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Aventinus mons

 | 
Joëlle Prim

L’Aventin, colline de la plèbe ?

Introduction

Texte intégral

  • 1 Voir ces particularités sociales étudiées dans la première partie, aux chapitres 3.1.2.2 et 3.1.2.3 (...)
  • 2 Sur ce point, voir les développements de la première partie, au chapitre 3.1.2.3, supra. Voir égal (...)
  • 3 Merlin 1906, p. 82-94.

1Différentes spécificités sociales évoquées dans le chapitre précédent ont été longtemps attribuées par l’historiographie moderne à l’Aventin1. Ainsi, il apparaît clairement que la colline était liée aux ports fluviaux de Rome, tant du point de vue topographique que par les fonctions de ses sanctuaires. De plus, l’Aventin était bordé d’espaces destinés au transit des marchandises qui venaient alimenter les marchés romains. Ces éléments ont conduit à admettre que les zones proches du fleuve et de la colline furent fréquentées très tôt par des marchands étrangers et que bon nombre d’entre eux s’y établirent2. A. Merlin avait en son temps suggéré que cette population de marchands étrangers constitua un substrat important de la plèbe romaine, qu’elle intégra en 456 av. J.-C. grâce à la lex Icilia de Aventino publicando attribuant aux plébéiens des terres publiques sur l’Aventin3. D’après le chercheur français, le destin de ces premiers marchands étrangers avait donc pour corollaire une autre représentation socio-urbaine de la colline, également érigée en vulgate par ses travaux, définissant l’Aventin comme « citadelle » de la plèbe à Rome, tout au long de la période républicaine.

  • 4 Ainsi, l’article Aventinus mons du Lexicon topograficum définit l’Aventin comme « quartiere plebeo (...)
  • 5 À titre d’exemple, il suffit de considérer les principaux ouvrages de topographie romaine : Platner (...)
  • 6 Mignone 2016a.
  • 7 Ainsi Mignone 2016a, p. 2 définit cette image de la colline établie par A. Merlin de « scholarly c (...)
  • 8 Pour une lecture critique de l’approche privilégiée par Mignone 2016a et des conclusions auxquelle (...)

2Cette image élaborée à partir des sources anciennes a donné lieu à un véritable topos urbain, au sens de lieu commun, à propos de la colline4. Demeurée longtemps admise5, cette représentation de l’Aventin semble pourtant assez éloignée de sa réalité sociale telle qu’elle se dessine à la fin de la République. Dans un récent ouvrage paru en 20166, tiré de sa thèse soutenue en 2010, L.M. Mignone s’est attachée à déconstruire ce « paradigme savant » établit par A. Merlin, considérant que le chercheur fut influencé dans son enquête par l’image de l’Aventin plébéien souvent invoquée dans le contexte des révolutions qui marquèrent le long XIXe siècle. Le fait est que l’extrapolation d’A. Merlin paraît assez évidente, et il semble nécessaire de reconsidérer les sources qui ont contribué à fonder cette image de la colline, afin de réévaluer ce qui a fini par apparaître comme une « convention scientifique »7. Tout en considérant l’influence du contexte intellectuel dans lequel a travaillé A. Merlin, on peut se demander dans quelle mesure cette représentation de l’Aventin trouve malgré tout des fondements bien ancrés dans l’imaginaire antique8.

  • 9 Breaugh 2007.

3Pour traiter cette question, il faut d’abord revenir sur le contexte d’élaboration de cette vulgate scientifique contemporaine. L’enquête d’A. Merlin fut certainement réalisée sous influence, et on ne peut se départir du contexte politique et social singulier dans lequel il élabora sa monographie dédiée à l’Aventin. Les sécessions de la plèbe romaine constituaient un événement très politisé du passé antique qui trouvait une résonance particulière auprès de ses contemporains. Mais une telle appréhension de cet événement n’était pas tout à fait nouvelle. La thématique de l’affrontement de la plèbe et du patriciat de Rome au Ve s. av. J.-C. a en effet inspiré la réflexion de penseurs, savants et philosophes du politique dès le XVIe siècle, et cette réflexion s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Dans un ouvrage dédié à ce sujet, le théoricien M. Breaugh9 rappelle ainsi que de Machiavel à Rancière, en passant par Ballanche et De Leon, il a en effet existé une « pensée de la plèbe » qui s’est nourrie d’une réflexion renouvelée sur l’accès du plus grand nombre à l’action politique, et qui fonde son origine sur le passé antique. Mais dans la plupart des travaux qui envisagent les sécessions romaines du Ve s. av. J.-C. comme le « mythe fondateur » de la pensée plébéienne, la topographie de cette expérience semble tenir une place assez secondaire. Plus que le lieu, ce sont les modalités de l’action collective et la finalité recherchée par cette action qui occupent une place centrale dans la réflexion.

  • 10 Robert 2015, p. 8 pour la citation. Dans cet article, l’auteur évoque les innombrables publication (...)
  • 11 Tombs 2014, p. 54-73 en particulier, dont les réflexions s'appuient sur les travaux de Gaillard 19 (...)

4Pourtant, l’ancrage de cette expérience originelle dans l’espace urbain semble trouver un sens notable à l’occasion d’événements proches de la période au cours de laquelle A. Merlin réalisa sa monographie. En particulier au moment de la Commune de Paris de 1871. Rappelons tout d’abord que cette révolution d’à peine deux mois, qui a marqué durablement les réflexions sur le politique à travers le monde, fut profondément polysémique. Comme l’a encore récemment rappelé J.‑L. Robert, « Un événement aussi multiple, divers, aussi porteur de significations différentes, ce qui ne signifie pas toujours opposées, que fut la Commune ne pouvait qu’être complexe », et a donc donné lieu à une multitude de choix interprétatifs et d’entrées possibles pour en comprendre l’originalité10. La question de l’échelle, du territoire et de l’urbain qui unissent les communards constitue l’une des approches proposées par l’historiographie récente pour comprendre ce que fut la Commune, particulièrement intéressante pour notre propos11.

  • 12 Deluermoz, 2018.
  • 13 Le chercheur envisage ainsi le rapport des communards au passé, au prisme de la notion de « référe (...)

5Une autre approche intéressante, qui touche encore davantage au symbolique et à l’imaginaire des acteurs, concerne leur rapport au passé. Dans une récente étude sur le sujet, Q. Deluermoz12 rappelle que les types de rapport au temps sous la Commune étaient pluriels et variaient selon les moments, les lieux, les groupes d’acteurs ou encore les usages. Le chercheur propose pour sa part de considérer une « texture » particulière du temps, « où le passé est porteur dans le présent de promesses non réalisées et tend à ouvrir un autre rapport au politique »13. À la lumière de ces analyses, il a paru intéressant de considérer le contexte de résurgence du passé antique, et plus particulièrement de l’épisode des sécessions de la plèbe sur l’Aventin, dans l’imaginaire politique des communards.

  • 14 Du Camp 1881, p. 25.
  • 15 BnF, notice n° FRBNF32819700. Le journal fut ensuite rebaptisé « Le bonnet rouge », renvoyant sans (...)
  • 16 Le Quillec 2006.
  • 17 Le Mont Aventin, n° 1, 6 germinal an 79 (26 mars 1871). L’article est signé des initiales K.S. Il (...)
  • 18 [Gabrielle] 1871, p. 17. Voir aussi p. 23 et 24. Sur l’indentification de l’auteur de l’ouvrage, v (...)

6Il apparaît en effet que cette référence au passé antique prend une dimension spatiale qui fait sens dès les premières journées de l’insurrection. Dans le paysage parisien, la butte Montmartre fut qualifiée très tôt de « Mont Aventin de l’émeute », ainsi que le rapportait, une décennie après les événements, le récit anti-communard de Maxime Du Camp (1822-1894)14. Cette identification à la mythique colline romaine, dont s’offusque l’auteur, fut élaborée dans le contexte même de la Commune. Elle apparaît en effet dans le nom temporairement donné à l’un des innombrables journaux créés pendant la Commune, Le Mont Aventin. Seuls deux numéros parurent sous ce titre15. Le premier, publié le 26 mars 1871, se présente comme « l’Écho des Buttes Montmartre », et reprend les textes d’un autre quotidien d’inspiration blanquiste, Le Châtiment. Le second numéro, du 30 mars 1871, se présente comme « L’organe quotidien de la Fédération Républicaine », et s’attache à glorifier la Commune16. C’est dans le premier numéro, qui affirme la primauté de Montmartre dans l’initiative de l’insurrection, que la référence antique est explicitement évoquée. Ainsi dans le titre de la seconde colonne intitulée « La colère du Mont Aventin », l’auteur affirme : « C’est du Mont Aventin qu’est parti le signal de la Révolution, c’est du haut de cet Olympe que, roulant avec fracas, la colère populaire s’en est allée dans tous les quartiers de Paris »17. Cette assimilation Montmartre / Mont Aventin, comme point de départ géographique de l’insurrection, est également exprimée de manière explicite dans un ouvrage anonyme daté de 1871, Le livre noir de la Commune, que l’on doit sans doute à Louis Gabrielle : « La grande Commune [celle de 1793] n’était donc plus qu’un souvenir historique, lorsqu’il y a un mois à peine, la Révolution, partie des buttes Montmartre, devenues le Mont-Aventin de la démocratie parisienne, monta à l’Hôtel de Ville »18.

  • 19 Breaugh 2007, p. 11-24, en particulier p. 23-24.
  • 20 Ainsi Mignone 2006a, p. 192 indique : « In these contexts, ‟the Aventineˮ becomes a label and a co (...)
  • 21 Sur la fonction de l’espace comme cadre social de la mémoire collective, voir Halbwachs [1941] 2008
  • 22 Sur cette notion de référence au passé, voir note 13.
  • 23 Godineau 2014.
  • 24 Sur l’appropriation mémorielle difficile de la Butte-Montmartre par les Versaillais, conscients du (...)

7À la lumière de ces éléments, il apparaît que le nom « Aventin » employé dans le contexte de la Commune ne renvoie pas seulement à une filiation mythique de l’action menée par les acteurs de l’insurrection19, ou à un vague concept idéologique revendiqué par ces derniers20. L’assimilation de la Butte-Montmartre au mont Aventin permit de fixer dans le paysage urbain le point de départ de ce mouvement insurrectionnel, et de lui offrir un support spatial de mémoire21. Dans le même temps, cette assimilation constituait une référence politisée au passé22 et conférait à la Butte-Montmartre une charge symbolique forte. En l’identifiant à un espace de la Rome antique associé aux sécessions de la plèbe, il s’agissait en effet d’inscrire le mouvement de la Commune dans la continuité de cette forme originelle d’insurrection. La primauté de Montmartre, « Mont Aventin de l’émeute » ne fut confirmée que plus tard, lorsque, malgré la multiplicité des lieux parisiens impliqués dans les événements du 18 mars, ce fut bien cette colline qui devint de fait, plus que tout autre lieu parisien, le marqueur mémoriel des débuts la Commune de Paris23. Ce ne fut d’ailleurs pas un hasard si ses opposants cherchèrent à en effacer le souvenir après mai 1871, en plaçant sur ce même lieu un marqueur mémoriel rival qui domine encore aujourd’hui le paysage septentrional parisien : la Basilique du Sacré-Cœur. Dès 1873, sa construction fut en effet perçue comme une expiation de la Commune24.

  • 25 Ballanche 1829.
  • 26 Rancière 1985.
  • 27 On peut s’interroger sur le choix de l’Aventin en particulier. En effet, un autre espace du territo (...)
  • 28 Comte de Broqua 1925. L’auteur interprète toute la geste de celui qui s’était autoproclamé « tribun (...)

8Il faut noter que cette référence politisée au passé antique n’est pas nouvelle dans le contexte du XIXe siècle. On trouve déjà cette représentation des sécessions de la plèbe romaine sur l’Aventin comme forme d’insurrection originelle, et l’idée d’une continuité entre la plèbe romaine et les ouvriers du XIXe siècle comme « principes progressifs et de mouvement », dans les travaux de Pierre Simon Ballanche25. Ces travaux et leur portée dans les milieux ouvriers, alors en pleine recomposition, ont été étudiés par J. Rancière26. C’est dans ce contexte que l’Aventin devint l’espace de la ville de Rome par excellence des sécessions de la plèbe romaine aux yeux des contemporains27. Cette perception de l’Aventin influença longtemps les historiens de toutes les périodes, comme en témoigne, par exemple, l’analyse de la révolte populaire instiguée par Cola di Rienzo à Rome au XIVe siècle, proposée par le comte de Broqua28.

  • 29 Ainsi l’essentiel de son chapitre sur l’Aventin plébéien se fonde sur la lex Icilia dont l’interpr (...)

9C’est dans ce contexte idéologique et intellectuel singulier que s’inscrivent les travaux d’A. Merlin. Né en 1876, cinq ans après les événements de la Commune et six ans après l’avènement de la troisième République, il entra à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1897, et séjourna trois ans comme membre de l’École française de Rome à partir de 1900. C’est alors qu’il démarra sa thèse d’État consacrée à l’Aventin, soutenue en 1906. Il est donc très vraisemblable que les représentations politiques des sécessions et de la plèbe romaine, ou encore les analogies entre l’Aventin antique et la topographie parisienne qui ont marqué cette période, ont influencé sa perception des realia socio-urbaines de ce quartier de la Rome antique. De plus, en l’absence de données matérielles, l’auteur s’est efforcé de dresser un profil sociologique de l’Aventin en s’appuyant sur des données littéraires et juridiques dont l’interprétation ne va pas sans poser nombre de difficultés29. Tous ces éléments ont favorisé une certaine confusion entre imaginaire politique et réalité urbaine de l’Aventin.

  • 30 Mignone 2016a, Introduction, p. 1-17, en particulier p. 13 : « The conceptual transformation of th (...)

10Doit-on pour autant reléguer complètement l’origine antique de cette représentation de l’Aventin plébéien, et la considérer avant tout comme une invention moderne, ainsi que le soutient L.M. Mignone30 ? Les sources ne révèlent-elles pas une volonté déjà bien présente chez les Anciens d’associer cette colline à la plèbe de Rome ? Le cas échéant, selon quelles modalités, et quel fut le rôle spécifique donné à cet espace de la Ville dans cet épisode de l’histoire de Rome, au regard d’autres sites concurrents ?

11Pour répondre à ces interrogations, il est important de revenir dans un premier temps sur la notion de plèbe au Ve s. av. J.-C., et de souligner les écarts entre les caractéristiques de cette plèbe des origines et celle de la fin de la République, dont il faudra également préciser les spécificités. Après cette mise au point nécessaire, on peut considérer les différents éléments sur lesquels repose la définition de l’Aventin comme colline de la plèbe.

12En premier lieu, on l’a vu, cette image de l’Aventin plébéien se fonde sur l’association de la colline aux deux premières sécessions de la plèbe, qui eurent lieu en 494 et 450 av. J.-C. On peut donc s’interroger sur la signification donnée à cette topographie des sécessions dans la tradition antique. Pour cela, il faut analyser dans le détail les différents récits évoquant l’ancrage des premières sécessions de la plèbe sur l’Aventin, et l’évolution de cette topographie jusqu’à l’époque d’Auguste. Il faut aussi déterminer dans quelle mesure cette topographie peut être révélatrice d’une appréhension idéologique des espaces associés aux sécessions de la plèbe, et peut se rattacher à l’un ou l’autre des courants qui dominent la vie politique de la fin de la République. Cette enquête, qui prend en compte la finalité potentiellement rhétorique contenue dans l’ancrage spatial des sécessions de la plèbe tel que le décrivent les sources de la fin de la République et du début de l’époque impériale, doit ainsi permettre de déterminer si la coloration politique de l’Aventin ne fut qu’une simple extrapolation contemporaine, ou si elle résulte bien de constructions intellectuelles qui s’exprimaient déjà dans les discours et dans l’historiographie antique.

  • 31 Le terme realia est entendu ici au sens de « choses réelles », relevant du concret.

13Il est par ailleurs nécessaire de confronter ces formes de représentations de l’Aventin aux realia socio-urbaines31 de la colline connues par d’autres sources pour la période républicaine.

  • 32 Grafmeyer – Authier 2008, p. 7-9.
  • 33 Selon des approches différentes mais souvent complémentaires, certains pionniers de la sociologie (...)

14La démarche adoptée s’inspire des méthodes offertes par les travaux de sociologie urbaine. Suivant la définition proposée par Y. Grafemeyer et J.-Y. Authier32, cette discipline, qui a donné lieu à des approches multiples33, s’intéresse à la façon dont les différents aspects de la vie sociale se déploient, s’agencent et interagissent dans un contexte urbain qu’ils façonnent mais qui leur offre, dans le même temps, une sorte d’enveloppe commune. La sociologie urbaine s’intéresse également à la ville comme objet d’enjeux qui structurent de façon spécifique les rapports entre les acteurs, les institutions et les groupes sociaux. L’interaction entre l’organisation d’une société dans l’espace et les aménagements urbains de la cité envisagés à toutes les échelles (de l’habitat individuel à la ville complète), est donc au cœur de cette discipline.

  • 34 À la suite des travaux des premiers théoriciens de la sociologie, le principe d’une théorie sociol (...)

15Relativement récente, elle s’est développée en lien étroit avec le phénomène d’urbanisation que connaissent les villes des sociétés industrielles depuis le XIXe siècle, et qui prend une tournure spécifique (accélération des migrations liées à un exode rural massif), en particulier au début du XXe siècle (concentration des populations dans les périphéries notamment)34. Le cadre problématique de la sociologie urbaine est donc spécifiquement lié au développement des villes contemporaines. Cependant, certaines approches proposées par cette discipline, en particulier les études de sociologie historique portant sur les villes, ont permis de s’affranchir du cadre problématique propre aux villes contemporaines, en partant de la question plus transversale de la constitution politique des sociétés. De cette constitution découlent les segmentations sociales qui s’expriment dans l’organisation du territoire urbain. Dans cette perspective, certaines approches de la sociologie urbaine offrent des pistes de réflexion pertinentes pour comprendre la structure des sociétés urbaines de l’Antiquité.

  • 35 Grafmeyer – Authier 2008, p. 34-35.

16Parmi ces approches, celle de la différenciation sociale observable dans l’espace urbain sera ici privilégiée. Les nombreux travaux qui se sont intéressés à ce phénomène l’ont généralement abordé, à l’échelle de la ville, du point de vue de la localisation des domiciles35. Considéré comme un « marqueur » utile au repérage des groupes sociaux, le domicile peut en effet aider à saisir la répartition des différentes catégories sociales dans l’espace de la cité et à repérer les espaces éventuellement privilégiés par telle ou telle catégorie d’individus. À l’échelle de l’Aventin, cette approche doit permettre d’évaluer quel type de population a globalement élu domicile sur la colline, et quel type d’interactions sociales se sont mises en place entre ses résidents.

17Cette enquête nécessite l’exploitation et le croisement de sources variées. En premier lieu, la lex Icilia de Aventino publicando, qui constitue le principal document juridique nous renseignant sur le mode d’occupation de l’Aventin au début de la période républicaine, et mérite donc une attention particulière. Ce document a largement contribué à façonner l’image de l’Aventin comme site d’habitation privilégié par les plébéiens au Ve s. av. J.-C. Il s’agit de déterminer si la description de ce document donnée par les Anciens contient aussi des éléments plus récents nous renseignant sur les formes d’habitat existant sur la colline jusqu’à la fin de la République, et dans quelle mesure ces habitats peuvent être qualifiés de plébéiens. À la lumière de ces éléments, il est proposé de s’intéresser dans un second temps aux vestiges d’habitats privés repérés sur la colline par la recherche archéologiques. L’objectif est d’évaluer si les indicateurs matériels de différenciations sociales observables dans les vestiges d’habitat privé peuvent apporter des éléments éclairants sur les caractéristiques sociologiques de l’Aventin. Enfin, c’est l’approche prosopographique qui est privilégiée pour définir l’identité sociale des individus localisés sur la colline par les sources littéraires et épigraphiques. Pour finir, un chapitre spécifique est dédié aux sources non archéologiques qui permettent d’établir la présence ou l’emprise de familles aristocratiques, notamment patriciennes, sur l’Aventin.

18Au total, il s’agit de présenter un panel relativement large des catégories de populations installées sur la colline et de leur relation. On peut souligner d’emblée qu’une telle enquête ne peut évidemment prétendre établir un profil exhaustif des caractéristiques socio-urbaines de l’Aventin, en raison de la nature hétérogène et partielle des sources disponibles. Mais la mise en perspective de ces données doit permettre de déterminer dans quelle mesure l’élaboration d’une image plébéienne de l’Aventin à partir de ses caractéristiques sociologiques est réellement justifiée.

19Au terme de cette enquête sur les deux niveaux de réalités qui ont contribué à définir l’Aventin comme colline de la plèbe – représentations idéologiques de la colline d’une part, et realia socio-urbaines d’autre part –, on devrait pouvoir préciser la nature et la portée de cette représentation de l’Aventin dans l’Antiquité.

Notes

1 Voir ces particularités sociales étudiées dans la première partie, aux chapitres 3.1.2.2 et 3.1.2.3, à propos du maintien de la colline hors du pomerium.

2 Sur ce point, voir les développements de la première partie, au chapitre 3.1.2.3, supra. Voir également Giardina 2006, p. 283.

3 Merlin 1906, p. 82-94.

4 Ainsi, l’article Aventinus mons du Lexicon topograficum définit l’Aventin comme « quartiere plebeo, mercantile e sede del culto di divinità straniere ». Voir Andreussi 1993b, p. 150.

5 À titre d’exemple, il suffit de considérer les principaux ouvrages de topographie romaine : Platner – Ashby 1929, p. 67 ; Richardson 1992, p. 47 ; Andreussi 1993b, p. 150 ou encore Coarelli 1994a, p. 233-234.

6 Mignone 2016a.

7 Ainsi Mignone 2016a, p. 2 définit cette image de la colline établie par A. Merlin de « scholarly convention » procédant pour une large part de l’artéfact historiographique.

8 Pour une lecture critique de l’approche privilégiée par Mignone 2016a et des conclusions auxquelles parvient la chercheuse à propos du mythe de l’Aventin et de la sociologie du quartier, voir Courrier 2017b, p. 547-552.

9 Breaugh 2007.

10 Robert 2015, p. 8 pour la citation. Dans cet article, l’auteur évoque les innombrables publications, issues de disciplines très diverses (politique, historique, sociologique), dédiées à ces événements. Chez les historiens, les études sur la Commune de 1871 ont connu d’importants renouvellements, notamment à partir des années 1960-1970 sous l’impulsion de Jacques Rougerie, et au début des années 2000 avec une nouvelle génération d’historiens.

11 Tombs 2014, p. 54-73 en particulier, dont les réflexions s'appuient sur les travaux de Gaillard 1977 et Gould 1995.

12 Deluermoz, 2018.

13 Le chercheur envisage ainsi le rapport des communards au passé, au prisme de la notion de « référence au passé ». Sur cette notion définie dans le cadre du séminaire d’Histoire intellectuelle animé par M. Riot-Sarcey et C. Moatti entre 2011 et 2016, au sein de l’EA 1571 , voir Moatti – Riot-Sarcey 2018. L’ouvrage rassemble par ailleurs une série de contributions transpériodiques autour de cette notion.

14 Du Camp 1881, p. 25.

15 BnF, notice n° FRBNF32819700. Le journal fut ensuite rebaptisé « Le bonnet rouge », renvoyant sans doute à l’un des attributs du costume militaire des gardes nationaux fédérés connu par A. Raffet (voir ses illustrations dans L’hebdomadaire illustré du monde du travail, 1920), et à un autre symbole révolutionnaire notoirement inspiré de l’Antiquité.

16 Le Quillec 2006.

17 Le Mont Aventin, n° 1, 6 germinal an 79 (26 mars 1871). L’article est signé des initiales K.S. Il semble difficile d’en savoir plus sur l’identité de l’auteur.

18 [Gabrielle] 1871, p. 17. Voir aussi p. 23 et 24. Sur l’indentification de l’auteur de l’ouvrage, voir Le Quillec 2006.

19 Breaugh 2007, p. 11-24, en particulier p. 23-24.

20 Ainsi Mignone 2006a, p. 192 indique : « In these contexts, ‟the Aventineˮ becomes a label and a concept, rather than a specific location at Rome, and it is thereby transformed into a rallying cry against tyranny », sans donner plus de précision sur le sens qui aurait pu être donné à ce concept, ni sur son contexte de théorisation ou d’emploi.

21 Sur la fonction de l’espace comme cadre social de la mémoire collective, voir Halbwachs [1941] 2008.

22 Sur cette notion de référence au passé, voir note 13.

23 Godineau 2014.

24 Sur l’appropriation mémorielle difficile de la Butte-Montmartre par les Versaillais, conscients du poids symbolique de la colline, voir Fournier 2013, p. 50-52.

25 Ballanche 1829.

26 Rancière 1985.

27 On peut s’interroger sur le choix de l’Aventin en particulier. En effet, un autre espace du territoire de Rome, le mont Sacré, avait été également associé par les sources antiques à ces mouvements plébéiens. Sans doute cette topographie était-elle connue des hommes du XIXe siècle. Les lettrés de cette période avaient une très forte culture classique et mobilisaient constamment les auteurs et l’histoire romaine. À quel moment se serait fixé le choix de l’Aventin dans le contexte des Révolutions du XIXe siècle ? Quelle fut la genèse de cette référence jusqu’à la Commune ? Ces questions méritent d’être traitées en d’autres lieux.

28 Comte de Broqua 1925. L’auteur interprète toute la geste de celui qui s’était autoproclamé « tribun de la liberté, de la paix et de la justice », comme le rejeu des sécessions de la plèbe antique. Ainsi, De Broqua présente le mouvement conduit par Cola di Rienzo comme un affrontement entre l’aristocratie communale et le peuple de Rome, rassemblé sur l’Aventin dans une référence délibérée aux sécessions du Ve s. av. J.-C. Une telle lecture a été bien sûr nuancée depuis. Voir en particulier Collins 2002, p. 29 et sq. et Rehberg 2004, p. 107 et 111.

29 Ainsi l’essentiel de son chapitre sur l’Aventin plébéien se fonde sur la lex Icilia dont l’interprétation générale, plus particulièrement du point de vue de la sociologie urbaine, ne va pas sans poser toute une série de difficultés qui ont été traitées depuis dans une abondante bibliographie, et sur lesquelles on reviendra plus loin.

30 Mignone 2016a, Introduction, p. 1-17, en particulier p. 13 : « The conceptual transformation of the Aventine into a site of plebeian self-identification and self-actualization proves to be the construction of classicists in the modern era. »

31 Le terme realia est entendu ici au sens de « choses réelles », relevant du concret.

32 Grafmeyer – Authier 2008, p. 7-9.

33 Selon des approches différentes mais souvent complémentaires, certains pionniers de la sociologie (K. Marx, E. Durkheim, G. Simmel, M. Weber notamment) se sont intéressés très tôt à la construction de rapports sociaux spécifiques dans le cadre de la ville. Sur ces différentes approches et leurs filiations voir Stébé – Marchal 2010, p. 11-126 notamment. Voir aussi Frey 2003, p. 19-35, qui s’intéresse plus particulièrement aux aléas historiques de l’approche morphologique (initiée notamment par E. Durkheim puis M. Halbwachs) et aux enjeux épistémologiques que représente l’articulation entre morphologie sociale et morphologie urbaine.

34 À la suite des travaux des premiers théoriciens de la sociologie, le principe d’une théorie sociologique propre à la Ville prend également de la force avec l’école de Chicago et la parution en 1925 de l’ouvrage collectif, The City, coécrit par R.E. Park, E.W. Burgess et R.D. McKenzie. Mais ce courant de la sociologie urbaine reste assez éloigné des cadres sociaux de connaissance de la société française. La sociologie explicitement urbaine émerge tardivement en France, sans doute pas avant les années cinquante. Parmi ses principaux penseurs, on pourra mentionner notamment M. Mercier, P.-H. Chombart de Lowe, H. Lefebvre, R. Ledrut, H. Raymond et J. Rémy.

35 Grafmeyer – Authier 2008, p. 34-35.

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