1Pour discuter de la complexité des mécanismes de recours à la matière première, cet article propose une réflexion sur la pierre de construction articulée autour de plusieurs cas d’étude d’une enquête diachronique et pluridisciplinaire menée dans la région dijonnaise. Afin d’interroger la variabilité des processus de sélection du matériau, de l’organisation des réseaux et des acteurs sollicités au fil des chaînes opératoires, cette étude se fonde, en s’appuyant sur un ensemble de sites cisterciens et ducaux bourguignons, sur l’analyse combinée des matériaux en œuvre et de la riche documentation associée à ces chantiers. Concentrés dans une région à fort contraste géologique (entre plaine de Saône et coteau viticole), ces sites permettent d’envisager une analyse sur la longue durée (XII^e-XV^e siècles), d’observer les évolutions de l’approvisionnement des phases de chantier successives de chaque site, et de confronter les stratégies mises en œuvre par les différents bâtisseurs.

2Sur ces chantiers, il apparaît que l’on ne peut réellement parler de marché de la pierre à bâtir que tardivement. A minima sur les grands chantiers dont il va être ici question, l’approvisionnement en pierre oscille entre différents jeux de contraintes et d’opportunités, depuis les ressources internes aux domaines fonciers, aux alternatives émergeant à la fin du Moyen Âge – lesquelles modifient en profondeur l’organisation des réseaux, les intervenants de la filière et le rapport à la matière première.

Un approvisionnement contraint

Le processus d’approvisionnement cistercien

3Dans les sources documentaires liées à l’abbaye de Cîteaux et ses dépendances, les indices relatifs à la pierre de construction sont tous indirects, sans lien avec un chantier précis. Que ce soient les cartulaires médiévaux, les terriers, procès ou plans modernes1, tous renseignent par contre la place des carrières dans le domaine foncier monastique, les droits d’usage ou de propriété qui y sont associés. Mis en parallèle avec l’analyse archéologique des différentes phases de construction successives de ces sites, ces indices permettent de discuter de la variété et l’évolution sur le temps long des formes d’acquisition de la matière première, des stratégies d’approvisionnement, ce en fonction de la proximité des ressources.

4Installés sur les niveaux calcaires exploitables, les celliers de Vougeot et de la Perrière de Fixin résultent tous deux de l’amalgame de chantiers successifs. Sur les deux sites, les études archéologiques et historiques ont permis d’identifier des constructions anciennes, respectivement datées des années 1170 pour le grand cellier de Vougeot2, et des décennies à la charnière des XII^e et XIII^e siècles pour le cellier de la Perrière de Fixin3. Là, et malgré une grande similitude architecturale, l’assemblage des matériaux mis en œuvre diffère fondamentalement dans la nature et la variabilité des calcaires choisis : le cellier de Vougeot se caractérise par l’emploi quasi exclusif d’Oolithe Blanche, ponctuellement associée au Calcaire de Comblanchien (fig. 1) alors que la construction du cellier de la Perrière fait appel à un large panel de calcaires disparates, depuis les différents faciès du beige au rouge vineux des Calcaires à Entroques, aux niveaux durs du Calcaire de Comblanchien (fig. 2).

Fig. 1 – Cellier cistercien de Vougeot : approvisionnement de la phase de construction primitive (c. 1170-1180). Relevé pierre à pierre et détail des matériaux de construction.

Fig. 2 – Cellier cistercien de la Perrière de Fixin : approvisionnement de la phase de construction primitive (fin XII^e-début XIII^e siècles). Relevé pierre à pierre et détail des matériaux de construction.

5À quelques kilomètres à l’est, dans la plaine, le complexe monastique présente un troisième cas de figure. Du vaste chantier gothique, entrepris de la seconde moitié du XII^e siècle et tout au long du XIII^e siècle, ne restent que le pont-aqueduc des Arvaux, achevé vers 12184, une aile du cloître des copistes de la seconde moitié du XIII^e siècle5, et l’imposant dépôt lapidaire de l’abbaye6. L’assemblage de matériaux se caractérise ici par une très large variété de natures de calcaires (fig. 3), comprenant de l’Oolithe Blanche, des calcaires bioclastiques beiges à rouge vineux (Calcaires à Entroques et Pierre de Dijon-Corton) et des faciès plus ou moins micritiques blancs ou rosés (Calcaires de Prémeaux et Calcaire de Comblanchien).

Fig. 3 – Abbaye de Cîteaux et Pont-aqueduc des Arvaux. Diagramme synthétique de l’évolution de l’utilisation des différentes natures de calcaires.

6La confrontation de ces matériaux aux quelques mentions des archives de l’abbaye permet de restreindre l’approvisionnement de l’ensemble des chantiers médiévaux, tous sites confondus, à trois seules carrières. Rattachées précocement aux deux domaines viticoles de Vougeot (perrière de Vougeot)7 et Fixin (perrière du domaine éponyme)8, complétées entre 1240-1250 d’une troisième exploitation à Brochon9, leurs fronts de taille expliquent à eux seuls toute la variété des matériaux mis en œuvre sur chacun des chantiers par la succession des niveaux géologiques, des variations latérales de faciès et failles. Malgré leur hétérogénéité apparente, le processus d’approvisionnement des deux celliers est finalement comparable : chacun fonctionne en autarcie stricte en ne prélevant les matériaux nécessaires que dans son domaine propre (fig. 4-A). Dans la plaine, l’absence de ressources lithiques impose par contre aux chantiers cisterciens d’importer des matériaux d’origine multiple. Mais bien que distendu, le schéma reste néanmoins similaire, puisque l’abbaye ne sollicite que les carrières qui dépendent de son foncier (fig. 4-B). Le seul matériau exogène, la Pierre de Dijon-Corton, est lié probablement à une donation faite par l’abbaye Saint Bénigne de Dijon qui octroie à la communauté cistercienne l’usage de sa propre carrière dijonnaise10. Ces schémas d’approvisionnement fonctionnent jusqu’à la fin du Moyen Âge alors qu’apparaissent progressivement divers matériaux exogènes, du Calcaire de Prémeaux dans la cuverie de Vougeot (XV^e siècle) ou la bibliothèque (c. 1509) et le Définitoire de l’abbaye (XVII^e siècle), des Pierres de Dijon-Corton et d’Asnières dans le château de Vougeot (c. 1551), d’Is-sur-Tille dans le bâtiment Lenoir de l’abbaye (XVIII^e siècle), etc.

Fig. 4 – Les modèles d’approvisionnement cisterciens. A. Les celliers. B. Le complexe monastique.

7La stratégie mise en œuvre au Moyen Âge par l’abbaye de Cîteaux, fondée sur les ressources internes à son domaine, est un trait commun des abbayes de l’Ordre qui cherchent précocement à obtenir l’usage ou la propriété d’exploitations11. Dans les textes relatifs aux origines cisterciennes12, la question de l’approvisionnement des chantiers n’est pas évoquée et il ne semble pas exister de directive stricte sur la question. Pourtant, les réseaux carriers cisterciens héritent des principes de vie énoncés dans la Règle de Saint Benoît, où « le monastère doit, autant que possible, être disposé de telle sorte que l’on y trouve tout le nécessaire : de l’eau, un moulin, un jardin et des ateliers pour qu’on puisse pratiquer les divers métiers à l’intérieur de la clôture »13. L’approvisionnement des abbayes est mieux connu quant aux denrées consommables, issues du réseau de granges, déployées en fonction des aptitudes des différents terroirs alentours14. Les pierres de construction semblent soumises à la même discipline et provenir essentiellement d’un domaine monastique fait d’exploitations satellites au monastère réparties en fonction des capacités des terroirs. Dans tous les celliers cisterciens de la côte viticole, la production en pierre à bâtir est intégrée à ces exploitations, plus polyvalentes qu’on ne l’a souvent estimé. Sous cet aspect, ces celliers correspondent à la première génération de granges définie par B. Chauvin, caractérisée par des « aptitudes agricoles variées et complémentaires »15.

8Le contrôle de ces carrières, de leur propriété et leur accessibilité parait enfin avoir été un enjeu significatif, puisque les seules mentions relatives à ces carrières correspondent, à Cîteaux notamment, à des règlements de litiges de propriété et de droit d’extraction, ou l’organisation des accès16. Cette volonté de contrôle se lit également dans l’exclusivité du réseau carrier cistercien, inaccessible à des chantiers extérieurs. L’analyse de l’approvisionnement du cellier bénédictin de Gilly, contemporain des grands chantiers cisterciens de la charnière des XII^e et XIII^e siècles, et situé à proximité immédiate de la carrière de Vougeot, révèle l’exclusion de ce chantier du réseau carrier cistercien17. C’est peut-être la même tendance que révèle le dépouillement des cartulaires du nord-est de la France entrepris par S. Lauzanne, où les Cisterciens n’apparaissent que rarement comme bailleurs de carrières (4,4 %), contrairement aux laïcs (69,11 %)18. Vu les éléments obtenus par l’étude conjointe du réseau carrier de l’abbaye de Cîteaux et du chantier de Gilly, le dénombrement de S. Lauzanne pourrait traduire, non pas la pauvreté des communautés cisterciennes en exploitations carrières, mais bien l’exclusivité de leur réseau.

Une exception cistercienne ou un schéma partagé ?

9Si la pierre et la question de son acquisition restent ici absentes de la documentation jusqu’aux dernières décennies du XIV^e siècle, les enjeux liés aux carrières sont un trait commun des sources relatives aux fonciers laïcs comme ecclésiastiques, hors de ce schéma cistercien particulier. Seigneurs et communautés religieuses sont de grands propriétaires de carrières comme l’a souligné l’analyse des cartulaires du nord-est de la France19. L’abbaye bénédictine Saint Bénigne à Dijon possède ainsi la perrière de la Boissière20, le chapitre de Langres, une partie de l’exploitation de la Perrière de Fixin21 et le duc de Bourgogne, les perrières entre autres de Resne22. En miroir du souci des Cisterciens à définir et protéger leurs accès à la pierre, les rares documents relatifs à ces carrières sont essentiellement liés aux conditions d’exploitations et aux règlements de litiges de propriété, aboutissant à Fixin par exemple, à la définition des droits et propriétés de chacune des parties23.

10L’usage exact fait de ces exploitations reste difficile à déterminer. Les analyses des faciès calcaires en œuvre et en carrière mettent néanmoins en évidence le poids dans l’approvisionnement de ces ressources inscrites dans les limites des territoires associés aux chantiers, par le foncier ou le droit. Selon un schéma comparable à celui mis en évidence chez les Cisterciens, l’abbaye Saint Bénigne et la Sainte Chapelle de Dijon exploitent, l’une dans sa carrière de la Boissière, la seconde dans celle qu’elle possède sur Resne, la Pierre de Dijon-Corton nécessaires à leurs chantiers successifs des XIII^e et XIV^e siècles24. Ce procédé n’est enfin pas propre aux communautés religieuses, puisque les chantiers laïcs contemporains, comme ceux de la maison forte de Germolles, du château ducal d’Argilly, ou même du hameau rural de Cestres25, sollicitent majoritairement leur domaine. Ces territoires de la seigneurie ou de la châtellenie, comme ceux associés à de petites exploitations agricoles, fonctionnent comme un réservoir de ressources qui contraint également – selon des conditions qui restent à préciser – les choix des bâtisseurs aux capacités de leur terroir.

Une période charnière : des ressources du domaine au marché de la pierre

11À partir de la seconde moitié du XIV^e siècle, cette stratégie fondée essentiellement sur le foncier perd en vigueur, que ce soit sur les chantiers cisterciens évoqués précédemment, ou dans les constructions ducales et seigneuriales. Vestiges et comptabilités de construction mettent en lumière l’apparition progressive d’approvisionnements exogènes. La plupart des propriétaires fonciers, dont l’abbaye de Cîteaux26, délaissent les anciennes carrières, concèdent leur exploitation à des tiers, les vendent ou les remblaient.

12La transition d’un réseau domanial à un approvisionnement plus ouvert se lit avec une finesse accrue dans les comptabilités de l’administration ducale de la seconde moitié du XIV^e siècle et du XV^e siècle. Sur plusieurs décennies, ce corpus documentaire détaille l’origine et les stratégies de gestion des matériaux de plusieurs sites, et peut se confronter, dans certains cas, aux vestiges matériels conservés. La chronologie courte des chantiers de la Sainte-Chapelle de Dijon, de la chartreuse de Champmol et des châteaux de Rouvres, d’Argilly (21) et de Germolles (71), au cours des quatre décennies à la charnière des XIV^e-XV^e siècles, permet d’affiner cette période de transition.

13Les réseaux d’approvisionnement en pierre de la chartreuse de Champmol à l’ouest de Dijon (fig. 5) sont les plus faciles à retracer, les comptes d’extraction et de transport de ce chantier établissant systématiquement le lien entre pierres et carrières27. En fonction de la spécialisation des matériaux et des volumes nécessaires, quatre échelles de réseaux se dessinent. À partir de 1378, la majeure partie des pierres est issue de la proximité immédiate du site, principalement des carrières qui jouxtent son emprise, celles de la Boissière à l’ouest et de Resne au nord. Ces deux carrières, secondées par celles de Chenôve notamment en fonction des gabarits souhaités, fournissent toute la gamme de matériaux, des moellons aux différents formats des pierres de taille. Ce réseau de proximité immédiate est secondé par les carrières plus distantes d’Is-sur-Tille et d’Asnières, ouvertes à quelques dizaines de kilomètres au nord de Dijon. Les matériaux qui y sont extraits, s’ils ne semblent pas approvisionner le chantier en moellons, ne bénéficient cependant pas d’une distinction excessivement marquée dans le traitement de la pierre de taille. L’aire d’approvisionnement des matériaux plus spécifiques, exploités ou importés en fonction de critères esthétiques ou techniques, est enfin plus large. L’exploitation des pierres de couvertures (laves) exige notamment une formation de surface spécifique. Si une partie de ces laves correspond aux bancs du haut de l’exploitation de la Boissière28, ces productions sont toutefois largement secondées par un réseau spécialisé de lavières, implantées sur le haut des plateaux où la formation affleure et se débite naturellement en plaquettes29. Près des sources karstiques, ce sont les tufières des vallées de l’Ouche et de Val Suzon et celle de Bouilland, qui sont mises à contribution pour la fourniture du tuf calcaire destiné aux voûtements des chapelles de la sacristie, du trésor et du chapitre30. La contrainte locale et régionale disparaît enfin totalement pour les matériaux les plus spécialisés, particulièrement ceux de la statuaire, qui sont importés depuis Tonnerre, Paris ou des Flandres31.

Fig. 5 – Le chantier de la chartreuse de Champmol : l’approvisionnement local en pierres, d’après les comptes de construction.

14Installé dans la plaine de Saône à une quinzaine de kilomètres de Dijon, le château de Rouvres profite du même réseau, en sollicitant les carrières du pourtour dijonnais avant 136832, celles d’Is-sur-Tille dès 1383, et en 1385 celles de la Boissière33 (fig. 6). Dans une seconde grande période de travaux, entre 1410 et 1421, l’approvisionnement dijonnais perd en vigueur, alors qu’émergent plusieurs carrières de la côte nuitonne, Gevrey-Chambertin, Vougeot et Nuits-Saint-Georges34. Les chantiers d’Argilly et de Germolles, qu’ils soient antérieurs, contemporains ou postérieurs aux trois décennies de pleine activité dans les carrières dijonnaises, ne semblent pas influencés par les réseaux septentrionaux et restent majoritairement inscrits dans le territoire seigneurial (fig. 7)35. Mais les phases de construction des dernières décennies du XIV^e siècle se distinguent par l’importation systématique de Pierre d’Asnières36, malgré l’éloignement évident entre carrière et chantiers. Réservée à certaines réalisations ostentatoires, cette pierre a un statut particulier, une identité propre, ne serait-ce que dans sa dénomination explicite dans une comptabilité qui, par ailleurs, n’identifie pas les autres matériaux au-delà de la question du coût de leur provenance.

Fig. 6 – Le château de Rouvres : comparaison de l’approvisionnement en matériaux de construction d’après la comptabilité de deux phases de chantier.

Fig. 7 – Le château d’Argilly : Le chantier de la grande salle du château d’Argilly : l’approvisionnement en matériaux d’après les comptes de la châtellenie.

Les formes du marché

15L’exceptionnel foisonnement de la comptabilité du chantier de Champmol, à laquelle s’associent, dans une moindre mesure, les comptes de la Sainte-Chapelle et de Rouvres, permettent d’envisager l’espace social du chantier dans le détail des modalités des échanges, la variété des stratégies mises en œuvre, ou le rôle et les liens des différents acteurs du chantier.

Le statut des carrières

16Les solutions d’approvisionnement, entre l’exploitation de carrières ducales ou l’achat de matériaux sur un marché indépendant, reste délicates à déterminer dans la majeure partie des cas. Si l’administration des différents chantiers achète systématiquement aux exploitants les pierres nécessaires, elle assume néanmoins le coût de l’entretien des carrières et du transport des matériaux jusqu’aux chantiers. Le statut foncier de la carrière elle-même n’est abordé qu’à propos de quelques carrières du pourtour dijonnais. La plus importante (en termes de volume extrait sur la période) est la carrière de Resne, qui fournit les chantiers de la Sainte-Chapelle, de Champmol et de Rouvres. L’espace y apparait divisé entre plusieurs propriétaires, dont au moins le duc de Bourgogne et la Sainte Chapelle de Dijon37, voire des carriers indépendants38, et subdivisé entre de nombreux exploitants qui travaillent simultanément pour les différents chantiers. Sur le secteur de la Boissière, la répartition des exploitations sollicitées par le chantier de Champmol n’est pas plus évidente. Une carrière au moins appartient à l’abbaye Saint-Bénigne depuis déjà plus d’un siècle39. Le duc obtient en 1383 de « frère Guillaume Barre, Chamberier de Saint-Bénigne de Dijon, […] la cense d’une perrière qu[’il] a prinse de Joffroy le perrier »40. Le 5 septembre 1385, Jacques de Nuilly, le maître des œuvres de maçonnerie du chantier, achète à « Joffroy de Lanthannay perrier demeurant à Dijon » une troisième carrière, à proximité de celle du prieur des Chartreux Dom Nicolas le Saintier41. Sur le chantier de Champmol, a fortiori sur les chantiers de moindre envergure comme ceux de la Sainte-Chapelle ou de Rouvres, la solution première de l’approvisionnement reste encore étroitement liée aux carrières internes aux domaines. La démesure de la commande et la simultanéité des travaux expliqueraient en partie l’obligation de seconder ce premier réseau par d’autres sources d’approvisionnement.

17D’après les quelques mentions et la répartition des paiements aux différents carriers qui exploitent ces bancs, la notion de « carrière » renvoie ici à un espace de travail limité, vraisemblablement de petite dimension, au sein d’une carrière (au sens moderne du terme) plus vaste. L’enquête reste à poursuivre quant à cette sectorisation au sein de ces grandes carrières, pour distinguer une éventuelle propriété effective du sol en exploitation directe, de l’atelier d’un exploitant qui, par affermage, bail ou censive, extrait des matériaux d’une propriété ne lui appartenant pas. L’effervescence de l’exploitation dans ces dernières décennies du XIV^e siècle, pourraient en outre imposer en partie cette pratique. Alors que les chantiers de Champmol, de Rouvres et de la Sainte-Chapelle, et sans doute d’autres, sollicitent conjointement et concomitamment les mêmes carrières, cette géographie interne répond aussi au besoin de diviser le travail, de répartir les commandes et la main d’œuvre, en limitant les confusions42.

Trouver le matériau ad-hoc : prospection et expertise

18La démultiplication des solutions d’accès aux matériaux, mises en œuvre par les divers responsables de l’administration du chantier, souligne avant tout l’effervescence générée par un projet qui dépasse, par son gigantisme, les capacités du réseau carrier préexistant. La comptabilité de Champmol démontre le souci constant de l’administration à trouver des ressources suffisantes, capables de répondre à la commande. La grande majorité des secteurs carriers sollicités est ancienne et ne nécessite qu’aménagements des accès et extensions des découverts. Mais la commande, pour certains matériaux particuliers, dépasse largement l’offre existante, que ce soit en termes de volume nécessaire ou de nouveauté. Le cas le plus extrême est celui de l’ardoise que le duc souhaite voir couvrir le clocher de l’église de Champmol. Contrairement à d’autres régions, ce type de couverture reste une exception dans la Bourgogne médiévale43, l’ardoise correspondant à des schistes métamorphiques qui n’affleurent pas localement. À Champmol, où l’on recherche pour la première fois ce matériau, le processus de sélection relève alors d’une expertise complexe et fait appel à un savoir-faire spécifique. Les premières tentatives se cantonnent d’abord à rechercher localement un matériau similaire. Personne ne disposant sur place des connaissances pour tester les gisements potentiels, l’expertise des deux carrières envisagées, à Bouilland et à Saint-Moriz près de Savigny-lès-Beaune44, est donc confiée à Jehan Pastourel, couvreur d’ardoises de Charleville-Mézières.

A Jehan Pastourel de Masière sur Meuse, couvreur d’ardoise qui deuz lui estoient pour les parties cy après escriptes. Cestassavoir pour les despens que il a faiz pour plusieurs ouvrages de bras que il a mis en œuvre à Boillan près de Sainte Marguerite et à Saint Moris près de Beaune, pour faire descouvers à querir ardoise et à traire pour les ouvraiges, XVII franz III gros. Item pour une charrette à IIII chevaulx qui a charroié et mené ardoise dèz Boillan audit Champmol pour veoir esprover si elle seroit bonne : I franc. […] Item pour IX journées de lui et de son cheval pour retourner dès Dijon à Arras devers Monseigneur pour lui dire qu’il feist provision d’autre ardoise que celle que l’on a trouvé en son pais de Bourgogne ne vault riens, au pris de VI gros la journée : IIII franz VI gros.45

19Si les détails exacts des négociations n’apparaissent pas ensuite, Jehan Pastourel tire visiblement profit de l’expérience : l’année suivante, les ardoises sont importées des ardoisières de Charleville-Mézières et lui-même se retrouve à la tête de l’atelier de couverture d’ardoise, qui compte une dizaine d’ouvriers venus de Namur, Liège, Sorbon et Villiers-sur-Meuse46.

Exploitants et marchands de matériaux

20Au-delà de la question de la propriété foncière du sol, les carrières n’apparaissent plus comme des exploitations ponctuelles que leur propriétaire sollicite au gré de ses besoins. Gérées, achetées, louées à des exploitants indépendants auxquels divers bâtisseurs achètent leurs matériaux, elles paraissent devenir des entreprises pérennes. Certaines familles de carriers, comme les Ranet d’Is-sur-Tille entre 1380 et 142047, exploitent la même carrière pendant plusieurs décennies. D’autres, comme Joffroy le Perrier, évoluent au contraire à la tête d’exploitations successives de la périphérie dijonnaise48. Ces nouveaux personnages apparaissent de plus en plus régulièrement dans les textes comme des interlocuteurs incontournables du chantier de construction et du marché de la pierre.

21Le dynamisme imposé par ces chantiers à la sphère artisanale a attiré une main d’œuvre nouvelle, venue compléter un recrutement local rapidement dépassé par la demande. Il a surtout généré des mutations novatrices des métiers du chantier, comme la multiplication compétences pour « diversifier les stratégies de la réussite familiale »49. O. Chapelot-Leclerc remarque ces stratégies parmi les couvreurs/tuiliers ou les charpentiers/bûcherons, qui cumulent plusieurs activités complémentaires. Ils constituent « une sorte d’entreprise de fourniture de matériaux de construction », mus selon elle par le souci de la nécessité50. Mais l’extraordinaire activité des chantiers ducaux pourrait être aussi le théâtre de tentatives de réussite individuelles, comme en témoignent les stratégies opposées des deux frères Mugnet alias Sarrazin. Alors que le premier se cantonne à l’exploitation d’une carrière à Asnières de 1384 à 1387, le second diversifie ses activités, cumule l’exploitation et le transport de pierre à la vente puis la production de chaux, et s’installe finalement à Dijon (fig. 8)51. Grâce à ce profil plus opportuniste et souple, il apparait encore comme chaufournier et carrier en 139252.

Fig. 8 – Stratégies comparées des frères Jehan et Vionet Mugnet alias Sarrazin d’après la comptabilité du chantier de Champmol.

De nouveaux marchés : le stock et le recyclage

22Sans lien avec la première étape de production, la pierre fait également l’objet d’un commerce en soi. Les comptabilités témoignent régulièrement de l’existence de stocks de pierre, à Dijon, à Laperrière-sur-Saône53, ou dans les villages, et surtout du rôle joué par les particuliers qui apparaissent fréquemment détenteurs et revendeurs de matériaux sans nécessairement avoir de lien avec la profession. Le phénomène n’est pas spécifique à la pierre, puisque O. Chapelot-Leclerc note, à la même époque, l’émergence des marchands de bois se plaçant comme intermédiaires entre le lieu de production et le consommateur54. Cette mutation se lit également dans l’évolution des corps de métiers touchant à la production de matériaux de construction. P. Benoît, à propos du pavement des rues de Paris, observe la mutation des catégories socioprofessionnelles au long du XV^e siècle : si, initialement, les paveurs cumulent les fonctions de vendeurs de carreaux à celles d’artisans paveurs, ils se spécialisent bientôt exclusivement dans le commerce de matériaux55. Partout, le phénomène paraît gagner en ampleur à la fin du Moyen Âge, où comme l’écrit D. Cailleaux, « si certains bâtisseurs continuaient à posséder ou à jouir de sites d’extraction, […] la règle générale est toute autre. Les matériaux étaient fournis principalement par des producteurs et des marchands »56.

23Beaucoup de ces matériaux, qui alimentent un marché parallèle aux pierres de carrières, sont issus du recyclage. La pratique apparaît tellement récurrente que ce soit dans les comptabilités, particulièrement celles de Rouvres, ou dans les chantiers tardifs des celliers de Vougeot et de Fixin57, ou du pont-aqueduc des Arvaux58, qu’elle peut avoir été systématique (fig. 9). On l’estime souvent liée à un souci d’économie et à l’éloignement entre les chantiers et les ressources. L’argument doit cependant être nuancé, tous les bâtisseurs, dès le XIV^e-XV^e siècles recyclant qui de la pierre, du bois, des tuiles ou des ardoises. Et, en termes d’économie supposée sur le coût des matières premières, lorsque ces matériaux d’occasion sont achetés à l’extérieur, ils le sont parfois au prix du neuf59. Le marché de l’occasion n’apparaît donc pas comme un réseau de moindre qualité. Aussi chers que des matériaux neufs, auxquels ils sont parfois préférés60, les matériaux de récupération sont intégrés à une chaîne opératoire indépendante, complexe, elle-même onéreuse, constituant un marché concurrent.

Fig. 9 – Exemples de recyclage de matériaux. A. La cuverie du cellier de Vougeot (c. 1478). B. La restauration des parties hautes du pignon sud du cellier de la Perrière de Fixin (XVII^e siècle). C. Détail des matériaux récupérés lors de la reconstruction du pont-aqueduc des Arvaux (1746-1747).

Conclusion

24L’importance du recours aux matériaux issus du domaine foncier serait évidemment à revoir différemment pour les bâtisseurs n’ayant pas accès à un foncier susceptible de leur fournir cette matière première, ou dans des espaces où la pierre à bâtir n’est pas disponible, bénéficiant ou non de voies d’eau navigables. À propos de la Pierre de Paris, diffusée largement aux XII^e et XIII^e siècles, J.-P. Gély soupçonne néanmoins le poids des « institutions civiles ou religieuses qui détiennent les carrières de Paris et de sa banlieue »61. L’enquête mérite cependant d’être affinée, dans ces différentes régions, quant aux modalités précises d’exploitation (directe ou indirecte), de conditions d’accès, quant aux formes de l’échange, etc., qui restent encore difficilement perceptibles pour la plupart des sites étudiés.

25L’évolution vers un système plus ouvert au marché est également un phénomène délicat à appréhender, mais qui semble largement répandu si l’on considère la diversification des approvisionnements observée sur de nombreux chantiers du nord-est de la France des XIV^e et XV^e siècles62. L’émergence de nouveaux protagonistes, vendeurs de matériaux et exploitants indépendants de carrières d’origine seigneuriale ou ecclésiastique, a également un écho notamment dans le Douaisis63. Concernant la région dijonnaise, toutefois, les sources textuelles comme archéologiques n’apportent qu’une vision lacunaire et indirecte à cette question de la transition, sur une chronologie par ailleurs morcelée. La variété des protagonistes envisagée, si elle permet une analyse diachronique et nuancée, complexifie également la compréhension du phénomène : les fonctionnements propres à chacun, aux Cisterciens en premier lieu, exacerbent évidemment certains traits de ces fonctionnements ou leur apportent des nuances qui leur sont propres. L’analyse gagnera en finesse à confronter à ce dossier cistercien des données contemporaines de même résolution pour d’autres protagonistes locaux.

26Les facteurs en jeu, que l’on pressent dans cette évolution des formes de recours à la pierre de construction, paraissent enfin nombreux et de nature variée. L’émergence du commerce de la pierre, qui parait se situer ici dans le courant du XIV^e siècle, s’inscrit dans le mouvement général d’activation de la vitalité des marchands, dont J. Le Goff estime que, bien qu’agissant « à l’intérieur de ce cadre économique et social », « ils contribuent à faire éclater, à ruiner les structures féodales »64. D’autres phénomènes sont à l’œuvre en parallèle, notamment, concernant les Cisterciens, l’évolution interne de leur système économique qui voit l’abandon du faire-valoir direct et du modèle autarcique. Localement enfin, la compétition sur le coteau calcaire entre le vignoble et les carrières pourrait avoir eu un rôle majeur dans l’évolution de la mise en valeur des terroirs. La pression exercée par le vignoble, sur cet espace restreint, s’accentue très fortement à la fin du Moyen Âge65 alors que les communautés, établissements monastiques, seigneurs et ducs notamment, privilégient très nettement la culture de la vigne au détriment de la multitude des petites exploitations carrières66.

27Facteur additionnel à ces changements, ou conséquence, le rapport à la matière première elle-même se modifie. La sélection des matériaux en fonction de critères techniques ou esthétiques, si elle était déjà opérante les siècles précédents67, s’accentue visiblement à partir du XIV^e siècle. La recherche de certains matériaux spécifiques façonne de nouveaux réseaux, plus ou moins temporaires et exogènes si l’on considère la Pierre d’Asnières ou les ardoises de la vallée de la Meuse. Au cours de la période Moderne, dans un contexte de monoculture viticole aboutie, les réseaux d’approvisionnement en pierre se cristallisent autour de quelques pôles carriers (Dijon, Asnières, Is-sur-Tille, Brochon) aux matériaux spécialisés et standardisés68.