Pratiques pastorales et transhumances en Italie centrale dans l’Antiquité

Stéphane Bourdin

p. 99-116

Résumés

Les rythmes du développement des pratiques pastorales (estivage, transhumance horizontale notamment) sont encore mal connus pour l’Italie centrale, en particulier durant l’Antiquité. Un programme de recherche vise actuellement à identifier les vestiges des activités pastorales dans le massif du Gran Sasso à l’époque romaine.

The rhythms of the development of pastoral practices (especially short-range and horizontal transhumance) are still poorly understood in central Italy, particularly in ancient times. A research programme is currently underway to identify the remains of pastoral activities in the Gran Sasso massif in the Roman period.

Entrées d’index

Mots-clés : transhumance, pastoralisme, Abruzzes, enclos pastoraux

Keywords : transhumance, pastoralism, Abruzzi, pastoral enclosure


Texte intégral

Introduction

1« Les animaux ont une histoire1 », écrivait R. Delort dans un livre fondateur. Les relations entre les hommes et les animaux, sauvages ou domestiques, entrent pleinement dans le champ des disciplines historiques et archéologiques. La question des déplacements et des circulations est particulièrement d’actualité, à une époque où les espèces « invasives » – dont les circulations sont provoquées ou favorisées par l’Homme – sont identifiées comme l’un des dérèglements que notre propre espèce inflige à la planète (au même titre que d’autres dérèglements climatiques, atmosphériques, pédologiques). Dans l’Antiquité, si Hérodote, Aristote ou Pline l’Ancien avaient déjà compris que les animaux ont une histoire (fût-elle « naturelle »), la question de leurs circulations se posait déjà avec acuité, en particulier celle des déplacements saisonniers, cycliques, intégrés aux pratiques pastorales : le phénomène de la transhumance. Les historiens modernes, à la suite des auteurs antiques, considèrent que la transhumance est un phénomène nécessaire, spécifique du bassin méditerranéen où des montagnes aux hivers rigoureux (les Alpes, les Apennins, les Pyrénées, les Carpates, etc.) se trouvent à des distances raisonnables de plaines côtières, parfois marécageuses, au climat sec l’été mais clément l’hiver (la plaine de Crau, la Maremme toscane, la plaine latiale, le Tavoliere des Pouilles, etc.). Toutefois, contrairement à ce qu’écrivaient A. Grenier ou F. Braudel2, la transhumance n’est pas un phénomène intemporel, immuable, mais s’inscrit plutôt dans une histoire politique et économique complexe, scandée par des phases de développement et d’institutionnalisation et des phases de repli, qui se traduisent par des déplacements à courte distance3. Au-delà de ce cadre général, de nombreuses questions demeurent en suspens pour l’Italie centrale. À partir de quand la transhumance horizontale (le déplacement des troupeaux sur de grandes distances entre des pâturages d’estive, pas nécessairement en montagne, et les plaines côtières) se met-elle en place ? Quelles sont les conditions matérielles du développement de ces déplacements (les réseaux de circulation, les structures d’hébergement sur place : bergeries, enclos, etc.) ? Quelles espèces sont concernées ? Nous essaierons d’apporter quelques éléments de réponse à partir des résultats d’une enquête en cours portant sur la région du Gran Sasso (L’Aquila)4.

La transhumance en Italie centrale

2On distingue plusieurs types de déplacements saisonniers des animaux. Si l’Italie ne connaît pas de forme de pastoralisme nomade ou semi-nomade, s’y pratique en revanche la transhumance de type alpin5, qui correspond au déplacement périodique du bétail (ovins et bovins principalement) depuis le fond de la vallée jusqu’en montagne : c’est l’estivage (la « monticazione » en italien). La transhumance horizontale (ou méditerranéenne), pour sa part, relie sur de grandes distances des pâturages d’estive, en montagne, et des pâturages d’hiver, sur les plaines côtières6. Varron, qui possédait lui-même des troupeaux, qui passaient l’été dans les montagnes autour de Rieti et hivernaient dans les Pouilles7, imaginait ce déplacement sous la forme de deux paniers – le bétail circulant d’un panier à l’autre par le biais des itinéraires de transhumance.

3La question de la transhumance a fait l’objet d’une abondante littérature, dans toutes les régions du monde méditerranéen, et de nombreuses enquêtes ont porté sur le pastoralisme dans le monde grec8 et sur la transhumance entre la Provence et les vallées alpines9 ou dans la péninsule Ibérique10. En Italie, A. Grenier a été l’un des premiers à la poser dans un article publié en 190511. Un article pionnier, en ce qu’il mettait l’accent sur une thématique centrale pour l’histoire économique romaine, mais entaché de plusieurs lieux communs sur les populations d’Italie centrale, vues comme arriérées (dans l’Antiquité comme à l’époque de A. Grenier). L’élevage transhumant y est présenté, dans le contexte d’abolition de la « Dogana » et de la mise en culture du Tavoliere, comme une activité économique antinomique de l’agriculture (et non complémentaire, comme l’indiquaient au contraire tous les agronomes latins, Caton, Varron, Columelle), et comme la seule activité économique qu’il aurait été possible de développer dans les montagnes calcaires pauvres de l’Apennin central.

4Les travaux plus récents ont en revanche, à partir de la documentation littéraire (les traités de Caton et Varron, plusieurs passages de Cicéron, des extraits du Digeste) ou à travers la documentation iconographique et épigraphique, dressé un cadre beaucoup plus complet et convaincant des pratiques pastorales, et plus particulièrement de la transhumance horizontale en Italie centrale12. Les enquêtes archéologiques, comme celles qui ont été conduites par la British School at Rome dans le Cicolano, apportent d’autres informations importantes : le programme dirigé par G. Barker et A. Grant, fondé sur une étude géomorphologique, des « surveys » et une enquête ethnographique dans quatre dolines de la haute vallée du Salto, a mis en évidence la présence, à l’époque romaine, d’un réseau de fermes, qui exploitaient les poljés, et de sites pastoraux sur les versants13. Le Cicolano a donc vu se développer un système dans lequel les activités agricoles et diverses productions (charbon, bois, chaux) coexistaient avec le pastoralisme.

5G. Barker, dans un article consacré à « l’archéologie du berger italien14 », insiste sur la labilité des traces archéologiques laissées par la transhumance, qui correspond parfaitement au type de structures décrites par Varron (2.2.9). Tout en rappelant les principales méthodologies (prospections de surface), les principaux domaines d’étude (palynologie, archéozoologie) et les acquis des prospections conduites dans la vallée du Biferno15, Barker arrive à la conclusion que le pastoralisme à l’époque romaine consistait en une combinaison d’élevage sur le domaine (uillatica pastio, bien décrite dans le livre IX de Columelle), d’estivage et de transhumance horizontale, mais dans une proportion relativement réduite. Sa conclusion prudente, selon laquelle la transhumance se serait développée surtout à la fin du Moyen Âge, avec la mise en place de la « Dogana delle Pecore », dans des proportions qui n’avaient rien à voir avec celles que l’époque romaine a connues, mérite d’être soulignée. Il rappelle également que les structures archéologiques découvertes (bergeries, enclos) ne permettent pas de distinguer le type de mobilité des animaux, tout en appelant de ses vœux le développement des enquêtes archéologiques.

6Depuis les travaux de la British School at Rome, les techniques archéologiques se sont développées. Des prospections conduites dans les Hautes-Alpes (Champsaur, massif des Écrins, Dévoluy) ont montré que les espaces montagneux étaient au cœur de stratégies d’appropriation et de systèmes économiques complexes, et ce depuis le Paléolithique16. D’une manière générale, on a documenté dans certaines régions les rythmes du développement des activités pastorales, l’intensification de l’élevage ou, au contraire, l’augmentation des pratiques agricoles. Les études paléo-environnementales, isotopiques (l’analyse des isotopes d’azote et de carbone), l’ADN sédimentaire, etc. commencent à apporter des réponses aux questions posées par G. Barker dans les années 199017. Des analyses de sédiments lacustres au Groenland, par exemple, ont révélé précisément le développement du fourrage et l’apparition de champignons coprophiles, à partir de la fin du Xe siècle, quand les colonies scandinaves s’y sont installées avec leur bétail18.

7Dans les Abruzzes, les analyses palynologiques et sédimentologiques confirment l’utilisation pastorale dominante du territoire. Plusieurs indicateurs d’activités pastorales sont en effet connus : la domination du spectre par les pollens d’herbacées (chicorioideae et poacées), la présence de champignons coprophiles, etc. De telles analyses ont été conduites dans la petite doline de Piano Locce (1 225 m) par P. Torri, dans le cadre de sa thèse de doctorat19. Deux carottes, prélevées dans le fond de la doline, ont permis de reconstituer, avec une datation des matériaux volcaniques (téphras) notamment, la vitesse de sédimentation et la chronologie des dépositions (de 170000 avant le présent dans un cas et de 36000 avant le présent dans l’autre). Les analyses palynologiques indiquent que le paysage est toujours resté très ouvert, avec une présence minimale de 80 % des herbacées ; la doline a donc toujours été un herbage, les espèces cultivées n’apparaissant que très tardivement. Les oscillations de la couverture boisée sur les versants sont assez anecdotiques ; en revanche, les champignons coprophiles apparaissent nettement vers 14700-11500 avant le présent, mais correspondent probablement à la présence d’animaux sauvages. Les micro-charbons indiquent une fréquentation humaine à la fin du Würm, à partir de 11500 avant le présent. Les traces les plus claires d’élevage (spores de champignons coprophiles, œufs de parasites) remontent au Néolithique, à l’époque romaine et au Moyen Âge.

8La question du type de déplacement (estivage ou transhumance horizontale) reste toutefois en suspens. On pense généralement que l’Italie centrale a connu une alternance de phases d’estivage et de transhumance horizontale, cette dernière nécessitant une unification politique, pour sécuriser les parcours, mais également un intérêt économique (ou fiscal) spécifique de l’État (l’Empire romain ou la monarchie aragonaise). Traditionnellement, on considère que l’Italie centrale, depuis la Protohistoire, a été vouée au pastoralisme20. Les terrains peu fertiles de la région n’auraient pas laissé d’autre alternative que le développement de l’élevage, et on a proposé d’interpréter les centres fortifiés, nombreux dans la région, comme des points de surveillance des troupeaux : les enceintes se seraient ainsi réparties le long des « tratturi »21. Divers vestiges ou artéfacts ont été mis en relation avec la fréquentation des pâturages d’altitude, comme, dans la zone vestine, les pointes de fer, avec une emmanchure quadrangulaire, enfilées dans un cercle de fer, qu’on connaît dans cinq tombes de Bazzano, d’époque orientalisante, trois tombes de Fossa et une tombe de Campo di Monte. Ces objets, découverts presque toujours par paire, avec des traces de bois dans l’emmanchure, ont été identifiés avec des pointes de bâtons permettant aux bergers de marcher dans la neige et sur la glace. D’autres vestiges – des boucles en forme d’oméga en bronze, des chaussures à semelles cloutées découvertes dans les tombes de Cinturelli ou de Capestrano – complèteraient l’équipement de ces « alpinistes du Gran Sasso22 » protohistoriques.

9De la même manière, on a vu dans la diffusion du culte d’Hercule dans la région un lien avec la pratique de l’élevage transhumant à l’époque préromaine23. On pourrait, grâce à la localisation des sanctuaires d’Hercule, retracer le parcours des calles. À l’époque romaine encore, de nombreux sanctuaires d’Hercule existaient dans la région, notamment à Alba Fucens, où une statue monumentale du dieu ornait une place qu’on a interprétée comme un forum pecuarium24, ou près de Sulmone, où le sanctuaire d’Hercule Curinus, à flanc de montagne, a été interprété comme un sanctuaire de transhumance25.

10A. Toynbee estimait que la transhumance horizontale ne pouvait s’être développée qu’à partir du moment où, après les confiscations qui avaient suivi la deuxième guerre punique, Rome avait pacifié la région et disposait de suffisamment d’ager publicus pour mettre en place ce système, qui lui fournissait des revenus importants26. Les troupeaux étaient en effet assujettis au paiement d’un droit de péage et les pâturages sur l’ager publicus étaient loués (ager scripturarius). La tradition annalistique situe toutefois la transhumance à une date antérieure, quand les lois licino-sextiennes (367 av. J.-C.) interdisaient d’occuper plus de 500 jugères d’ager publicus ou d’y faire paître plus de 100 têtes de gros bétail ou 500 têtes de petit bétail27. Cette notice a souvent été considérée comme une anticipation anachronique de la législation gracchienne. Toutefois, Tite-Live signale une série de procès instruits par les édiles contre des pecuarii, en 296, 294, 196 et 193 av. J.-C., et Festus parle d’un procès en 241 av. J.-C.28. Un peu plus tard, Caton fournit, dans son De l’agriculture, un modèle de contrat de location de terres pour le pâturage, de septembre à mars (pabulum hibernum, donc dans le cadre de la transhumance de type horizontal)29. L’élevage transhumant est signalé à l’occasion des révoltes serviles qui frappent le sud de l’Italie et la Sicile à la fin du IIe siècle av. J.-C. : en 185-184, les révoltes qui éclatent en Apulie sont conduites par des pastores qui infestent les routes et les pâturages30.

11Le plus ancien témoignage d’une transhumance organisée et contrôlée par des lois se trouve dans la lex agraria de 111, qui réglemente les pâturages publics et les parcours (calles et uiae publicae)31. Cette loi remet en cause l’œuvre législative des Gracques, en déclarant ager priuatus les terrains occupés avant les lois gracchiennes, en réglant les droits de commune pâture sur l’ager publicus, sur lesquels on peut faire paître 10 bovins ou 50 ovins sans payer de scriptura, mais elle permet surtout, moyennant le paiement d’une taxe, aux riches propriétaires de troupeaux, comme ceux de 800 à 1 000 têtes mentionnés par Varron32, d’y envoyer leurs bêtes. La loi confirme également le libre parcours sur les calles et uiae publicae pour les déplacements saisonniers. Le passage des troupeaux provoque de nombreux conflits avec les riverains, comme on le voit dans le Pro Cluentio de Cicéron, ou dans de célèbres inscriptions impériales, comme celle de Saepinum33, voire d’époque gothique, comme celle de Buca34.

12Varron fournit une description très complète de l’élevage transhumant en Italie centrale, qui s’appuie sur sa propre expérience et sur celle de ses amis grands propriétaires. Dans le livre II du De l’économie rurale, rédigé en 36 av. J.-C., il présente l’agriculture et l’élevage comme deux activités complémentaires, et rappelle que les troupeaux peuvent accéder librement à l’ager publicus, moyennant le paiement d’une taxe par tête (scriptura pecoris), dont la perception est confiée à des sociétés de publicains. La gestion du réseau de calles et uiae publicae, emprunté par les troupeaux, était confiée à des magistrats publics35. Quelques scènes représentant le déplacement des troupeaux sont connues pour l’époque romaine. Un célèbre bas-relief de Sulmone montre un berger appuyé sur un bâton (la houlette) surveillant des moutons et un chariot tiré par des chevaux ou des mules. L’inscription (Homines ego moneo niqui diffidat : « J’avertis les hommes. Ne manquez pas de confiance en vous-mêmes ») a une signification avant tout morale36. La houlette, dont l’extrémité recourbée permettait de lancer des mottes de terre sur les moutons, apparaît sur d’autres reliefs funéraires (fig. 1).

Fig. 1. Bas-relief de Sulmone représentant une scène de transhumance. Museo civico de Sulmone (d’après Corbier 2016).

13La transhumance horizontale semble donc s’être développée à l’époque romaine, à partir du IIIe siècle, alors que c’était plutôt la pratique de l’estivage qui dominait auparavant. Si l’on se concentre sur la phase de développement de la transhumance horizontale, entre le milieu de l’époque républicaine et l’époque impériale, plusieurs questions demeurent. Sur quels territoires se produisaient l’hivernage et l’estivage, et à quelles conditions ? Quels parcours étaient empruntés par les animaux ? Quels animaux pratiquaient la transhumance ?

Les parcours de transhumance

14Peut-on identifier les calles et uiae publicae par lesquelles transitaient les animaux ? Le réseau des « tratturi », tel que nous le connaissons actuellement, a été organisé dans le cadre de la Dohana menae pecudum Apuliae, instituée par Alphonse Ier d’Aragon en 1447, et abolie par Joseph Bonaparte en 1806, en reprenant peut-être le tracé des réseaux des époques romaine et médiévale37. De ce fait, le « tratturo » L’Aquila-Foggia, par exemple, suit partiellement le tracé de la uia Claudia Noua et traverse les ruines de Peltuinum38. Les quatre « tratturi » principaux, larges de 111 m – L’Aquila-Foggia, Celano-Foggia, Pescasseroli-Candela, Castel di Sangro-Lucera –, étaient complétés par un réseau d’itinéraires mineurs (« tratturelli », « bracci »). Toutefois, même si le réseau des « tratturi » reprend en grande partie celui de l’époque romaine, et même si le système de la « Dogana », comme précédemment celui de l’ager scripturarius, visait avant tout à garantir à l’État des revenus fiscaux, il est difficile d’affirmer que le système des « tratturi » est l’héritier direct de situations antiques et que la présence des centres fortifiés peut être mise directement en relation avec ces parcours. C’est le postulat, par exemple, de P. Camerieri et T. Mattioli, qui ont proposé de localiser plusieurs portions d’itinéraire de transhumance antique, d’une part, par analyse spatiale (en recherchant les parcours les plus économes en énergie) et, d’autre part, à l’intérieur des réseaux centuriés, en identifiant des chemins dont le tracé oscillait dans une emprise de 110 m (correspondant à 3 actus)39. La méthode est intéressante, mais rien n’indique que les calles romains avaient la même largeur que le « tratturo », largeur qui est elle-même variable (32 m pour les carraires provençales, 37,5 m pour les « cañadas » espagnoles). Leur volonté, en outre, d’identifier les constructions en appareil polygonal du Cicolano avec des structures de surveillance de ces itinéraires, mis en place à l’époque romaine, ne vaut que s’il s’est assuré que ces sites datent bien de l’époque républicaine, ce qui est loin d’être le cas. Dans le doute, c’est surtout à l’époque moderne que renvoient les vestiges conservés des « tratturi », comme le rappellent les travaux coordonnés par S. Russo, qui ont permis d’identifier des réseaux de « masserie », bergeries, boulangeries, aires de repos, etc., qui jalonnaient ces itinéraires entre le XVe et le XVIIIe siècle40. Dans les Abruzzes, nous pouvons signaler la découverte de plusieurs cippes bornant les extrémités du « tratturo », comme sur le versant méridional du Monte Asprino (commune de Navelli). Au sommet du mont lui-même (888 m), un petit site d’observation a livré de la céramique essentiellement médiévale et deux petits réservoirs d’eau, creusés par des bergers41.

15Le De l’économie rurale de Varron fournit une liste des animaux concernés par la transhumance. Il signale l’élevage transhumant des brebis, des chèvres, des troupeaux mixtes, des bœufs et des mules42. Les troupeaux peuvent atteindre 1 000 têtes. Varron en possédait 700, avec un berger pour 70 bêtes. Les études archéozoologiques confirment cette domination de l’élevage de caprinés (Ovis/Capra)43. La synthèse rédigée par A. Buglione, G. De Venuto et G. Volpe propose ainsi une analyse de la documentation du nord des Pouilles entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge : l’étude de plus de 70 000 vestiges archéozoologiques provenant de sites ruraux et urbains, entre le Ve et le XVe siècle, indique la présence constante des caprinés, avec des oscillations (à Faragola, 20 % du spectre à la fin de l’Antiquité, mais 60 % au VIIe siècle)44.

Les traces d’activités pastorales dans le massif du Gran Sasso

16Quelles traces le pastoralisme a-t-il laissées dans les zones d’estivage ? Pour répondre à cette question, nous conduisons dans une région échantillon – la région de L’Aquila – un programme de recherche financé par l’École française de Rome. La région soumise à examen comprend une série de vallées (la vallée de l’Aterno, le haut plateau de Navelli, la vallée du Tirino), encadrées par des pâturages d’estive – principalement le haut plateau de Campo Imperatore, sur le versant méridional du Gran Sasso, le haut plateau des Rocche et le versant septentrional du Monte Sirente. L’enquête vise à documenter, et si possible dater, les structures afférentes aux activités pastorales et à la présence de troupeaux dans les pâturages d’estive (fig. 2).

Fig. 2. La région d’étude sur le versant sud du Gran Sasso (élaboration S. Bourdin).

17La région, qui appartient au territoire des Vestins et en partie à celui des Èques, est traditionnellement considérée comme une zone d’élevage. C’est cette image de rudes montagnards, s’adonnant à la chasse aux fauves et à l’élevage du bétail en montagne, que renvoie Silius Italicus quand il mentionne les Vestins dans son Bellum Punicum45. Sa description très précise met en évidence la présence de terroirs complémentaires : des zones basses – les collines de la région de Pinna (Penne) chez les Vestins *Transmontani et les prairies irriguées par l’Aterno autour d’Aueia (Fossa) chez les Vestins Cismontani – et des pâturages d’altitude, sur les pentes du Mons Fiscellus (Gran Sasso). Cette même région vestine était en effet célèbre pour sa production de fromage « vestin » (caesus Vestinus), notamment celui qui était élaboré dans le campus Caedicius46.

18Les vestiges découverts confirment d’une part le fort investissement de la région à la fin de l’âge du Bronze-premier âge du Fer, avec la présence d’un ensemble de sites fortifiés de hauteur, complémentaires des habitats qui dominaient la vallée, à des altitudes importantes (entre 1 000 et 1 700 m). Sur le versant méridional du Gran Sasso, par exemple, on rencontre respectivement les sites de Croce di Picenze, Monte Cafanello et Monte delle Croci. À Croce di Picenze (commune de Barisciano), à 1 327 m, l’enceinte se présente sous la forme d’un circuit annulaire (large de 2,80 à 9,10 m) ; le matériel récolté à l’intérieur de l’enceinte comprend aussi bien de la céramique du premier âge du Fer que des tuiles, des fragments de dolium et de la céramique romaine. Un peu plus à l’est, Monte Cafanello (commune de Santo Stefano di Sessanio), à 1 557 m, possède une enceinte, très peu visible, sur le versant nord (vers le Gran Sasso) et a livré essentiellement de la céramique du premier âge du Fer. À Monte delle Croci (commune de Calascio), à 1 458 m, une enceinte plus élaborée (390 m de long, deux appendices) est occupée là aussi essentiellement au premier âge du Fer47.

19L’intensification de l’activité pastorale, avec la confiscation de territoires aux Vestins suivant le foedus de 302 et, au même moment, la déduction de la colonie latine d’Alba Fucens sur un territoire pris aux Èques, provoque la multiplication de sites de même type. Sur le rebord du haut plateau des Rocche, on trouve, à distance régulière, une série d’enceintes adossées à la falaise, qui contrôlaient un itinéraire parallèle à la vallée de l’Aterno et qui ont été occupées, d’après la céramique découverte, aux époques républicaine et impériale : le premier, au lieu-dit « I Colli », à la cote 1 386 m, est formé d’une petite enceinte en demi-cercle (27 m de diamètre), qui s’appuie au nord à un escarpement rocheux non fortifié. Le matériel atteste une occupation à l’époque orientalisante, puis à l’époque impériale et au Moyen Âge. Le second site, à Costa Carbone, s’appuie à la falaise, mais est constitué de trois cercles concentriques. Il est situé à 1 300 m à vol d’oiseau de l’enclos des Colli. Les trois circuits sont formés d’une accumulation de blocs, avec quelques rares portions parementées, qui détermine par endroits un replat. Plus loin, à Capo della Piaia, on trouve, à 1 410 m d’altitude, un petit mamelon, protégé par un fossé, large de 5,90 à 7,60 m, qui a livré du matériel des époques hellénistique et romaine. Il semble donc s’agir d’un point d’observation fortifié, occupé à l’époque romaine, en liaison avec l’élevage transhumant et avec l’itinéraire reliant le Pianoro di Canale au col de la Forca Caruso, emprunté par la uia Valeria. Le site de Cerreta, adossé à la falaise, depuis laquelle on a une vue plongeante sur la Conca Subequana, présente la même situation. L’enceinte, longue de 239 m, ferme une surface de 3 733 m² ; dans la partie orientale, un mur long de 44 m, assez labile, qui plie à angle droit, ferme une surface de 731 m², distinguant peut-être la partie réservée à l’habitat de celle qui servait à la stabulation (fig. 3).

Fig. 3. L’enclos des Colli. Rocca di Cambio, site V04 (photo S. Bourdin).

20Deux campagnes de prospections conduites en 2018 et 2019 dans le secteur de Campo Imperatore ont permis de documenter d’autres structures en rapport avec les activités pastorales, dont la datation est pour l’instant à préciser48. La typologie est la suivante :

  • des enclos en pierres sèches, en général adossés à des rochers ou à de petites éminences, qui les protègent du vent, parfois accompagnés de cabanes circulaires ou sub-quadrangulaires, destinées à rassembler les bêtes pour la nuit, sous la garde du berger. Autour du Lago San Pietro et sur le versant sud du Monte Bolza (1 904 m), une série de structures liées à l’élevage pastoral ont été repérées : sur les flancs de la colline (1 713 m), on trouve un enclos quadrangulaire (site T 5, 9,30 × 11 m) appuyé à un affleurement rocheux et flanqué d’une cabane circulaire complètement effondrée. En contrebas, dans le vallon de Collalto, outre quelques tas d’épierrement, on peut voir un enclos circulaire (site T 6) avec deux cabanes et, sur le versant en face, un autre enclos, cette fois-ci appuyé aux rochers (site T 7, diam. 16,60 m), et plusieurs cabanes quadrangulaires (site T 8, 4,10 × 4 m ; site T 9). De même, sur le versant oriental du Lago San Pietro, plusieurs cabanes quadrangulaires (site T 10), sub-quadrangulaires (site T 12) ou circulaires (site T 11) sont étagées et adossées à des enclos (fig. 4) ;
  • des cabanes, avec une couverture à tholos, sans enclos, près des cols ou sur des sommets, pour abriter les bergers qui surveillent les troupeaux dans la journée. Ainsi, au sommet du Monte Tre Colli (commune de Santo Stefano di Sessanio), et sur les deux sommets mineurs, on trouve une cabane à tholos (sites T 17, T 19, T 20) (fig. 5) ;
  • des complexes plus vastes, associant des structures quadrangulaires, qui correspondent à des bergeries et à des enclos. À la Cote 1661, près du lac de San Pietro (commune de Santo Stefano di Sessanio), deux cabanes en pierres sèches, l’une qui conserve sa couverture à tholos et l’autre totalement effondrée (site T 4), sont accolées à un vaste enclos. Beaucoup de matériel en surface (céramique de cuisine en argile dépurée des époques républicaine et impériale et du haut Moyen Âge, scories de fer), est associé à une structure plus ancienne, au-dessus de laquelle les cabanes à tholos ont été construites. Cet édifice est délimité par des murs parallèles à double parement, dont le plus long mesure 10,20 m de long pour 0,80 m de large, qui composent trois pièces allongées. Il s’agit probablement d’une bergerie romaine.

Fig. 4. Enclos dans le secteur de Collalto. Santo Stefano di Sessanio, site T 7 (photo S. Bourdin).

Fig. 5. Cabane au sommet de Monte Tre Colli. Santo Stefano di Sessanio, site T 20 (photo S. Bourdin).

21Autre exemple de structure complexe : à Campo Imperatore, au lieu-dit « I Fornari », on trouve plusieurs cabanes associées à des enclos et à des cabanes plus petites. L’ensemble le plus articulé que nous ayons étudié, au lieu-dit « Mandrucce », toujours à Campo Imperatore, associe un ensemble de structures quadrangulaires, avec des murs liés au mortier, des cabanes circulaires en pierres sèches, de vastes enclos quadrangulaires et une structure hypogée.

22Les mêmes techniques d’architecture vernaculaire sont utilisées par des structures en lien avec le développement des activités agricoles, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. La plupart des cabanes à tholos découvertes remontent en effet à cette époque, comme la cabane T 14, avec une couverture à tholos recouvrant un espace interne relativement vaste (2,50 × 1,90 m), qui possède une fenêtre et des niches dans le mur. Le linteau porte encore l’inscription, très effacée, d’une date, peut-être 1851. Toujours en association avec des champs épierrés, d’autres structures combinent différents éléments : le site T 18, au lieu-dit « Costa Tre Colli », se présente comme un enclos subcirculaire (7,16 × 5,17 m), qui donne accès à une habitation constituée de deux chambres hypogées. Ces cabanes, le plus souvent sur le bord des champs épierrés ou de terrasses de culture, étaient donc avant tout destinées à fournir un abri temporaire aux paysans qui cultivaient ces terroirs d’altitude.

Conclusion

23En fin de compte, les structures associées à l’élevage sont très nombreuses dans le secteur étudié. En l’état actuel de la documentation, il n’est pas possible de trancher entre estivage ou transhumance horizontale – les deux activités ayant d’ailleurs été, probablement, concomitantes. On peut en revanche mettre en évidence des phases d’intensification des activités pastorales en Italie centrale : au premier âge du Fer, à l’époque républicaine, à la fin du Moyen Âge et au XIXe siècle (en lien avec l’intensification des cultures de haute altitude49). La principale difficulté consiste à dater les structures et à reconstituer les rythmes de développement des activités pastorales, pour voir par exemple si l’époque romaine correspond bien à une intensification des pratiques. Les études isotopiques ou ADN de la sédimentation des enclos et des carottages dans les différents lacs du secteur de Campo Imperatore pourront, à l’avenir, apporter des réponses plus précises sur la datation, la fréquentation des animaux et l’évolution paléo-environnementale des pâturages d’estive.

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Notes de bas de page

1Delort 1984.

2Grenier 1905 ; Braudel 1949, p. 33-40.

3Pour une critique du primitivisme attaché à l’étude du pastoralisme et une trop grande focalisation sur la « grande » transhumance au détriment des mouvements à plus petite échelle : Horden – Purcell 2000, p. 80-87.

4Cette enquête, financée par l’École française de Rome, a fait l’objet de deux programmes de recherche successifs : La transhumance en Italie centrale de la Protohistoire à nos jours, 2012-2016, et TRAN. L’élevage transhumant en Italie centrale, 2017-2021.

5Cette transhumance est parfois définie également comme « verticale » : Gabba – Pasquinucci 1979, p. 81.

6Pasquinucci 2004 ; Corbier 2016.

7Varron, De l’économie rurale, 2.2.9.

8Chandezon 2003.

9Leveau 2006, 2009.

10Gómez-Pantoja 2016.

11Grenier 1905.

12Gabba – Pasquinucci 1979 ; Giardina 1989 ; Crawford 2005 ; Corbier 2016.

13Barker – Grant 1991.

14Barker 1989.

15Cf. également Barker 1995.

16Ce programme, mené entre 1998 et 2003, portait sur le territoire de quatre communes des Hautes-Alpes, entre 900 et 3 200 mètres d’altitude : 195 sites correspondant à une fréquentation ou à une occupation pastorale ont été mis en évidence, avec une concentration particulière à la fin du Néolithique, à l’âge du Bronze et au Moyen Âge. Les prospections étaient couplées à des analyses palynologiques des sédiments des tourbières et à des analyses anthracologiques. Cf. Walsh et al. 2010 ; et pour le Dévoluy, Bintz et al. 2008.

17Shahack-Gross – Simons – Ambrose 2008.

18Bichet et al. 2012 ; Gauthier et al. 2015.

19Torri 2010 ; Torri et al. 2012.

20Grenier 1905.

21Capini 1999 ; Camerieri – Masciarri 2019.

22Weidig 2007.

23Van Wonterghem 1999.

24Van Wonterghem 2006.

25Pour un point de vue critique sur cette question : Stek 2009, p. 59 sq.

26Toynbee 1965, II, p. 286 sq.

27Skydsgaard 1974, p. 16.

28Tite-Live, Histoire romaine, 10.23.13 ; 47.4 ; 32.42.10 ; 35.10.12 ; Gabba – Pasquinucci 1979, p. 92 sq. ; Festus, Sur la signification des mots, p. 276 Lindsay.

29Caton, De l’agriculture, 149 ; Gabba – Pasquinucci 1979, p. 99 sq.

30Tite-Live, Histoire romaine, 39.29.8-9, 41, 6-7.

31CIL I, 200 = I², 585 ; Gabba – Pasquinucci 1979, p. 103 sq. ; Crawford 1996, p. 39-63.

32Varron, De l’économie rurale, 2.10.11.

33CIL IX, 2438 ; Corbier 1983.

34CIL IX, 2826.

35Varron, De l’économie rurale, 2.1.16 ; Suétone, Vie de César, 19.2.

36Corbier 2016.

37Gabba – Pasquinucci 1979, p. 170-182 ; Pellicano 2007, p. 17-99.

38Carroccia 1999.

39Camerieri – Mattioli 2011.

40Russo 2008.

41Bourdin – Natali 2012.

42Varron, De l’économie rurale, 2.8.5.

43Kron 2002.

44Buglione – De Venuto – Volpe 2016.

45Silius Italicus, La guerre punique, 8.514.

46Apicius, L’art culinaire, 4.1.2 ; Martial, Épigrammes, 13.31 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 11.240-244.

47Bourdin – Natali 2009 ; Bourdin 2014.

48Pour une description précise de tous ces sites : Bourdin – Castiglioni 2019 ; Micati 2019 ; Bourdin – Castiglioni 2020 ; Micati – Spagnuolo 2021.

49Micati 2016.


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