elle n’aurait visé en aucune manière à suppléer la supposée carence de responsabilité pénale des magistrats à imperium. Dans le système de lutte contre les abus des magistrats dans les provinces, les lois de repetundis venaient se substituer aux restitutions en faveur des populations non-romaines organisées ponctuellement sur la base des plaintes portées par voies diplomatiques64. Elles existaient à côté de tout un appareil de sanctions publiques, qui s’exprimaient par la répression de la perduellio et de la violation des normes positives qui réglementaient le comportement des magistrats dans les provinces. Chacun de ces systèmes utilisait des formes de procédure différentes, en conformité avec le but recherché (forme typique du procès privé dans le cas de la Lex Calpurnia). La lex Calpurnia ne constituait donc qu’un élément de l’arsenal juridique mis en œuvre pour le contrôle de certaines exactions commises par les magistrats dans les provinces.
- 65 Sur ces discussions, voir Chassignet 1999, Introduction p. XXI, avec la bibliographie afférente. C (...)
- 66 Millar 2002, p. 153-154.
- 67 Sur ce point, voir les travaux classiques de Nicolet 1980, p. 124-126. Plus récemment, sur les con (...)
35Par ailleurs, Cicéron insiste sur les animosités très fortes qui existaient entre Calpurnius Piso et Caius Gracchus (Tusc., 3, 48 ; Font., 39 ; Cic. Bob. p. 96). D’après certains chercheurs, cette opposition fut davantage personnelle qu’idéologique65 : Calpurnius Piso se serait opposé à la réforme agraire sur la répartition de l’ager publicus voulue par les Gracques, d’abord parce qu’elle menaçait ses propriétés personnelles. Toutefois, F. Millar66 a rappelé qu’il était fréquent dans les discours publics d’invoquer des motifs personnels devant le peuple pour exprimer un jugement politique. En outre, l’opposition entre Calpurnius Piso et Caius Gracchus portait sur l’un des aspects les plus polémiques des dispositions gracquiennes : la limitation de la possession de l’ager publicus et la redistribution des excédents67.
- 68 - Cic. Bob. p. 96 : L. Piso qui legem de pecuniis repetundis tulit et fuit C. Graccho capitalis ini (...)
- 69 La position de Cicéron à l’égard des Gracques a été perçue de diverses manières par les historiens (...)
- 70 D’après l’étude d’un fragment généralement attribué à C. Fannius, Ferrary 1983, p. 51-58 a démontr (...)
36Quelle que fût la nature exacte des relations entre ces deux personnages, c’est surtout l’usage de cette rivalité par Cicéron qu’il est important de considérer ici. L’orateur érige ces inimitiés en véritable topos rhétorique, invoqué dans certains de ses discours publics68. Il apparaît que l’Arpinate chercha ainsi à exacerber deux positions antagonistes au sein d’une même tendance politique, afin de mieux se placer dans la lignée du bord le plus modéré69. Cette finalité est particulièrement évidente dans les Tusculanes (3, 48), œuvre philosophique dans laquelle l’opposition entre les deux hommes fait figure d’exemplum. Cicéron évoque leurs joutes oratoires, mais il leur donne pour toile de fond un thème polémique caractéristique de la période postérieure aux Gracques, celui de la dispense de largesses susceptibles de menacer le trésor de l’État romain70 :
Et quidem C. Gracchus, cum largitiones maximas fecisset et effudisset aerarium, verbis tamen defendebat aerarium. Quid verba audiam, cum facta videam ? L. Piso ille Frugi semper contra legem frumentariam dixerat. is lege lata consularis ad frumentum accipiundum venerat. animum advertit Gracchus in contione Pisonem stantem ; quaerit audiente p. R., qui sibi constet, cum ea lege frumentum petat, quam dissuaserit. ’nolim’ inquit ’mea bona, Gracche, tibi viritim dividere libeat, sed, si facias, partem petam.’ parumne declaravit vir gravis et sapiens lege Sempronia patrimonium publicum dissupari ?
- 71 Traduction de Humbert, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1960.
Caius Gracchus faisait mieux : il avait vidé le trésor en faisant au peuple d’énormes largesses, et cela ne l’empêchait pas, en paroles, d’être le champion du trésor. Que me font les paroles, quand je vois les actes ? Le fameux Lucius Pison Frugi avait combattu sans relâche la loi frumentaire. Quand la loi fut passée, ce personnage, qui était consulaire, se présenta à la distribution de blé. Gracchus remarque Pison debout dans la foule ; il lui demande devant tout le peuple romain s’il est logique de sa part de réclamer du blé aux termes d’une loi qu’il a combattue. « Je serais bien ennuyé, Gracchus, dit Pison, s’il te prenait fantaisie de partager mes biens entre les citoyens ; cependant, au cas où tu le ferais, je réclamerais ma part. » Cela est-il assez clair, cet homme pondéré et sage pouvait-il mieux rendre sensible cette idée que la loi Sempronia dilapidait le trésor public ? Lis maintenant les discours de Gracchus, tu diras qu’il fut l’avocat du trésor.71
37Si l’opposition entre Caius Gracchus et Calpurnius Pison fut certainement authentique, il est peu vraisemblable qu’elle se soit posée exactement en ces termes. On peut difficilement en établir la nature sur la seule foi des propos de Cicéron, qui évoque ces figures dans un but précis. Il semble donc délicat, et sans doute trop réducteur, de situer L. Calpurnius Piso dans le paysage politique en fonction de ses réformes politiques ou de ses rapports avec Caius Gracchus. Tout au plus, peut-on suggérer qu’il fut un tribun de tendance populaire modérée. Cela pourrait expliquer la faveur que lui porta Cicéron. Il apparaissait comme un tribun qui avait œuvré pour le bien-être de la plèbe, sans que l’on puisse pour autant l’assimiler aux Gracques dont les mesures avaient instillé trop de déséquilibre dans l’organisation des institutions républicaines aux yeux de l’Arpinate.
- 72 Niccolini 1934, p. 88.
- 73 Ascon., Corn., p. 68, 15-19 Stangl = 76-77 Clark : Sunt tamen qui eundem illum duorum numerum quem (...)
- 74 Chassignet 1999, p. XXVIII-XXXIII.
38De manière beaucoup plus évidente, la seconde version de la tradition mentionnée par Tite-Live (2, 32, 3), qui place la première sécession sur le mont Sacré, émane d’un courant clairement conservateur. G. Niccolini72 a soutenu que Tite-Live suivait globalement la tradition transmise par Sempronius Tuditanus sur les événements relatifs aux sécessions de la plèbe. Cette hypothèse s’appuie notamment sur un passage d’Asconius (Corn., p. 68, 15-19 – Stangl), à propos de la tradition sur le nombre de tribuns créé après la première sécession73. Ce serait donc de ce dernier qu’il tirerait également la tradition qui place la première sécession de la plèbe sur le mont Sacré plutôt que sur l’Aventin. Or, Sempronius Tuditanus était un proche de Scipion Émilien, célèbre opposant des Gracques. Ainsi, il participa aux côtés de Scipion, à la suppression des pouvoirs judiciaires des triumvirs agraires chargés de la redistribution des terres publiques en 129 av. J.-C. C’est à lui que furent transférées les compétences judiciaires de la commission triumvirale pour l’assignation des terres (de agris iudicandis assignandis), suite aux plaintes des alliés74. Après avoir reçu cette charge, il suspendit les opérations d’assignation, prétextant l’imminence de la guerre d’Illyrie.
- 75 L’existence de cette œuvre peut être déduite d’un passage de Macrobe, Sat., 1, 13, 21.
- 76 Bretone 1982, p. 11-15. Sur l’antagonisme politique des deux hommes voir aussi Mazzarino 1972, p. (...)
- 77 En dehors de ces points, on sait peu de choses sur sa vie hormis un passage de Cicéron (Brut., 95, (...)
39L’œuvre de Tuditanus permet de conforter cette appartenance politique. Il fut notamment l’auteur de Libri magistratum75, qui s’opposaient manifestement aux Libri de potestatibus de M. Iunius Gracchanus, partisan des Gracques. Par le biais de leurs ouvrages respectifs, les deux hommes se seraient ainsi faits l’écho des controverses institutionnelles de leur temps, et auraient résolu des problèmes de droit public en fonction de leur appartenance politique. M. Bretone76 a en effet relevé que dans le cadre de ses réflexions sur les pouvoirs des tribuns, la position de Sempronius Tuditanus sur le ius intercedendi et la possibilité ou non de l’abrogatio se faisait l’écho de la tendance conservatrice. M. Iunius Gracchanus, s’interrogeant pour sa part sur l’origine de la questure, affirmait dans son œuvre que cette magistrature fut, certes, créée par les rois Romulus et Numa, mais d’après le vote du peuple et non sua voce, faisant ainsi remonter le rôle essentiel des assemblées du peuple aux origines de la cité. Les points de vue antagonistes et les finalités contradictoires visées par les deux hommes dans leurs recherches sur l’origine de certaines magistratures transparaissent ainsi clairement. Ces oppositions permettent en outre de conforter l’affiliation politique de Tuditanus au courant conservateur77.
40On observe ainsi que la tradition sur l’ancrage topographique de la première sécession sur l’Aventin est difficile à identifier politiquement, tandis que celle qui place cet événement sur le mont Sacré paraît émaner d’une tendance conservatrice. Cependant, on ne peut préciser davantage les choses, dans la mesure où on ne trouve pas d’autres attestations datant du IIe s. av. J.-C. sur l’ancrage topographique des premières sécessions. Au siècle suivant, en revanche, la coloration politique donnée à la topographie des sécessions devient plus tranchée, en même temps que s’affirme l’opposition entre optimates et populares.
1.2.2 Actualisation et appropriation du référent mémoriel des sécessions au Ier s. av. J.‑C.
- 78 Sur la crise de la tradition induite par les guerres civiles et les nouvelles formes de rapport au (...)
41Dans le contexte des conflits politiques du Ier s. av. J.-C., le rapport au passé semble prendre une forme nouvelle et devenir un argument de légitimation essentiel. Comme l’a souligné C. Moatti, la crise tardo-républicaine a en effet changé le rapport du pouvoir au temps, et l’autorité paraît s’ancrer dans le passé. Dans cet engouement pour le passé, la question de l’origine tient une place particulière et devient éminemment politique78.
42Considérant cette analyse, on constate que la référence aux premières sécessions de la plèbe dans les sources du Ier s. av. J.-C. est fréquente, particulièrement dans les discours politiques. Il paraît donc important d’évaluer les finalités recherchées par les différents courants politiques qui ont invoqué le souvenir de cet événement.
1.2.2.1 Les discours populares chez Salluste : mos plébéien et filiation des deux plèbes
43Au Ier s. av. J.-C., Salluste rapporte une référence à l’ancrage topographique des deux premières sécessions de la plèbe sur l’Aventin dans un discours qu’il attribue au tribun de 111 av. J.-C., C. Memmius, lors d’une contio qu’il tint après le retour de Bestia (Iug., 31, 17) :
Maiores uostri, parandi iuris et maiestatis constituendae gratia, bis per secessionem armati Auentinum occupauere ; uos pro libertate quam ab illis accepistis, nonne summa ope nitemini, atque eo uhementius quo maius dedecus est parta amittere quam omnino non parauisse ?
- 79 Traduction de Ernout, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 2003, légèrement modifiée. Ainsi la traduc (...)
Vos ancêtres, pour conquérir leurs droits et pour établir leur souveraineté, par deux fois, se sont retirés en armes pour occuper l’Aventin ; et vous, vous ne ferez pas les derniers efforts pour défendre cette liberté qu’ils vous ont léguée ? Mais si, et avec d’autant plus d’ardeur, qu’il y a plus de déshonneur à perdre ce que l’on possède, qu’à ne l’avoir jamais possédé.79
- 80 Martin 2003, p. 155-168.
44Dans ce discours, C. Memmius exhorte les plébéiens à défendre leur liberté, comme l’avaient fait avant eux les plébéiens des premières sécessions. Mais il est surtout remarquable que Memmius désigne ici les acteurs de cet acte fondamental pour la liberté de la plèbe par l’expression maiores uostri, suggérant ainsi une filiation entre les plébéiens des premières sécessions et ceux de la Rome tardo-républicaine. P.‑M. Martin80 a procédé à une analyse de ce texte particulièrement éclairante. Il a notamment relevé que cette filiation des deux plèbes est un thème clairement popularis, que l’on trouve exprimé dans d’autres textes pouvant être rattachés à ce courant politique. On le trouve notamment dans un discours du tribun L. Macer, daté de 73 av. J.-C., également transmis par Salluste (Hist., 3, 48 M), à propos de la nécessité de rétablir les droits acquis par les premiers plébéiens, et en particulier le tribunat de la plèbe, tombés en déshérence depuis les lois syllaniennes. Certes, il s’agit là encore d’un discours reconstruit par Salluste lui-même. Mais le thème de la filiation des deux plèbes n’a pas été « inventé » de toute pièce par l’historien. Il appartient à l’éloquence popularis et on le trouve exprimé dans des fragments de discours émanant de ce courant politique. Salluste, reprenant le principe thucydidéen de « l’historien comme témoin », connaissait donc les grands arguments rhétoriques du courant popularis et il prit soin d’en restituer la teneur dans les discours qu’il attribua à quelques-unes de ses figures emblématiques.
45Dès lors, on peut se demander quelle fût la finalité de cette filiation revendiquée par l’idéologie popularis. Selon P.‑M. Martin, cette idée s’inscrit dans une démarche plus globale visant à donner une signification nouvelle au terme maiores, et par extension à la notion de mos maiorum habituellement employée par les optimates pour justifier leur position conservatrice. L’objectif de ce détournement était de présenter les chefs populares comme les seuls héritiers spirituels du mos maiorum, trahi par la partie conservatrice de l’oligarchie dirigeante. Mais il visait aussi, de manière plus originale, à donner aux plébéiens le droit de revendiquer comme ancêtres collectifs, non seulement certaines grandes figures de l’histoire romaine, mais aussi la masse des plébéiens dressés contre le patriciat. Il s’agissait donc d’ancrer l’identité des plébéiens dans le passé collectif de la cité, et de légitimer leur action politique et celle de leurs chefs, en l’inscrivant dans la continuité des luttes du Ve s. av. J.-C.
- 81 De ce point de vue, nous nous écartons de l’analyse de Courrier 2014, voir en particulier ses déve (...)
46Il est évident que le lien entre les deux plèbes valorisé dans les discours populares était un principe rhétorique de nature purement politique. Il paraît totalement vain de chercher un quelconque fondement sociologique à cette filiation lorsque l’on sait que la composition sociopolitique de la plèbe tardo-républicaine n’est en rien comparable à celle des premières sécessions. Pour autant, le caractère fictif de cette filiation ne constitue pas un argument suffisant pour affirmer que la mémoire des premières sécessions exprimée dans les discours populares, était une mémoire strictement extérieure à la plèbe du Ier s. av. J.-C., qui lui fut imposée de manière artificielle par une frange de l’aristocratie romaine81.
- 82 La notion de « référence au passé » envisagée ici, a été conceptualisée dans le cadre de l’atelier (...)
- 83 Benjamin (1928) 2009, en particulier p. 55.
- 84 Sur cette notion de « germe », voir Castoriadis (1984-1985) 2011, p. 178-181.
- 85 Breaugh 2007.
47Par différents aspects, le souvenir des sécessions invoqué dans les discours populares renvoie en effet aux mécanismes de la « référence au passé »82. Cette notion est envisagée ici dans une perspective essentiellement instrumentaliste. La référence au passé permet de structurer l’actualité du passé, de donner à celui-ci une fonction dans le mouvement de l’histoire au présent. Selon une acception proche de l’Origine (Ursprung), telle que la concevait Walter Benjamin83, la référence au passé implique un retour sur un événement que l’on tente de s’approprier pour l’actualiser, le repenser, afin de permettre à ceux qui l’emploient de s’intégrer à un passé dont ils ont été écartés par l’histoire officielle, et de se définir ainsi comme sujets historiques. Le principe de filiation des deux plèbes relève bien de ce mécanisme, dans la mesure où la finalité est de donner une existence historique à la plèbe tardo-républicaine. En outre, la référence au passé joue un rôle moteur dans l’action politique, pour laquelle elle constitue un germe84, c’est-à-dire, non pas un modèle matriciel que l’on cherche à imiter, mais un indice de possibilités contenues dans le souvenir de l’événement. La prise de distance par rapport au référent justifie que cette construction discursive et mémorielle n’ait nul besoin de se fonder sur une continuité sociale, ou d’inscrire l’événement dans la linéarité du récit historique. Ce que l’on cherche avant tout, c’est à invoquer ponctuellement, selon les besoins du moment, un fragment du passé, en l’occurrence une « expérience », afin d’en réactiver la force symbolique et de l’ériger en allégorie. L’expérience politique de la sécession en elle-même s’est inscrite dans une temporalité courte – ce que M. Breaugh qualifie de « temporalité de la brèche »85, mais elle est porteuse d’une force d’action et de mouvement qui se prête aux mécanismes de la référence au passé. Peu importe d’avoir un souvenir précis de l’événement invoqué dans son historicité pour se l’approprier. Ce qui compte, c’est le sens qu’on lui donne à un moment déterminé pour stimuler l’action politique.
48Dès lors, rien n’exclut le rôle de la plèbe elle-même dans la construction de ce référent mémoriel. Pour que le souvenir des sécessions fonctionne, les populares ne pouvaient adresser à la plèbe un passé totalement abscons, qui ne faisait un minimum sens auprès de celle-ci. Il paraît donc peu vraisemblable que l’actualisation de cette mémoire des premières sécessions de la plèbe fut totalement unilatérale, et sans doute certaines strates de la masse plébéienne s’emparèrent de cet événement du passé pour y intégrer des enjeux qui leur étaient propres. La construction de cette référence ne fut donc pas le seul fait de l’aristocratie popularis, mais elle résulta plutôt d’interactions intellectuelles entre les élites et certains individus de la masse plébéienne qui contribuèrent tout autant à élaborer le sens politique donné à ce référent.
49Ce point admis, il faut revenir au discours de C. Memmius et à l’ancrage topographique attribué par ce dernier aux sécessions du Ve s. av. J.-C. Le tribun de la plèbe privilégie explicitement la localisation de ces événements sur l’Aventin, et ne fait aucune allusion au mont Sacré. Dès lors, on peut considérer que cette colline fut privilégiée par l’idéologie popularis, pour situer le souvenir de ces événements dans le paysage urbain. L’Aventin est ici associé à la conquête des droits de la plèbe des premiers temps et de sa libertas, dont la défense est garantie par la création du tribunat de la plèbe. Il faut dès lors se demander pourquoi le choix de ce groupe politique s’est porté sur l’Aventin plutôt que sur le mont Sacré ou tout autre espace de la Ville.
- 86 Richard 1978, p. 548-549.
50La présence sur la colline de sanctuaires traditionnellement liés aux institutions plébéiennes a sans doute largement contribué à ce choix, même si les fonctionnalités de ces édifices avaient connu de nettes évolutions depuis le Ve s. av. J.-C. En outre, l’Aventin est géographiquement proche du Palatin auquel il fait face, séparé de celui-ci par la vallée du Grand Cirque. Comme l’a noté J.-C. Richard86, la colline constituait ainsi un site idéal comme avant-poste de la révolte depuis lequel les troupes qui s’étaient mutinées pouvaient matérialiser aux yeux du Sénat la menace que leur action faisait peser sur l’unité de la cité.
- 87 En ce sens Courrier 2014, p. 549-550.
- 88 Ibid, p. 550.
- 89 Ferrary 1982, p. 761-766. En ce sens également Arena 2012, p. 30 sq.
- 90 Sur cette interprétation, voir les développements sur le temple de Libertas dans la partie 3, aux (...)
51La fondation du temple de Libertas par T. Sempronius Gracchus (RE Sempronius 50, II A, 2, 1400-1401) sur la colline vers le milieu du IIIe s. av. J.-C. a sans doute joué aussi un rôle déterminant dans le choix de l’Aventin comme théâtre des premières sécessions dans les discours populares87. Mais il est utile de préciser ici selon quelles modalités. C. Courrier a récemment proposé qu’en érigeant un sanctuaire voué à cette figure divine, l’aïeul des Gracques aurait voulu signifier l’assimilation de Libertas « aux conquêtes politiques de la plèbe, dont il faisait lui-même juridiquement partie »88. L’hypothèse paraît tout à fait vraisemblable, lorsque l’on sait que cette acception spécifique de la libertas fut largement exploitée ensuite par l’idéologie popularis. Mais elle pose cependant un problème de chronologie. Comme l’a souligné J.-L. Ferrary89, ce ne fut que dans le contexte de la fin de la République que la notion de libertas fit l’objet d’interprétations divergentes de la part des courants politiques rivaux. À l’origine, la libertas constituait une valeur commune servant à désigner le régime républicain (la res publica libera) par opposition au régime monarchique (regnum). Il est donc plus vraisemblable qu’au moment de sa fondation, le temple de l’Aventin était destiné à célébrer la liberté au sens large, par opposition au statut servile90. La célébration de Libertas selon cette acception apparaît encore plus clairement dans le thème des peintures déposées plus tard dans l’édifice par le fils homonyme de T. Sempronius Gracchus (RE Sempronius 51, II A, 2, 1401-1403). Ces peintures décrites par Tite-Live (24, 16, 19), représentaient les célébrations de la victoire de Bénévent par les esclaves publics (volones) qui composaient l’armée de Sempronius en 214. En raison de leur bravoure au combat, ces derniers avaient reçu la citoyenneté. Le thème pictural dévoile sans doute une réflexion contemporaine sur les conditions d’accès au statut d’homme libre, sur la base de critères avant tout performatifs et moraux. La conception de la libertas admise par les fondateurs du temple était donc assez différente de celle développée plus tard par l’idéologie popularis, et il est plus probable dès lors que T. Sempronius Gracchus choisit l’Aventin pour sa fondation, en raison du statut extrapomérial de la colline. Ce statut était en effet plus adapté aux activités alors déployées dans le temple de Libertas, à savoir l’affranchissement de volones qui étaient, malgré leur statut servile, des soldats en armes.
- 91 Thommen 1995, p. 368.
- 92 Ainsi que le relevait déjà Henric Jordan, suivi par Merlin 1906, p. 301.
52Toujours dans la perspective d’une fondation plébéienne, L. Thommen91 a suggéré pour sa part que, dès le IIIe s. av. J.-C., le sanctuaire de Libertas fut érigé sur l’Aventin pour constituer, dans un subtil jeu de miroir, un pendant à la triade capitoline en étant associé aux temples aventiniens de Junon Reine et de Minerve. Les trois sanctuaires devaient ainsi supplanter la traditionnelle triade plébéienne aventine formée par Cérès, Liber, Libera. Cependant, il est difficile de saisir la dimension plébéienne d’une telle entreprise. On cerne mal l’intérêt qu’aurait eu T. Sempronius Gracchus à détourner l’influence du temple de Cérès au profit d’une triade incluant, certes, son temple de Libertas, mais dans la seule perspective de reproduire sur la colline un culte identique à celui du Capitole. Par ailleurs, le seul document dans lequel Jupiter Libertatis est formellement associé aux temples de Minerve et de Junon Reine sur l’Aventin, sont les Res Gestae d’Auguste (RDGA, 19 : aedes Minervae et Iunonis Reginae et Iovis Libertatis in Aventino). Peut-être le princeps ne fit que reprendre à son compte cette supposée triade capitoline reproduite au IIIe siècle sur l’Aventin, mais cela paraît peu probable. Le fait de valoriser sur la colline des divinités qui incarnent l’autorité de l’État romain est plus cohérent avec le projet de restauration élaboré par Auguste au sortir des guerres civiles. Mais même dans ce contexte plus probant, l’hypothèse paraît toutefois difficile à soutenir, dans la mesure où les divinités de la triade capitoline étaient regroupées dans les trois cellae d’un même temple, tandis que sur l’Aventin, il s’agissait de trois divinités dans trois édifices distincts, qui plus est avec des natales différents92. La coexistence de ces trois divinités sur l’Aventin serait donc plutôt fortuite et il paraît quelque peu artificiel de vouloir y chercher à tout prix une signification politique.
- 93 On observe que l’Aventin n’est pas la seule colline impliquée dans le récit de ces événements. Le (...)
- 94 Sur le rôle de cet événement dans la construction d’une mémoire plébéienne opposée à l’oligarchie (...)
53À la lumière de ces éléments, il paraît plus vraisemblable que le choix de l’Aventin par l’idéologie popularis fut en relation avec un autre événement qui associe également la mémoire de la gens Sempronia à cette colline romaine. La tradition rapporte en effet unanimement que Caius Gracchus, Fulvius Flaccus et leurs partisans établirent leur retraite sur l’Aventin en 121 av. J.-C., avant d’être massacrés par les hommes du consul L. Opimius (voir le recensement des sources en annexe, doc. 4)93. En lien avec cet événement, l’Aventin, déjà associé à la mémoire de la gens Sempronia par le truchement du temple de Libertas, devint aussi le lieu de retraite choisi par le champion de la plèbe pour mener son ultime combat contre ceux qui venaient de le mettre au ban de la cité. On peut supposer qu’à partir de ce récit, il fut possible d’envisager une autre perception de la Libertas aventine, qui pouvait être rapprochée de la notion de libertas telle que l’envisageait le courant popularis à la fin de la République. Mais surtout, cette topographie aventinienne des vicissitudes de Caius Gracchus, qu’elle fût réelle ou créé a posteriori, permit aux populares d’inscrire symboliquement l’action du tribun de la plèbe dans la continuité de celles des plébéiens du Ve s. av. J.-C.94.
- 95 On peut faire le parallèle avec le processus observé à propos de la figure de Rémus sur l’Aventin, (...)
54Il y a donc tout un faisceau d’indices qui permet d’expliquer la valeur symbolique de l’Aventin aux yeux des populares et de la plèbe. Ce souvenir fut restructuré en vue de créer un sens partagé par certains acteurs des conflits politiques de la fin de la République. Au même titre que le récit des sécessions dans les discours populares, la topographie de ces événements a connu une redéfinition95.
55Ces remarques appellent toutefois des précisions. En premier lieu, on peut se demander si l’on trouve exclusivement dans les discours populares ce choix de l’Aventin comme cadre privilégié des premières sécessions. S’il s’avère qu’il fut également utilisé par les tenants de l’idéologie conservatrice, dans quel type de constructions discursives s’intégrait-il et quelles en étaient les finalités ?
1.2.2.2 Les références à la retraite sur l’Aventin dans les discours de Cicéron
56L’un des principaux tenants de la tendance conservatrice au Ier s. av. J.-C. semble avoir également employé le référent mémoriel des sécessions, de même que l’attachement topographique de ces événements à l’Aventin. En témoigne un extrait tiré du Pro Murena de Cicéron.
57L’Arpinate plaide en novembre 63 pour L. Licinus Murena, élu consul pour l’année 62. Celui-ci est accusé de corruption électorale, en vertu de la lex Tullia de ambitu, par S. Sulpicius Rufus, son rival malheureux aux élections et célèbre juriste. L’affaire est délicate, car Cicéron est l’auteur de cette loi (Mur., 2, 3 et Planc., 34, 83), mais la nécessité de maintenir le fonctionnement des institutions politiques et la validité des élections consulaires, dans le contexte d’une grave crise politique, rend la défense de L. Murena nécessaire et constitue la principale motivation du plaidoyer de Cicéron. Pour arriver à ses fins, l’orateur construit sa défense autour de plusieurs thèmes. On s’intéressera plus particulièrement à ceux qu’il développe aux chapitres 15, 6 – 16, 6 :
Contempsisti L. Murenae genus, extulisti tuum. Quo loco si tibi hoc sumis, nisi qui patricius sit, neminem bono esse genere natum, facis ut rursus plebes in Aventinum sevocanda esse videatur. Sin autem sunt amplae et honestae familiae plebeiae, et proavus L. Murenae et avus praetor fuit, et pater, cum amplissime atque honestissime ex praetura triumphasset, hoc faciliorem huic gradum consulatus adipiscendi reliquit quod is iam patri debitus a filio petebatur. Tua vero nobilitas, Ser. Sulpici, tametsi summa est, tamen hominibus litteratis et historicis est notior, populo vero et suffragatoribus obscurior. Pater enim fuit equestri loco, avus nulla inlustri laude celebratus. Itaque non ex sermone hominum recenti sed ex annalium vetustate eruenda memoria est nobilitatis tuae.
- 96 Traduction de Boulanger, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1943.
Tu as rabaissé la naissance de Murena et exalté la tienne. Sur ce point si tu prétends établir qu’à moins d’être patricien on ne peut être bien né, tu risques de provoquer une nouvelle retraite de la plèbe sur l’Aventin. Mais s’il est vrai qu’il y a des familles glorieuses et honorées dans la plèbe, le bisaïeul de Murena et son aïeul ont été préteurs, et son père, en obtenant le triomphe avec tant de gloire et d’honneur au sortir de la préture, lui a facilité son ascension au consulat, puisque c’était comme une dette contractée envers le père dont le fils réclamait le paiement. Sans doute ta noblesse, Servius Sulpicius, est de très haut rang ; néanmoins, c’est surtout pour les érudits et les chercheurs d’antiquité qu’elle est illustre ; le peuple et les électeurs la connaissent beaucoup moins. Ton père en effet est resté dans l’ordre équestre ; ton aïeul n’a pas été illustré par une gloire éclatante. Ce n’est donc pas dans les propos des contemporains mais dans la poussière des annales qu’il faut aller chercher les témoignages de ta noblesse96.
- 97 Pour autant, celui-ci n’est jamais qualifié d’homo novus par Cicéron, comme l’a remarqué à juste t (...)
- 98 Sur l’usage de ce thème, plus particulièrement dans les discours des populares, voir les remarques (...)
- 99 Une telle distinction profitera à ses descendants, la nobilitas désignant depuis le IIe s. av. J.- (...)
58Dans ce passage, l’argumentaire de la défense est structuré autour de la place accordée aux élites plébéiennes dans la vie politique, mais également au sein de la nobilitas romaine. L’accusation brocarde l’ignobilitas de L. Murena, plébéien qui ne compte aucun consulaire au nombre de ses ancêtres97. Mais Cicéron rappelle que ce dernier s’est néanmoins illustré par ses mérites personnels. L’orateur déploie ainsi le thème rhétorique du mérite par l’action plutôt que par la naissance98. Cicéron ajoute également que la carrière de Murena et son accession au consulat s’inscrivent dans la continuité logique du cursus honorum brillamment entamé par ses aïeux. S’il est un homo novus, Murena a donc toute légitimité à obtenir la magistrature suprême, et ainsi intégrer la nobilitas romaine99.
- 100 Sur ce point voir les remarques du chapitre 1.1.2, supra. Sur la formation progressive de la nobil (...)
59Cicéron soutient également que refuser à Murena un tel droit pourrait déclencher une nouvelle retraite sur l’Aventin. Ce faisant, il évoque les sécessions de la plèbe et les conquêtes politiques et institutionnelles qu’elles ont progressivement permises, en modifiant les rapports de force politique avec les détenteurs traditionnels de l’imperium. Comme cela a été rappelé, le compromis Licino-sextien de 367 ouvrit aux plébéiens l’accès au consulat, et cette ouverture mit fin à la prédominance politique du patriciat pour donner à naissance à une nouvelle nobilitas formée par les élites patricio-plébéiennes100. Contester ces acquis revenait donc à justifier « une nouvelle retraite de la plèbe sur l’Aventin ».
- 101 Sur ce point voir Nicolet 1966, p. 633 sq. et Lepore 1954, p. 178 sq. et 344 sq.
- 102 Martin 2004.
60Cet argumentaire peut être mis en rapport avec le principe de la concordia ordinum chez Cicéron. L’idée de concorde au sein de l’élite dirigeante pour remédier au fractionnement de la République tenait en effet, dans les années 60, une place importante dans le programme de l’orateur101. Le passage étudié indique qu’à ses yeux, le maintien de cette concorde entre les membres des summi ordines résidait aussi dans la capacité de chacun à reconnaître la légitimité de tout individu ayant gravi les échelons du cursus honorum à intégrer la nobilitas, qu’il fût de rang patricien ou plébéien. Cependant il a été proposé que cette concordia ordinum cicéronienne n’ait pas seulement concerné les ordres supérieurs traditionnels. P.‑M. Martin102 suggère en effet, que dès cette période, Cicéron aurait assimilé de manière implicite la plèbe à un ordo, au sens de force politique répartie dans des ordres professionnels organisés, existant à côté des deux ordines juridiquement constitués. L’Arpinate aurait ainsi repris un thème cher à l’idéologie popularis, qu’il aurait détourné à son profit. En appliquant la qualification d’ordo à la plèbe, il aurait cherché à flatter celle-ci et à montrer qu’elle aussi, à son niveau, participait à son idéal de concordia. Cependant, le texte considéré ici suggère que la concordia cicéronienne n’incluait pas tous les plébéiens. Elle ne concernait par essence que ceux qui étaient susceptibles d’accéder aux magistratures supérieures et d’intégrer ainsi la nobilitas, par opposition au reste de la plèbe. Ce texte soutient donc plutôt le principe d’une concordia ordinum fondée uniquement sur les élites politiques de la société romaine.
61Ainsi, dans ce plaidoyer, Cicéron s’approprie la référence aux premières sécessions de la plèbe et à leur ancrage topographique sur l’Aventin, que l’on trouve également dans les discours populares. Mais la finalité de cette référence est ici tout à fait différente. L’idée d’un mos maiorum plébéien en est absente, de même que le principe de filiation entre la plèbe du Ve s. av. J.-C. et celle de la fin de la République. Dans son discours, l’orateur ne reconnaît pas le rôle politique de l’ensemble de la plèbe, fondé sur une illustre filiation avec les premiers plébéiens. À ces yeux, l’héritage des sécessions ne concerne que les élites plébéiennes susceptibles d’intégrer l’oligarchie dirigeante, dont Murena est le parfait exemple. L’appropriation de la référence aux sécessions de la plèbe sur l’Aventin par Cicéron visait donc à servir son plaidoyer, mais aussi à défendre une position philosophique et politique très éloignée de celle défendue dans les discours populares. Ce faisant, il détournait cette référence popularis au passé. Ces interprétations antagonistes des sécessions trahissent l’émergence d’un véritable conflit de signification autour d’un même événement du passé, que chaque camp cherche à s’approprier afin de légitimer son action politique. Mais si le conservateur Cicéron place les sécessions sur l’Aventin lorsqu’il prend la défense du plébéien L. Murena, il n’en va pas de même lorsqu’il renvoie à ces événements dans d’autres types d’ouvrage.
1.2.2.3 Cicéron, Salluste et le récit des sécessions
62On observe ainsi une lecture sensiblement différente des sécessions de la plèbe et de leur ancrage topographique dans le De Republica, qu’il rédige à partir de 54, presque dix années après le Pro Murena. La première sécession comme la seconde sont localisées successivement sur le mont Sacré, puis sur l’Aventin (Cic., Rep., 2, 58, 2 ; 2, 63, 14-16), et la signification donnée à chacun de ces deux événements est assez différente.
- 103 Moatti 1997, p. 250-254.
63Il faut noter que les convictions politiques de Cicéron ont évolué depuis le procès de L. Murena. Après son retour d’exil, en 57 av. J.-C., son idée de la concorde ne se limite plus aux ordres (et en particulier aux ordres supérieurs), mais s’étend à l’ensemble des homines boni, quelle que soit leur origine sociale103. Cette disposition nouvelle ne signifie pas pour autant que l’ensemble des citoyens sont pris en compte (Phil., 8, 13, 4-5). Si les citoyens bons, utiles (bonos et utilis) et dévoués à la République, ceux que la nature a fait citoyens doivent être sauvés, ceux que la volonté a rendu ennemis (voluntate hostes) doivent être systématiquement combattus. C’est dans ce contexte que s’inscrit la rédaction du De Republica, un ouvrage de philosophie politique dans lequel Cicéron expose ses réflexions sur une forme idéale de gouvernement, fondée sur l’équilibre des pouvoirs. Aussi peut-on s’interroger sur la signification qu’il donne dans cette œuvre aux sécessions de la plèbe et à leur localisation.
- 104 Dans le domaine juridique, la seditio renvoie, au IIIe s. av. J.-C., à la révolte ouverte de forma (...)
- 105 Bien évidemment, on ne peut systématiser ce point de vue. Comme souvent, la position de Cicéron ch (...)
64On observe d’abord un changement de registre assez radical du champ lexical employé à propos de la première sécession. De la « retraite » sur l’Aventin évoquée dans le pro Murena (plebes in Aventinum sevocanda esse), on passe à une « sédition » (seditio) de la plèbe, qui se place en premier lieu sur le mont Sacré, puis sur l’Aventin. La connotation négative du terme seditio est très claire, si l’on considère son emploi dans le contexte politique et juridique de la fin de la République104. Selon Cicéron, cette sédition aboutit à l’institution des tribuns de la plèbe, créés pour affaiblir le pouvoir et l’influence du Sénat (Rep., 2, 59, 10-12 : duobus tribunis plebis per seditionem creatis ut potentia senatus atque auctoritas minueretur). Le De Republica se caractérise donc par une vision très négative de la première sécession et des organes plébéiens créés à son issue105.
- 106 Briquel 2000, p. 197.
65En revanche, Cicéron semble moins critique à propos de la seconde sécession (Rep., 2, 63, 14-16). L’événement déclencheur est cette fois d’ordre moral : en 450 av. J.-C., pendant la troisième année du décemvirat, Verginius tue sa fille de ses propres mains afin de la faire échapper à la double humiliation de la perte de la liberté et du viol, que lui réserve le décemvir Appius Claudius. En outre, cette sécession ne résulte pas cette fois d’une discorde entre les différentes composantes de la cité. Si la plèbe fait sécession, ce n’est pas contre le patriciat mais contre « l’arbitraire, la cruauté et l’avidité des décemvirs » (libidinose omni imperio et acerbe et avare populo praefuerunt). L’événement est donc présenté « comme un mouvement unanime, unissant patriciens et plébéiens, le Sénat et le peuple, contre le nouvel adfectator regni qu’avait été Appius Claudius »106. Il apparaît donc que dans le De Republica, la seconde sécession de la plèbe revêt une connotation beaucoup plus positive que la première.
66Pourtant, la localisation des événements est identique dans les deux cas : la retraite de la plèbe s’effectue d’abord sur le mont Sacré, puis sur l’Aventin. Il faut relever toutefois que le passage relatif à la seconde sécession, tel qu’il nous est parvenu, ne décrit qu’une partie des événements survenus en 450 (Rep., 2, 63, 14-16). Les huit pages suivantes sont manquantes et il est possible que la suite du texte ait évoqué d’autres lieux associés aux événements qui suivirent. L’hypothèse paraît vraisemblable, si l’on considère la description de la seconde sécession présentée dans un fragment de Cicéron transmis par Asconius (Corn., p. 69, 2 – Stangl). Il s’agit d’un extrait d’un discours perdu de Cicéron, le Pro Cornelio de maiestate, prononcé en 65 av. J.-C., soit deux années avant le pro Murena, en faveur du tribun de la plèbe de 67, Caius Cornélius :
Vnum hoc tantummodo explicandum, quo loco primum de secunda secessione plebis, dehinc concordia facta, sic dicit : Tum interposita fide per tres legatos amplissimos uiros Romam armati reuertuntur. In Auentino consederunt ; inde armati in Capitolium uenerunt ; decem tr. pl. <per> pontificem, quod magistratus nullus erat, creauerunt. Legati tres quorum nomina non ponit hi fuerunt : Sp. Tarpeius, C. Iulius, P. Sulpicius, omnes consulares ; pontifex max. fuit M. Papirius.
- 107 Traduction d’après Lewis 2006, p. 154-155.
Un point seulement mérite ici d’être expliqué : celui où, en premier lieu, à propos de la seconde sécession de la plèbe et de la concorde qui en a résulté, il [Cicéron] dit ainsi : « Une fois la confiance établie entre les deux camps par l’entremise de trois légats, hommes du plus haut rang, ils retournèrent vers Rome en armes. Ils prirent position sur l’Aventin ; de là, ils se rendirent sur le Capitole en armes. Par l’intermédiaire du pontife, car il n’y avait pas de magistrats, ils désignèrent dix tribuns de la plèbe. » Les envoyés, dont il ne mentionne pas les noms, étaient les suivants : Sp. Tarpeius, C. Iulius, P. Sulpicius, tous anciens consuls. Le pontifex maximus était M. Papirius.107
67Ce fragment indique qu’après la retraite sur le mont Sacré, les insurgés se placèrent sur l’Aventin, première étape vers le retour à la concorde civile avant la nomination des tribuns de la plèbe sur le Capitole. La seconde institution des tribuns de la plèbe, sous l’égide des pontifes et de la triade capitoline qui incarne l’autorité de l’État, marque donc l’entrée légale des défenseurs de la plèbe dans les institutions républicaines. La localisation de cet événement sur le Capitole ne revêt pas exclusivement une symbolique politique mais semble également répondre à un souci d’exactitude juridique et institutionnelle : Jupiter n’était plus seulement, avec Cérès, le garant religieux de l’inviolabilité des tribuns. Il en devenait également le garant en vertu de la loi (Liv., 3, 55, 6-8 : et cum religione inuiolatos eos, tum lege etiam fecerunt). Il apparaît donc que dans l’œuvre cicéronienne, les événements de la seconde sécession se placent sur le mont Sacré, tant que les institutions plébéiennes demeurent en marge de l’État, tandis que l’Aventin devient un espace intermédiaire, un lieu de médiation avant l’ultime étape marquant l’intégration légale des institutions plébéiennes.
68On perçoit donc deux aspects dans l’œuvre cicéronienne à propos du lien entre les sécessions de la plèbe et l’Aventin : le détournement de la signification donnée par la tradition popularis à l’ancrage topographique des sécessions sur la colline (pro Murena), et par ailleurs une volonté de rationaliser la topographie des sécessions en situant notamment chaque étape de la seconde sécession en un lieu adapté aux événements qui s’y déroulent (De Republica, Pro Cornelio de maiestate).
69Cette démarche de rationalisation s’observe chez d’autres auteurs contemporains de l’orateur. Ainsi, dans ses Histoires, rédigées entre 40 et 35, Salluste (Hist., 1, frg. 11, 15-21 M) présente un ancrage topographique des sécessions identique à celui proposé par Cicéron dans le De Republica.
Dein seruili imperio patres plebem exercere, de uita atque tergo regio more consulere, agro pellere et ceteris expertibus soli in imperio agere. Quibus saeuitiis et maxime fenore oppressa plebes, cum assiduis bellis tributum et militiam simul toleraret, armata montem sacrum atque Auentinum insedit tumque tribunos plebis et alia iura sibi parauit. Discordiarum et certaminis utrimque finis fuit secundum bellum Punicum.
- 108 Traduction sous la direction de Jerphagnon, Paris : Gallimard (NRF), 2000.
Ce furent alors des rapports de maître à esclave qu’établirent les patriciens avec la plèbe : de la vie, de la personne, ils entendaient disposer comme en usaient les rois. Ils spolièrent ces citoyens de ce qu’ils avaient et, une fois tous les autres dépossédés, ils s’adjugèrent seuls l’exercice du pouvoir. Recrus de toutes ces vexations, accablés surtout de dettes, les plébéiens – sur qui déjà retombaient tout à la fois l’impôt et le service militaire – firent sécession, en armes, sur le mont Sacré et sur l’Aventin, situation d’où ils devaient retirer, entre autres avantages, l’institution des tribuns de la plèbe. Ce fut la deuxième guerre punique qui, de part et d’autre, mit fin à ces mésententes et à ces démêlés.108
- 109 Syme 1964, p. 206. Dans ce sens également, Arnaud-Lindet 2005b, p. 1942-1943.
- 110 Moatti 1997, p. 29-30 et n. 10 p. 321.
- 111 Ead.
70Les raisons pour lesquelles Salluste place à son tour les deux sécessions sur le mont Sacré et sur l’Aventin doivent également être clarifiées. Comme l’a montré R. Syme, la conception historiographique de Salluste était éminemment thucydidéenne109. Salluste s’intéressait en premier lieu à la thématique de la discorde et à ses effets sur l’homonoia de la cité. L’historien admettait de ce fait l’idée, unanime chez les Anciens, que la cité avait été divisée en deux factions à partir des Gracques110. Il partageait également avec Cicéron l’idée que la division de la classe politique et la désunion du peuple avaient affaibli la République et minaient l’État. En revanche, le point de vue des deux hommes divergeait sur l’issue des conflits de la fin de la République. Comme l’a noté C. Moatti111, Cicéron gardait une certaine confiance en la possibilité d’une nouvelle concorde, tandis que Salluste faisait preuve de plus de pessimisme, considérant que la République avait été mise en pièces (dilacerata), déchirée par les guerres de partis et la guerre civile (Iug., 41, 6).
71Dans cette perspective intellectuelle et politique, Salluste donne une lecture beaucoup moins nuancée des sécessions que celle proposée par Cicéron dans le pro Cornelio de maiestate. Les deux événements sont considérés globalement, de même que leur ancrage topographique, comme le fruit de la tyrannie que le patriciat exerça sur la plèbe. Il perçoit donc de manière identique ces deux mouvements, qu’il place tous deux successivement sur le mont Sacré, puis sur l’Aventin, conciliant à son tour les deux traditions, idéologiquement opposées, sur la localisation des premières sécessions.
- 112 Richard 1978, p. 547.
72Au terme de cette analyse, il apparaît donc qu’il y eut deux traditions sur l’ancrage topographique des sécessions, lesquelles restent clairement distinctes jusque dans le courant des années 60 av. J.-C. : d’une part, une tradition popularis privilégiant l’ancrage des premières sécessions sur l’Aventin, à laquelle les populares donnent une signification particulière que certains auteurs tentent de détourner ; d’autre part, une tradition conservatrice qui privilégie par opposition un ancrage des sécessions sur le mont Sacré. Dès les années 60 av. J.-C., la signification donnée aux lieux des sécessions évolue et on observe une tendance à la compilation de ces traditions concurrentes. On dénote en outre une volonté de donner une signification nouvelle aux espaces impliqués dans ces événements chez Cicéron. Cette tendance à la conciliation des deux traditions rivales sur l’ancrage topographique des sécessions dans le courant de cette période, avait été déjà relevée par J.‑C. Richard112. Avec l’avènement du Principat et la fin des guerres civiles, ce processus de rationalisation prend une nouvelle dimension.
1.2.3 Rationalisation du récit à l’époque augustéenne
73Ce processus de rationalisation du récit des sécessions s’observe notamment dans la composition du récit livien. Il intervient à l’époque d’Auguste, certainement en rapport avec l’idéologie de pacification et de régénération mise en œuvre par le princeps.
- 113 Hormis peut-être Liv., 3, 54, 9 : In Auentinum ite, unde profecti estis : ibi felici loco, ubi pri (...)
74On a vu précédemment qu’aux yeux de Tite-Live, la tradition qui place la première sécession de la plèbe sur l’Aventin doit être totalement écartée (Liv., 2, 32, 2-3). Pour l’historien padouan, le mont Sacré est l’espace exclusif de ce premier mouvement de la plèbe. Une telle localisation correspondait, selon ses dires, à l’opinion la plus répandue, contrairement à celle de L. Calpurnius Piso qui la place sur l’Aventin. Certes, il n’est pas possible d’évaluer avec précision l’ampleur de la documentation qui a pu faire référence aux sécessions de la plèbe, ni le niveau de diffusion de cette tradition. Mais d’après les éléments développés jusqu’ici, cette indication de Tite-Live n’est pas seulement quantitative. Elle exprime aussi une prise de position en faveur d’une opinion à forte connotation politique qui reflète une tendance majoritaire. Le superlatif frequentior renvoie ainsi à la tradition la plus courante, au sens où elle se trouve être la plus conforme à l’historiographie officielle. Le fait est que dans l’ensemble de son œuvre, l’historien padouan se tient à cet ancrage topographique avec une cohérence sans faille (voir en annexes, doc. 3)113.
75Dans l’œuvre de Tite-Live, qui s’inscrit dans le contexte d’émergence du Principat, il y a donc une volonté délibérée de rationaliser et de fixer la topographie de la première sécession, ainsi que la signification donnée aux lieux impliqués dans ces événements.
76Ainsi, à propos de la première sécession, le mont Sacré est présenté comme le lieu de la division et de la discorde qui menacent l’intégrité de la République. La concorde doit être rétablie à tout prix :
Liv., 2, 32, 2-7 : Pauor ingens in urbe, metuque mutuo suspensa erant omnia. timere relicta ab suis plebis uiolentiam patrum ; timere patres residem in urbe plebem, incerti manere eam an abire mallent : quamdiu autem tranquillam quae secesserit multitudinem fore ? Quid futurum deinde si quod externum interim bellum exsistat ? Nullam profecto nisi in concordia ciuium spem reliquam ducere ; eam per aequa, per iniqua reconciliandam ciuitati esse.
- 114 Traduction de Baillet, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1991.
La terreur régnait à Rome ; une appréhension mutuelle tenait tout en suspens : on craignait dans la plèbe privée des siens un coup de force du Sénat ; on craignait au Sénat la plèbe demeurée à Rome, et les Sénateurs se demandaient s’il valait mieux la voir rester ou partir. « D’ailleurs, combien de temps durerait le calme des mutins ? Qu’arriverait-il si sur ces entrefaites une guerre éclatait au dehors ? » Sans l’union de tous les citoyens, la situation apparaissait comme désespérée ; cette union, il fallait coûte que coûte la ramener dans l’État114.
- 115 Sur ces différents points de vue, voir Mineo 2006, n. 163, p. 46.
- 116 Ibid., p. 45-67.
77Pour rétablir cette concorde, l’ambassade de Menenius Agrippa fut nécessaire. Au cours de son entrevue sur le mont Sacré avec les chefs des insurgés, celui-ci aurait eu recours à un procédé oratoire que Tite-Live qualifie d’« archaïque et primitif » (prisco et horrido) : l’apologue du corps et de ses membres (2, 32, 8-9). Cet apologue très ancien appartient au monde grec. On le trouve chez des auteurs du IVe s. av. J.-C., tels que Xenophon (Mem., 2, 3, 18-19), mais aussi du VIe s. av. J.-C., tel Ésope (F., 132). Les points de vue divergent sur la date à laquelle cette parabole fut connue des Romains : selon certains historiens, elle apparaîtrait dès le IVe s. av. J.-C., pour d’autres, seulement avec l’avènement de la littérature à Rome et les débuts de l’annalistique, au IIIe s. av. J.-C. Pour d’autres enfin, elle apparaît encore plus tardivement, sans doute vers le Ier s. av. J.-C.115 Toujours est-il qu’au temps de Tite-Live, cette métaphore est bien connue, et l’emploi qu’il en fait est particulièrement intéressant pour comprendre son point de vue sur la nature de la concorde civile et sur les règles dont dépend la bonne santé de la cité. B. Mineo116 a montré que cette parabole visait notamment chez Tite-Live, à souligner la nécessité d’une répartition des tâches et d’une stricte séparation entre la gouvernance (raison) et l’exécution (physique). L’historien padouan conçoit la cité comme un agrégat d’éléments disparates, auxquels il faut du temps pour s’unir et devenir solidaires. Selon le chercheur, un autre principe politique se dégage de cette parabole : celui de la répartition dichotomique des rôles politiques et le refus de mélanger les prérogatives des dirigeants avec celles du reste du corps civique. L’essence même de la cité serait le Sénat, auquel Tite-Live accorde la priorité en le situant au centre du corps. Aussi, B. Mineo souligne que « cette dichotomie fonctionnelle entre naturellement en conflit avec la nécessité de fondre les ciues en un seul organisme. D’où une dialectique constante chez Tite-Live opposant tendances centrifuges et centripètes, concordia et discordia, avec une violence et à un degré qui varient selon les tendances historiques évoquées ». Ici, c’est bien la volonté de concorde qui l’emporte puisque selon le récit livien, les plébéiens acceptèrent la réconciliation et reçurent en contrepartie la création d’une magistrature spécifique : le tribunat de la plèbe. Comme le souligne Tite-Live, ces dispositions furent une « concession à la concorde » :
Liv., 2. 33, 1 : Agi deinde de concordia coeptum, concessumque in condiciones ut plebi sui magistratus essent sacrosancti quibus auxilii latio aduersus consules esset, neue cui patrum capere eum magistratum liceret.
- 117 Traduction de Baillet, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1991. Voir aussi le discours de T. Quinct (...)
On se mit alors à traiter de la réconciliation et l’on consentit à accorder à la plèbe des magistrats spéciaux et inviolables, chargés de prendre sa défense contre les consuls, et à exclure tout patricien de cette fonction117.
- 118 Sur l’explication également religieuse de cet ancrage dans le récit livien, voir De Souza 2017, p. (...)
78Ainsi, dans le récit livien, le mont Sacré est présenté comme le seul lieu de la première sécession, où prennent forme la division et la discorde. Si l’issue de cet événement, avec la création du tribunat de la plèbe, est présentée sous un jour plus positif, il n’en demeure pas moins que le mont Sacré est associé aux valeurs négatives de la seditio118.
79Dans le récit sur la seconde sécession, à laquelle Tite-Live consacre un long développement dans les chapitres 50 à 54, il y a en revanche une alternance de la topographie des événements, entre l’Aventin et le mont Sacré, qui suit une logique assez similaire à celle que l’on trouve chez Cicéron.
80Comme dans l’ensemble de la tradition relatant cet épisode, c’est la mort tragique de Verginia qui constitue le point de départ de ce mouvement. Après le meurtre de sa fille, Verginius exhorte d’abord ses frères d’armes à ne pas le blâmer et à le soutenir dans son projet de vengeance, qui doit permettre également de mettre fin à la tyrannie des décemvirs. L’armée se met en route, très vite rejointe par le reste de la population, et marche sur Rome avant d’occuper l’Aventin : Eunt agmine ad Vrbem et Auentinum ‘insidunt’ (3, 50, 13). Tite-Live emploie ici une terminologie assez proche de celle utilisée par Salluste (Hist., 1, frg. 11, 8-20 M), à propos de la première sécession : atque Aventinum ‘insedit’. Ici encore, l’armée initie le mouvement de sédition. Aux troupes de l’Algide se joint rapidement l’armée de la Sabine, conduite par Icilius (Liv., 3, 51, 8-10).
- 119 Briquel 2000, p. 197-198.
- 120 La qualification de ce meurtre est d’ordre sexuel mais aussi politique, si l’on considère que cet (...)
81D. Briquel119 a noté que le meurtre de Verginia120 succède à deux autres crimes également rapportés par Tite-Live : le premier d’ordre politique (maintien des décemvirs au pouvoir de façon illégale), et le second d’ordre militaire (meurtre par traîtrise de L. Sicinius, le plus valeureux des combattants de l’armée romaine qui critiquait ouvertement les décemvirs). Le récit a donc fait, selon toute vraisemblance, l’objet d’une reconstruction qui révèle le caractère artificiel de l’image négative des décemvirs. Cette reconstruction avait sans doute pour but de donner une signification particulière à ces événements.
82Ainsi, dans ce second mouvement de sécession, la retraite qui se déroule en premier lieu sur l’Aventin ne résulte pas d’une opposition entre les patriciens et les plébéiens. Les plébéiens s’opposent avant tout à la tyrannie des décemvirs. La discorde n’est pas consécutive à l’opposition entre les deux corps de l’État, mais à un mode de gouvernement qui se place en contradiction avec la République. Le mouvement, qui se positionne cette fois sur l’Aventin, est donc d’une tout autre nature politique que la première sécession qui se déroule sur le mont Sacré.
- 121 Liv., 3, 52, 1-2 : adfirmante Duillio ‘non prius quam deseri Vrbem uideant curam in animos patrum (...)
83L’ancrage topographique de ce mouvement évolue à partir du chapitre 52, en même temps que la situation se dégrade. Face à l’indécision des sénateurs à l’égard du pouvoir des décemvirs, l’ancien tribun de la plèbe Duillius, par ailleurs ennemi personnel d’Appius Claudius, encourage la plèbe à se retirer sur le mont Sacré, affirmant que « seul l’abandon de Rome jetterait l’inquiétude au cœur des patriciens ; le mont Sacré leur rappellerait la fermeté de la plèbe et leur indiquerait la fonction (le tribunat de la plèbe) qu’il était indispensable de restaurer pour ramener la concorde »(3, 52, 1-2)121. Ainsi l’armée, suivie de la plèbe, quitte la Ville, qui se trouve vidée de ses citoyens, élément essentiel à la vie politique et judiciaire ainsi qu’à sa protection. Le retour sur le mont Sacré marque donc un pallier dans le niveau de dégradation des relations entre les composantes de la communauté civique.
- 122 Liv., 3, 52, 8-10 : Atqui aut plebs non est habenda aut habendi sunt tribuni plebis. Nos citius ca (...)
- 123 Liv., 3, 53, 8 : Nunquamne quiescet ciuitas nostra a suppliciis aut patrum in plebem Romanam aut p (...)
84Néanmoins, lorsque le Sénat y envoie une délégation chargée d’obtenir le retour de la plèbe, celle-ci reçoit un accueil chaleureux qui traduit une volonté de compromis sur laquelle insiste Tite-Live (3, 53, 2). C’est donc bien contre les décemvirs que reste concentré le ressentiment de la plèbe (3, 53, 5 : de decemuirorum modo supplicium atrox postulatum fuit). Dès lors, la concorde a toute chance d’être rétablie. Pour les plébéiens, cette concorde ne peut être sans le rétablissement préalable de leurs institutions. Les représentants du Sénat acceptent cette requête, conscients que le tribunat de la plèbe en particulier constitue pour celle-ci un rempart majeur contre toute forme de dominatio (Liv., 3, 52, 8-10)122. Son rétablissement doit instaurer un certain équilibre politique, dans l’espoir de mettre fin aux tensions entre la plèbe et le patriciat, et garantir ainsi la concorde (Liv., 3, 53, 8)123.
- 124 Moatti 1997, p. 27-29 qui identifie ainsi une dynamique positive du conflit chez les auteurs des d (...)
- 125 Tite Live (3, 54, 15) mentionne en effet d’autres mesures (amnistie et rétablissement du consulat) (...)
85Ce principe de l’équilibre institutionnel comme garant de la concorde renvoie à une conception organique de la cité, commune à toutes les tendances politiques de l’oligarchie dirigeante, qui était assez répandue au Ier s. av. J.-C. Comme l’a relevé C. Moatti124, les Anciens considéraient largement que l’équilibre politique et institutionnel était nécessaire à la concorde entre les composantes de la cité, mais que le maintien de cette concorde, qui n’était pas une notion figée, devait parfois passer par des mouvements de révoltes. Dès lors que ces mouvements et leurs acquis permettaient d’améliorer l’harmonie au sein de la communauté civique, ceux-ci n’étaient pas perçus négativement. Cependant, comme le confirme l’enquête proposée ici, tous ne s’accordaient pas sur ce qu’était une bonne ou une mauvaise sécession. Les points de vue variaient selon l’issue de ces mouvements et la façon dont les nouveaux acquis étaient obtenus. Ici, Tite-Live considère clairement que la seconde sécession était un mal nécessaire, dont l’issue bénéficia à la grandeur de Rome parce que toutes les composantes de la cité y exprimaient la vertu civique, et que tous les citoyens participaient au rétablissement de la concorde et concouraient ainsi à la puissance de la cité. Mais il l’envisage de manière positive également parce que la restauration de la principale institution plébéienne, qu’il considère dès le récit de la première sécession comme une concession indispensable à la concorde, est réalisée cette fois en accord et avec le soutien légal de l’élite sénatoriale. On a donc une vision très consensuelle de l’issue de ces événements. Or l’étape finale de ce retour au consensus se déroule justement sur l’Aventin125. C’est en effet sur cette colline que la plèbe procède à l’élection de ses tribuns, sous l’égide du grand pontife, Quintus Furius.
- 126 D’abord avec le rétablissement du tribunat de la plèbe sous l’autorité des pontifes, puis avec la (...)
86Au terme des fluctuations et des variantes subtiles de la tradition des deux derniers siècles de la République, la rationalisation et la spécialisation de la topographie des premières sécessions semblent donc s’achever avec Tite-Live. Chez l’historien padouan, tant que les institutions plébéiennes demeurent en marge de l’État (première sécession), ou en suspens à l’occasion de tensions avec le patriciat (seconde sécession), les événements sont placés au large de l’Vrbs, sur cette colline des confins de l’ager Romanus qu’est le mont Sacré. En revanche, les événements de la seconde sécession, qui marquent le début de la reconnaissance des institutions plébéiennes en principe puis en droit126, sont placés sur l’Aventin. La signification donnée à cette topographie est donc assez proche de celle que l’on trouve chez Cicéron. À cette différence que, chez Tite-Live, l’Aventin n’est plus seulement un espace intermédiaire mais le site où se déroule l’un des événements indispensables au retour à la concorde, à savoir le rétablissement du tribunat de la plèbe.
- 127 Ce rôle apparaît notamment dans le lien que Denys d’Halicarnasse établit entre le mont Sacré et le (...)
87Cette version de la tradition a été relativement suivie par d’autres historiens de la période augustéenne. Ainsi, Denys d’Halicarnasse (6, 45-48) place lui aussi la première sécession sur le seul mont Sacré. L’armée s’y installe en premier lieu avant d’être ralliée par la population romaine, abandonnant ainsi la cité aux seuls patriciens (6, 46). Il est intéressant de noter que l’historien grec confère même au lieu un rôle particulier dans le récit assez développé qu’il donne des événements127.La seconde sécession se place quant à elle sur l’Aventin (D.H., 11, 43, 6 ; 11, 44, 4), et l’historien précise que les soldats des armées de l’Algide et de Fidènes s’installèrent non loin du temple de Diane. Bien que la partie concernant la suite des événements soit perdue, on peut supposer que Denys d’Halicarnasse a adopté une localisation des événements semblable à celle que l’on trouve dans la tradition livienne.
- 128 Sur la notion de consensus entendue comme un idéal à atteindre, plus qu’une réalité, voir Moatti 2 (...)
- 129 Hurlet, ibid.
- 130 Moatti 2011, p. 112-116.
- 131 En l’occurrence, l’amnistie de 403 av. J.-C., instituée à Athènes après la guerre civile provoquée (...)
88Cette version rationalisée de la tradition est donc élaborée au moment où Auguste instaure le Principat et entend restaurer la concorde entre toutes les composantes de la cité. Cette concorde, condition sine qua non de la paix et de la prospérité dans l’idéologie augustéenne, repose sur l’idéal du consensus politique et la fin, au moins en théorie, des oppositions idéologiques et politiques entre optimates et populares. Cette recherche du consensus prend une forme particulière avec Auguste128. Comme l’a récemment rappelé F. Hurlet, la solution politique choisie par Auguste au sortir des guerres civiles était largement tournée vers le passé129. Ce passé, ancré dans une origine unique et fondée sur une histoire cohérente et linéaire, présentait l’avènement du régime augustéen comme une issue logique. C. Moatti parle à ce propos d’une appréhension « continuiste » du passé. Mais surtout, elle observe que pour consolider ce « nouveau régime de vérité sur le passé », visant à présenter le Principat comme un ordre politique fondé sur des valeurs stables et irréfutables, il était nécessaire de rejeter tout conflit de signification donné à ce passé130. Cette idée de l’oubli nécessaire des malheurs qui avaient divisé la cité pour rétablir la concorde n’était pas nouvelle. Après l’assassinat de César, Cicéron (Phil., 1, 1) avait déjà appelé à l’amnistie de tous les citoyens et à l’amnésie du conflit, invoquant dans cette perspective le précédent athénien131. Ce même processus se retrouve dans la stratégie mise en œuvre par Auguste.
- 132 Sur le processus d’intégration territoriale de l’Aventin, peut-être fondé sur l’image de la Rome a (...)
- 133 Sur les pouvoirs d’Auguste et en particulier le rôle de la tribunicia potestas, voir Ferrary 2001b (...)
89Dans ce contexte, il est intéressant d’observer que l’Aventin, associé à une mémoire polémique à la fin de la République, n’est plus présenté comme un espace des marges, mais comme une partie intégrante de la cité. Cette intégration repose vraisemblablement sur une redéfinition de son rôle dans le récit des événements qui ont marqué les débuts de la République, ainsi qu’on vient de le voir, mais aussi sur une intégration juridique et administrative de son territoire entamée à la même période, comme cela a été montré dans la première partie de cet ouvrage132. Sans doute ce besoin d’apaisement idéologique n’était pas sans lien avec la légitimation des nouveaux pouvoirs attribués au princeps. Ainsi, l’Aventin devait apparaître comme un lieu associé à la création d’une magistrature qui constituait désormais l’une des sources majeures du pouvoir impérial : la puissance tribunicienne133. On comprend dès lors qu’il fût nécessaire de pacifier la mémoire plébéienne de cet espace urbain, en même temps que l’image du tribunat de la plèbe.
1.3 La notion moderne de « lieu de mémoire » et le problème de son application à l’Aventin
90Au terme de l’enquête proposée, on serait tenté de qualifier l’Aventin de « lieu de mémoire plébéienne ». L’usage du concept de « lieu de mémoire », emprunté à l’historiographie contemporaine par les historiens de l’Antiquité, mérite que l’on s’y attarde et que l’on s’interroge sur la pertinence de son application à la colline de l’Aventin.
- 134 Halbwachs (1950) 1997, p. 193-236. Dans l’ensemble de l’œuvre du sociologue français, la fonction (...)
- 135 Halbwachs (1950) 1997, p. 232-236.
- 136 Il y a cependant une différence entre la conception de M. Halbwachs et celle de P. Nora. Selon Bri (...)
- 137 Nora 1997, vol. 1, p. XVII.
- 138 Les « lieux de mémoire » définis par P. Nora peuvent être des objets matériels concrets, géographi (...)
91Le « lieu de mémoire » défini par Pierre Nora, s’articule étroitement à la notion de « mémoire collective » développée par le sociologue français, M. Halbwachs. Sa réflexion la plus aboutie sur cette notion se trouve dans une œuvre publiée à titre posthume, dans laquelle le sociologue attribue à l’espace, et plus particulièrement à l’espace urbain, une fonction prééminente comme cadre de la mémoire134. Le sociologue avait noté que chaque société organise l’espace à sa manière, de façon à constituer un cadre fixe où elle enferme et retrouve les souvenirs qui fondent son identité. Le souvenir ne peut en effet se situer hors de l’espace, car seule l’image de l’espace, en raison de sa stabilité, peut donner l’illusion de « retrouver le passé dans le présent, comme une image immobile du temps »135. Sur la base de cette réflexion, Pierre Nora a également envisagé la fonction de l’espace comme support de mémoire136. Les lieux de mémoire sont ainsi des lieux où « se cristallise et se réfugie la mémoire », en l’occurrence la mémoire nationale137. Ces lieux peuvent être matériels ou immatériels138. Ici on considèrera plus particulièrement le lieu de mémoire au sens d’espace territorialement défini.
- 139 Garcia 2000, p. 122-142 ; 2006a, p. 716-718 ; 2006b, p. 825-828.
- 140 Garcia 2006 a, p. 718.
- 141 Rousso 1987, p. 153.
92Comme l’ensemble des lieux de mémoire, les lieux matériels, objets ou monuments, sont considérés dans l’œuvre de P. Nora comme les traces d’un moment historicisé par leurs promoteurs. Bien que soit pris en compte l’ensemble des lectures, des représentations et des interprétations qu’ils ont suscitées, pour P. Nora, les lieux de mémoire doivent être perçus comme les éléments d’un patrimoine qui unit, face à une histoire qui divise. Cette lecture consensuelle d’un passé « patrimonialisé » résulte d’une conjoncture sociétale qui justifie le déplacement du regard : avec la disparition des « sociétés mémoires » (monde paysan / monde ouvrier) et des « idéologies-mémoires » (socialisme, nationalisme, République elle-même), les mémoires conflictuelles héritées des clivages qui ont structuré l’histoire du pays se sont épuisées et peuvent devenir un patrimoine commun et nourrir un nationalisme « apaisé »139. Comme l’a noté P. Garcia, il s’agit là de l’une des principales critiques formulées envers le projet global des lieux de mémoire conduit par P. Nora : « une tonalité consensuelle appuyée sur le diagnostic de l’épuisement des conflits ayant structuré l’histoire de la France et qui sont seulement envisagés comme des traces symboliques détachées de tout référent »140. On a donc reproché à P. Nora de ne pas tenir compte de la permanence des tensions dans les rivalités de lecture et les appropriations contradictoires d’un même lieu de mémoire par des groupes opposés. Les conflits de mémoire expriment pourtant des fractures contemporaines, qui sont « le singulier revers de cette nation-mémoire », comme le soulignait, dès 1987, H. Rousso. Oublis et refoulements sont en effet, selon ce dernier, « des éléments non négligeables de la mémoire collective… »141.
93Par ailleurs, dans l’œuvre de P. Nora, les lieux associés à des formes de mémoire dont la dimension subversive reste vive, sont qualifiés de « lieux de contre-mémoire », et sont présentés comme des enclaves dissidentes au sein de la mémoire collective. En outre, même ces « lieux de contre-mémoire » sont appropriés de façon unitaire (Mur des fédérés, Vendée royaliste). Les formes antagonistes de la mémoire collective coexistent donc en des lieux distincts. Les mémoires rivales, qui ont pu être associées à un seul et même lieu et qui continuent de s’exprimer, sont passées sous silence car, dans le consensus mémoriel supposé succéder au conflit, elles n’ont plus lieu d’être.
- 142 La formulation allemande, kulturelles Gedächtnis, est délibérément conservée ici pour désigner une (...)
94Les historiens de l’Antiquité se sont emparés de la notion de lieu de mémoire par le biais de la kulturelle Gedächtnis. Cette notion a été théorisée à la fin des années 1990 par J. Assmann, à partir de la notion de « mémoire collective », qu’il a redéfinie pour l’adapter aux sociétés antiques142. À cette appropriation conceptuelle se sont aussi greffés les débats historiographiques autour du lieu de mémoire comme façon de penser et unifier le passé dans une perspective consensuelle.
- 143 Hölkeskamp 2006. Cette synthèse se fonde principalement sur les travaux de T. Hölscher, U. Walter (...)
- 144 Hölkeskamp 2006, p. 481-482.
95On doit notamment à l’historien allemand K.J. Hölkeskamp, les premières réflexions sur cette notion de kulturelle Gedächtnis, élaborée par J. Assmann, pour l’appliquer au monde romain. L’historien a ainsi proposé une synthèse des réflexions autour de cette notion, dans un article paru au début des années 2000143. K.J. Hölkeskamp s’est notamment intéressé aux formes et aux moyens de conservation, de régénération et de transmission, dans la société romaine du IIe s. av. J.-C., du kulturelle Gedächtnis tel qu’il a été défini par J. Assmann. K.J. Hölkeskamp144 souligne notamment que dans les sociétés prémodernes, l’écrit est loin de constituer une forme exclusive de fixation et de transmission de cette forme de mémoire. Célébrations, festivals, cérémonies et toutes sortes de pratiques rituelles jouent un rôle majeur, autant que les lieux dans lesquels ces rituels prennent place. Par les différentes formes qu’elle revêt, la kulturelle Gedächtnis concorde ainsi en partie avec le concept de lieu de mémoire défini par P. Nora, qui recouvre aussi bien un sens littéral (lieux de mémoire fixés dans un espace physique) que métaphorique (rituels et festivals, commémorations, images et textes).
- 145 Northwood 2007.
96K.J. Hölkeskamp porte donc un intérêt à l’usage de l’espace physique, et plus particulièrement des espaces publics de la cité, pour comprendre les liens entre les formes de la mémoire romaine d’une part, et ses contenus culturellement et socialement conditionnés, d’autre part. Selon lui, l’espace public constitue en effet un cadre privilégié dans lequel s’expriment de façon concrète les temps forts qui structurent la mémoire romaine. Le chercheur allemand considère en outre que « chaque groupe qui a conscience de son existence en tant que groupe prend possession de façon permanente de lieux significatifs qui symbolisent son identité et permettent de fixer des points de référence pour sa mémoire ». Mais s’il considère les multiples niveaux de lecture associés à l’espace (politique, historique, sacré, mythique), l’historien allemand laisse complètement hors-champ la question des rivalités et des conflits de mémoire relatifs à un même lieu. On a donc le sentiment que l’espace urbain renvoie à un passé collectif patrimonialisé qui se réduit à une fonction de représentation symbolique. Une critique similaire a été formulée par S.J. Northwood dans un compte-rendu critique de l’ouvrage145. L’auteur du compte-rendu s’interroge en effet : combien de groupes et quels groupes sont associés ou ont été associés à des lieux spécifiques de la Ville ? Dans quelle mesure la mémoire collective de Rome, autour de 150 av. J.-C., résulte-t-elle des conflits entre ces groupes sur la signification attribuée aux monuments de la Ville et à ses rituels ? Comment et pourquoi l’une a prévalu sur l’autre ? Pour S.J. Northwood, ne pas débattre de ces questions est une opportunité manquée.
- 146 Hölkeskamp 2008 pour l’édition française.
- 147 Moatti 2009a.
97Le fait est que le lieu de mémoire n’est pas un concept historiographiquement neutre. En cherchant à l’appliquer aux sociétés antiques comme une façon de penser l’espace, l’historien allemand semble avoir dans le même temps lissé les conflits de significations qui se sont élaborés autour des événements associés aux différents espaces de la cité. Cette approche très unitaire de la mémoire tardo-républicaine proposée par K.J. Hölkeskamp a également pour corollaire une lecture de la vie politique romaine fondée sur la notion de « culture politique ». Cette notion s’inscrit dans la continuité des thèses historiographiques développées par Christian Meier, elles-mêmes largement influencées par les travaux de la sociologie allemande. Ce positionnement historiographique, a été exposé dans un livre paru en 2004146. Dans un compte-rendu critique de l’ouvrage, C. Moatti relève que l’historien allemand considère le politique exclusivement en termes de structure et de mentalité147. Il privilégie la dimension communicationnelle et représentative d’un pouvoir fondé sur un consensus de règles partagées par la classe politique. Dans cette perspective, les rivalités de pouvoir se traduisent par une concurrence entre les membres de l’élite pour la domination symbolique, de laquelle toute dimension idéologique est absente. Il tend ainsi à réduire le politique à des interactions sociales où les conflits de signification sont absents. Ce postulat, qui tend à ignorer l’existence de modèles de pouvoir et d’action concurrents et conflictuels, explique sans doute que K.J. Hölkeskamp propose une image unitaire des lieux où s’expriment ces référents. Pourtant, des rivalités mémorielles exprimant le conflit existent, si l’on considère les traditions plurielles et différenciées associées à certains espaces de la cité romaine. La présente étude sur la topographie des sécessions a bien démontré que les lieux des sécessions n’étaient pas envisagés de manière unitaire, mais qu’il y avait des conflits d’appropriation et de représentation des espaces dans lesquels les Anciens plaçaient la mémoire de ces événements. L’Aventin en particulier offre un exemple pertinent de ces conflits de mémoire spatialisés.
- 148 Inscr. It., Elogia, 13, 2 et Zanker 1984, p. 15-17 et 26.
98Le concept du lieu de mémoire peut donc être appliqué aux sociétés antiques, mais à condition de tenir compte de sa finalité historiographique. Le lieu de mémoire n’a de pertinence que si l’on envisage son emploi dans le cadre d’une démarche délibérée de pacification et de rationalisation des conflits mémoriels, dans une perspective similaire à celle qui a vraisemblablement présidée l’entreprise de P. Nora. Dans le cadre des conflits politiques de la fin de la République, parler de lieux de mémoire paraît inapproprié, car cette période se caractérise par des conflits mémoriels exprimant des conflits de signification qui se cristallisent autour d’un même lieu. En revanche, ce terme trouve une résonance plus adaptée dans le contexte idéologique de la période augustéenne. Il y eut alors une volonté délibérée d’apaiser les conflits de mémoire par l’élaboration d’une histoire unitaire et consensuelle. Cette démarche s’illustre particulièrement sur le forum d’Auguste où, parmi les statues des grands personnages de l’histoire de Rome disposées dans l’exèdre orientale, les Gracques côtoient Scipion Émilien, tandis que Marius côtoie Sylla148. Elle s’illustre également, semble-t-il, dans la rationalisation des récits et des discours sur les premiers temps de la République romaine. Dans ce contexte seulement, il paraît pertinent de parler de « lieu de mémoire plébéien » à propos de l’épisode des sécessions de la plèbe sur l’Aventin.
Conclusion
- 149 Courrier 2012 ; 2014, p. 547-578.
99L’étude proposée dans ce chapitre confirme que l’image de l’Aventin plébéien est une construction avant tout rhétorique, qui émerge bel et bien dans le contexte antique, et se fonde principalement sur le souvenir d’une expérience politique que différents discours, chacun dans une perspective idéologique précise, tendent à placer sur cette colline. C. Courrier149 a suggéré que cette construction s’inscrit plus largement dans une rhétorique nouvelle, qui émerge au IIIe s. av. J.-C., visant à donner à la plèbe une histoire commune afin de lui faire prendre conscience d’elle-même et de la mobiliser contre l’aristocratie conservatrice. Les développements proposés ici suggèrent que la place attribuée à l’Aventin dans cette rhétorique ne se déploie véritablement que dans le contexte du IIe s. av. J.-C. Par ailleurs, il est proposé de privilégier la notion de « référence au passé » au concept de « lieu de mémoire » pour définir la place de l’Aventin dans ce processus qui s’élabore aux derniers siècles de la République. L’invocation du souvenir des sécessions de la plèbe, qui trouve dans cette colline un marqueur visuel l’inscrivant dans le paysage urbain, était effectivement destinée à stimuler l’action politique des populares. L’image de l’Aventin plébéien fondé sur le souvenir de ces événements est donc rattachée avant tout à une expérience politique fondatrice de la plèbe, définie comme légitimatrice des actions politiques menées dans le cadre des conflits de la fin de la République par les populares. Mais cette image de l’Aventin plébéien paraît sans lien avec la composition sociale des habitants de la colline. C’est ce que nous allons vérifier dans le chapitre suivant à travers l’étude de la documentation susceptible de nous renseigner sur les realia socio-urbaines de la colline.
Notes
1 Richard 1978.
2 Nicolet 1985.
3 Bien que cet auteur du IVe siècle ait beaucoup utilisé Tite-Live pour la rédaction de ses histoires, on sait que les luttes patricio-plébéiennes présentaient peu d’intérêt pour ses contemporains (voir Arnaud-Lindet, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1990, Introduction). C’est ce qui pourrait expliquer en partie une telle approximation terminologique.
4 La traduction de Sautel, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 2016 retient cette acception, dissociant τὸ δημοτικόν (la plèbe) du δῆμος (le peuple) – cf. D.H., 6, 44, 1.
5 Sur la définition de la plèbe du Ve s. av. J.-C., la diversité de sa composition sociale et son lien étroit avec la sphère militaire, voir également Lanfranchi 2015, p. 152-156 et p. 207-208.
6 Sall., hist., 1, 11, 21-22 : Quibus saeuitiis et maxime fenore oppressa plebes, cum assiduis bellis tributum et militiam simul toleraret, armata montem sacrum atque Auentinum insedit tumque tribunos plebis et alia iura sibi parauit. Recrus de toutes ces vexations, accablés surtout de dettes, les plébéiens – sur qui déjà retombaient tout à la fois l’impôt et le service militaire – firent sécession, en armes, sur le mont Sacré et sur l’Aventin, situation d’où ils devaient retirer, entre autres avantages, l’institution des tribuns de la plèbe. Traduction Jerphagnon et alii, Paris : Gallimard (NRF), 2000.
7 Traduction de Baillet, 6e tirage revu et corrigé par Bloch et Guittard, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1991.
8 Traductions de Sautel, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 2016.
9 Humbert 2005b ; 2003, n° 290, et Cels Saint-Hilaire 1995, p. 177 et 179 n. 15 ont relevé cette importance donnée aux adsidui, chacun attribuant toutefois une nature très différente à cette composante du corps civique impliquée dans les sécessions.
10 Dans le contexte du Ve s. av. J.-C., l’organisation censitaire du corps civique est loin d’être aussi élaborée que ce que l’on connaît à Rome à partir de la seconde moitié du IVe siècle (voir notamment Humm 2005, p. 283-372). Pour autant, le principe d’une organisation timocratique de la société romaine, sous une forme beaucoup plus simple mais toujours basée sur le niveau de fortune, est tout à fait envisageable dès le VIe s. av. J.-C. (Ibid., p. 284-285). Ainsi, quelle que fût alors la forme de cette organisation, les soldats qui initièrent les mouvements de sécession du Ve siècle formaient effectivement une élite socio-économique, a fortiori si l’on considère que les centuries de la première classe constituèrent sans doute le noyau primitif de cette première organisation centuriate (Ibid., p. 287).
11 Ainsi, L. Sicinius Vellutus (Liv., 2, 32, 2 ; 2, 33, 2 ; D.H., 6, 45, 2 ; 6, 89, 2).
12 En particulier le tribunat de la plèbe. Sur le contexte de formation de cette institution à l’issue des premières sécessions, voir en dernier lieu Lanfranchi 2015, p. 52-58, p. 257-281 et p. 545.
13 Richard 1978, p. 539-541. Dans ce sens également Cassola 1999, p. 145 sq. et Humbert 2005b, p. 1744-1745 ; 2003, n° 290 et 2005, p. 48-50. Ce dernier insiste notamment sur le caractère essentiellement politique et révolutionnaire des sécessions.
14 Humbert 2005b, p. 1745 ; 2003, p. 241-258, en particulier n° 308, et 2005, p. 11-15 et p. 48‑50.
15 À ce propos, Mineo 2006, p. 48-49 a rappelé comment Tite-Live a élaboré des attitudes types, qu’il a attribuées aux insurgés. Il rend ainsi de ce groupe une image globale très éloignée de sa complexité sociale.
16 Cels Saint-Hilaire 1995, p. 177-179
17 On observe également dans ces récits que l’élite appartenant à la classis donne une fois encore ses principaux chefs à ce second mouvement de sécession (Cic., Rep., 2, 63, 14-16 ; D.S., 12, 24, 5 ; Liv., 3, 50-51), parmi lesquels furent choisis les nouveaux tribuns de la plèbe, après la restauration du tribunat (Liv., 54, 11 ; D.H., 11, 38, 2 ; 11, 43, 6 ; 11, 44, 2).
18 Cels Saint-Hilaire 1990, p. 724-733.
19 Cels Saint-Hilaire 1995, p. 110.
20 En ce sens, voir en dernier lieu Lanfranchi 2015, p. 292-293, favorable notamment aux arguments de M. Rieger sur ce point.
21 Magdelain 1964, p. 427-473 et p. 467.
22 Richard 1978, p. 181-184.
23 Humbert 2005b.
24 Sur les problèmes que pose la distinction entre tribus gentilices et tribus toponymiques, Humbert 1978, p. 66-72. Par ailleurs, sur le rôle politique des tribus au début de la République, et les débats auxquels cette question a donné lieu, voir en dernier lieu Lanfranchi 2015, p. 293-297.
25 Soulignant le caractère politique et révolutionnaire de ce mouvement, Humbert 2005a a rappelé que les sécessions de la plèbe visaient la recherche d’une égalité juridique dont la première grande étape fut l’institution de la loi des Douze Tables.
26 Nicolet 1985, p. 799-839.
27 Grandazzi 2005, p. 1659. En effet, selon la définition de M. Gelzer (1912), la nobilitas désigne les individus dont un ancêtre direct a exercé une charge consulaire (consuls, dictateurs ou tribuns consulaires), et cela depuis l’accès des plébéiens aux magistratures supérieures, à partir de 367 av. J.-C.
28 Sur la constitution du patriciat jusqu’en 367 et le dénombrement des gentes patriciennes, voir Magdelain 1969, p. 247-266 ; Ranouil 1975, p. 61-124 et Humbert 2003, nos 284-287.
29 En ce sens, voir notamment les travaux de Flaig 1992, p. 38. Sur la notion d’« ordre sénatorial » à la fin de la République et son évolution jusqu’à l’institution légale de l’ordo senatorius par Auguste, voir Chastagnol 1984. Sur l’ordre équestre, déjà solidement organisé aux deux derniers siècles de la République, voir Nicolet 1966 et Demougin – Devijver – Raepsaet-Charlier 1999.
30 Nicolet 1984, p. 7-21 ; 2001, p. 193-195.
31 Cohen 1972 ; 1975, p. 259-282 et 1984, p. 24-60.
32 Martin 2004.
33 En ce sens P.-M. Martin reprend et développe les observations déjà formulées par Hellegouarc’h 1972, p. 506, pour qui les expressions omnes ordines, ceteri ordines, cuncti ordines employées chez Cicéron, « impliquent une généralisation du terme et son application à la plèbe ».
34 Roman – Roman 1994.
35 Courrier 2014, p. 12 pour la citation.
36 Sur le lien entre identité plébéienne et culture urbaine, ibid., p. 27-126 et 2017a.
37 Humbert 2005b, p. 1745.
38 Sur les notions de plebs urbana, plebs Romana et la signification singulière qu’elles revêtent à partir de cette période voir Nicolet 1985, p. 799-839. Également Purcell 1994, et plus récemment Courrier 2014, p. 7 sq.
39 Sur ce point, voir les travaux de Virlouvet 1985 ; 1995 et 2009.
40 Sur le rôle des frumentationes dans la construction de l’identité plébéienne, ead. Sur l’attachement à la ville qui résulte de ces bienfaits, Courrier 2014, p. 43-81.
41 Comme l’a démontré Nicolet 1985, p. 834 selon lequel cette évolution intervint au IIIe s. av. J.-C., au moins. Ainsi, aux deux derniers siècles avant J.-C., « l’expression plebs urbana désigne des individus inscrits dans toutes les tribus ».
42 Dig. 50, 16, 87 [Marcellus 12 Dig.]) : Vt Alfenus ait, "urbs" est "roma", quae muro cingeretur, "roma" est etiam, qua continentia aedificia essent. Comme l’affirme Alfenus, l’Vrbs est cette partie de Rome enfermée dans la ligne des murs, tandis que « Rome » comprend aussi les zones construites des faubourgs.
43 En ce sens, Purcell 1994, p. 646 et p. 649-650 en particulier.
44 Richard 1978, p. XI, XIII et p. 589 sq. Dès l’introduction, l’auteur affirme que cette hypothèse s’est imposée à lui, au fils de son enquête. L’idée que l’histoire du patriciat s’inscrit dans une chronologie plus haute que la plèbe est présentée en conclusion comme l’un des principaux résultats de son étude.
45 Dans ce sens également, voir Humbert 2005b, p. 1745.
46 Breaugh 2007, en particulier p. 11-24 et p. 29-39, sur les sécessions du Ve s. av. J.-C. à Rome.
47 Bataille 1988, p. 19.
48 Ainsi Breaugh 2007, p. 16 parle à propos de l’expérience plébéienne, de « tradition discontinue de la liberté politique ». Selon lui, les résurgences historiques du principe plébéien se manifestent dans les pratiques politiques et plus particulièrement dans certaines formes d’organisation. Ces pratiques semblent se caractériser par une conjonction entre tradition communaliste et agoraphile, ainsi qu’une temporalité spécifique, celle de la brèche.
49 Les Anciens nous ont transmis des indications variées mais souvent assez vagues sur la localisation du mont Sacré. Voir notamment : Cic., Brut., 14, 54 ; Ascon., Corn., 76 C – Lewis ; Fest., p. 422 L ; Liv., 2, 32, 2 ; D.H., 6, 45, 2 ; Val. Max., 8, 9, 1 ; Suet., Tib., 1 ; Plut., Cor., 6, 1 et Publ., 21. Sur l’identification du site proposée par les modernes, voir en dernier lieu Coarelli 2008a.
50 Quilici Gigli 1978, p. 567-575.
51 D’après un passage de Varron (Ling., 5 81), qui qualifie la première sécession de secessio Crustumerina, Mommsen 1892b, p. 272-273, suggère que le mont était situé au-delà de l’ager Romanus antiquus, sur le territoire de Crustumerium. Contra, Richard 1978, p. 548, selon qui le territoire de cette cité ne pouvait s’étendre jusqu’au mont Sacré au Ve s. av. J.-C.
52 Sur ce point, voir dans la première partie, les développements du chapitre 2.1.
53 Sur la fonction militaire de l’Aventin justifiant son statut extra-pomérial jusqu’au milieu du Ier s. apr. J.-C., voir dans la première partie, le chapitre 3.1.3.1.
54 Fest., p. 424 L : Sacer mons appellatur trans Anienem, paullo ultra tertium miliarium ; quod eum plebes, cum secessisset a patribus, creatis tribunis plebis, qui sibi essent auxilio, discedentes Iovi consecraverunt. « On appelle mont Sacré un mont situé de l’autre côté de l’Anio, un peu au-delà du troisième mille ; parce que la plèbe, lorsqu’elle s’était séparée des patriciens, avait créé les tribuns de la plèbe, établis pour lui venir en aide, ils le consacrèrent à Jupiter lorsqu’ils s’en retirèrent. »
55 Notamment dans la traduction donnée aux éditions Loeb (Jupiter the Terrifier) qui est identique à celle retenue par Coarelli 2008a.
56 CIL XIV, 3559. Ce document épigraphique proviendrait d’un petit autel.
57 De Cazanove 1990, p. 386-387.
58 Sur la qualification du mons Sacer et ses implications religieuses dans le contexte de la première sécession de la plèbe, voir De Souza 2017.
59 Il est intéressant d’observer que Tite-Live cite fréquemment Calpurnius Piso dans son Ab Vrbe condita, mais le plus souvent pour s’écarter de son opinion ou lui reprocher des oublis. La confiance qu’il accorde à la tradition pisonienne est finalement plutôt rare (2/6 citations). Sur ce point, voir les remarques introductives de Chassignet dans sa traduction commentée de l’annalistique moyenne, parue aux éditions des Belles Lettres (CUF), 1999.
60 Traduction d’après Bayet, Baillet, Bloch et Guittard, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1991.
61 L’essentielle de la bibliographie consacrée à ce personnage et son œuvre est mentionnée dans l’édition des textes de l’annalistique moyenne proposée par M. Chassignet, aux Belles Lettres (1999, p. XIX-XXVIII). On ajoutera Cardinali 1995, p. 426-437.
62 Nicolet 1980, p. 109 sq.
63 Mantovani 1989, p. 182-187.
64 Sur les événements considérés comme des précédents historiques du procès de repetundis, voir Venturini 1969, 72, p. 19-87. Contra Richardson 1987, p. 1-12, selon lequel la loi protégeait les citoyens romains qui avaient des intérêts dans les provinces, plutôt que les provinciaux eux-mêmes.
65 Sur ces discussions, voir Chassignet 1999, Introduction p. XXI, avec la bibliographie afférente. Certains chercheurs ont supposé que Calpurnius Piso fut également un opposant de Tiberius Gracchus. Ainsi A.E. Astin, contra D.C. Earl et E. Rawson suivis par Chassignet 1999, p. XXI, n.78.
66 Millar 2002, p. 153-154.
67 Sur ce point, voir les travaux classiques de Nicolet 1980, p. 124-126. Plus récemment, sur les conflits politiques autour de ces questions tout au long des IIe et Ier s. av. J.-C., voir Moatti 2009b, p. 263-264.
68 - Cic. Bob. p. 96 : L. Piso qui legem de pecuniis repetundis tulit et fuit C. Graccho capitalis inimicus; in quem ipsius Gracchi exstat oratio maledictorum magis plena quam criminum.
- Font., 39 : (1) Exstat oratio hominis, ut opinio mea fert, nostrorum hominum longe ingeniosissimi atque eloquentissimi, C. Gracchi ; qua in oratione permulta in L. Pisonem turpia ac flagitiosa dicuntur. (2) At in quem virum ! Qui tanta virtute atque integritate fuit ut etiam illis optimis temporibus, cum hominem invenire nequam neminem posses, solus tamen Frugi nominaretur. « (1) Nous avons encore le discours d’un personnage qui, à mon avis, l’emporte de loin sur tous nos concitoyens par le génie et l’éloquence, C. Gracchus ; je veux parler de ce discours où il reproche à L. Pison une foule de bassesses et d’infamies. (2) Mais quel homme osait-il attaquer ! Si vertueux, si intègre, que même en ce temps où l’on ne pouvait trouver un homme pervers, il fut le seul que l’on ait surnommé “l’honnête” ».
Traduction de Boulanger, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1961.
69 La position de Cicéron à l’égard des Gracques a été perçue de diverses manières par les historiens modernes. La plupart s’accorde pour considérer que ce dernier portait un jugement négatif à l’égard de leur action. Dans ce sens notamment, Murray 1966, p. 291-298 ; Gaillard 1975, p. 499-529, Robinson 1994, p. 71‑76 et plus récemment Humm 2005, p. 91-94. Contra Béranger 1972, p. 732-763. Cependant, A. Robinson (ibid.) a rappelé que l’orateur n’hésitait pas à varier son jugement à des fins rhétoriques. Ainsi fait-il l’éloge des Gracques dans le Rab. perd., 12-15 et leg. agr., 2, 10, afin de démontrer que les tribuns P. Servilius Rullus et T. Labienus n’étaient pas dignes de ces illustres prédécesseurs.
70 D’après l’étude d’un fragment généralement attribué à C. Fannius, Ferrary 1983, p. 51-58 a démontré que le lien entre largitiones et aspiration à la tyrannie ne devint vraiment fondamental qu’après l’époque des Gracques. L’exemplum du tyran grec qui corrompt les citoyens par des largesses (largitiones) et les soumet à la domination fut employé contre C. Gracchus, mais après son tribunat, probablement à propos de la lex Sempronia.
71 Traduction de Humbert, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1960.
72 Niccolini 1934, p. 88.
73 Ascon., Corn., p. 68, 15-19 Stangl = 76-77 Clark : Sunt tamen qui eundem illum duorum numerum quem Cicero ponant : inter quos Tuditanus et Pomponius Atticus, Livius quoque noster. Idem hic et Tuditanus adiciunt tres praeterea ab illis duobus qui collegae <essent lege> creatos esse. « Du reste, certains rapportent que ce ne sont pas deux tribuns de la plèbe qui ont été nommés alors, comme le dit Cicéron, mais cinq, un par classe. Il y en a pourtant qui donnent le même chiffre de deux que Cicéron : parmi eux Tuditanus, Pomponius Atticus, et notre compatriote Tite-Live. Le même Tite-Live et Tuditanus, ajoutent que trois autres tribuns ont été cooptés légalement par les deux premiers. »
74 Chassignet 1999, p. XXVIII-XXXIII.
75 L’existence de cette œuvre peut être déduite d’un passage de Macrobe, Sat., 1, 13, 21.
76 Bretone 1982, p. 11-15. Sur l’antagonisme politique des deux hommes voir aussi Mazzarino 1972, p. 188 et p. 428-429.
77 En dehors de ces points, on sait peu de choses sur sa vie hormis un passage de Cicéron (Brut., 95, 3), qui loue son raffinement et ses qualités d’orateur. Chassignet 1999, p. XXVIII-XXXIII précise qu’hormis Denys d’Halicarnasse (1, 11, 1), qui considère Sempronius Tuditanus et Caton comme « les plus savants des historiens romains », on ne possède aucun jugement sur la valeur de l’annaliste et il est impossible de savoir si les auteurs qui le citent ont eu directement accès à son œuvre ou l’ont connu par l’intermédiaire de Varron.
78 Sur la crise de la tradition induite par les guerres civiles et les nouvelles formes de rapport au passé qu’elle entraîne, voir Moatti 1997, en particulier ici p. 30-39 et ead. 2007a, p. 232-234 notamment.
79 Traduction de Ernout, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 2003, légèrement modifiée. Ainsi la traduction de parandi iuris et maiestatis constituendae gratia par « pour conquérir leurs droits et pour établir leur souveraineté » a été préférée à « pour conquérir leur droit et pour établir la dignité de leur ordre », proposée par Ernout dans la traduction des Belles Lettres (CUF). Cette expression induit en erreur car elle renvoie à une notion très discutée (l’ordo plebeius), qui n’est pas explicitement formulée dans ce passage.
80 Martin 2003, p. 155-168.
81 De ce point de vue, nous nous écartons de l’analyse de Courrier 2014, voir en particulier ses développements p. 553-562.
82 La notion de « référence au passé » envisagée ici, a été conceptualisée dans le cadre de l’atelier d’Histoire intellectuelle animé entre 2011 et 2016 par M. Riot-Sarcey et C. Moatti, au sein de l’EA 1571 (université de Paris 8). Sur la définition de « la référence au passé » résultant de ces réflexions, voir Riot-Sarcey – Moatti, 2018. L’étude de ses mécanismes offre une grille de lecture pertinente pour comprendre le processus de construction de l’Aventin comme lieu associé au souvenir des sécessions de la plèbe entre la fin de la République et le début du Principat.
83 Benjamin (1928) 2009, en particulier p. 55.
84 Sur cette notion de « germe », voir Castoriadis (1984-1985) 2011, p. 178-181.
85 Breaugh 2007.
86 Richard 1978, p. 548-549.
87 En ce sens Courrier 2014, p. 549-550.
88 Ibid, p. 550.
89 Ferrary 1982, p. 761-766. En ce sens également Arena 2012, p. 30 sq.
90 Sur cette interprétation, voir les développements sur le temple de Libertas dans la partie 3, aux chapitres 1.1.10 et 2.2.1, infra.
91 Thommen 1995, p. 368.
92 Ainsi que le relevait déjà Henric Jordan, suivi par Merlin 1906, p. 301.
93 On observe que l’Aventin n’est pas la seule colline impliquée dans le récit de ces événements. Le Janicule y apparaît également mais de manière tardive, seulement à partir de Plutarque, et il revêt une autre fonction : Caius Gracchus s’y réfugia après avoir fui l’Aventin pour y trouver finalement la mort (Plut., CG, 17, 3 ; App., BC, 1, 26, 117 ; Ps. Aur. Vict., vir. ill., 65, 5, 60). Le Janicule n’est donc pas associé à la résistance ou à la fuite de Caius Gracchus mais à sa chute. L’endroit précis où advint cet événement funeste, proche du bois de Furrina, aurait été ensuite consacré par le peuple de Rome (Plut., CG, 18, 3).
94 Sur le rôle de cet événement dans la construction d’une mémoire plébéienne opposée à l’oligarchie conservatrice, voir Courrier 2014, p. 562-566. Voir aussi Mignone 2014, p. 145-146 ; 2016a p. 40-47, qui interprète différemment cet épisode.
95 On peut faire le parallèle avec le processus observé à propos de la figure de Rémus sur l’Aventin, au Ier s. av. J.-C. Rémus, devenu la figure par excellence du jumeau plébéien dans le contexte du IVe s. av. J.-C., fut probablement associé de manière exclusive à l’Aventin vers le Ier s. av. J.-C., en même temps que le thème de la rivalité gémellaire fut exploité dans le cadre des conflits de la fin de la République. Sur cette question, voir dans la première partie de cet ouvrage le chapitre 3.1.5.1.
96 Traduction de Boulanger, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1943.
97 Pour autant, celui-ci n’est jamais qualifié d’homo novus par Cicéron, comme l’a remarqué à juste titre Dondin-Payre 1981, p. 40-41. Le cas de Murena démontre ainsi que l’on peut introduire le consulat dans une famille sans être nécessairement homo novus. Il est donc abusif de faire systématiquement d’un individu non noble un « homme nouveau ».
98 Sur l’usage de ce thème, plus particulièrement dans les discours des populares, voir les remarques de Martin 2003, p. 162-163.
99 Une telle distinction profitera à ses descendants, la nobilitas désignant depuis le IIe s. av. J.-C., les seuls descendants de consuls. Selon la thèse de Gelzer 1912, au IVe s. av. J.-C., lorsque les plébéiens purent accéder aux magistratures supérieures, les critères d’intégration à la nobilitas romaine étaient plus larges. Il suffisait qu’un ascendant direct ait exercé une magistrature curule. Sur la thèse d’un repli du concept de nobilitas sur la seule noblesse consulaire au IIe s. av. J.-C., voir la synthèse de Dondin-Payre 2005, p. 1530-1531.
100 Sur ce point voir les remarques du chapitre 1.1.2, supra. Sur la formation progressive de la nobilitas romaine et sa définition, depuis les travaux classiques de Gelzer 1912, Brunt 1982, p. 1-17 et les compléments de Nicolet 2001, p. 196-197, qui a soutenu que la noblesse ne définit ni un statut économique, ni un statut juridique mais un certain type de relations avec la cité, voir les plus récentes contributions de Dondin-Payre 2005, p. 22-53 et Badel 2005, p. 15-30.
101 Sur ce point voir Nicolet 1966, p. 633 sq. et Lepore 1954, p. 178 sq. et 344 sq.
102 Martin 2004.
103 Moatti 1997, p. 250-254.
104 Dans le domaine juridique, la seditio renvoie, au IIIe s. av. J.-C., à la révolte ouverte de formations entières de l’armée. Elle était passible de châtiment par le général romain, en vertu de son pouvoir de coercition militiae. Voir Lovisi 1999, p. 168-169. Sur la constitution de tribunaux spéciaux relatifs au problème de la seditio et leur pérennisation par le biais de la lex Lutatia de 78, ead., p. 115, p. 119 sq. Cette loi aurait concerné les attaques contre le Sénat et les magistrats, l’occupation des espaces publics (si quis loca publica occupauerit), et enfin le port d’armes en public (si quis cum telo in publico fuerit). Sur l’usage de ce terme dans les discours politiques de la fin de la République, voir Hellegouarc’h 1972, p. 136.
105 Bien évidemment, on ne peut systématiser ce point de vue. Comme souvent, la position de Cicéron change et évolue. Dans le De legibus (3, 7), rédigé immédiatement après le De republica, Cicéron défend contre Quintus, dans un passage dédié à la question de l’équilibre des pouvoirs, l’utilité du tribunat de la plèbe. Selon lui, le tribunat aurait permis d’apporter une sage modération au pouvoir des consuls. Mais selon Perelli 1979, p. 285-303, l’Arpinate considèrerait plutôt ici le tribunat comme un instrument utile pour assurer le monopole du pouvoir aux boni : dépourvu de toute efficacité politique il donnerait au peuple une illusion de liberté. Une telle lecture des propos de Cicéron doit sans doute être nuancée. Le philosophe propose ici une « archéologie » des institutions de Rome et se réfère à un temps où, au contraire, le tribunat de la plèbe avait encore une efficacité politique. Il n’est donc pas certain que l’Arpinate se positionne de manière complètement négative à l’égard de cette institution. Il ne la rejette pas en bloc mais lui reconnaît une certaine utilité dans la vision de l’État qu’il développe dans cet ouvrage, très conforme à la tradition aristocratique, il est vrai. Pour un aperçu des contradictions dans la pensée de Cicéron, à la fois critique des préjugés et des traditions et « codificateur de la tradition aristocratique », et sur les débats que ces contradictions soulèvent chez les modernes, voir Moatti 2008, p. 89-92. Pour ce qui intéresse plus directement notre propos, dans cet ouvrage, Cicéron ne fait aucune allusion à l’ancrage topographique des sécessions et l’on ne peut déterminer si la tradition qu’il adopte sur ce point évolue en même temps que son opinion sur le tribunat de la plèbe.
106 Briquel 2000, p. 197.
107 Traduction d’après Lewis 2006, p. 154-155.
108 Traduction sous la direction de Jerphagnon, Paris : Gallimard (NRF), 2000.
109 Syme 1964, p. 206. Dans ce sens également, Arnaud-Lindet 2005b, p. 1942-1943.
110 Moatti 1997, p. 29-30 et n. 10 p. 321.
111 Ead.
112 Richard 1978, p. 547.
113 Hormis peut-être Liv., 3, 54, 9 : In Auentinum ite, unde profecti estis : ibi felici loco, ubi prima initia incohastis libertatis uestrae, tribunos plebi creabitis. « Allez sur l’Aventin, votre point de départ ; sur cet emplacement propice, où vous avez posé les premiers fondements de votre liberté, vous nommerez des tribuns de la plèbe. » Traduction de Bayet, Baillet, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1969. Il s’agit des propos adressés par les délégués du Sénat à la plèbe rassemblée sur le mont Sacré pendant la seconde sécession. Ce passage n’est pas clair et pourrait laisser penser que Tite-Live renvoie ici à la première sécession de la plèbe, qu’il placerait ainsi sur l’Aventin. Auquel cas, il s’agirait de la seule entorse à l’ancrage topographique de cet événement suivi dans tout le reste de l’œuvre livienne. En raison de cette cohérence systématique par ailleurs, il semble toutefois difficile d’imputer à l’historien padouan une telle erreur. Sans doute Tite-Live renverrait plutôt ici au lieu sur lequel la plèbe s’était rassemblée dans un premier temps pendant la seconde sécession. La phrase ibi felici loco, ubi prima initia incohastis libertatis uestrae renverrait donc au lieu où ce second mouvement pour la conquête de la liberté s’était amorcé, et non au lieu où la plèbe s’était dotée, quelques années plus tôt, d’institutions qui lui étaient propres.
114 Traduction de Baillet, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1991.
115 Sur ces différents points de vue, voir Mineo 2006, n. 163, p. 46.
116 Ibid., p. 45-67.
117 Traduction de Baillet, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1991. Voir aussi le discours de T. Quinctus Capitolinus, dans lequel Tite-Live (3, 67, 7) rappelle également que cette institution fut une concession à la concorde (concordiae causa concessimus).
118 Sur l’explication également religieuse de cet ancrage dans le récit livien, voir De Souza 2017, p. 64-69 et p. 72.
119 Briquel 2000, p. 197-198.
120 La qualification de ce meurtre est d’ordre sexuel mais aussi politique, si l’on considère que cet épisode avait pour enjeu la légitimité des mariages mixtes, ainsi que l’a suggéré Cels Saint-Hilaire 1991.
121 Liv., 3, 52, 1-2 : adfirmante Duillio ‘non prius quam deseri Vrbem uideant curam in animos patrum descensuram ; admoniturum Sacrum montem constantiae plebis scituros qua sine restituta potestate redigi in concordiam res nequeant’. Traduction de Bayet, Baillet, Paris : Les Belles Lettres (CUF), 1969.
122 Liv., 3, 52, 8-10 : Atqui aut plebs non est habenda aut habendi sunt tribuni plebis. Nos citius caruerimus patriciis magistratibus quam illi plebeiis. Nouam inexpertamque eam potestatem eripuere patribus nostris, ne nunc dulcedine semel capti ferant desiderium, cum praesertim nec nos temperemus imperiis, quo minus illi auxilii egeant ; « et pourtant, il faut ou nous passer de la plèbe ou lui passer ses tribuns. Nous renoncerions plutôt à nos magistrats patriciens qu’eux à cette magistrature plébéienne. C’était un pouvoir nouveau et inconnu quand ils l’ont arraché à nos pères : maintenant que son charme les a séduits, ils ne supporteraient plus d’en être privés, surtout lorsque nous ne sommes pas assez modérés dans notre autorité pour qu’ils puissent se passer de son secours. » (traduction d’après Bayet – Baillet (CUF), Paris, Les Belles Lettres, 1969).
123 Liv., 3, 53, 8 : Nunquamne quiescet ciuitas nostra a suppliciis aut patrum in plebem Romanam aut plebis in patres ? ; « Jamais notre cité ne se reposera des sévices que les patriciens imposent à la plèbe, et la plèbe aux patriciens ? »
124 Moatti 1997, p. 27-29 qui identifie ainsi une dynamique positive du conflit chez les auteurs des derniers siècles de la République.
125 Tite Live (3, 54, 15) mentionne en effet d’autres mesures (amnistie et rétablissement du consulat), qui sont prises par le peuple aux champs Flaminiens (in pratis Flaminiis), à l’emplacement du futur circus Flaminius.
126 D’abord avec le rétablissement du tribunat de la plèbe sous l’autorité des pontifes, puis avec la reconnaissance légale de l’inviolabilité des tribuns entérinée par les lois Valeriae Horatiae de 449.
127 Ce rôle apparaît notamment dans le lien que Denys d’Halicarnasse établit entre le mont Sacré et les acquis de la plèbe à l’issue de la première sécession. Sur cet aspect de son récit, voir De Souza 2017, p. 68-69 en particulier et sq.
128 Sur la notion de consensus entendue comme un idéal à atteindre, plus qu’une réalité, voir Moatti 2011, suivie par Hurlet 2014, p. 25.
129 Hurlet, ibid.
130 Moatti 2011, p. 112-116.
131 En l’occurrence, l’amnistie de 403 av. J.-C., instituée à Athènes après la guerre civile provoquée par la Tyrannie des Trente, fondée sur l’oubli de la stasis. Sur les enjeux sous-jacents à cette stratégie institutionnalisée de l’oubli et la permanence malgré tout du conflit « sous le masque refroidi du consensus », voir Loraux 1997.
132 Sur le processus d’intégration territoriale de l’Aventin, peut-être fondé sur l’image de la Rome aux sept collines, voir dans la première partie de cet ouvrage, les développements du chapitre 2.2.1 (en particulier le sous-chapitre 2.2.1.3). Sur son intégration administrative à l’époque d’Auguste, voir le chapitre 2.2.2.
133 Sur les pouvoirs d’Auguste et en particulier le rôle de la tribunicia potestas, voir Ferrary 2001b, p. 115-121.
134 Halbwachs (1950) 1997, p. 193-236. Dans l’ensemble de l’œuvre du sociologue français, la fonction mémorielle de l’espace devient prééminente à partir de la Topographie légendaire des évangiles en terre sainte, parue en 1941. Le cadre social principal de la mémoire y est défini comme un espace de lieux matériels. Comme le souligne Jaisson (Halbwachs [1941] 2008), p. 73-97, cet ouvrage est une étape intermédiaire dans le cheminement conceptuel et expérimental vers une redéfinition des propriétés des cadres sociaux de la mémoire. En 1925, le cadre social principal était le langage. En 1941, le temps prit le dessus : une fois inscrit dans un espace matériel, il devint le cadre social prédominant. Enfin en 1944, ce sont des temps et des espaces (sociaux et collectifs) qui formèrent les principaux cadres sociaux de la mémoire collective.
135 Halbwachs (1950) 1997, p. 232-236.
136 Il y a cependant une différence entre la conception de M. Halbwachs et celle de P. Nora. Selon Brian (Halbwachs (1941) 2008, p. 136-138), les lieux de mémoire chez Halbwachs sont avant tout légendaires. Or dans la légende, c’est la dynamique de la mémoire qui importe. Les « lieux de mémoire » ne sont pas des faits sociaux mais leurs effets.
137 Nora 1997, vol. 1, p. XVII.
138 Les « lieux de mémoire » définis par P. Nora peuvent être des objets matériels concrets, géographiquement situés, ou des constructions intellectuelles abstraites. Ainsi, Nora 1997, vol. 2, p. 2221 distingue comme catégories de lieux de mémoire le modèle social, la division de l’espace-temps, la figure emblématique et le haut lieu.
139 Garcia 2000, p. 122-142 ; 2006a, p. 716-718 ; 2006b, p. 825-828.
140 Garcia 2006 a, p. 718.
141 Rousso 1987, p. 153.
142 La formulation allemande, kulturelles Gedächtnis, est délibérément conservée ici pour désigner une notion en réalité plus proche de celle de « mémoire collective » que celle de « mémoire culturelle », donnée dans la version française de l’ouvrage d’Assmann 2010. La traduction du français « collective » par kulturelle s’expliquerait avant tout par la connotation particulière de l’adjectif kollektive dans la langue allemande. Ainsi, kulturelles Gedächtnis procure en allemand un équivalent commode et moins connoté au concept de « mémoire collective », retravaillé par J. Assmann dans la perspective des problématiques propres aux civilisations antiques (grecques et égyptiennes notamment). Sur cette question et les problèmes qu’a posés la retraduction de ce concept en langue française, voir Brian 2008, p. 124.
143 Hölkeskamp 2006. Cette synthèse se fonde principalement sur les travaux de T. Hölscher, U. Walter et sur ses propres publications. K.J. Hölkeskamp remarque alors qu’en dehors de ces ouvrages, les principales contributions sur les modalités et les pratiques typiquement romaines de (re)construction des origines et de la ville à l’époque républicaine ne touchent que de façon très occasionnelle aux problèmes théoriques généraux concernant la notion de kulturelles Gedächtnis, définie par J. Assmann.
144 Hölkeskamp 2006, p. 481-482.
145 Northwood 2007.
146 Hölkeskamp 2008 pour l’édition française.
147 Moatti 2009a.
148 Inscr. It., Elogia, 13, 2 et Zanker 1984, p. 15-17 et 26.
149 Courrier 2012 ; 2014, p. 547-578.
© Publications de l’École française de Rome, 2020