1L’accès régulier aux matières premières est une préoccupation constante des sociétés médiévales et préindustrielles. Cette affirmation découle d’un renouvellement de l’historiographie depuis plusieurs décennies. À l’idée d’une économie rurale tournée vers la céréaliculture jusqu’au XIV^e siècle en Europe occidentale1, a succédé celle d’une économie caractérisée par de nombreux échanges dès le Moyen Âge central2. La mise en lumière des échanges de denrées non alimentaires a d’abord été affirmée par les archéologues, particulièrement à propos de la céramique et des métaux3. La question de la circulation des matières premières a ensuite été abordée, pour le verre4, puis pour d’autres matériaux, comme le bois5. La chaux est longtemps restée hors de ces recherches ou, au mieux, a été traitée en même temps que les fournitures des chantiers de construction6. Plus récemment, la place de la chaux dans les échanges a été affirmée7, mais sans que les modalités de cette circulation ne soient réellement abordées.

2En Provence, faute d’une documentation abondante, il est nécessaire de traiter de la circulation de la chaux sur une chronologie longue. Notre propos couvre les XIII^e-XVII^e siècles, période correspondant à l’âge d’or des notaires et qui se caractérise par une utilisation fréquente de la chaux, avant son remplacement par le ciment au XIX^e siècle. Les sources mobilisées étant très variées (notariat, fonds communaux et judiciaires, littérature savante), il en résulte une certaine diversité des points de vue et, surtout, une impossibilité d’adopter toute approche statistique.

La chaux est-elle transportable ?

3La chaux possède des caractéristiques intrinsèques, imposant des contraintes qui la distinguent de manière originale des autres produits transportés dans les campagnes. La chaux est issue de la calcination dans un four d’un carbonate de calcium (calcaire le plus souvent)8. Dès l’instant où elle est extraite du four, un processus de plusieurs réactions chimiques successives commence. D’abord à l’état de blocs de chaux vive (oxyde de calcium), elle se transforme en chaux éteinte pulvérulente (hydroxyde de calcium) au contact de l’humidité ou de l’eau. L’humidité étant présente dans l’atmosphère, les artisans sont confrontés à cette transformation dès la fin de la cuisson. La chaux éteinte n’est pas plus stable que la chaux vive. Au contact du dioxyde de carbone de l’atmosphère, elle redevient un carbonate de calcium, chimiquement stable. Cette stabilité est synonyme, pour les artisans, d’un produit devenu inerte et inutilisable s’il n’a pas déjà été mis en œuvre. Toutes les opérations de transformation, comme le gâchage du mortier pour les maçons ou la confection de bains de chaux par les tanneurs, doivent intervenir avant ce séchage. Ce processus contraint donc lourdement le travail des artisans et les possibilités d’échanges de la chaux sur de longues distances.

4Le caractère corrosif de la chaux est à l’origine d’une idée reçue souvent reprise dans la littérature : le produit serait difficilement manipulable, et donc inadapté au transport. Or, l’analyse des sources textuelles et des observations réalisées auprès des chaufourniers actuels démontre le contraire. Dans les contrats notariés provençaux des XIV^e-XVI^e siècles, les clauses qui organisent le transport de la chaux imposent le plus souvent aux chaufourniers de la transporter sous sa forme vive. En témoignent les qualificatifs in petra9, en peyra10, in lapide11 ou encore en pierre12. De plus, les observations faites auprès des chaufourniers actuels montrent que la manipulation de la chaux vive à main nue est tout à fait possible, et ne provoque aucune blessure13. La chaux vive est donc parfaitement transportable. Son acheminement doit toutefois être réalisé de manière à garantir la qualité du produit. En effet, les contrats contiennent souvent une clause de qualité, la chaux devant être bona et sufficiens14. Dans un cas, l’acheteur demande une chaux bone, pulcre et receptibilis, et bene cocte15 (bonne, belle et recevable, et bien cuite). Le sens du terme bone n’est pas explicite, et renvoie sans doute à un caractère reconnu par les artisans et les maçons. La littérature savante éclaire ce point. Au XVI^e siècle, l’architecte espagnol Diego de Sagredo aborde cette question dans ses Medidas del romano, qu’il a écrites en s’appuyant sur des observations de terrain. Il indique que la chaux doit avoir perdu un tiers de son poids, doit conserver sa forme de bloc, et « [sonne] ainsi que faict un pot de terre bien cuict »16. Or, ces caractéristiques sont bien celles d’une chaux vive en blocs, fraichement défournée, et n’ayant pas subi un contact prolongé avec l’humidité de l’air. Si la chaux vive est transportable, elle doit être acheminée rapidement vers le lieu de livraison.

5Plus rarement, la chaux circule sous sa forme éteinte. À Arles, en 1434-1435, le marchand Honorat Fournier vend de la chaux mortue, c’est-à-dire éteinte17. Aussi anodine qu’elle puisse paraître, cette pratique est exceptionnelle. En effet, à Aix, la chaux est toujours vendue vive18, et la situation est analogue dans l’ensemble de l’Italie du second Moyen Âge19. La vente de chaux éteinte n’est pas sans susciter des questionnements sur l’adaptation des techniques de production mais aussi sur les modifications des exigences des acheteurs. Il est intéressant de signaler que l’un des acheteurs de cette chaux mortue est un lapicide d’Arles20, ce qui montre que ce produit n’est pas déconnecté des mêmes usages qui ont cours dans le secteur du bâtiment pour la chaux vive.

Les acteurs et les techniques de transport

6Les archives ne désignent pas toujours les personnes qui assurent le transport de la chaux. Deux cas de figures sont possibles. La chaux peut être livrée par les artisans eux-mêmes ou, au contraire, le commanditaire prend en charge le transport. La livraison par l’artisan est la plus couramment rencontrée. En 1371, Pierre Barbani doit livrer 600 émines de chaux au monastère des Clarisses d’Aix21. À Marseille, il semblerait que l’usage veuille que ce soit toujours l’acheteur qui prenne à sa charge le transport de la chaux22. Dans les registres notariés, ce point fait l’objet d’une clause à part23. La comptabilité communale de Marseille conserve également la trace de paiements pour des achats de chaux24. Dans le cas d’une institution, et sans mention de transport pour cette chaux, cela semble montrer que l’artisan a pris à sa charge la livraison, en employant quelqu’un ou en l’assurant lui-même.

7Dans d’autres cas, le commanditaire s’occupe de récupérer la chaux sur le lieu de la cuisson25. Deux possibilités se dégagent aussi. L’acheteur peut venir lui-même chercher la chaux, comme semble le faire le prieur de Peynier à plusieurs reprises en 1505 et 1506 pour de petites quantités. Lorsqu’il consigne ses dépenses journalières, seul le prix de la marchandise est indiqué26. Ici, dans le cas d’une comptabilité, l’absence de dépense pour le transport est synonyme de prise en charge par le prieur. Le commanditaire peut également employer un transporteur pour cette tâche.

8Parfois, des tiers assurent le transport. En 1320, lors de la construction du palais de Pont-de-Sorgues, l’administration pontificale emploie deux ouvriers pour transporter la chaux depuis le four jusqu’au chantier27. Au XV^e siècle, des ouvriers sont chargés du transport de la chaux sur les chantiers aixois28. Il s’agit de véritables transporteurs professionnels, qui acheminent toutes sortes de marchandises au gré des demandes29.

9En matière de techniques, le transport de la chaux ne nécessite pas de pratiques originales. Les sources provençales ne mentionnent que des contenants également utilisés pour toutes sortes de denrées. Le couffin (sarriis ou banaston) est attesté pour transporter des pierres avant la cuisson30, ou de la chaux sur les chantiers31. Pour effectuer des distances plus ou moins longues, des bêtes de somme sont souvent utilisées32. Il n’est pas inutile de rappeler que toutes les unités de mesure de la chaux renvoient à des contenants ou à des moyens de transport, telle la « charge », ou « saumée », qui sont étroitement associées à la capacité de transport d’une bête de somme33. Les tombereaux et les charrettes paraissent peu fréquents, attestés à Aix34, l’Île-sur-la-Sorgue35 et Sorgues36. Enfin, sur le Rhône et sur le littoral méditerranéen, la chaux circule en barques dès le XIV^e siècle37. Au cours de l’époque moderne, l’établissement de plusieurs chaufours sur l’île de Riou, au sud de Marseille, implique forcément le transport de la chaux par bateau38.

Coût d’une mule, coût d’une barque

10Pour ce qui concerne le coût du transport de la chaux, il faut souligner l’extrême indigence des sources. Certes, les paiements des salaires pour des journées de transport sont régulièrement relevés dans les documents comptables. En 1413, Pierre Martin perçoit 6 sous pour un jour de travail passé à transporter de la chaux avec deux bêtes de somme39. Mais il est extrêmement rare de disposer à la fois du coût de l’achat d’une quantité de chaux et de celui de son transport. Trois documents nous renseignent dans la région d’Aix entre le XV^e et le XVIII^e siècle. Le 10 juillet 1418, le chapitre d’Aix achète 50 émines de chaux, soit 10 charges, à maître Jean Tebulario, pour un total de 9 livres, 3 sous et 4 deniers. Un ouvrier est payé pendant deux jours pour transporter cette même chaux avec deux animaux, pour un salaire de 8 sous par jour40. Le transport a donc coûté environ 8 % du total, ce qui équivaut à environ 4 émines de chaux. En 1466, sur le chantier du château de Peyrolles, l’émine de chaux coûte 3 gros quand le salaire journalier d’un transporteur s’élève à 8 gros41, soit 2,5 émines de chaux. Bien plus tard, en octobre 1736 à Peynier, le seigneur du lieu verse 36 livres à Thomas Michel pour prix d’une quantité (non précisée) de chaux livrée, auxquelles s’ajoutent 2 livres et 5 sous pour le « charriage »42. Ici, le transport représente environ 6 % du coût total. Ces proportions sont comparables à celles relevées dans le Haut Dauphiné pour le XIV^e siècle. À La Bâtie-du-Pont, lors de la construction d’une tour du château, 184 florins et 3,5 gros sont dépensés pour une fournée de chaux, parmi lesquels 44 florins sont consacrés au transport à la fois de la chaux et du sable pour le mortier43. Ce dernier étant composé généralement pour deux tiers à trois quarts de sable44, on peut considérer que seulement 11 à 14 florins sur les 44 consacrés au transport ont servi à acheminer la chaux, soit environ 6 à 8 % du coût total.

11D’autres études aboutissent à des résultats plus élevés. En 1317, le transport de la chaux fournie par les chaufourniers de Châteauneuf-du-Pape aux chantiers avignonnais atteint parfois 33 % du coût total, mais jamais au-delà45. Cette différence peut s’expliquer par l’utilisation du transport fluvial, dont le prix pourrait représenter une part plus importante du prix final que celle du transport terrestre. C’est ce que suggèrent les dispositions régulièrement prises par les tuiliers-chaufourniers de Villeneuve-lès-Avignon46. En effet, ils cherchent parfois à partager avec l’acheteur le coût d’une embarcation. De même, dans certains contrats d’association, le coût du transport fluvial est partagé équitablement entre les associés. Or, ce genre de clause est inconnu pour le transport terrestre, ce qui montre bien l’importance de ce coût.

12Les bêtes de somme et les charrettes ne rivalisent pas avec la capacité des barques à transporter la chaux sur de longues distances. Les volumes ne sont pas non plus équivalents. Les capacités volumiques des barques sont variables, mais toujours supérieures à celles du transport terrestre. À Arles, au XV^e siècle, on sait que des marchands arment des embarcations contenant 1000 setiers47 (soit 57 m³). À la même époque, à Marseille, certaines barques de bois contiennent 400 setiers (environ 16 à 17 m³)48. Au XVII^e siècle, les barques marseillaises atteignent parfois 600 quintaux (32 m³)49. Autant dire que des fournées entières de chaux peuvent être contenues dans une seule barque. Ainsi, une livraison à Arles de chaux produite à Villeneuve nécessite de parcourir les 40 km qui séparent les deux villes. Quand un voyage en barque suffit, il en faudrait des centaines à dos de mulet. Pour de gros volumes, et sur de longues distances, la navigation est certes plus onéreuse, mais elle est surtout beaucoup plus efficace.

Dans l’arrière-pays provençal : le transport terrestre de la chaux et ses limites

13À l’échelle de la Provence occidentale, un contraste apparaît entre l’intérieur des terres d’une part, et la côte méditerranéenne et la vallée du Rhône d’autre part. Dans l’arrière-pays, l’environnement naturel et le capital technique ne permettent guère autre chose que le transport animal ou en charrette. Ce dernier paraît bien peu utilisé, l’âne, le mulet et le cheval étant beaucoup plus adaptés aux escarpements et à l’état médiocre des chemins et des routes. Parfois, il faut compter avec la contrainte de la traversée d’un cours d’eau, grâce à un bac ou un pont. Le cas se pose en 1592 lorsque deux maçons de Saint-Paul passent commande de 500 quintaux de chaux (167 charges, soit environ 27 m³) pour un prix total de 1062 sous, laquelle chaux a été produite à Beaumont-de-Pertuis, outre-Durance50. La présence du bac facilite le transport. Mais son utilisation en coûte 1 sous par bête de somme51. En supposant que chaque animal transporte une charge, il en coûterait 167 sous de plus, soit environ 14 % du prix total. Or, les habitants de Saint-Paul sont exemptés du droit de passage, ce qui a sans doute joué en faveur d’une commande auprès d’artisans de Beaumont-de-Pertuis.

14Dans l’arrière-pays, les distances parcourues n’excèdent jamais une vingtaine de kilomètres, et l’approvisionnement en chaux s’effectue souvent dans le territoire du village52. Lorsque les fournitures se font à partir de localités voisines (tab. 1), la distance est le plus souvent comprise entre 5 et 15 km53. Seul l’achat de chaux par noble Bonfils de Brancas à Jean de Bologne, en janvier 1480, contraint l’acheteur à acheminer la chaux depuis Rousset jusqu’à Aix, qui sont distants de 17 km. De ces distances, il résulte une carte (fig. 1) des aires d’approvisionnement qui sont juxtaposées, mais jamais compartimentées. Quelques-unes sont plus étendues comme celle, sans surprise, d’Aix, mais aussi de bourgades plus petites comme Berre. Quoi qu’il en soit, ces aires sont restreintes, et sont l’image d’un réseau d’approvisionnement local ou micro-régional, qui reflète d’abord l’existence d’un commerce « de proximité »54.

Tab. 1 – Distances parcourues pour des échanges de chaux dans l’arrière-pays provençal.

Fig. 1 – Carte des aires d’approvisionnement en chaux en Provence (XIII^e-XVII^e siècles).

15L’explication d’une telle situation est multifactorielle. Il faut tenir compte des contraintes imposées par la chaux vive, par la capacité de transport des animaux de bât, mais aussi par les limites du transport terrestre. Il en résulte une équation complexe, qu’un épisode, de prime abord anecdotique, vient résumer à Trets au XVI^e siècle. Une supplique55, dont la datation précise est inconnue, met en scène M^e Honorat Rogier, notaire56, qui a prêté un cheval à Jacques Rabon pour une journée, afin d’assurer le transport de la production d’un four à chaux. Une fois le cheval restitué, le notaire se plaint auprès du tribunal seigneurial car l’animal est revenu boiteux et « despuis n’a sceu travailler ». Selon l’expertise du maréchal ferrant, Jacques Rabon n’aurait dû effectuer que trois voyages dans la journée. Or, il en a réalisé quatre et a, de surcroît, probablement surchargé le cheval. Un premier point à éclaircir est celui de la distance parcourue par l’animal. Le document n’indique pas l’emplacement du four. Toutefois, on sait qu’un muletier peut parcourir en une journée la distance comprise entre Marseille et Aix, soit environ 30 km57. Jacques Rabon et son cheval ayant réalisé quatre allers-retours par jour, on peut considérer que leur destination se trouvait à environ 4 km de Trets, et donc dans le territoire de la ville. Cette supplique illustre ainsi la pratique d’un transport de proximité. Malgré cette courte distance, le moyen de transport utilisé a connu une défaillance, due à l’empressement de Jacques Rabon. Une autre donnée permet d’expliquer ce comportement. En 1564, un four ayant fonctionné à Trets a livré 120 charges de chaux58, soit environ 20 m³. Transposons, certes de manière un peu arbitraire, cette quantité à l’exemple qui nous intéresse. Une bête de somme ne pouvant transporter qu’une charge à la fois, il lui faudrait autant d’allers-retours pour vider le four. Cette comparaison n’est pas dénuée de sens. En effet, une fournée de 20 m³ doit être considérée comme un petit volume. Entre le XIV^e et le XVII^e siècle, la capacité des fours à chaux provençaux peut atteindre jusqu’à 80 m³ (environ 490 charges)59. Lorsqu’une cuisson arrive à son terme, il y a donc véritablement urgence pour les artisans à défourner la chaux afin de la livrer en répondant aux exigences de qualité des commanditaires, ce qui n’est possible qu’en mobilisant un nombre important de bêtes de somme. Ici, Jacques Rabon a sans doute manqué de moyen, et a cherché à tirer profit, plus que de raison, du seul moyen de transport qui était à sa disposition.

16Le transport animal de la chaux a donc ses limites. Certes, la documentation écrite montre qu’il est généralisé dans la campagne autour d’Aix, et a permis d’assurer la majorité de l’approvisionnement des chantiers urbains et villageois. Mais ses limites constituent un frein à l’extension des aires d’approvisionnement. Les fournitures les plus éloignées sont de l’ordre de 15 à 20 km, soit un aller-retour dans une journée pour un muletier. La maximum de l’aire d’approvisionnement de la chaux est donc le reflet exact du maximum de distance qu’un transporteur peut effectuer dans la journée.

17À défaut d’augmenter la vitesse d’acheminement, les responsables des chantiers aixois ont parfois tenté d’augmenter le volume transporté en adoptant la technique du roulage. En septembre 1413, pour assurer le ravitaillement en chaux des travaux du clocher de la cathédrale, le chapitre d’Aix utilise une charrette (quadrigium) et un tombereau (tumbarello), lequel a été acheté à Pertuis60. L’achat d’un tel engin hors de la capitale comtale montre bien l’absence de charretier dans la ville. Il est aussi révélateur de la volonté d’accélérer les livraisons de matériaux pour l’un des plus importants chantiers d’Aix. Un éclairage est nécessaire sur le volume que ces engins transportent. La charrette est une simple plate-forme montée sur deux ou quatre roues qui, à l’Île-sur-la-Sorgue au XV^e siècle, peut contenir environ 192 litres de chaux61. Il y a donc peu de différence avec la capacité d’une mule, estimée à une charge (163 litres environ). Quant au tombereau, il s’agit d’une caisse sur deux roues, qui se décharge par l’arrière. Au début du XIX^e siècle, en Provence, la caisse d’un tombereau contient 1 m³, soit environ six charges62, ce qui est nettement supérieur au contenu d’une charrette. L’achat d’un tombereau traduit véritablement la volonté d’augmenter significativement la capacité de transporter de gros volumes. L’adoption du roulage suppose toutefois l’existence de chemins praticables. C’est ce que montre un contrat passé en 1550 pour la réalisation d’un four à chaux à Saint-Antonin, à quelques kilomètres à l’est d’Aix63. L’une des clauses stipule « que ledict vandeur fera ledict four en lieu que lesdictes charrettes dudict messire Raynaud y puissent aysément aller ». Cette nécessité de disposer de voies carrossables constitue le nœud du problème. En dehors des grandes routes, peu de chemins de la campagne provençale permettent un accès en charrette.

18De telles limites expliquent le recours exclusif à la commande64 dans le cadre des transactions qui concernent la chaux à Aix et dans la campagne provençale, y compris pour les petites quantités65. Les prix-faits et les contrats de commande désignent la personne chargée du transport (artisan ou commanditaire) ainsi que la date de fin de cuisson, et donc de la livraison. Ainsi, dans les localités où le seul moyen de transport est l’animal de bât, avec toutes ses limites, il est clair qu’aucun acteur du marché de la chaux ne laisse au hasard les conditions du transport et de la livraison, dans le but d’éviter la perte de cette marchandise périssable.

En basse vallée du Rhône, des échanges régionaux favorisés par l’émergence d’entreprises

19Dans la basse vallée du Rhône, mais aussi à Marseille, les distances parcourues sont bien plus importantes que dans l’arrière-pays (tab. 2)66. Si les Avignonais n’achètent pas de chaux au-delà de 17 km à Châteauneuf-du-Pape, Arles se fournit régulièrement auprès des tuiliers-chaufourniers de Villeneuve-lès-Avignon, à environ 45 km en amont sur le Rhône. À Marseille, la situation est à mi-chemin entre celle de l’arrière-pays et celle d’Arles. La chaux provient à la fois du territoire de la ville, et des localités alentours. Des commandes sont passées auprès d’artisans d’Allauch et d’Aubagne, localités distantes de 10 à 16 km de Marseille. La ville possède aussi le droit d’établir des fours à chaux dans le territoire du port de Bouc, à plus de 40 km. Comment expliquer cet éloignement des territoires d’approvisionnement en chaux ?

Tab. 2 – Distances parcourues pour des échanges de chaux sur le littoral provençale et dans la basse vallée du Rhône.

20Un premier élément à prendre en compte est l’économie urbaine du bâtiment. La ville médiévale est perpétuellement en chantier, avec de grands programmes de constructions (fortifications, églises, cathédrales…) et bon nombre de commandes plus modestes (maisons). En cela, Marseille et Arles ne se distinguent pas des autres villes provençales. La « pression constructive » y est forte, et nécessite un approvisionnement important en chaux et une mobilisation constante des ressources naturelles. Il est donc nécessaire de s’intéresser au facteur environnemental et géologique. En basse vallée du Rhône, le calcaire est rare à l’état naturel67. Inexistant dans le delta du fleuve, il n’est présent que sur les premiers reliefs bordant la plaine alluviale, dans les Alpilles au nord-est et à l’extrémité nord des Costières. Arles est donc particulièrement éloignée des gisements de calcaire. Cet éloignement ne se retrouve pas à Marseille. Au contraire, la ville portuaire est entourée de nombreux affleurements de calcaire, sur la butte de Notre-Dame-de-la-Garde, dans les massifs de la Nerthe, de l’Étoile, de Carpiagne ou des Calanques. D’ailleurs, si la ville possède le droit de faire de la chaux à Port-de-Bouc, il faut souligner que les fournitures effectives concernent surtout de la chaux produite à Marseille ou immédiatement autour, avec un acheminement par voie terrestre68. Au final, si l’aire d’approvisionnement potentielle de Marseille est plus vaste que dans l’arrière-pays, il semble que, dans les faits, l’économie de la chaux dans cette ville ne se distingue pas du reste de la Provence.

21À l’inverse, Arles apparaît comme un cas unique avec une zone d’approvisionnement extrêmement étendue vers l’amont du Rhône. La ville met à profit la possibilité de transporter la chaux en barques, pratique qui s’avère courante chez les tuiliers-chaufourniers de Villeneuve-lès-Avignon69. La ville rhodanienne se distingue aussi par l’existence d’un commerce de la chaux sous sa forme éteinte, qui paraît avoir été étendu à toute la basse vallée du Rhône. Or, une fois éteinte, et si elle n’est pas stockée de manière adéquate, la chaux carbonate et devient inutilisable. L’écoulement d’une production de chaux éteinte est donc largement dépendant de l’existence de pratiques de stockage, qui paraissent avoir été mises en œuvre à Arles.

22Les techniques de stockage de la chaux éteinte sont peu documentées par les archives. Le plus souvent, il est question d’un local voué à entreposer la chaux70, sans que l’on sache quel procédé de stockage est utilisé. Les délibérations de la ville de Trets sont plus prolixes. En 1588, les consuls inspectent les murailles de la ville durant les guerres de religion. Ils constatent que les habitants ont installé autour de l’enceinte des « cros de chaux », c’est-à-dire des silos, et ordonnent de les supprimer71. À Bédoin, en 1732 et 1733, lors de la reconstruction de l’église du lieu, les consuls du village récupèrent la chaux « détrempée » dans un « fossé a coté des heres de sieur Joachim hors et proche ledit Bédoin »72. Dans son De re aedificatoria, Léon Battista Alberti évoque de « vieilles fosses abandonnées de tout le monde, qui pouoit bien y avoir demouré cinq cens ans, comme faisoient coniecturer plusieurs indices manifestes ; mais elle estoit encores si moytte, si bien delayée, et si meure que le miel »73. Cette pratique, véritable ensilage de la chaux, est comparable à une technique encore utilisée dans les Cévennes au début du XX^e siècle. La chaux y était éteinte dans un trou, avant d’être recouverte de terre74. Une structure comparable a été mise au jour dans la verrerie moderne de Cadarache75. L’ensilage de la chaux repose sur un principe technique simple. Une fois enterrée, la chaux éteinte n’est plus en contact avec l’air, et ne peut donc pas carbonater. Ce principe est proche de celui décrit par Philibert de l’Orme au XVI^e siècle, pour qui la chaux peut être conservée plusieurs années en une masse recouverte d’une épaisse couche de sable mouillé et hermétique76.

23En procédant avec des structures de stockage hermétique, il devient possible d’écouler la chaux en quantités plus ou moins importantes, et de s’adapter aux fluctuations de la demande sans perdre la marchandise. Cette pratique ouvre la voie à une production continue, affranchie des commandes. C’est ce que font les entreprises de la basse vallée du Rhône dès le XIV^e siècle. En 1338, certains fournisseurs des chantiers avignonnais procèdent à des livraisons répétées et espacées de seulement quelques jours à quelques semaines, ce qui implique de disposer d’une production continue77. Les entreprises arlésiennes de chaufournerie du XV^e siècle ont manifestement su tirer profit de telles techniques de stockage. En 1417, le contrat fondant une societas entre Antoine Francisci, Jean Vaquerii et Jean Riveire, prévoit à la fois la réalisation de douze fournées sans qu’aucune commande ne soit formulée, et l’utilisation d’une boutique in qua tota calcis reponatur, et simul vendatur78. Cette installation, véritable magasin, fait à la fois office d’entrepôt et de lieu de vente. Il n’est pas anodin que cette boutique soit située près du pont d’Arles, sur le Rhône, principal lieu de passage de la ville. Deux décennies plus tard, l’un des principaux fournisseurs de chaux connu dans la cité rhodanienne est Honorat Fournier, marchand de Berre installé à Arles. Ce personnage, parfois associé à son père Jean, est connu au travers de 26 actes notariés79, quasiment toujours des reconnaissances de dettes, entre 1432 et 1436. Malgré ce laps de temps assez court, on ne peut que constater la diversité des denrées et produits manufacturés vendues : céréales, peaux, tissus, fagots, huile, et chaux. Ils exercent également une activité de crédit, et financent l’établissement d’un four à chaux à Arles en 143480. Ce corpus permet d’esquisser le portrait d’un véritable entrepreneur marchand, dont la chaux n’est qu’une composante de l’activité commerciale. En 1434 et 1435, la chaux que vend Honorat Fournier à plusieurs reprises est dite mortue, c’est-à-dire éteinte81. Cette dernière est d’ailleurs mesurée en scandal, ou escandau, qui est une unité de mesure des substances liquides82, et qui est ici adaptée à la chaux vendue sous sa forme pulvérulente. La même unité est en usage chez les artisans de Villeneuve-lès-Avignon, qui compte parmi les plus gros centres de production de tuiles et de chaux de la vallée du Rhône entre le XIII^e et le XVII^e siècle83. Des marchands spécialisés dans la vente de matériaux de construction y sont très présents, selon une situation très comparable à celle d’Arles. Les artisans y font usage de magasins et d’entrepôts, et de barques pour transporter la production. Or, à Villeneuve-lès-Avignon, l’aire de commercialisation de la chaux est extrêmement étendue. La chaux de Villeneuve est écoulée par voie fluviale vers Avignon, Aramon, Roquemaure, Orange, Beaucaire et Tarascon, et jusqu’à Arles et Pont-Saint-Esprit à plus de 50 km du lieu de production84. Ce dynamisme commercial des entreprises villeneuvoises explique la notoriété qui entoure la « chaux de Villeneuve »85 auprès des maçons du Comtat au cours de l’époque moderne. Certes, la qualité de la matière première n’est pas étrangère à la qualité du produit, mais la capacité à le transporter sur de longues distances constitue la meilleure manière de le faire connaître.

24Revenons enfin à la carte des aires d’approvisionnement en chaux dans la basse vallée du Rhône. La combinaison entre les opportunités de transport que le fleuve offre, la forte demande générée par le secteur du bâtiment, l’existence d’une matière première de qualité et celle d’un tissu marchand conduit à l’intégration, dans un même espace d’échange, des zones d’approvisionnement en chaux des villes d’Arles, Beaucaire et Avignon. Les ateliers de tuiliers-chaufourniers de Villeneuve constituent le point commun de cet espace, véritable nœud de production.

Conclusion

25Dès le XIII^e siècle, et tout au long du bas Moyen Âge et de l’époque moderne, la chaux fait l’objet de nombreux échanges en Provence, favorisés par une activité presque permanente du secteur du bâtiment, notamment dans les villes. Son transport est assuré soit par les chaufourniers ou leurs clients, soit par des transporteurs professionnels, avec des techniques en usage pour toutes sortes d’autres denrées : animaux de bâts, charrettes et tombereaux, barques lorsque des voies navigables sont proches. Le coût de ce transport reste souvent difficile à estimer faute de documents explicites, mais il varie entre 6-8 % et 33 % du coût total de revient.

26Denrée commune par excellence, la chaux impose des contraintes de conservation qui ont conduit à l’émergence de deux systèmes d’échanges distincts en Provence. Dans l’arrière-pays, la chaux se transporte à dos de bêtes de somme le plus souvent. Les limites du transport par voie terrestre ne permettent pas un approvisionnement dans des localités situées au-delà de 15 à 20 km du lieu d’utilisation, générant l’apparition d’espaces d’échanges juxtaposés et se recoupant parfois. Ces limites ont favorisé le maintien d’une production sur commande et d’un écoulement de la chaux sous sa forme vive, dès la fin de la cuisson. De rares tentatives d’augmenter les volumes transportés existent, avec l’utilisation de tombereaux. Mais elles sont restées marginales à cause de la nécessité de disposer de voies carrossables. Dans la basse vallée du Rhône, entre Orange et Arles, le transport de la chaux prend une forme différente du fait de la présence du fleuve navigable et de l’absence de matière première à l’état naturel dans le delta et la plaine alluviale. Le commerce de la chaux en barques est couramment pratiqué, particulièrement par les tuiliers-chaufourniers de Villeneuve-lès-Avignon à destination d’Arles. La chaux transportée est souvent éteinte, qui peut être stockée afin d’être écoulée au gré de la demande. Cette combinaison des possibilités de transport et de conservation a favorisé l’émergence d’entreprises pérennes, associant artisans et marchands. De ce fait, les espaces d’approvisionnement apparaissent beaucoup plus étendus, et se recoupent plus souvent. La chaux n’est donc pas toujours issue de l’exploitation de ressources locales, et fait l’objet d’échanges, voire d’un commerce à l’échelle régionale.

27L’existence de ces échanges régionaux ouvre plusieurs perspectives. Leurs liens avec les formes de la production et l’émergence du phénomène industriel restent encore à explorer. Surtout, ce constat pose la question de la reconnaissance des chaux commercialisées dans les contextes archéologiques, que ce soit dans le bâtiment ou dans les autres secteurs d’utilisation de la chaux (tannerie, savonnerie, verrerie, agriculture…). Le développement des investigations archéométriques sur les chaux archéologiques devrait permettre, à l’avenir, d’approfondir ce nouveau champ de la recherche86.