Introduction

1Depuis une trentaine d’années, le développement de l’archéométrie a conduit à la multiplication des approches interdisciplinaires en archéologie et en histoire. Cela a notamment été le cas dans les recherches sur les matériaux anciens. L’interdisciplinarité s’est alors souvent bâtie autour de questions relatives à la provenance des matériaux et à leurs caractéristiques dans la perspective de reconstituer plus précisément les réseaux commerciaux et les choix guidant l’utilisation des matières. À l’instar des autres matériaux, le fer antique et médiéval issu de la filière directe1 a été investi par ces recherches2 à côté d’autres questionnements notamment relatifs à l’étude de la chaîne opératoire et des techniques3. Ainsi, aujourd’hui, dans des cas favorables, il est possible d’établir une filiation dans la filière directe, d’une part, entre des minerais et un site ou une région de production et, d’autre part, entre un objet en fer et un site ou une région de production. Ces relations sont fondées sur l’analyse chimique des éléments majeurs et traces contenus dans les minerais, les déchets de réduction (scories) et les inclusions de scorie piégées dans les objets4.

2En tenant compte de la chaîne opératoire de la filière directe et des possibilités analytiques, deux matières ferreuses « brutes » peuvent être étudiées pour tenter d’analyser la circulation des matières premières dans la métallurgie du fer antique et médiévale : les minerais de fer et les demi-produits essentiellement en forme de barres depuis l’Antiquité. Pour cette raison, dans l’article, les termes demi-produit et barre seront employés pour respectivement désigner l’objet technique ou l’objet archéologique. Le minerai constitue la matière première des métallurgistes au moment de la réduction du fer (c’est-à-dire de la production du métal fer) alors que les demi-produits constituent celle des forgerons lors de la fabrication des objets en fer, quels qu’ils soient.

3Quelles sont les possibilités et les contraintes qui conditionnent la circulation de ces matériaux ? Quels sont les lieux communs et les modèles fréquemment mobilisés en archéologie et en histoire au sujet de la circulation des matières premières ferreuses et comment résistent-ils ou évoluent-ils face aux avancées de la recherche dans ce domaine ?

4La Gaule antique et la France médiévale fournissent un cadre cohérent pour étudier ces questions sur la circulation du fer sous ses formes brutes à la condition de tenir compte de la variabilité des structures de production fonctionnant selon la filière directe. Cela tient à l’emploi de traditions techniques différentes au cours d’époques synchrones et à l’évolution des techniques sur une longue durée, de l’âge du Fer à l’Époque moderne. En particulier, dans le cadre chronologique pris en compte ici, une des variations les plus marquantes tient à l’usage de la force hydraulique dans la métallurgie de la filière directe adaptée, d’une part, au martelage dès le XII^e s. (abbaye de Bordesley5 ; abbaye de Clairvaux, 11356) et, d’autre part, à la soufflerie dès le XIII^e s.7 En revanche, la filière indirecte de la production du fer qui se développe en Europe du Nord aux XIII^e et XIV^e s. – mais qui ne se diffuse pleinement que dans la seconde moitié du XV^e s. – n’est pas prise en compte parce qu’elle mobilise d’autres raisonnements et des contraintes techniques qui lui sont propres8.

L’approvisionnement en minerai : une question de choix plus que de distance

5Avec le charbon de bois (non traité ici), le minerai de fer constitue la matière première de référence susceptible d’avoir circulé après son extraction, entre le gisement et le lieu de réduction. Or, il est facile de penser que l’essentiel du minerai de fer employé est issu de la proximité immédiate des structures de production et plus encore, que la raison d’être de leur lieu d’implantation réside dans la proximité immédiate de gisements de minerai de fer. D’ailleurs, de nombreuses recherches constatent que les sites de réduction du minerai de fer sont très majoritairement localisés sur un gisement ou dans leurs très proches alentours, à moins de 2 km9. Or, il s’avère que les minerais utilisés sur ces sites ne sont pas uniquement ceux des environs. En effet, ces mêmes recherches intègrent des analyses archéométriques qui ont montré, d’une part, la potentielle pluralité des gisements exploités par un même site, les métallurgistes mélangeant différents minerais dans le fourneau de réduction et, d’autre part, que les minerais exploités ne sont souvent pas les plus proches. Ils peuvent même se trouver parfois à plus de 40 km, alors que des gisements potentiels sont identifiés à de bien plus proches distances, ceci autant pour l’Antiquité que pour le Moyen Âge10. La méconnaissance du territoire ou de la qualité des matières premières géologiques ne peut pas être convoquée pour expliquer ces choix. Ainsi, et bien qu’elle constitue une réalité, la notion de distance ne résout pas à elle seule la question du choix de la matière première.

6Il existe par conséquent des stratégies d’exploitation qu’il s’agit encore de comprendre, car elles ne peuvent se résumer qu’à la simple disponibilité de la ressource et à sa proximité géographique. Si dans les recherches archéologiques ce schéma a souvent été négligé, il a été plus couramment pris en considération pour l’époque médiévale, notamment grâce à l’étude des sources textuelles, en tenant compte des contraintes logistiques, mais aussi des implications politiques11. D’autres raisons peuvent également être avancées pour le Moyen Âge comme pour l’Antiquité : la nature ou la qualité du minerai exploité est susceptible de faciliter la réduction dans un système de production donné (minerai-charbon-scorie) et la production de types de fer particuliers (ferrite, aciers…). Ainsi, dans les Pyrénées, comme dans les Alpes, la distinction entre « mines d’acier » et « mines de fer » est formulée au moins depuis la fin du XIII^e s. et le comte de Foix vante la qualité du « fer » qu’il produit, réputé « aussi bon que l’acier »12.

Les masses primaires de fer mises en forme dans la filière directe : vers l’identification d’un calibre maximum

7Plus en aval dans la chaîne opératoire du fer se trouve une matière semi-finie qui sert aux forgerons de « matière première » : les demi-produits souvent en barre depuis l’Antiquité. De nos jours, suivant les modes de production contemporains issus de la filière indirecte, il existe peu de limites techniques liées à la mise en forme des demi-produits notamment en termes de dimensions. Seules la masse et surtout la longueur sont bornées à cause des normes des transports ferroviaire et routier. Suivant le même raisonnement, dans le cadre de la filière directe aux époques antique et médiévale, existe-t-il des contraintes qui conditionnent la fabrication des demi-produits et, de ce fait, au moins en partie leur forme de distribution ? Deux corpus sont convoqués pour analyser cette question : les barres romaines des Saintes-Maries-de-la-Mer et les barres de fer architecturales utilisés dans des édifices religieux du nord de la France.

8Les barres des Saintes-Maries-de-la-Mer constituent un corpus exceptionnel de plusieurs centaines de tonnes de demi-produits romains provenant du chargement de 11 navires qui se sont échoués entre le II^e av. et II^e ap. n. è. devant un des anciens bras du Rhône débouchant à l’est de la ville actuelle des Saintes-Maries-de-la-Mer (Bouches-du-Rhône, France)13. Cette découverte a permis à Luc Long de créer la première typologie de demi-produits romains : la typologie des Saintes-Maries-de-la-Mer qui comprend huit types de barres pesant entre 2 et plus de 30 kg et mesurant entre 30 et 190 cm de long14 (fig. 1). Quarante-neuf de ces barres (sélectionnées dans les 8 types et dans 6 épaves) ont été étudiées en métallographie sur la base d’un protocole permettant de les analyser dans la longueur sur deux plans pour en obtenir une observation en « 3 dimensions »15. Ainsi a pu être mise en évidence une relation entre la qualité du fer commercialisée et la forme des barres : suivant le standard utilisé une qualité de fer particulière est présente (fig. 1). Elle est définie spécialement par l’alliage fer-carbone, l’alliage fer-phosphore et le taux de compactage et d’épuration. L’autre bénéfice de cette approche est d’avoir révélé que les barres ne sont pas forcément monolithiques. Toutes les barres supérieures à 90 cm sont constituées d’un assemblage de plusieurs masses primaires de métal16. La longueur de la barre, comme la grosseur de sa section, définissent le nombre de masses primaires de métal assemblées (fig. 1-2). Quelles sont les raisons qui conditionnent l’assemblage de ces masses primaires de métal ? Si l’on tient compte des 49 demi-produits analysés (monolithiques et multi masses primaires de métal), une régularité se dégage : 85 % des masses primaires mises en forme pèsent entre 1700 et 5200 g et aucune ne dépasse 8600 g (le calcul est établi sur l’analyse de 82 masses primaires composant les 49 barres) (fig. 3).

Fig. 1 – La typologie des Saintes-Maries-de-la-Mer d’après Luc Long et la signification de son standard : synthèse des corrélations entre les morphologies et le matériau les constituant.

Fig. 2 – Un exemple de demi-produit des Saintes-Maries-de-la-Mer constitué à partir de 5 masses primaires de métal (échantillon SM24-2 du type 4L).

Fig. 3 – Histogramme en effectif des masses (en g.) des masses primaires de métal constituant 49 demi-produits des Saintes-Maries-de-la-Mer.

9Pour compléter cette approche, pour la période médiévale, l’enquête se tourne vers les barres de fer architecturales, en particulier les plus grandes pièces (tirants, éléments de chaînages, grandes agrafes) qui, par leur morphologie, sont très proches de celle des barres de fer qui ont servi à les forger et conservent ainsi des témoins directs de demi-produits. À la cathédrale de Chartres, élevée au début du XIII^e s., les premières assises des murs bahuts du triforium sont armées de deux rangées de grosses agrafes de fer dont la masse unitaire est comprise entre 5 et 8 kg17. Ces agrafes ne sont pas jointives et ne sont pas spécialement adaptées à la taille des blocs de pierre sur lesquels des fers plus courts ou plus longs auraient pu être utilisés. À la cathédrale de Bourges, contemporaine, le chaînage qui court au sol du triforium au niveau du chœur est constitué de plus d’une centaine d’éléments mesurant systématiquement entre 70 et 100 cm environ pour une section moyenne de 4 × 2 cm (fig. 4), soit une masse unitaire comprise entre 5 et 7 kg18. Seules les pièces servant à fermer le chaînage se démarquent ici de leurs dimensions19. À la cathédrale de Beauvais (milieu du XIII^e s.), les éléments du chaînage retrouvés dans les combles reprennent ce dernier cas de figure20 (fig. 5). Dans les trois cas, on constate donc que les dimensions de la grande majorité de ces barres de fer ne sont assurément pas liées à des contraintes architecturales.

Fig. 4 – Chaînage au sol du triforium du chœur de la cathédrale de Bourges.

Fig. 5 – Chaînage ancré sur un mur diaphragme au-dessus des voûtes du chœur de la cathédrale de Beauvais.

10L’étude de fers architecturaux plus grands vient corroborer cette analyse. Le chaînage inséré dans la corniche du mur gouttereau de la nef à l’abbatiale de Saint-Denis est constitué de pièces mesurant environ 110 cm pour une masse dépassant 10 kg21. Mais les pièces étudiées portent systématiquement une marque de soudure dans leur partie médiane (fig. 6), révélant que ces éléments ont été forgés à partir de deux modules plus petits, proches des 5 kg. À la cathédrale de Bourges, d’immenses tirants mesurant près de 4,5 m de long ont été découverts dans les combles des collatéraux intérieurs22. Ils pèsent entre 40 et 47 kg chacun (tableau 1). De nombreuses traces de forge et les marques de soudures assez régulièrement espacées ont pu y être observées en lumière rasante (fig. 7), révélant là encore que ces grosses barres sont obtenues par l’assemblage d’éléments plus petits. Étant donné les conditions d’observation, il est possible que toutes les marques n’aient pas été identifiées, mais on compte déjà entre quatre et cinq soudures sur ces barres, ce qui placerait les dimensions des modules de fer initiaux entre 7 et 9 kg en moyenne. Ainsi, pour ces fers provenant de contextes du XIII^e s. et tous issus de la réduction directe23, le module des masses primaires ayant servi à produire ces fers architecturaux reste dans le même ordre de grandeur que les masses primaires de métal des barres des Saintes-Maries-de-la-Mer, inférieur à 9 kg, sans qu’aucune justification architecturale ne puisse être évoquée. D’autres contraintes peuvent donc être soulevées.

Fig. 6 – Chaînage inséré dans la corniche au sommet du mur gouttereau de la nef de la basilique de Saint-Denis avec marque de soudure relevée sur ce chaînage.

Fig. 7 – Tirant ancré sur un mur diaphragme au-dessus des voûtes du bas-côté sud de la cathédrale de Bourges avec marque de soudure relevée en lumière rasante sur ce tirant.

Les contraintes de l’épuration et du compactage dans la mise en forme des demi-produits

11Des barres des Saintes-Maries-de-la-Mer à celles des cathédrales, comment interpréter le fait que les masses primaires de métal ayant servi à forger un demi-produit ou une barre soient souvent inférieures à 6 kg et ne dépassent pas 9 kg ? Pour tenter de répondre à cette question, il convient de se pencher sur la chaîne opératoire de la réduction directe. Dans cette filière, le bas fourneau produit une loupe – autrement nommée éponge – de fer associant métal, scories, charbons et porosités (vides dans la matrice métallique). Il ne s’agit pas encore de fer forgeable. Cette loupe doit être épurée et compactée à plusieurs reprises avant de pouvoir être forgée en barre. Ces étapes d’épuration et de compactage s’accompagnent d’une perte de métal par oxydation et détachement d’au minimum 50 % d’après les données de l’archéologie expérimentale24. Or, les loupes produites dans les fourneaux à ventilation manuelle ou naturelle varient entre 10/20 kg et 70 kg selon l’archéologie et l’ethnographie25. Les loupes produites dans les plus gros bas fourneaux à ventilation hydraulique dépassent souvent ces dimensions pour atteindre 100 à 200 kg, ou encore davantage26. Aussi, si l’épuration et le compactage des plus petites loupes de bas fourneaux conduisent à la production de masses de fer d’un module équivalent aux masses primaires de métal mises en évidence dans les barres des Saintes-Maries-de-la-Mer et celles des cathédrales, une étape de fragmentation est nécessaire pour les plus grosses loupes afin de diminuer la dimension des modules à compacter et à épurer. Les témoins archéologiques de découpes de masses de fer brutes issues de la réduction ne sont pas rares, tant dans l’Antiquité qu’au Moyen Âge, et sont même en proportion majoritaire par rapport au nombre de loupes entières découvertes27. Cette étape de découpe existe pour des loupes de petites dimensions28, mais semble systématique pour les plus grands exemplaires comme les loupes romaines de 50 à 69 kg de Sopron et Keszthely-Fenékpuszta (Hongrie) ou celles toujours romaines de 33 à 38 kg de Piani d’Erna (Italie)29. Plusieurs textes de l’Antiquité au Moyen Âge attestent également cette pratique, que la forge soit ou non hydraulique. Selon Diodore de Sicile (Histoire Universelle, livre V, XIII) sur l’île d’Elbe, « Ceux qui sont préposés à cette tâche brisent la roche et brûlent les blocs découpés dans des sortes de fours ingénieusement construits ; ils y font fondre les blocs à la force du feu et les partagent pour aboutir à des dimensions appropriées, et leur apparence est semblable à de grandes éponges. »30 Au Moyen Âge, les grosses loupes d’environ 180 kg produites en 1408-1409 par les fourneaux de la forge de Byrkeknott (Angleterre), probablement équipée d’une soufflerie hydraulique, sont mises en pièces (peciae) avant d’être épurées31. Dans certaines régions connues pour leur production d’acier, cette fragmentation de la loupe est en outre l’occasion d’un tri permettant de séparer les parties plus ou moins carburées et tirer parti de l’hétérogénéité intrinsèque des produits32. Ainsi, même après l’avènement du marteau hydraulique qui se développent en Occident à partir du XII^e s.33, le passage par un module inférieur à 9 kg semble requis au moment de l’épuration des masses de fer brutes issues de la filière directe. C’est bien ce que montrent les tirants de fer de la cathédrale de Bourges, assurément issus d’un travail au marteau hydraulique d’après les marques relevées sur certaines barres.

12Ce module de masse primaire de fer utilisé dans les demi-produits n’outrepassant pas les 9 kg découle de l’épuration et du compactage de loupes ou de fragments de loupe dont le poids ne peut excéder 20 kg34. Ce poids de 20 kg pourrait refléter un seuil critique au-delà duquel l’épuration et le compactage sont malaisés et désavantageux dans le cadre d’opération courante et répétitive. La raison n’est certainement pas à trouver dans l’incapacité technique à épurer des grosses masses supérieures à 20 kg, mais plus probablement dans le fait qu’il est plus efficace de fragmenter, d’épurer puis de souder des loupes ou des fragments de loupes de 10/20 kg que de traiter d’un bloc des loupes supérieures à 20 kg. Il s’agirait d’une sorte de limite au-delà de laquelle des investissements supplémentaires en temps et en énergie sont probablement nécessaires alors que la fragmentation et la soudure sont plus aisées et permettent en outre le tri des différentes qualités de métal constituant la loupe brute. La manipulation et la circulation du métal sont aussi ainsi facilitées. Cet ordre de grandeur peut être rapproché des résultats expérimentaux en forge qui démontrent la difficulté d’épurer et de forger à la main un bloc de fer brut dépassant ce module35.

13Ainsi, dans la chaîne opératoire de production du fer en réduction directe, si la phase de réduction à des contraintes propres, la phase d’épuration et de compactage conditionne aussi directement la fabrication des demi-produits et leur forme, voire leur nature, qu’il s’agisse ou non d’un atelier fonctionnant à l’énergie hydraulique. L’impact du marteau hydraulique sur la production est ainsi certainement limité pour le compactage des loupes de grandes dimensions, qui nécessitent dans tous les cas une fragmentation. Il se révèle au contraire déterminant dans les dernières phases de l’épuration et dans les étapes de mise en forme, notamment pour forger des grosses pièces par soudure.

De l’origine du fer à la provenance des demi-produits

14La présence de foyers de forge au sein des ateliers de réduction a longtemps laissé penser que les barres de fer étaient systématiquement produites dans ces mêmes ateliers, bien qu’il apparaisse qu’elles soient souvent des forges utilisées pour la première phase d’épuration de la loupe pratiquée à la sortie du bas fourneau pour bénéficier de l’inertie thermique36. Aussi, dans la mesure où les demi-produits peuvent être constitués par l’assemblage de plusieurs masses primaires de métal, il apparaît nécessaire de revisiter la question de l’origine des barres de fer. En définitive, l’origine du fer peut-elle être distinguée du lieu de fabrication des barres ? Cette question paraît d’autant plus valide que la circulation de masses de fer brutes de différents calibres est attestée par les textes antiques et médiévaux dans différents espaces suivant une pratique déjà reconnue durant l’âge du Fer et l’Antiquité par l’archéologie37. Ainsi, dans la suite du texte de Diodore de Sicile (Histoire Universelle, livre V, XIII) sur l’île d’Elbe, « ils y font fondre les blocs à la force du feu et les partagent pour aboutir à des dimensions appropriées, et leur apparence est semblable à de grandes éponges. Des négociants les achètent ou les échangent et les apportent à Dicaiarcheia [Pouzzoles] et dans les autres places commerciales. Certains y achètent cette marchandise et réunissent un grand nombre de forgerons spécialisés qui la transforment et en font toutes sortes de figures en fer »38. Certaines loupes, fragmentées ou non, sont donc commercialisées dans l’Antiquité comme au Moyen Âge : à Tudeley dans le Kent (1329-1354), les loupes pesant près d’une quinzaine de kilogrammes en moyenne sont mises en morceaux et livrées au marché non épurées39. Autre exemple : la fabrique de la cathédrale de Troyes achète en 1432-1433 une lope de fer pesant XXIIII l. et demie40 (environ 12 kg) pour en forger des outils. Ces loupes, morcelées ou non, participent de la diversité des produits semi-finis relevés notamment par l’étude du vocabulaire conduite par C. Verna sur les moulines pyrénéennes : les différentes désignations correspondent à des produits semi-finis plus ou moins travaillés, de qualités et de formes diverses41. C’est notamment le cas du ferrum grossum, un « fer brut, résultant d’un rapide façonnage de la loupe au marteau »42. Ces produits semi-finis « grossiers » sont ainsi susceptibles d’être mis sous forme de barres ou d’autres types de produits semi-finis plus élaborés sur un lieu différent du lieu de production.

15Les analyses chimiques des inclusions de scorie de réduction piégées dans les masses primaires de fer permettent aussi d’avancer des éléments de réflexions à ce sujet. Sur les 49 barres étudiées en métallographie des Saintes-Maries-de-de-la-Mer (cf. supra), 31 masses primaires de métal composant 19 barres (sélectionnées dans 7 des 8 types de la typologie et issues de 6 des 11 épaves) ont bénéficié d’une première approche analytique des éléments majeurs en MEB-EDS43 pour distinguer d’éventuels ensembles de provenances différents44. Dans ce lot, 5 barres de fer composées de plusieurs masses primaires ont été analysées : 4 sont fabriquées à partir de fers dont les origines ne peuvent pas être différenciées à cette échelle d’analyse, mais l’une d’elles qui comprend 5 masses primaires de métal (cf. fig. 2) provient de 4 origines qui se distinguent nettement45. De tels cas de figure de demi-produit standardisé formé à partir de masses de fer d’origines différentes sont connus dès l’âge du Fer46. Ils attestent l’existence de fabriques de demi-produits qui utilisent des masses ferreuses produites sur des sites de production différents. De ce fait, ces fabriques ne semblent pas nécessairement associées géographiquement et techniquement aux sites de réduction.

16Les analyses chimiques des barres médiévales des cathédrales évoquées ci-avant permettent aussi d’alimenter la réflexion pour une époque plus récente. À Bourges, des spécimens ont été prélevés de part et d’autre des soudures observées sur les tirants. Les résultats révèlent que les masses primaires de fer ayant servi à forger ces grosses barres n’ont pas la même provenance. Jusqu’à trois origines distinctes ont été identifiées dans la même barre. Certaines ont pu être reliées à des approvisionnements locaux ou régionaux, alors que d’autres semblent provenir de minerais plus lointains47. La même situation se retrouve dans les barlotières-tirants de la Sainte-Chapelle de Paris où une origine principale (locale ?) associée à d’autres provenances distinctes a pu être décelée au sein du même objet48. L’étude de sources écrites confirme que les origines des fers architecturaux sont diverses et parfois lointaines alors même qu’il s’agit de fer ordinaire qui est par conséquent acheté au sein d’un marché que l’on peut qualifier de commun49.

17Ces éléments de réflexion, qu’ils soient issus de sources archéologiques ou textuelles et qu’ils concernent l’Antiquité ou le Moyen Âge, prouvent que la fabrication des demi-produits n’était pas systématiquement effectuée sur le lieu de réduction, mais pouvait également être réalisée dans des ateliers qui importent des masses brutes pour ensuite les mettre en forme de barre, éventuellement aux dimensions requises. On peut évoquer deux raisons à cette séparation spatiale entre lieu de réduction et lieu de fabrication de barres : d’une part, que la spécificité, voire la spécialisation, des phases de réduction et de fabrication des barres nécessitent la sectorisation spatiale des activités, d’autre part, que cette sectorisation spatiale facilite la fabrication de qualités de barres (nature, dimensions…) adaptées aux marchés.

18L’hypothèse de la fabrication de barres dans des ateliers parfois dissociés des lieux de réduction est établie pour le Moyen Âge notamment à travers les sources historiques et commence à être évoquée pour l’époque antique grâce à de nouvelles occurrences archéologiques50. À la période médiévale, ces forges étaient souvent équipées d’un martelage hydraulique. Ainsi, pour renforcer les voûtes du transept, la fabrique de la cathédrale de Troyes passe commande de 4 grans barriaux de fer à Colin Midon maistre de la grosse forge de Doulevans (Doulevant-le-Château à 75 km de Troyes environ)51. Le contrat prévoit que le maître de forge doit fabriquer des barreaux du lont et de la devise et de la facon donnés par le maître d’œuvre de la cathédrale et les apporter à ses propres cous et despens52. Le vocable de « grosse forge » fait dans ce cas très certainement référence à un site de transformation associé à un atelier de réduction53. En considérant la dimension des barreaux (environ 75 kg pièce), il laisse peu de doute quant au caractère hydraulique de l’installation. Telles étaient certainement les structures qui ont servi à forger les barres de la cathédrale de Bourges, de la Sainte-Chapelle et de bien d’autres édifices. Et comme le montre l’exemple de Bourges, ces forges de transformation ne sont pas systématiquement liées à un seul atelier de réduction et peuvent concentrer les productions d’un grand nombre de sites d’origines parfois lointaines qui rentrent dans la composition de grosses barres de fer. Etait-ce également le cas de la forge de Doulevant ? Même au début de l’Époque moderne, les barres du chargement du navire Gresham ship, également issues de la réduction directe, sont formées par la soudure de différentes masses primaires de provenances différentes54. D’après les marques visibles en surface et leurs dimensions, ces barres de 30 à 70 kg ont là encore clairement été forgées au marteau hydraulique.

Conclusion

19D’une manière générale, ce que l’on appréhende désormais par l’étude interdisciplinaire et croisée des sources historiques et archéologiques relatives au fer ouvre de nouvelles perspectives sur les questions ayant trait à la circulation et la qualité des matériaux ferreux dans l’Occident antique et médiéval. Il est en effet possible de proposer de nouvelles grilles de lecture et de raisonnement qui constituent l’enjeu de recherches en devenir ; à savoir qu’il existe une complexité des chaînes de production qui se traduit notamment par une forte sectorisation des tâches, des échanges multiples, croisés et plus ou moins éloignés qui permettent de mieux saisir le fonctionnement économique et technique des sociétés de Gaule antique et de France médiévale. Ainsi, la possible circulation du minerai sur de grandes distances jusqu’au lieu de réduction est une éventualité à prendre en compte comme la circulation de masses de fer plus ou moins épurées et fragmentées du lieu de réduction à des ateliers spécialisés dans la fabrication de barres parfois standardisées destinées à la commercialisation sur des distances souvent importantes ; et ce quelle que soit l’époque. Un seul caractère contraignant omniprésent se dégage : dans la filière directe de l’Antiquité et du Moyen Âge, les masses de fer mises en œuvre sont des loupes ou des parties de loupe qui, une fois épurées, n’excèdent jamais 9 kg et sont le plus souvent de l’ordre de 5/7 kg.