2.1. L’état de la recherche

1Bien qu’il manque sur le sujet une analyse approfondie, plusieurs études se sont intéressées à l’attitude et à la législation des Frères Prêcheurs et Mineurs sur les sépultures1.

2On peut d’emblée noter que, si les normes relatives à l’architecture des couvents et à leur décor sont fréquemment citées, leur interprétation provoque généralement un certain embarras. Les travaux sur le rôle des ordres mendiants dans l’art italien se bornent souvent à souligner la contradiction entre, d’une part, une législation interdisant les décorations excessives et les tombeaux somptueux et, d’autre part, leur développement effectif. Explicitement ou implicitement, beaucoup renvoient à la métaphore de la digue (la législation) rompue par un flux irrépressible venant de l’extérieur et de l’intérieur de l’ordre2.

3Les publications qui traitent de l’architecture au regard de la législation interne concernent surtout l’ordre des Frères Prêcheurs, et ce même lorsque l’intention est d’embrasser plus généralement « l’architecture mendiante », pour la simple raison que cet ordre a produit des textes législatifs plus précis que d’autres en la matière. Il en résulte parfois des conclusions quelque peu hâtives, guidées par le postulat que les problématiques identiques qui se posèrent aux ordres nés au XIII^e siècle aboutirent nécessairement à des réponses similaires. Il est vrai qu’il existe certains points communs. Par exemple, plusieurs bulles pontificales relatives au jus sepulture furent promulguées en même temps pour les Frères Prêcheurs et pour les Frères Mineurs. En outre, dans les textes normatifs produits par les deux ordres, on trouve des similitudes dans la terminologie utilisée. Les points communs ne doivent cependant pas gommer des différences substantielles, liées notamment, comme l’a souligné très justement Edith Pasztor, à des histoires et des fonctions propres à chaque ordre3. Ce chapitre mettra plus spécifiquement en lumière les différences dans la gestion des sépultures.

4Il serait toutefois exagéré de prétendre qu’aucune étude n’a tenu compte des particularismes des différents ordres mendiants. Pour les Frères Mineurs, une bonne synthèse sur la législation relative à l’architecture et sur sa (difficile) mise en pratique a été dressée par Louise Bourdua4. À partir des vies de saint François, des actes capitulaires, des bulles pontificales et d’autres documents encore, l’auteur résume la position de l’ordre et son évolution vis-à-vis de l’architecture et du décor des couvents. Elle souligne que le fondateur et l’ordre n’ont jamais été foncièrement opposés aux images, mais que la répression des excès constitue un leitmotiv jusqu’au milieu du XIV^e siècle. La question particulière des normes relatives aux sépultures et à leur manifestation matérielle n’est pas abordée.

5En revanche, quelques remarques en ce sens ont été proposées dans le catalogue de l’exposition L’arte di Francesco qui s’est tenue à Florence en 2015. Dans sa contribution, Enrica Neri Lusanna remet en cause le présupposé d’une commande franciscaine davantage tournée vers la peinture, à l’inverse d’une commande dominicaine focalisée sur la sculpture. Elle revient en particulier sur tous les cas de monuments funéraires importants installés dans des églises des Frères Mineurs en Italie, souvent pour des prélats appartenant à l’ordre, pour des membres de leur famille ou pour des personnes royales5. Roberto Cobianchi a consacré quelques pages aux prolongements et aux adaptations de la législation du XIII^e siècle sur l’architecture et sur l’accueil des sépultures dans la commande artistique des Observants au XV^e siècle6. Il conclut que la branche observante n’a pas donné naissance à un ensemble uniforme d’édifices, mais que, au contraire, les normes théoriquement assez rigides sur le décor ont été adaptées pour répondre aux multiples sollicitations extérieures liées au succès des nouvelles communautés auprès des commanditaires laïques. Il souligne toutefois que la régulation des chantiers est davantage centralisée chez les Observants que chez les Conventuels, grâce à un système de supervision par des commissions de frères. L’emplacement des sépultures est également plus strictement contrôlé : le gardien du couvent est libre d’accueillir les tombes dans le cimetière, mais leur installation dans l’église ou dans le cloître nécessite un assentiment du chapitre provincial.

6En ce qui concerne l’ordre des Frères Prêcheurs, la contribution du frère Gilles Gérard Meersseman, bien qu’ancienne, reste fondamentale7. L’auteur dresse un tableau très pertinent de l’évolution de l’ordre en fonction de la personnalité des maîtres généraux, situant dans les années 1260 un tournant dans l’attitude envers l’art et les sépultures. Le généralat de Jean de Verceil fut en effet marqué par la commande à Nicola Pisano d’une nouvelle arca pour saint Dominique et par l’intensification des voyages des frères, les portant au contact de nouvelles formes artistiques. Selon Meersseman, qui s’oppose en cela à Pierre Mandonnet, le poids des bienfaiteurs ne joua un rôle qu’à partir de la toute fin du XIII^e siècle8. Par la suite, les conclusions de Meersseman ont été reprises sans grande nouveauté dans un article de l’historien de l’art américain Richard Sundt, et dans un chapitre de la monographie d’Ursula Kleefisch-Jobst consacrée à Santa Maria sopra Minerva9.

7Une étude de la législation et de son application, à la fois dans l’ordre des Prêcheurs et dans celui des Mineurs, a été publiée par Gabriella Villetti10. Malgré le mérite de cette perspective comparative, l’article est loin d’être satisfaisant, car l’auteur décrit l’évolution de l’architecture mendiante comme un assouplissement de la rigueur primitive, sans en considérer en profondeur les raisons, même si elle évoque rapidement le rôle croissant des frères dans la cura animarum. Or, le vieux réflexe historiographique qui veut faire succéder à un âge d’or un nécessaire déclin doit être abandonné afin d’arriver à une meilleure compréhension des phénomènes historiques dans toute leur complexité11.

8D’autres lectures du rapport entre législation et pratique ont été proposées. Il faut mentionner à ce titre la contribution très stimulante de Costantino Gilardi dans le volume consacré en 2004 au manuscrit Santa Sabina XIV L1. L’approche de l’architecture dominicaine y est indissolublement liée à celle des fonctions de l’édifice. Les normes sur les tombes ne sont pas au cœur du propos, mais Gilardi leur consacre cependant une note, évoquant comment les mentions des sépultures dans les actes capitulaires et les bulles pontificales sont à lire essentiellement comme le reflet des conflits qui opposaient sur ce point les Frères Prêcheurs au clergé séculier12. Dans un article récent, Sebastian Mickisch a également lié la construction de l’espace ecclésial dominicain à la fonction pastorale, dans laquelle s’insère l’accueil des sépultures13.

9De même, les analyses de Bernard Montagnes et de Panayota Volti fournissent matière à réflexion, bien que tous deux ne traitent pas spécifiquement de la législation funéraire, mais plus largement des normes architecturales. Avec des perspectives distinctes, les deux auteurs considèrent que la permissivité et l’intérêt croissants pour le décor chez les Frères Prêcheurs et Mineurs sont intrinsèquement liés à l’activité de prédication des communautés et à leur insertion dans le contexte urbain local 14. Par conséquent, Montagnes définit l’attitude des Frères Prêcheurs vis-à-vis de l’art comme guidée « non par une ascèse d’exclusion, mais par une ascèse d’utilisation »15. Dans son excellent ouvrage de synthèse sur l’art des Frères Prêcheurs dans la province romaine, Joanna Cannon évoque aussi succinctement les normes en matière de sépultures, les reliant surtout à une volonté d’éviter des monuments funéraires qui, par leur forme ou leur emplacement, auraient risqué d’entraver la circulation dans les couvents16.

10Outre ces études générales, plusieurs contributions focalisées sur un couvent ou une région apportent des considérations utiles, à partir de sources variées. Les nécrologes, en particulier, sont des documents souvent exploités : l’usage de ces registres, contenant une liste des sépultures et de leur localisation, se répandit dans les couvents à partir de la fin du XIII^e siècle17. Les chroniques constituent une autre catégorie précieuse de sources. Par exemple, Jean-Loup Lemaître a envisagé la question funéraire pour la province de Provence à partir, notamment, des informations fournies au début du XIV^e siècle par le De fundatione et prioribus conventuum provinciarum Tolosanae et Provinciae ordinis Praedicatorum de Bernard Gui18. Il ne se limite pas à des études de cas, mais revient aussi sur un problème qui, comme on l’a vu, est soulevé de manière récurrente : le rapport entre législation et pratique. Selon lui, l’interdiction d’accepter des sépultures dans les églises, répétée par plusieurs chapitres, est à comprendre comme relative spécifiquement aux sépultures laïques, étant donné que des tombes de frères (notamment de prieurs) furent installées dans les églises dominicaines de Provence et qu’elles étaient de surcroît particulièrement mises en valeur par les textes.

11La question du rapport entre législation et pratique dans la gestion des sépultures est donc loin d’avoir été épuisée. Son approfondissement doit nécessairement passer par des études ciblées à l’échelle d’un couvent, d’une région ou d’un groupe de défunts. En ce sens, le cas particulier des sépultures cardinalices et pontificales permet d’apporter un nouvel éclairage sur l’articulation entre la pratique et les règles imposées par la direction des ordres. Il permet notamment d’aborder un problème fondamental et très débattu : le rôle actif ou passif des frères dans la gestion du phénomène funéraire. Plusieurs historiens voient en effet chez les deux principaux ordres mendiants une attitude initialement hostile aux sépultures et aux monuments funéraires, en vertu du principe de pauvreté, mais qui fut rapidement dépassée par les volontés des bienfaiteurs (j’ai évoqué précédemment cette métaphore d’une digue brisée par un flot impétueux qui revient fréquemment dans la littérature). Est-ce vraiment une capitulation des communautés religieuses qui a conduit à la floraison de tombes dans les couvents dès les années 1240 ? Comment la question des sépultures est-elle traitée dans les actes capitulaires ? Les ordres ont-ils imposé des normes sur la forme des tombeaux et sur leur localisation dans l’espace conventuel ?

2.2. Le jus sepulture

12Le jus sepulture fut reconnu aux Frères Prêcheurs et aux Frères Mineurs selon des rythmes différents, qui tiennent à leur nature originelle. La communauté de chanoines réguliers réunis autour de saint Dominique à Saint-Romain de Toulouse reçut de la part d’Honorius III, par la bulle Religiosam vitam (22 décembre 1216), une confirmation très générique de ses possessions et privilèges, parmi lesquels le droit d’accueillir les corps des défunts19. L’autorisation fut réitérée avec une portée générale pour tout l’ordre en 1227 par Grégoire IX qui, la même année, promulgua aussi une bulle pour les Frères Mineurs leur accordant le jus sepulture. Il existe cependant une différence notable : alors que la Religiosam vitam de 1216 puis la Cum a nobis petitur de 122720 permettaient d’emblée à la communauté de Saint-Romain puis à l’ordre des Frères Prêcheurs d’inhumer des frères aussi bien que des étrangers, la bulle Ita vobis de 1227 destinée aux Frères Mineurs l’autorisait seulement pour les membres de l’ordre21.

13La bulle Cum a nobis petitur de 1227 entérinait et généralisait des arrangements locaux. Les frères de Paris, par exemple, inhumèrent dans leur couvent dès 1220 des frères et des étrangers22. Cependant, hormis des exceptions, comme dans le couvent parisien, ou comme dans celui de Bologne qui reçut dès 1221 la sépulture du fondateur, les funérailles et l’inhumation des frères avaient généralement lieu, jusqu’en 1227, dans les églises et les cimetières paroissiaux. Géraud de Frachet précise ainsi, dans les Vitae Fratrum, que frère Réginald, mort à Paris en 1220, fut enterré dans l’église Notre-Dame-des-Champs « car les frères n’avaient pas encore le droit de sépulture »23.

14L’autorisation explicite d’inhumer des étrangers à l’ordre fut étendue au Frères Mineurs par Innocent IV le 25 février 125024. Encore une fois, la bulle généralisait une pratique qui avait auparavant fait l’objet d’accords locaux avec le clergé séculier. Dans son ouvrage sur les privilèges pontificaux concédés à l’ordre des Frères Mineurs, Roberto Paciocco souligne la nécessité de considérer sur deux plans distincts, d’une part, la progression cohérente des privilèges généraux émis par le pape et, d’autre part, leur mise en œuvre discontinue sur le terrain, laquelle devait prendre en compte des particularités locales25.

15Le décalage chronologique dans l’émission de la bulle Cum a nobis petitur pour les deux ordres est toutefois significatif et révèle un retard des Frères Mineurs dans la prise en charge des sépultures d’étrangers. Ce décalage tient à certaines caractéristiques distinctes : l’ordre des Frères Prêcheurs était majoritairement composé de prêtres et il se dota dès l’origine de couvents propres, tandis que la conventualisation et la sacerdotalisation chez les Frères Mineurs, à l’opposé du projet du fondateur, furent le résultat d’une évolution convulsive initiée avant même la mort de saint François. Le passage d’une fraternité hétérogène de clercs et de prêtres vivant dans la précarité matérielle à un ordre de prêtres, fixés dans des couvents, engagés dans la pastorale et dans l’enseignement universitaire, se précisa à partir des ministres généraux Albert de Pise (1239-1240) et Aymon de Faversham (1240-1243), et trouva sa confirmation sous le généralat de Bonaventure (1257-1274), non sans soulever des contestations à l’intérieur même de la communauté26.

16Les premières bulles relatives au jus sepulture émises pour les deux ordres prévoyaient déjà une compensation financière pour l’église paroissiale qui aurait dû recevoir traditionnellement le corps, puisqu’elles précisent que doit rester sauve « la justice des églises auxquelles sont enlevés les corps des morts ». Toutefois, la question de la portio canonica reste floue dans les bulles papales qui parfois en exemptent les frères tout en affirmant que « doit rester sauf le droit des églises paroissiales »27. Malgré cette clause, le jus sepulture, tout comme les autres droits liés à la pastorale concédés aux nouveaux ordres, provoquèrent l’opposition de certains membres du clergé séculier qui, malgré le principe de la portio canonica, voyaient s’échapper une partie de leurs revenus et de leur emprise spirituelle et morale sur les paroissiens. De nombreux conflits sont documentés, notamment lorsqu’ils nécessitèrent une intervention pontificale28. Dans d’autres cas, les contentieux furent réglés sans l’arbitrage du pontife, par des actes locaux entre les frères et le clergé paroissial qui reflètent les usages du lieu ainsi que l’accueil plus ou moins bon du clergé séculier et des communautés monastiques plus anciennes à l’égard des nouveaux arrivants 29. L’inhumation des frères eux-mêmes dans un cimetière propre et non dans le cimetière paroissial se heurta parfois à des oppositions, comme le montre la virulente Nimis iniqua émise par Grégoire IX le 21 août 1231. Le pape y rappelle violemment à l’ordre les séculiers qui contestaient les privilèges des Frères Mineurs, notamment le droit de célébrer leurs messes et d’avoir un cimetière, accusant ceux-là d’un intérêt purement vénal30.

17Après avoir dans un premier temps défendu les droits des nouveaux ordres, Innocent IV épousa les plaintes du clergé séculier en promulguant le 21 novembre 1254 la fameuse bulle Etsi animarum, provoquant ainsi un grand émoi chez les Mendiants31. La bulle limite l’action pastorale des frères, leur impose des restrictions sur l’acceptation des laïcs à la messe dominicale, sur la confession et sur la prédication. Elle ne change rien quant au jus sepulture à la bulle Cum a nobis petitur, mais elle incrimine durement certains frères de convaincre les mourants, par des artifices oratoires, de se faire enterrer chez eux et de rédiger un testament en leur faveur. La bulle va même jusqu’à dénoncer la joie du frère lorsque la paroisse du défunt est flouée de la portion canonique32. Elle se fait ainsi l’écho des accusations violentes et calomnieuses d’une partie du clergé séculier, alors augmentées par celles des maîtres de l’université de Paris rassemblés autour de Guillaume de Saint-Amour33. La bulle Etsi animarum valut à Innocent IV d’être honni par les frères et conspué dans leur littérature exemplaire34. Un mois après sa promulgation, elle fut cassée par Alexandre IV, successeur d’Innocent IV, avec la bulle Nec insolitum est, datée du 30 décembre 125435.

18Le pape Alexandre IV réitéra également la bulle de Grégoire IX Cum a nobis petitur en 125736. Il émit ensuite, en 1258 pour les Frères Mineurs et en 1261 pour les Prêcheurs, la bulle Virtute conspicuos, surnommée Mare magnum à cause du grand nombre de privilèges qu’elle contient. La bulle récapitule en effet tous les privilèges concédés aux ordres, notamment ceux concernant le droit de sépulture37. Elle fut répétée ensuite régulièrement par les successeurs d’Alexandre IV38.

19Le 9 août 1303, Boniface VIII fixa à nouveau les conditions dans lesquelles s’exerçait le droit des ordres mendiants à administrer l’extrême onction, à célébrer les funérailles et à accueillir les sépultures39. Cette bulle du pape Caetani est importante, car elle est la première à préciser que les fidèles peuvent choisir d’être inhumés dans le cimetière, dans le couvent ou même dans l’église, témoignant ainsi qu’au début du XIV^e siècle, les sépultures laïques s’étaient répandues non plus seulement dans les cimetières des Mendiants, mais également à l’intérieur de leurs bâtiments conventuels et de leurs églises.

2.3. La législation interne

2.3.1. En guise de préambule : Salimbene et Matulino

20On a pu voir qu’entre les Frères Prêcheurs et les Frères Mineurs, il existe un écart d’une vingtaine d’années dans la concession du droit d’inhumer des étrangers. Les Frères Mineurs avaient bien conscience de ce retard, comme le montre la chronique du frère mineur parmesan Salimbene de Adam. Ce dernier écrivait dans les années 1280, à une époque où la métamorphose des Frères Mineurs en un ordre de prêtres impliqués dans une pastorale appuyée par l’étude était désormais pleinement réalisée. Dans le passage de sa chronique consacré à l’année 1250 – année où Innocent IV promulgua pour son ordre la bulle Cum a nobis petitur –, Salimbene met en scène une discussion qu’il eut avec Matulino, un laïc de Ferrare, « très grand parleur et compositeur de chansons et de sirventes, qui traitait avec obséquiosité les religieux et en même temps était leur détracteur »40. Matulino, avec une certaine malice, rapporte à Salimbene les griefs du clergé séculier contre les Mendiants, et notamment les griefs relatifs aux sépultures. Dans sa réponse, qui reprend point par point toutes les critiques soulevées par Matulino, Salimbene explique pourquoi son ordre accepta les sépultures plus tardivement que celui des Frères Prêcheurs :

Ad secundum, quod est de sepulturis, dicimus quod, longo tempore ante nos, Fratres Predicatores receperunt sepulturas, quas ita bene poteramus recipere sicut ipsi ; sed abstinebamus amore clericorum, volentes pacem habere cum eis, juxta verbum quod scriptum est, ad Ro. XII : Si fieri potest, quod ex vobis est, cum omnibus hominibus pacem habentes. Sed quia ipsi non cognoverunt, juxta verbum quod scriptum est, Prov. XXVI : Sicut qui mittit lapidem in acervum mercurii, ita qui tribuit insipienti honorem, ideo modo recipimus, quia quilibet potest eligere sibi sepulturam ubi vult. Hactenus enim damnificati sumus et rusticitatem maximam fecimus, quam modo cognoscimus, recusando sanctam Elisabeth, que fuit filia regis Hungarie, et recusando comitem Provicincie, qui fuit pater regine Francie et regine Anglie, et in loco Fratrum Minorum de Aquis, ubi jam habitavi, sepeliri volebat, et fuerat maximus noster amicus ; et Ecclesiasticus dicit, VII : Mortuo non prohibeas gratiam. De sepultura etiam mortuorum multum commendatur, Tobias I. Esdras similiter in apocrifis dicit : Mortuos ubi inveneris signans commenda sepulcro, et dabo tibi primam sessionem in resurrectione mea41.

21Dans l’explication de Salimbene, ni l’autorisation pontificale, ni les questions de pauvreté ou de réticence vis-à-vis des monuments funéraires ostentatoires ne sont mentionnées. Selon lui, le refus initial de recevoir les corps d’étrangers à l’ordre fut motivé par un souci de diplomatie vis-à-vis du clergé séculier, et le changement d’attitude par le devoir de respecter la volonté des mourants – et peut-être, comme le suggère en filigrane le début du discours, par un esprit d’émulation avec les Frères Prêcheurs. Salimbene regrette que son ordre n’ait pas consenti au souhait d’Élisabeth de Hongrie († 1231) et du comte Raymond Béranger († 1245) d’être inhumés chez eux. La perte de ces deux sépultures prestigieuses est ici mentionnée pour la deuxième fois, puisqu’il écrit précédemment à l’année 1245 :

Mortuus est etiam ibi comes et sepultus extra civitatem in quadam parvula ecclesia, ut vidi oculis meis, in nobilissimo et pulcherrimo sepulchro quod filia sua regina Francie fieri fecit. Libenter enim voluit sepeliri in ecclesia Fratrum Minorum, sed fratres recusabant, tum ut vitarent laborem, tum etiam ut cum clericis discordiam non haberent. Hec etiam fuit causa quare sanctam Helisabeth in ecclesia sua sepelire noluerunt42.

22Salimbene ajoute ici une deuxième raison au refus des sépultures : les frères ne les acceptaient pas pour éviter tout conflit avec le clergé, mais également ut vitarent laborem, que l’on peut comprendre comme « pour ne pas s’ajouter de charge liturgique ».

23La chronique de Salimbene permet ainsi d’introduire la question de l’accueil des sépultures et de la législation interne. En effet, comme il apparaîtra dans les prochaines pages, elle reflète fidèlement les préoccupations qui émergent des actes capitulaires.

2.3.2. Les actes capitulaires : une source problématique

24Les actes capitulaires constituent une des sources à notre disposition les plus intéressantes pour saisir les motivations profondes de l’attitude envers les sépultures. Leur lecture pose cependant un certain nombre de problèmes qui doivent être pris en compte.

25Une première difficulté réside dans leur caractère lacunaire. Si les actes des chapitres généraux des Frères Prêcheurs sont intégralement conservés à partir de 1240, ceux des chapitres provinciaux le sont de manière beaucoup plus fragmentaire : par exemple, les actes des chapitres de la province de France (correspondant environ à la moitié nord de la France actuelle) ne nous sont pas parvenus43. Bien que réunissant aussi des chapitres généraux et provinciaux, les Mineurs avaient un fonctionnement différent44. Le pouvoir du ministre général l’emportait sur celui du chapitre, qui n’était d’ailleurs pas réuni aussi régulièrement que chez les Prêcheurs45. Pour les Frères Mineurs, il faut aussi compter avec le fait que les statuts antérieurs aux constitutions de Narbonne (1260) ne sont connus que de manière indirecte. L’analyse peut toutefois se baser sur d’excellentes éditions critiques, à la fois des statuts généraux à partir de 126046 et d’une partie des actes des chapitres provinciaux47.

26Un deuxième problème posé par ces sources capitulaires, souvent soulevé et glosé, est leur degré d’implicite48. En effet, les décisions des chapitres ne sont pas nécessairement des normes dans l’absolu, mais, pour certaines, elles sont des rappels et des ajustements ponctuels en fonction de situations concrètes. C’est le cas notamment des admonitiones chez les Frères Prêcheurs, une catégorie de mesures dont la portée est limitée dans le temps, et dans laquelle on trouve justement les mentions relatives aux sépultures49. Ces admonitiones peuvent donc comporter une part non négligeable d’implicite, puisqu’elles répondent à un contexte particulier et ne sont pas destinées à entrer dans les constitutions. Par exemple, le Admonemus quod in nostris ecclesiis sepulture non fiant50 du chapitre général des Frères Prêcheurs tenu à Londres en 1250 laisse perplexe, dans la mesure où les chapitres précédents n’interdisaient que les sépultures marquées par des monuments ostentatoires. Comment interpréter cette apparente rigidification ? Est-il sous-entendu que les sépultures interdites dans les églises sont uniquement celles des laïcs ? S’étaient-elles multipliées entre 1245 et 1250, obligeant l’ordre à prendre des mesures ? S’agit-il d’une tentative avortée, puisque l’admonition n’est pas répétée dans les chapitres suivants51 ? La répétition de certaines interdictions pose également question : vient-elle prévenir des comportements ou condamne-t-elle des pratiques répandues dans les couvents52 ? Une interdiction répétée est souvent interprétée comme la preuve de sa non application. Or, à une époque où le texte est encore manuscrit, on peut aussi considérer que la promulgation régulière d’une même loi servait à pérenniser sa validité et à s’assurer que l’autorité chargée de la faire appliquer, en l’occurrence le prieur, disposât de textes à jour, quelle que soit l’ancienneté du couvent. Ceci explique en partie la répétition des normes, à la fois dans les lettres pontificales et dans les actes capitulaires. Par ailleurs, les Frères Prêcheurs avaient instauré un fonctionnement original : une mesure répétée par trois chapitres successifs entrait dans les constitutions53.

27Enfin, une troisième précaution méthodologique doit être prise, rappelée notamment par Luigi Canetti dans une contribution au volume I frati Predicatori nel Duecento. L’auteur insiste sur la nécessité de ne pas limiter l’étude de l’ordre des Prêcheurs aux sources rédigées par ou pour les maîtres généraux, mais d’accorder toute leur importance aux documents produits par chaque communauté, afin de saisir les variations régionales. En effet, la seule lecture des premières, sans la confrontation avec la documentation régionale, peut donner l’illusion d’une situation homogène qui n’avait pas d’existence aussi nette dans les faits54. L’articulation entre les lignes directrices du chapitre général et un contexte propre à chaque couvent est au cœur de la question de l’accueil des sépultures, par définition intimement liée à l’insertion du couvent dans un réseau de contraintes locales, en particulier les prétentions du clergé, des bienfaiteurs et les traditions funéraires. L’unité dans la direction de l’ordre, dans la liturgie, dans l’architecture et dans la formation est intrinsèquement liée à une flexibilité permettant une adaptation aux contextes locaux55. Cette flexibilité est même soulignée par Humbert de Romans, dont on sait l’importance dans la formation des normes de l’ordre, qui n’hésite pas à la faire remonter à saint Dominique, racontant qu’au chapitre de Bologne de 1220, le fondateur déclara préférer parcourir tous les couvents pour y gratter le texte des constitutions plutôt que de voir les frères croire que les constitutions obligent sous peine de péché56.

28Bien que la flexibilité ne fasse aucunement partie de la proposition religieuse de saint François, qui voulait que sa règle ne fût ni amendée ni glosée, l’ordre des Frères Mineurs, de par sa rapide extension, se trouva également confronté à cette question de la limite entre des règles centralisées et une nécessaire souplesse dans leur application locale. Cette flexibilité est notamment introduite dans les constitutions de l’ordre par la notion de « scandale », sur laquelle je reviendrai.

29Les chapitres provinciaux des deux ordres reflètent cette dualité : les décisions, dont celles relatives aux sépultures, sont soit des reprises des chapitres généraux, soit des réponses à un besoin spécifique de la province à un moment donné. La question funéraire semble ne pas s’être posée dans les mêmes termes dans les différentes provinces. La confrontation des actes des provinces dominicaines est à ce titre intéressante : les chapitres de Provence et d’Espagne prirent plusieurs décisions relatives aux sépultures, alors que les actes de la province romaine ne traitent jamais des tombes ou du décor des églises, mais reviennent constamment sur des problématiques propres, comme l’interdiction de manger de la viande ou de dire du mal du pape et du roi de Sicile.

30Comment interpréter ce silence des chapitres de la province romaine sur la question funéraire ? Il faut probablement invoquer la situation particulière de cette province qui correspond en partie aux territoires sous domination pontificale. Une même remarque peut être faite pour les couvents des Frères Mineurs situés en Italie centrale. Leur installation se fit dans le rayon d’influence directe du pape et de sa curie, dans un contexte globalement favorable aux Mendiants57. Ainsi, dans les villes où résidait la curie, la construction des couvents bénéficia du soutien financier et logistique du pape et des cardinaux : le couvent des Frères Prêcheurs de Viterbe, par exemple, eut comme fondateur le cardinal cistercien Raniero Capocci, tandis que celui d’Orvieto comptait parmi ses bienfaiteurs le cardinal dominicain Annibaldo Annibaldi. Ce dernier fut même inhumé dans le sanctuaire de l’église dont il avait soutenu la construction. Le lien fort entre l’ordre et la papauté se voit aussi dans le choix du lieu des chapitres provinciaux : en 1257, le chapitre de la province romaine réuni à Florence stipule que le chapitre de 1258 aura lieu à Viterbe si la curie s’y trouve, à Pérouse sinon58.

31Un autre facteur peut expliquer l’absence de trace de litige autour du funéraire dans les actes capitulaires provinciaux des Mendiants en Italie centrale : la question de l’intégration des sépultures laïques dans l’espace des couvents s’y posa plus tard que dans les autres provinces, car l’aristocratie italienne resta davantage fidèle aux lieux d’inhumation traditionnels. Une des premières tombes laïques documentée dans une église dominicaine de la province romaine est celle du préfet de Rome Pietro di Vico († 1268) à Santa Maria in Gradi à Viterbe59. À Rome, la première chapelle funéraire dans une église mendiante est probablement celle de la famille Savelli, fondée, selon Ingo Herklotz, en 1298 dans l’église franciscaine Santa Maria in Aracoeli par Pandolfo Savelli pour accueillir les tombes de ses parents, le sénateur Luca Savelli († 1266) et Vanna Aldobrandeschi († 1287), puis la sienne en 1306 (fig. 3 et 4). Selon Serena Romano, l’inhumation de Luca Savelli à l’Aracoeli pourrait déjà remonter à 1266, et la chapelle aurait été aménagée dans le dernier quart du siècle60. Irene Hueck a avancé l’hypothèse que l’usage pour les membres des grandes familles romaines de se faire enterrer dans les églises mendiantes dans des chapelles privées ait été adopté seulement après 1290, suite à la fondation par Napoleone Orsini de deux chapelles, dédiées à saint Jean-Baptiste et à saint Nicolas, dans la basilique inférieure d’Assise61. Les sources monumentales et graphiques confirment ce constat : en Italie, les laïcs élurent sépulture dans des églises mendiantes plus tardivement qu’en France, qu’en Espagne ou que dans les Flandres, où des sépultures de membres la noblesse locale sont documentées dès les années 1250 dans les cloîtres, dans les salles capitulaires, et même dans les églises62.

Fig. 3 – Rome, église Santa Maria in Aracoeli. Restitution du plan au début du XIV^e siècle (Cellini 1955). L’étoile (ajout de l’auteur) correspond à l’emplacement de la chapelle Savelli.

Fig. 4 – Rome, église Santa Maria in Aracoeli. Tombe de Luca Savelli († 1266) (© Haude Morvan).

32Le contexte d’implantation des Frères Prêcheurs et leurs rapports avec les élites locales expliqueraient donc la récurrence des problèmes liés aux sépultures dans les actes des provinces de Provence et d’Espagne dans les années 1250, et leur absence dans ceux de la province romaine où les tombes laïques n’entrèrent dans les églises qu’à partir de la fin des années 1260, à une époque où la position de l’ordre s’était largement assouplie à la faveur du généralat de Jean de Verceil (1264-1283). Toutefois, les tombes laïques ne furent pas les seules, au milieu du XIII^e siècle, à provoquer les admonitions des chapitres de Provence et d’Espagne : comme on le verra plus loin, des monuments épiscopaux, de par leur installation dans le sanctuaire et/ou leur caractère trop ostentatoire, valurent des réprimandes aux prieurs qui les avaient acceptés.

2.3.3. Les sépultures : un trouble potentiel dans la vie des communautés

33Une fois posé ce cadre méthodologique, les sources capitulaires peuvent être envisagées dans l’optique de reconsidérer de manière critique le postulat selon lequel l’ordre des Frères Prêcheurs et celui des Mineurs auraient eu une attitude fondamentalement hostile à l’accueil de sépultures pour des raisons liées à l’idéal de pauvreté.

34Si les deux ordres démontrent dans leurs normes une certaine réticence envers la prise en charge de sépultures, les raisons en sont avant tout d’ordre liturgique. Les actes capitulaires des provinces dominicaines de Provence et d’Espagne enjoignent à plusieurs reprises aux couvents de ne pas se charger d’une liturgie funéraire afin, selon une belle formule, « de ne pas enterrer l’étude avec les sépultures ». Le chapitre de Provence réuni en 1253 à Limoges stipule ainsi :

Item, monemus ne priores novis processionibus et missis conventualibus honerent conventum occasione eorum qui apud nos elegerint sepeliri, ne cum sepulturis contingat in posterum studium sepeliri63.

35L’interdiction est répétée en 1256 à Avignon :

Item, in locis ubi recipiunt sepulturas ordinent fratres quod tali hora missa conventualis cantetur ne aliam pro funere oporteat celebrari, ne studium impediatur pluralitate missarum64.

36On trouve la même injonction dans les actes du chapitre de la province d’Espagne réuni la même année à Palencia :

Item, fratres non faciant processiones super defunctos ubi receperint sepulturas, nisi eadem die qua sepelitur defunctus65.

37Les chapitres provinciaux reprennent ainsi la section De suffragiis mortuorum des constitutions qui énumère les jours de célébration de suffrages pour les défunts. Les seuls étrangers à l’ordre pour lesquels on célèbre une messe anniversaire commune (et non individuelle) sont les parents des frères et les bienfaiteurs du couvent. La section De suffragiis mortuorum se conclut par l’interdiction d’ajouter d’autres messes : 

Anniversarium patrum et matrum tertia die post purificationem beate Marie, anniversarium benefactorum et familiarum sequenti die post octavas beati Augustini, anniversarium vero fratrum et sororum ordinis nostri sequenti die post festum beati Dyonisii est faciendum. Anniversarium vero omnium sepultorum in cimiteriis nostris ubique fiat prima die post octavas apostolorum Petri et Pauli. Fratres vero nostri numerum missarum non admittant66. 

38Effectivement, d’après la documentation nécrologique, jusqu’à la fin du XIII^e siècle, les Prêcheurs n’ont octroyé de suffrages pour des étrangers à l’ordre que de manière très exceptionnelle. Ce n’est qu’à partir du XIV^e siècle qu’ils intégrèrent les messes anniversaires dans leur quotidien liturgique et économique, à l’instar des communautés monastiques et canoniales67.

39Les constitutions des Frères Mineurs, en revanche, ne mentionnent pas la surcharge liturgique pour justifier un accueil prudent des sépultures. Il est probable, cependant, que ce facteur ait joué : Salimbene de Adam semble le suggérer lorsqu’il explique, dans le passage de sa chronique déjà cité, qu’à leurs débuts les frères refusaient les sépultures ut vitarent laborem.

40La réticence vis-à-vis des sépultures découle donc, en premier lieu, d’une volonté de rester en dehors d’un système d’échange de biens matériels contre des prières individualisées pour les défunts – système développé particulièrement par l’ordre de Cluny68 –, afin de ne pas alourdir le quotidien des frères par des messes supplémentaires qui gêneraient les travaux d’étude et de prédication, et impliqueraient l’acceptation de dons.

41Une autre conséquence néfaste de l’accueil des sépultures laïques est clairement signalée dans les sources des deux ordres : l’hostilité des prêtres suscitée par l’engouement de leurs paroissiens pour les communautés mendiantes, et ce malgré le principe de la portion canonique. Pour éviter tout envenimement du conflit, le maître général des Prêcheurs Humbert de Romans (1254-1263) enjoignit à ses frères, dans une lettre encyclique de 1255, de ne pas pousser les laïcs à élire sépulture chez eux et, si le mourant le demandait instamment, d’accepter sans omettre de payer au clergé paroissial la portion canonique.

Alia est, quod occasione fratrum abmittunt ecclesie secularium sepulturas, quia relictis ecclesiis secularibus, multi apud nos sepulturas eligunt et non redditur eis a fratribus porcio, que secundum iura debetur, de bonis, que fratribus obveniunt occasione sepulturarum. Super hoc ordinamus, quod nullus frater avertat aliquem, quin eligat sepulturam in ecclesia sua. Si autem aliquis sepultus fuerit apud nos, reddant fratres sine omni difficultate ecclesiis, a quibus assumuntur corpora, quicquid secundum varias consuetudines ab aliis ecclesiis in simili casu fieri consuevit69.

42Le problème subsistait en 1280, puisque le chapitre général dut encore statuer sur ce point, demandant aux frères, afin de « préserver [l’ordre] des scandales et des injustices », de ne pas pousser les fidèles à délaisser leur premier choix d’élection de sépulture pour se faire enterrer chez eux70. La lettre encyclique de Humbert de Romans et le chapitre de 1280 sont clairement des réponses aux accusations formulées non seulement par une partie du clergé séculier, et cristallisées dans la bulle Etsi animarum promulguée par Innocent IV, mais aussi par des membres de la société laïque qui dénonçaient l’avidité des frères pour les testaments71.

43Les sources franciscaines reflètent le même contexte polémique. Dans une lettre de 1257 adressée aux ministri provinciales et aux custodes, le ministre général Bonaventure (1257-1274) identifie dix dangers pour le respect de la règle de saint François. Il y inclut notamment l’« invasion dévorante de sépultures et de testaments » dans les couvents, qui perturbe le clergé paroissial72. Il est probable que Bonaventure fasse implicitement référence à l’insistance de saint François sur la soumission aux prêtres, les plus humbles soient-ils, réaffirmée avec force dans le Testament73. Bonaventure ne considère pas les sépultures comme dangereuses à cause du décor qu’elles amènent dans les couvents, mais à cause de l’animosité qu’elles déclenchent chez le clergé paroissial (en contradiction donc avec la proposition de vie du fondateur), alors même qu’il mentionne les édifices somptueux parmi les autres dangers menaçant la règle74.

44Des injonctions similaires se retrouvent dans les statuts des chapitres de Narbonne (1260), d’Assise (1279) et de Paris (1292). Le risque d’empiètement sur les fonctions paroissiales, en particulier sur la célébration du baptême et des funérailles, affleure à plusieurs reprises75. Comme dans la lettre de Bonaventure, l’interdiction d’accepter les sépultures est justifiée par le souci de rester en bons termes avec le clergé local, et il est rappelé aux prieurs qu’ils doivent payer la portion canonique76.

45Il est d’autre part enjoint aux frères de ne pas entrer en procès avec le clergé séculier, même si le corps d’un homme qui avait élu sépulture chez eux est accaparé par la paroisse77. Cette mesure fait écho à des cas de conflits, parfois extrêmement violents, entre les couvents et le clergé séculier. De telles batailles juridiques ou physiques pour la possession d’un cadavre n’étaient pas rares au Moyen Âge78. Les Frères Mineurs auraient ainsi dû recevoir la tombe du pontife français Martin IV, mort à Pérouse en 1286. Le pape avait élu sépulture dans la basilique d’Assise, mais les Pérugins voulurent conserver son corps, inhumé dans la cathédrale de Pérouse79. Si les Frères Mineurs n’ont pas lutté pour obtenir la dépouille pontificale, c’est probablement pour respecter leurs constitutions. Les Frères Prêcheurs de Viterbe, eux, tinrent tête pendant huit ans au chapitre épiscopal qui avait accaparé le corps du pape Clément IV († 1268), appuyés par les successeurs du pontife, jusqu’à obtenir justice80. D’autres couvents de l’ordre se virent toutefois eux aussi privés de corps prestigieux : comme je l’ai déjà évoqué en première partie, la Cronica ordinis, attribuée à Géraud de Frachet, raconte que le cardinal cistercien Raniero Capocci, mort à Lyon en 1250, avait élu sépulture chez les Prêcheurs, mais que les Cisterciens conservèrent le corps, inhumé à Cîteaux.

46Dans les constitutions franciscaines de 1279, une raison supplémentaire est invoquée pour modérer l’acceptation des sépultures : la tradition de réunir dans la tombe les membres d’une même famille81. Au XIII^e siècle, l’inhumation auprès des ancêtres est encore préconisée par les traités canoniques comme le Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand82. L’injonction du chapitre d’Assise appelle donc au respect de cet usage, mais témoigne en même temps de la rupture progressive qui s’opérait alors dans l’équilibre social, avec un relâchement des liens familiaux au profit d’autres réseaux de solidarité, comme les confréries. Ce changement, dû entre autres à l’urbanisation de la société et donc au déracinement familial des nouveaux citadins, est patent dans les élections de sépulture, et contribua au succès des couvents mendiants comme dernière demeure83. Salimbene de Adam avait déjà intégré ce changement, puisqu’il affirme, dans le passage cité en ouverture de cette section sur la législation interne, que tout chrétien a le droit de choisir son lieu de sépulture.

47La lecture des actes capitulaires met clairement en évidence que, si les Frères Prêcheurs et Mineurs ont manifesté à plusieurs reprises une certaine réticence à accueillir des tombes d’étrangers, ces mesures étaient avant tout dictées par des raisons liturgiques et diplomatiques (garantir une image de probité de l’ordre, maintenir une bonne entente avec le clergé local et respecter les traditions). Les mises en garde contre les sépultures sont à lire dans la plupart des cas comme des réponses aux accusations du clergé séculier84. C’est donc dans ce contexte polémique et pour éviter des charges liturgiques liées aux célébrations funéraires que sont émises les injonctions à ne pas accepter les inhumations d’étrangers. L’admonition du chapitre général des Frères Prêcheurs de 1250, Admonemus quod in nostris ecclesiis sepulture non fiant, est, selon moi, à interpréter dans ce sens et non dans celui, souvent défendu, d’une opposition de principe. Par conséquent, il est normal que, dans des environnements où ils ne risquaient pas de déchaîner sur eux les foudres du clergé séculier, les frères aient volontiers accueilli des sépultures. Celles-ci pouvaient même se révéler utiles lorsque le défunt était un puissant laïc ou religieux, puisqu’elles rendaient manifestes les soutiens dont bénéficiait l’ordre. 

48Si des raisons diplomatiques et conciliatrices motivèrent les frères à refuser les sépultures, ces mêmes raisons poussèrent aussi les Frères Mineurs à les accepter. En effet, les constitutions de Narbonne (1260) enjoignent aux frères, dans la rubrique De observancia paupertatis, de refuser les sépultures, sauf si cela peut entraîner un « scandale notoire »85. La prévention d’un « scandale » constituait donc une raison suffisante pour obtenir une permission spéciale – en l’occurrence celle d’inhumer un étranger à l’ordre86.

49L’invocation du scandale comme limite à l’application de la règle est fréquente dans les constitutions des Frères Mineurs, aussi bien générales que provinciales, essentiellement dans la régulation des rapports entre les frères et leurs bienfaiteurs. Par exemple, les dons d’objets précieux, en principe rejetés, devaient être acceptés si un refus risquait d’entraîner un scandale87 ; de même, la prise d’habit sur le lit de mort devait être refusée, à moins qu’il ne s’agisse d’une « personne excellente à qui l’on ne pouvait refuser sans scandale »88 ; les femmes ne pouvaient entrer dans le couvent, à moins qu’elles ne fussent des personnes illustres et des bienfaitrices à qui l’on ne pouvait opposer un refus sans grave scandale89 ; les frères ne devaient pas se rendre dans les maisons des laïcs pour participer aux rites funéraires, « à moins qu’ils ne pussent décliner sans grave scandale »90, etc. La mention « si l’on ne peut refuser sans scandale » impose donc une flexibilité dans l’application des règles par une priorité de l’esprit (le maintien de bons rapports avec les bienfaiteurs91) sur la lettre. La contradiction entre l’interdiction formelle d’accepter des sépultures et l’acceptation effective n’est donc qu’apparente, puisque les constitutions prévoient les bornes dans lesquelles s’applique la règle. Dans le cas des sépultures tel qu’il est abordé par le chapitre général de Narbonne, comme dans les autres cas cités où comparaît cette notion de « scandale », nous ne sommes pas face à un ordre dépassé par les comportements déviants des couvents et par la poussée des bienfaiteurs, mais face à une réglementation réfléchie du rapport entre l’esprit et la lettre et des relations avec les élites laïques et religieuses.

50La mention du scandalum comme limite de l’application d’une règle à la lettre se retrouve aussi dans la législation des Frères Prêcheurs, bien que plus rarement92. Si le terme scandalum est souvent employé, il l’est davantage pour enjoindre aux frères de garder une conduite irréprochable, en évitant le scandale qui découlerait d’une mauvaise gestion des biens, de dépenses excessives, ou d’une attitude irrespectueuse vis-à-vis du clergé séculier93. Le scandalum prend ici un sens proche de celui qu’il a dans le droit canonique, s’opposant à l’exemplum que les religieux doivent donner aux laïcs. Même si cela n’est pas précisément mentionné, il est évident que la question des sépultures fait partie de la materia turbacionis vel scandali que les couvents doivent éviter dans leurs relations avec le clergé séculier.

51Cette comparaison des usages du terme scandalum dans les sources capitulaires porte à une conclusion intéressante quant à la question funéraire. On a vu précédemment que les deux ordres se montrèrent prudents dans l’acceptation des sépultures afin, notamment, de ne pas « scandaliser » le clergé paroissial. À ceci, les Frères Mineurs ajoutèrent une clause, elle aussi justifiée par le danger du scandale (cette fois-ci pris dans un autre sens) : les sépultures devaient être acceptées lorsqu’un refus aurait été néfaste à la mission pastorale de l’ordre et au maintien de bonnes relations avec les bienfaiteurs appartenant aux élites laïques et religieuses.

52L’attitude adoptée vis-à-vis des sépultures ne fit pas l’unanimité en interne, en particulier chez les Frères Mineurs. On sait combien cet ordre fut marqué de manière endémique et dramatique par des dissensions autour de la façon de vivre la proposition religieuse exigeante de saint François, et ce dès les premiers temps de la fraternité et de manière toujours plus âpre, jusqu’à aboutir aux violents épisodes de répression de la branche dite des Spirituels sous le pontificat de Jean XXII. L’accueil des sépultures fait partie des questions qui opposèrent les frères qui défendaient l’observation rigoureuse de la règle et du testament à ceux qui en acceptaient une interprétation souple.

53Dès les années 1270-80, Pierre de Jean Olivi exprimait dans ses écrits sur la pauvreté et sur l’usus pauper sa réticence à l’accueil des sépultures, qu’il justifiait par plusieurs raisons : la juridiction sur le lieu de sépulture est contraire à la non-propriété ; la cura defunctorum détourne les frères d’autres activités plus spirituelles ; l’accueil des sépultures expose les frères à la cupidité et à la simonie ; enfin, l’accueil des sépultures peut donner une mauvaise image au clergé séculier et aux laïcs, et jeter le discrédit sur l’ordre94.

54Les accusations internes contre la direction prise par l’ordre se cristallisèrent quelques décennies plus tard dans les écrits d’Ubertin de Casale. En 1310, Ubertin rédigea pour le pape Clément V le Rotulus, un opuscule qui énumère toutes les infractions observées dans l’ordre, destiné à la commission chargée d’étudier la question des Frères Mineurs pendant le Concile de Vienne (1311-1312). À partir de la synthèse rédigée par cette commission, le pape promulgua le 6 mai 1312 le bulle Exivi de Paradiso qui marque une tentative de réconciliation des deux courants de l’ordre. L’effort avorta cependant rapidement : Clément V, qui l’avait initié, mourut en 1314 et, après deux ans de vacance du siège pontifical, fut élu Jean XXII qui engagea une persécution des Spirituels par l’Inquisition95. Dans le Rotulus, Ubertin de Casale identifie trois comportements contraires à la non-propriété, parmi lesquels le premier et le troisième touchent à la question funéraire. Le premier de ces comportements est la sédentarisation des frères et leur provenance locale, à l’opposé de la règle de saint François qui voulait que les frères soient toujours hôtes et pèlerins. Les frères issus de l’élite urbaine considèrent le locus comme leur domicile, et cherchent donc à en favoriser les temporalia, en particulier par la recherche avide de sépultures et par un investissement excessif dans le bâti96. Le troisième comportement identifié dans le Rotulus comme contraire à l’interdiction de la propriété concerne plus directement les sépultures. Ubertin dénonce la recherche « avide » de sépultures et de funérailles, en particulier quand les défunts sont des personnages riches et puissants, cause de nombreux troubles. En premier lieu, les frères estiment avoir un droit de propriété sur ces corps, et ils ont recours à la justice en cas de litige pour demander les dépouilles ou les funérailles qui leur reviennent de droit. En second lieu, les familles des défunts font des dons impropres, comme des chevaux et des armes que les frères doivent ensuite vendre, et ils offrent des étoffes et des cierges en quantité excessive. Enfin, les frères s’exposent au danger de la simonie quand ils reçoivent des sépultures et célèbrent des messes en échange d’argent. Ils scandalisent ainsi le clergé et ils sont distraits par ces charges liées aux funérailles de leurs devoirs spirituels. Ubertin conclut : « Nos pères repoussèrent les sépultures au début parce qu’ils comprenaient les nombreuses souillures qui en auraient découlé pour l’ordre » 97.

55Ubertin reprend ici plusieurs admonitions déjà exprimées dans les constitutions de Narbonne, et même probablement dans les constitutions antérieures, si l’on considère les constitutiones praenarbonenses ou la chronique de Salimbene qui témoigne des débats à l’intérieur de l’ordre avant 1250. Bien qu’Ubertin ait été animé d’un désir de retour radical au style de vie de la fraternitas originelle, il ne fonde pas son discours sur la seule figure de saint François et sur sa règle, mais aussi sur ces gloses que le fondateur avait proscrites, à savoir les constitutions issues des chapitres généraux98. On peut en effet noter que le Rotulus leur fait écho sur plusieurs thématiques, comme l’interdiction d’entrer en procès pour demander des corps, de « scandaliser » le clergé à cause des sépultures, de négliger les devoirs de prière, d’étude et de prédication à cause d’une surcharge de processions et de messes pour les défunts, ou encore de manipuler de l’argent à cause des dons reçus pour les sépultures. Ainsi, Ubertin rassemble dans le Rotulus des problèmes endémiques depuis les origines.

56Chez les Frères Mineurs, le débat sur les sépultures s’inscrit donc dans le contexte du déchirement inhérent à l’ordre qui, pour reprendre les mots de Grado Giovanni Merlo, avance sur une double voie : « sur l’une on cherche à définir ce qu’est la pauvreté et comment on peut la vivre sans aller contre l’inspiration franciscaine et contre les prescriptions de la règle ; sur l’autre, l’ordre en gagnant en puissance développe sa propre action pastorale, qui, selon ses destinataires, est inévitablement tout autant sociale et politique, et source aussi de ressources économiques »99. Les différents textes considérés reflètent cette ambiguïté, qu’il s’agisse des constitutions, des lettres pontificales, de la chronique de Salimbene, des exempla ou des libelles des Spirituels. D’un côté, l’ordre défend sa place dans la pastorale, qui inclut le soin aux mourants et aux défunts ; de l’autre, on perçoit une conscience aiguë, dès la première moitié du XIII^e siècle, des dangers induits par la cura defunctorum pour l’esprit de l’ordre et le respect de la règle. Un siècle après la fondation par frère François d’une fraternitas, Ubertin de Casale ne fait que constater l’incompatibilité entre l’accueil des sépultures et une expérience de vie basée sur la pauvreté et la précarité. S’il n’était pas possible, dans ce chapitre sur les normes, de passer totalement sous silence ces voix dissidentes, c’est davantage la ligne officielle de l’ordre qui sera invoquée par la suite, car c’est elle qui s’exprime dans les tombeaux et dans les exempla à thématique funéraire qui seront considérés.

2.3.4. Les normes sur l’emplacement des sépultures chez les Frères Prêcheurs

57Il apparaît donc maintenant clairement que l’attitude des Mendiants envers le funéraire est davantage guidée par des problématiques liées à la cura animarum et à l’insertion des couvents dans la société que par des enjeux esthétiques et somptuaires. Toutefois, les questions de forme et d’emplacement des tombes ne sont pas absentes des textes normatifs, en particulier chez les Frères Prêcheurs.

58Ces textes normatifs relatifs à la localisation des sépultures doivent être considérés dans le cadre plus large de l’évolution des lieux d’inhumation au XIII^e siècle. Pendant l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, l’Église interdit formellement l’inhumation dans les édifices de culte, en particulier dans le sanctuaire, aussi bien pour les laïcs que pour les clercs, quand bien même il s’agissait de fondateurs100. Cependant, dans les faits, beaucoup de fidèles recherchèrent dès les premiers siècles l’inhumation ad sanctos, et des fondateurs, rois et hauts ecclésiastiques, furent enterrés dans les églises. Les zones de sépulture restaient toutefois généralement éloignées du sanctuaire : les souverains du haut Moyen Âge, comme Louis le Pieux ou Charlemagne, furent inhumés près de l’entrée ou dans le narthex. La présence de tombes de laïcs (notamment des fondateurs et bienfaiteurs) dans les édifices de culte se développa progressivement à partir du XI^e siècle et finit par être intégrée dans le droit canon au XIII^e siècle101. Les ordres mendiants semblent avoir joué un rôle déterminant dans l’accélération du processus au cours du XIII^e siècle, de par leur succès auprès de la société urbaine, dans le cadre de ce que Jacques Chiffoleau a défini comme une « démocratisation de la notion de fondateurs ou de bienfaiteurs »102. Si la fonction de nécropole progressivement acquise par les couvents des Frères Prêcheurs et Mineurs s’impose aux yeux de quiconque y pénètre aujourd’hui, et ce malgré le grand nombre de tombes qui a été perdu, il reste à définir de quelle manière les frères gérèrent leur espace.

59Bien qu’ils n’aient pas émis de normes aussi précises que celles des Cisterciens sur l’emplacement des sépultures en fonction des catégories de défunts103, les Frères Prêcheurs ont néanmoins statué sur la question à partir des années 1250. Les actes capitulaires sont certes assez laconiques, mais une lecture attentive permet de relever quelques prescriptions plus détaillées. Celles-ci, croisées avec la documentation sur les monuments funéraires eux-mêmes, montrent que les règles étaient différentes selon les espaces du couvent et selon les défunts. Dans les provinces de France et de Provence, des laïcs furent enterrés dès le milieu du XIII^e siècle dans les cloîtres et les salles capitulaires. En revanche, l’inhumation dans l’église était plus exceptionnelle, qui plus est dans l’ecclesia fratrum. Dans la province de Rome, comme évoqué précédemment, les laïcs élurent sépulture chez les Frères Prêcheurs plus tardivement, essentiellement à partir de la fin du XIII^e siècle ; en revanche, de nombreux religieux (papes, cardinaux, évêques…) demandèrent à être inhumés chez eux.

60La sépulture dans l’ecclesia fratrum était visiblement réservée aux membres importants de l’ordre, notamment les maîtres généraux et les cardinaux. Une preuve de ce statut privilégié de l’inhumation dans le chœur et dans le sanctuaire est donnée par le chapitre général de 1246 qui enjoint au prieur de La Rochelle de « faire retirer la tombe qui se trouve dans le chœur des frères, ou au moins de la faire mettre dans un coin de l’église »104. Le prieur semble ne pas avoir tenu compte des décisions du chapitre, car il fut puni en 1251 pour avoir « contre les admonitions des chapitres précédents admis des sépultures dans l’ecclesia fratrum »105. Cette admonition est confirmée par l’analyse de la répartition des sépultures dans les églises dominicaines : au XIII^e siècle, l’inhumation d’étrangers à l’ordre dans l’ecclesia fratrum reste effectivement extrêmement rare, et ne concerne que quelques évêques fondateurs106. Les couvents qui accordèrent ce privilège semblent avoir suscité une désapprobation de l’ordre, comme en témoigne le chapitre de Provence de 1251 qui cite l’enfeu de l’évêque Bernard de Montaigu († 1248) dans le sanctuaire de l’église du Puy comme contre-exemple. Je reviendrai plus loin sur ce cas : s’il est probable que ce soit davantage le caractère somptueux de cette tombe en métal émaillé qui ait provoqué l’ire du chapitre, sa localisation dans l’ecclesia fratrum a dû apparaître comme une infraction supplémentaire. L’église des Prêcheurs de Chartres constitue un cas exceptionnel : non seulement tous les évêques de la ville, mais également de nombreux laïcs furent inhumés dans le sanctuaire dès les années 1240107. Puisque les actes des chapitres de la province de France ne sont pas conservés, on ne sait pas si ces tombes chartraines, ou encore la riche tombe émaillée de l’évêque Michel de Villoiseau († 1260) devant l’autel majeur de l’église des Frères Prêcheurs d’Angers, ont suscité la même désapprobation que l’enfeu de Bernard de Montaigu.

61Si la sépulture dans l’ecclesia fratrum était essentiellement réservée aux grandes figures de l’ordre, qu’en était-il de l’ecclesia laicorum ? Le problématique Admonemus quod in nostris ecclesiis sepulture non fiant du chapitre général de Londres en 1250 a déjà été évoqué. Dans les faits, la sépulture dans les églises était plus ou moins tolérée selon les provinces, avec des variations probablement dues à des traditions régionales. Par exemple, il est à noter que les chapitres d’Espagne eurent une position plus stricte que ceux de Provence : dans la province ibérique, il semble que les sépultures de paroissiens aient été accueillies seulement dans les cimetières. En effet, le chapitre de Palencia en 1256 demande que deux corps inhumés dans les églises conventuelles de Palencia et de Cordoue soient déterrés pour être déplacés en dehors de l’église108. Il ne s’agit pas d’une opposition de principe à l’accueil des sépultures, puisque dans ces mêmes années, les frères de Palencia reçurent plusieurs corps de paroissiens dans leur cimetière, ce qui fut source d’un long conflit avec l’évêque109.

62En définitive, l’inhumation d’étrangers à l’ordre dans les églises dominicaines, et plus encore dans l’ecclesia fratrum, était rare au XIII^e siècle, ce qui démontre une rigueur dans la gestion de l’espace que l’on ne retrouve pas chez les Frères Mineurs. Chez ces derniers, aucune tendance ne ressort puisque, dès le milieu du siècle, des laïcs et des prélats étrangers à l’ordre furent inhumés devant l’autel majeur110. Cette observation confirme les analyses plus générales sur le caractère davantage organisé et systématique des Frères Prêcheurs en matière de planification institutionnelle et architecturale. L’uniformisation du bâti chez eux est d’ailleurs programmatique, comme le montre un passage célèbre de l’Opera de vita regulari où Humbert de Romans se lamente du chemin qu’il reste encore à accomplir à son ordre pour atteindre un état idéal, où les édifices auraient la même forme et la même organisation111. Par ailleurs, Joanna Cannon a suggéré que l’homogénéité majeure qui s’observe dans les fondations des Frères Prêcheurs par rapport à celles des Frères Mineurs en Italie centrale peut s’expliquer aussi par le nombre bien plus important des secondes, et par une plus grande unité de site pour les premières, installées dans des centres urbains importants112. Quoi qu’il en soit, le caractère plus structuré de la gestion du funéraire chez les Frères Prêcheurs apparaît clairement si l’on considère la régulation des lieux de sépulture et trouve une confirmation supplémentaire dans les admonitions sur la forme des tombes.

2.3.5. Les tombes : curiositates et superfluitates ?

63Contrairement aux statuts des Frères Mineurs, qui restent muets sur le sujet, les chapitres des Prêcheurs établissent des normes précises non seulement sur l’emplacement des sépultures, mais aussi sur leur signalisation. Depuis le XII^e siècle, l’art funéraire connaissait en Occident un net essor, en touchant une portion de plus en plus large de la société laïque et religieuse. La naissance des ordres mendiants est donc contemporaine d’un mouvement culturel dynamique de monumentalisation des tombeaux.

64Dans les années 1240-1250, les chapitres généraux et provinciaux des Frères Prêcheurs manifestent des réticences envers les tombes décorées, conformément au principe de sobriété des églises. Le chapitre de 1245 interdit les sépultures qui incluent des sculptures proéminentes. Il existait manifestement de telles tombes dans les églises à cette date, puisqu’il est précisé que celles en place doivent être enlevées113. L’admonition n’est pas motivée : s’agit-il de maintenir une sobriété esthétique dans le décor de l’église, ou de favoriser les plates-tombes afin ne pas gêner la circulation ? La seconde hypothèse peut s’appuyer sur l’exemple cistercien. Dans les normes cisterciennes répétées entre 1194 et 1237, il est stipulé que les tombes situées dans les cloîtres ne doivent pas dépasser le niveau du sol afin de ne pas entraver la circulation114. Les sépultures cum sculpturis prominentibus qu’interdisent les Frères Prêcheurs évoquent un type de tombe diffusé en France, en Angleterre, ou encore en Allemagne, mais inconnu en Italie : la « tombe libre » (plus connue sous le terme anglais de free-standing tomb), c’est-à-dire une tombe constituée d’un sous-bassement non adossée à un mur, portant un gisant ou une effigie plate. On connaît plusieurs exemples de tombes appartenant à cette catégorie dans des églises des Frères Prêcheurs, notamment, dès 1236, celle de l’évêque Hugues de la Ferté à Chartres115. D’autres furent encore installées après le chapitre de 1245, comme la tombe émaillée de l’évêque Michel de Villoiseau († 1260), visible jusqu’au XVIII^e siècle au milieu du sanctuaire de l’église dominicaine d’Angers116.

65Si des raisons pratiques liées à la circulation des frères ont pu motiver une réticence vis-à-vis des tombes libres, ce sont en revanche des raisons explicitement esthétiques qui sont invoquées par le chapitre de Provence tenu au Puy en 1251 pour justifier l’interdiction d’une forme particulière de monument funéraire, l’enfeu (sepulcrum insertum parieti), inclus parmi les « constructions notables, somptueuses et superflues » que les prieurs doivent éviter. Les actes de ce chapitre évoquent même la présence d’une telle tombe, répréhensible donc, dans l’église du Puy117. Ils font certainement allusion au tombeau de l’évêque Bernard de Montaigu, décédé en 1248 et enterré dans un enfeu contre le mur nord du sanctuaire. Le monument, détruit en 1562 lors des guerres de religion, était de cuivre doré avec une effigie du défunt encadrée par une inscription. Au-dessus, se trouvait une représentation de saints dominicains autour de la Vierge118. Ce sépulcre évoque, dans sa structure, celui installé au début du XIV^e siècle chez les Frères Prêcheurs clermontois pour le cardinal dominicain Hugues Aycelin († 1297). Je reviendrai en détails plus loin sur ce magnifique tombeau qui, comme celui de Bernard de Montaigu, était inséré dans la paroi du sanctuaire avec un sarcophage à effigie en orfèvrerie surmonté par un décor peint et sculpté119. Pourtant extrêmement fastueuse, la tombe de Hugues Aycelin n’a visiblement pas suscité de réaction du chapitre provincial. Il faut dire que le défunt était lui-même un frère prêcheur et, surtout, que la position de l’ordre sur les tombeaux somptueux s’était alors assouplie.

66Le chapitre provincial de 1251, qui condamnait la tombe de Bernard de Montaigu, entendait-il interdire complètement les enfeus, ou seulement ceux qui étaient décorés avec trop de sumptuositas et de superfluitas ? Le fait que l’ordre ait commandé pour des frères importants des sepulcra inserta parieti fait pencher pour cette deuxième solution. Ainsi, en 1260, les restes du maître général Jean de Wildeshausen (ou Jean le Teutonique), mort en 1252, furent transférés, lors de la cérémonie de consécration, dans le sanctuaire de l’église dominicaine de Strasbourg nouvellement construite, dans un sarcophage fermé par une dalle gravée d’une crosse et d’une inscription et placé dans un enfeu120. Bien qu’il s’agisse d’un sepulcrum insertum parieti, cette tombe était bien plus sobre que celle de Bernard de Montaigu. Par conséquent, il est probable que ce ne soit pas tant le type même de l’enfeu que le caractère somptueux et superflu d’un tombeau fait de matériaux précieux et placé dans le sanctuaire qui ait provoqué la remontrance de 1251.

67La lecture des actes capitulaires révèle donc que l’ordre des Frères Prêcheurs s’est préoccupé de l’incidence de l’accueil des sépultures non seulement sur la liturgie et sur les relations avec le clergé paroissial, mais également sur l’ornementation du couvent. En revanche, les constitutions des Frères Mineurs ne contiennent aucune législation sur la forme des tombeaux. Cependant, les historiens présentent souvent comme une évidence l’inclusion des monuments funéraires dans les curiositates et les superfluitates condamnées aussi bien dans la législation des Mineurs que dans celle des Prêcheurs. L’admonition du chapitre général dominicain de 1251 met en effet en garde contre les fabricas notabiles et sumptuosas et superfluas, parmi lesquelles sont comprises en particulier les tombes murales. Faut-il en conclure que les tombeaux figurés constituaient systématiquement des « superfluités » que les couvents durent admettre malgré eux ?

68Les termes curiositates et superfluitates en contexte mendiant sont complexes à analyser et ont souvent été mal interprétés. En 1240, le chapitre général des Frères Prêcheurs tenu à Bologne décrète :

Notabiles superfluitates a choris nostris penitus removeantur, et amodo alie in nostro ordine numquam fiant121.

69Le chapitre de 1252 enjoint aux visiteurs chargés de contrôler périodiquement les couvents d’en référer au chapitre général et de corriger les prieurs s’ils remarquent des curiositates dans les objets ciselés ou en pierre gravée, dans les peintures, les statuettes, la vaisselle liturgique, la paramentique122. Dans les années 1260, Humbert de Romans fit ajouter aux constitutions l’interdiction des « superfluités et curiosités notables dans les sculptures, les peintures et les pavements », en ce qu’elles déformaient la pauvreté123.

70La même terminologie se retrouve dans les constitutions des Frères Mineurs, dans la rubrique De observantia paupertatis. Ainsi, dans celles de Narbonne (1260), on lit :

Cum autem curiositas et superfluitas directe obvient paupertati, ordinamus quod aedificiorum curiositas in picturis, caelaturis, fenestris, colunnis et huiusmodi, aut superfluitas in longitudine, latitudine et altitudine, secundum loci conditionem, arctius evitetur. […] Ecclesiae autem nullo modo fiant testudinatae, excepta maiori cappella. Campanile ecclesiae ad modum turris de cetero nusquam fiat. Item, fenestrae vitree, ystoriatae vel picturatae, de cetero nusquam fiant, excepto quod in principali vitrea, post maius altare chori, haberi possint imagines crucifixi, beatae Virginis, beati Johannis, beati Francisci et beati Antonii tantum. Et si de cetero factae fuerint, per visitatores admoveantur124.

71Les chapitres de Paris (1292 et 1295) ajoutent à cet article une mention sur les retables : Item, tabule sumptuose seu curiose super altare vel alibi de cetero nulle fiant125. L’interdiction des curiositates touche aussi les livres ; on lit dans la rubrique De occupationibus fratrum des constitutions de Narbonne : Nec libros fieri faciant curiosos126.

72Comment comprendre ces deux termes, curiositas et superfluitas ? Leur usage chez les mendiants est souvent comparé à celui qu’en faisaient déjà avant eux les Cisterciens. On lit par exemple dans les chapitres cisterciens du XIII^e siècle :

De superfluitatibus et curiositatibus cavendis. Superfluitates et curiositates notabiles in sculpturis, picturis, aedificiis, pavimentis et aliis similibus, quae deformant antiquam ordinis honestatem et paupertati nostrae non congruunt in abbatiis, grangiis vel cellariis nostris ne fiant interdicimus ; nec picturae praeter imaginem Salvatoris127.

73Chez les Cisterciens, le terme de superfluitas désigne tout luxe qui va à l’encontre de la pauvreté, s’opposant à la necessitas et à l’utilitas. Ainsi, saint Bernard qualifie de superflu non seulement les ornements des églises, mais aussi l’excès de nourriture et de boisson ainsi que tous les signes extérieurs de la vanité du cœur128. Les actes capitulaires cisterciens répètent régulièrement l’interdiction des « superfluités » aussi bien dans le décor que dans la nourriture et les objets d’usage courant. Cette acception de superfluitas est reprise par les Frères Prêcheurs et Mineurs dans la réglementation de l’architecture mais aussi dans celle du vêtement ou de la nourriture129. Le terme de curiositas, en revanche, concerne plus particulièrement les domaines artistique et intellectuel ; il est employé par saint Bernard pour qualifier une image qui charme les yeux ou l’intellect et apporte un divertissement contraire à l’idéal mystique et spirituel.

74Le discours des Cisterciens et celui des mendiants sur les superfluitates et les curiositates sont souvent mis en parallèle130. Leur position sur l’ornementation est-elle vraiment similaire ? En réalité, alors que les Cisterciens adoptèrent sur l’art une position idéologique et esthétique, celle des mendiants est fondamentalement pratique : elle est donc flexible en fonction du contexte et doit compter avec l’activité pastorale, évidemment absente de la réflexion cistercienne sur les images131. Par conséquent, le riche décor qui entra dans les couvents mendiants ne doit pas être considéré systématiquement comme une capitulation par rapport à des principes originaux, mais comme une volonté programmatique d’utiliser le décor à des fins spécifiques, notamment d’édification et d’enseignement, à la fois pour les frères et pour les fidèles.

75Dans les actes capitulaires des Frères Prêcheurs, on peut lire dans la mise en garde contre les éléments purement ornementaux, les objets de culte d’une taille exagérée et les décors profanes (notamment les trophées militaires) une critique en creux du superflu132. La question du décor figuré doit toutefois être considérée à part. L’attitude des Frères Prêcheurs envers les images évolua au cours des décennies 1240-1250, prenant alors une direction différant fortement des normes cisterciennes. Comme on l’a vu précédemment, en interdisant les superfluitates et les curiositates, les Cisterciens comprenaient toute représentation peinte ou sculptée, à l’exception de l’image du Sauveur. Dans un premier temps, les Frères Prêcheurs semblent avoir suivi une ligne similaire, puisque les chapitres généraux de 1239 et de 1240 interdisent clairement les ymagines peintes, sculptées ou brodées, sur les murs, les vitraux, dans les manuscrits et les vêtements liturgiques133. Ces admonitions s’intègrent certainement dans un programme de sobriété et de limitation des dépenses, mais elles montrent aussi, comme cela a souvent été souligné, une volonté initiale de centrer la communication sur la parole et non sur le visuel134. À partir des années 1250, les actes capitulaires montrent une nette réorientation : tout en répétant la condamnation des superfluitates et curiositates notabiles in sculpturis et picturis et pavimentis, les chapitres encouragent certaines images, notamment dans le but de développer le culte des saints de l’ordre135. Lorsque la première mesure en ce sens fut promulguée par le chapitre de 1254, l’ordre venait de se doter d’un deuxième saint en la personne de Pierre de Vérone, canonisé en mars 1253. Dès 1254, Innocent IV lui-même s’investit dans la diffusion universelle du culte de ce nouveau saint136 : les injonctions des actes capitulaires sont donc en accord avec les directives pontificales. Elles interviennent en outre dans un contexte difficile : mal vu par la population du fait de son implication dans l’inquisition, combattu par le clergé séculier, l’ordre mena une campagne de « pubblicistica agiografica »137 à travers la mise en valeur des reliques de ses saints et la récolte d’anecdotes édifiantes sur la vie des frères, compilées dans les Vitae Fratrum de Géraud de Frachet et dans le Bonum universale de apibus de Thomas de Cantimpré. Les encouragements à célébrer saint Dominique et saint Pierre Martyr par des programmes peints découlent donc clairement d’une volonté programmatique, qui trouva son point culminant en 1264, lorsque le maître général Jean de Verceil commanda à Nicola Pisano une nouvelle arca pour saint Dominique138. À côté des deux figures officiellement reconnues saintes par l’autorité pontificale, d’autres frères illustres étaient célébrés dans les églises de l’ordre par des images, avec une portée souvent locale : ainsi, dans sa chronique évoquée précédemment, Galvano Fiamma écrit que le jubé de Sant’Eustorgio à Milan était décoré de peintures représentant les premiers frères envoyés à Milan par saint Dominique (ubi depicti sunt fratres quos beatus Dominicus Mediolanum misit ad habitandum)139. Rien ne permet de savoir si ce programme iconographique date de l’installation du jubé en 1239 ou s’il a été réalisé plus tard, par exemple dans le contexte de la promotion hagiographique qui anima l’ordre dans les années 1250.

76Le processus de mise en valeur des saints de l’ordre par l’image fut très certainement nourri par l’émulation avec les Frères Mineurs qui, plus tôt, avaient développé une célébration de leur fondateur sur des retables et des cycles de fresques. Il marque un tournant dans l’attitude des Frères Prêcheurs : après 1240, l’interdiction des images n’apparaît plus dans les actes capitulaires, et les encouragements à faire représenter saint Dominique et saint Pierre Martyr dans les couvents confirment que l’ordre avait désormais décidé d’adopter les images comme vecteurs de communication.

77Il est donc clair que l’acception des termes curiositas et superfluitas dans l’ordre des Frères Prêcheurs s’est rapidement démarquée de l’usage cistercien. On en trouve confirmation si l’on considère leur emploi à long terme. En effet, la floraison de décors somptueux dans les églises dominicaines à partir du XIV^e siècle et tout au long des siècles suivants pourrait laisser penser que l’interdiction des curiositates et des superfluitates inscrite dans les constitutions était devenue caduque. En réalité, l’interdiction reste bien présente, en particulier pour le contrôle des travaux dans les couvents nouvellement fondés. Ainsi, en 1551, le chapitre général réuni à Salamanque cite l’interdiction des « curiosités et superfluités notables en sculpture ou en peinture » pour justifier la décision d’arrêter les travaux du cloître du couvent de Santa Cruz à Vitoria, en raison de sculptures prévues dans le projet jugées superflues140.

78Dans l’ordre des Frères Mineurs, de même, de nombreux éléments de décor n’entrent pas dans la catégorie des curiositates. Comme on l’a vu précédemment, les constitutions de Narbonne prévoient pour les vitraux du sanctuaire un répertoire figuré assez large. Comme chez les Frères Prêcheurs, la limitation des images et du décor n’est d’ailleurs pas réellement une position de principe et peut être contournée lorsque le but est légitime. Ainsi, dans le débat entre Spirituels et Conventuels qui précède la promulgation de la bulle Exivi de paradiso (1312), mentionnée supra, l’ordre justifie les peintures somptueuses de la basilique d’Assise par le fait qu’elles ont fait l’objet d’une autorisation pontificale, et les riches objets d’orfèvrerie possédés par le couvent napolitain par le fait qu’il s’agit de dons du roi Charles II et qu’ils ne sont utilisés que lorsque le roi assiste aux célébrations141. Dans ce deuxième cas, on peut lire en filigrane un écho aux constitutions qui interdisent les dons, sauf si le refus doit engendrer un scandale. Le débat interne sur l’interprétation des termes curiositas et superfluitas ne s’arrêta pas en 1312 et continua d’opposer pendant plusieurs siècles les partisans d’une observation stricte de la proposition de vie du fondateur aux frères favorables à une plus grande souplesse142.

79Bien que l’ordre des Frères Prêcheurs n’ait pas vécu sur ce point les mêmes déchirements, il connut néanmoins des débats internes autour des superfluitates et des curiositates. Le chroniqueur Galvano Fiamma rapporte ainsi une mésaventure d’Étienne de Besançon. En 1294, le maître général, revenant du chapitre de Montpellier, passa par Milan, où il vit au-dessus de la tombe de saint Pierre Martyr un grand lustre qu’il fit aussitôt enlever. En représailles, le saint lui apparut en songe pour le frapper avec des chaînes143. Galvano Fiamma prend clairement parti contre un maître général qui voulait ramener l’ordre à plus d’austérité. Sa chronique illustre bien le changement d’attitude opéré en un demi-siècle, si l’on songe aux actes capitulaires des années 1240-50, cités précédemment, qui bannissaient des églises les objets superflus par leur richesse ou leurs dimensions. En 1294, ces admonitiones étaient désormais caduques, et les ornements encouragés s’ils venaient célébrer les saints de l’ordre – des saints qui revenaient même de l’au-delà afin de réclamer ces ornements ! –, dans un mouvement amorcé dès le milieu du siècle. À travers ces personnalités, c’est bien entendu l’ordre entier qui était glorifié.

2.4. L’apport des sources normatives

80Un postulat imprègne de manière plus ou moins diffuse les études sur le rapport entre les ordres mendiants et l’art : ceux-ci auraient été initialement hostiles à l’accueil des sépultures d’étrangers et aux riches monuments funéraires en vertu d’un principe de pauvreté et de sobriété esthétique, mais ils auraient ensuite été dépassés par les volontés des commanditaires. Un tel axiome invite donc à aborder l’étude des tombeaux situés dans les églises mendiantes sous l’angle exclusif des volontés du commanditaire, qu’il s’agisse du défunt lui-même ou de son entourage. Or, une lecture attentive des actes capitulaires et des chroniques montre qu’un tel postulat est en partie inexact puisque, si les chapitres conseillent effectivement aux couvents de refuser les sépultures, cette mesure est motivée par le souci de rester en bons termes avec le clergé paroissial et de ne pas surcharger la liturgie quotidienne par des messes et des processions pour les défunts. Les Frères Prêcheurs et Mineurs ont d’ailleurs largement revendiqué leur jus sepulture, comme le montrent plusieurs passages des chroniques de Salimbene de Adam et de Géraud de Frachet. Par ailleurs, la mise en valeur de leur rôle dans l’accompagnement des mourants et dans l’accueil des sépultures est largement présente dans les chroniques et les exempla mendiants, comme on aura l’occasion de le voir plus loin. En outre, l’acception très souple des catégories de superfluitates et de curiositates montre que les deux ordres ont eu rapidement (peut-être plus tôt chez les Frères Mineurs) conscience du potentiel de communication des images et des objets. Il faut donc envisager la manière dont les tombes ont pu fournir un pendant à l’enseignement et à la prédication.

81Une autre tendance des études sur l’attitude des Prêcheurs et des Mineurs face aux sépultures a été de gommer leurs particularités. Au contraire, il me semble qu’il existe plusieurs différences non négligeables entre les deux ordres. Tout d’abord, l’ordre des Prêcheurs reçut l’autorisation d’inhumer les étrangers à l’ordre un quart de siècle avant les Mineurs, et il en découle de fait un décalage chronologique dans l’entrée des sépultures dans les couvents des deux ordres. Ensuite, seuls les Prêcheurs mirent en œuvre une législation sur l’emplacement et la forme des monuments funéraires. Enfin, les Mineurs utilisèrent de manière originale la notion de scandalum pour autoriser une dérogation à certaines normes, notamment en ce qui concerne l’accueil de sépultures. Comme on le verra dans les prochains chapitres, ces différences mises en évidence dans les textes normatifs se reflètent de manière significative dans le corpus des tombes cardinalices et pontificales.