1Ce livre est le résultat d’une mise en commun qui fait suite à la tenue, successivement d’octobre 2013 à novembre 2015, de trois séminaires de recherche, ou « workshops », dans les locaux d’abord de l’École française de Rome, ceux ensuite de la Casa de Velázquez à Madrid, ceux enfin de l’université Ca’ Foscari de Venise. Les lieux dans lesquels se sont déroulés les échanges qui ont animé ces ateliers de recherche, au-delà du fait qu’ils sont les sièges des institutions qui ont soutenu le programme, sont des lieux emblématiques au regard de la thématique qui en a été le fil conducteur : Rome, dans l’Antiquité, fut le point de convergence de tout, ou presque tout ce qui se produisait dans son Empire et au-delà de ses frontières, ce dont s’émerveillait Aelius Aristide dans son Éloge de Rome au milieu du II^e siècle ; Madrid n’existait pas encore certes, mais la péninsule Ibérique, dont elle est le cœur géographique, avait bâti sa prospérité à l’époque romaine sur l’exploitation de ses richesses naturelles, matières premières (métaux) et denrées alimentaires (au premier rang desquelles l’huile et les salaisons et sauces de poisson), qui furent massivement exportées dans une grande partie de l’Empire romain ; Venise quant à elle fut, au Moyen Âge, l’une des plus importantes plaques tournantes du commerce des matières premières et un pont entre l’Orient et l’Occident, le lieu par où transitèrent et où furent négociés les métaux (en particulier le cuivre) venus du Nord de l’Europe, le coton importé d’Égypte, ou encore le sel de Crimée. Les lieux ne pouvaient donc être mieux choisis pour accueillir ce cycle de workshops consacré au « Marché des matières premières dans l’Antiquité et au Moyen Âge », premier du genre à être organisé autour de la circulation et des échanges de marchandises autres qu’alimentaires aux époques anciennes.

2À la suite de travaux anglo-saxons, le rôle du marché dans les économies anciennes a fait l’objet ces dernières années d’une attention renouvelée et de débats parfois passionnés1. Plusieurs travaux ont précisé notamment les modalités d’apparition d’un lieu spécifique dédié à l’échange (i.e. : le lieu de marché) ou bien les formes d’organisation des transactions, leur dimension sociale et économique, et plus particulièrement en histoire médiévale selon une approche marquée par l’anthropologie de l’échange. L’observation, enfin, s’est portée à différentes échelles, sur des périodes parfois étroites ou des espaces régionaux plus ou moins amples. On constatera cependant que les réflexions se sont principalement fondées sur l’étude de quelques objets (certes fondamentaux, comme la terre indispensable à la survie de la majorité des Anciens, mais aussi source de richesse et de prestige)2 ou quelques produits, essentiellement agricoles (les grains)3 ou manufacturés (comme la pierre, les métaux)4. Elles ont surtout insisté sur la nécessité de s’affranchir d’une vision trop contemporaine des économies anciennes – c’est-à-dire idéalement structurées par le marché, articulant offre et demande – et par l’importance à accorder à une multitude de marchés dont le poids économique et social a pu fluctuer au cours de l’Antiquité et du Moyen Âge et qu’il faut apprécier à l’aune de la documentation existante. Cette dernière est diverse, et si elle est inégale et disparate, elle apporte un certain nombre d’éclairages auxquels l’on se doit d’accorder toute son attention pour définir les contours du commerce aux époques classique et médiévale.

3L’objectif des réunions de Rome, Madrid et Venise, qui est celui aussi du présent ouvrage, s’inscrit dans la lignée de ces approches, mais ne cible que les seules matières premières. Par matières premières, nous avons retenu tous les produits naturels qui sont en début de chaîne opératoire et qui contribuent à réaliser principalement des produits manufacturés. Il peut s’agir de matériaux bruts apprêtés (comme les minerais, la pierre, les roches décoratives, les pierres spéculaires, les terres, la laine, le bois, l’argile, etc.), mais aussi des produits issus d’une première phase de traitement (comme l’alun, les produits métalliques – barres et lingots –, le verre brut, les matières tinctoriales ou le cuir, mais aussi les terres cuites architecturales, briques et tuiles…). Le spectre est large, que nous n’avons pas voulu a priori restreindre, de manière à manifester la diversité des échanges.

4Toutefois, on ne trouvera pas dans cet ouvrage l’ensemble des matières premières qui ont fait l’objet d’un commerce à plus ou moins grande distance dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Ce n’était pas l’objectif de nos réunions, car cela paraissait d’emblée irréalisable. En revanche, on se propose d’éclairer au moyen d’une documentation tant écrite (littéraire, archivistique, épigraphique) qu’archéologique, les conditions d’échange, de circulation, à différentes échelles, d’un ensemble de ces matières premières. Certes, on verra que certaines d’entre elles, comme la pierre et les métaux, reviennent plus fréquemment que d’autres. Sans doute cela est dû en partie au fait que ces matériaux sont les plus visibles sur le plan archéologique, n’ayant été que peu transformés (la pierre) ou ayant échappé à la destruction à laquelle ils étaient irrémédiablement voués (une partie des métaux). Mais c’est aussi, ceci expliquant cela, le témoignage d’une tradition de la recherche profondément ancrée mais qui ne masque pas pour autant l’intérêt qui se porte aujourd’hui sur d’autres produits, comme le sel et l’alun, mais aussi le soufre et la chaux, sur lesquels les données, longtemps mésestimées, sont aujourd’hui davantage prises en compte dans la recherche sur les économies anciennes.

5La question du commerce et de la circulation des matières premières est examinée ici sur le temps long, depuis l’Antiquité, romaine en particulier, jusqu’à la fin du Moyen Âge, et parfois au-delà. Ce temps long ne signifie pas que l’un des objectifs de cet ouvrage soit d’établir des comparaisons entre les deux périodes ni même de chercher des continuités entre l’une et l’autre. Car les deux séquences se distinguent par des structures économiques différentes et il ne s’agit pas d’éclairer l’une par l’autre. L’intention, en abordant la question dans la diachronie, était d’apprécier la variété des approches méthodologiques et leur valeur heuristique, bien souvent tributaires, pour l’une comme pour l’autre période, de la nature et de la qualité de la documentation, alors que les questionnements ne sont pas, quant à eux, si différents.

6La Méditerranée occidentale nous est apparue comme le cadre le plus pertinent pour cette enquête, en raison de sa relative homogénéité, même si nous nous sommes permis quelques excursus géographiques, ainsi du côté de l’Orient grec ancien, au travers de l’exemple du marché des matières premières à Délos, ou de l’Europe du Nord, par le biais du commerce des laines d’Angleterre (destinés aux ateliers textiles italiens), qui éclairent utilement un aspect ou un autre de la problématique générale. Les différentes contributions sont autant de mises au point méthodologiques ou de synthèses thématiques et/ou chronologiques qui doivent permettre une meilleure définition des marchés des matières premières. Elles ne se répondent donc pas nécessairement.

7Trois thèmes d’études avaient été retenus qui ont structuré les trois réunions de Rome, Madrid et Venise :
– les lieux des échanges et, en particulier la question du stockage ;
– les moyens et les modalités des échanges : circulation, routes, vecteurs ;
– les acteurs (institutionnels, privés) et leur rôle dans l’organisation du marché.

8L’organisation de l’ouvrage ne reprend pas fidèlement cette structure, ne serait-ce que parce qu’il a été constaté, lors des travaux, combien il était difficile, en l’état actuel de la documentation, de traiter isolément chacun des trois points en faisant complètement abstraction des autres. Mais afin de faciliter la lecture de l’ouvrage sans en simplifier pour autant le déroulé et tout en lui donnant la plus grande lisibilité, nous avons pris le parti de regrouper les différentes contributions selon trois sections qui sont autant de voies d’accès pour appréhender notre sujet : transport et circulation des matières premières (section 1), approvisionnement et marché des matières premières (section 2), les acteurs du trafic des matières premières (section 3). Ce sont là les grandes approches qui ont structuré l’ensemble du programme qu’il importait de mettre en valeur dans cet ouvrage. De cette manière, nous l’espérons, les lecteurs devraient facilement trouver leur compte dans un sommaire à la fois riche et diversifié.

9Les matières premières furent depuis les temps les plus reculés de l’histoire des hommes au cœur de trafics qui contribuèrent à les unir autant qu’à leur développement. C’est d’autant plus vrai dans l’Antiquité classique et au Moyen Âge, où le commerce des matières premières s’affranchit bien souvent du cadre étroit d’un approvisionnement basé sur la seule satisfaction des demandes locales à partir de ressources immédiatement disponibles. Songeons aux métaux précieux, l’argent en particulier, que les Phéniciens d’abord, les Grecs d’Asie ensuite, allèrent chercher dans le lointain royaume de Tartessos, aux antipodes de la Méditerranée qu’ils habitaient. La Méditerranée et, partant, l’ensemble des pays riverains furent dans l’Antiquité et au Moyen Âge le lieu d’échanges parfois massifs, continus, de plus en plus organisés et sans doute même spécialisés, de matières diverses et nombreuses, certaines « stratégiques » (les métaux, certaines roches décoratives…), d’autres plus « communes » (textiles, matières tinctoriales…), qui eurent toutes néanmoins leur importance dans l’organisation du commerce ; elle fut donc un marché, au premier sens du terme, point de rencontre de produits d’origines diverses, parfois très éloignées, de routes et de circuits qui facilitèrent leur transit, d’acteurs enfin, divers, qui mirent en place et animèrent les réseaux, multiples, qui, en retour, lui donnèrent forme. C’est là l’objet du présent ouvrage, proposer, à travers une série d’études de cas, une première vision d’ensemble de ce commerce particulier, et ce afin de mieux le caractériser.