1Toutes les potentialités et toutes les ambivalences de la fabrique diplomatique de l’étranger se condensent et s’exacerbent au moment des crises protéiformes qui bouleversent la géopolitique européenne, à l’époque moderne comme à l’âge des révolutions. En ces contextes particuliers de guerres et de révolutions sur lesquels se focalise la troisième partie du livre, les diplomates apparaissent comme autant de réducteurs d’incertitude pour des individus et des communautés que les troubles confessionnels ou politiques ont placés à leur corps défendant en position d’exil ou de précarité.

2Lorsque l’avènement du protestant Henri IV rapproche la France de l’Angleterre élisabéthaine, l’ambassadeur à Londres Beauvoir de La Nocle déploie à ce titre un activisme qui semble sans limites auprès du Privy Council : dans ses requêtes, les arguments d’ordre militaire, économique ou juridique sont mis en balance avec des considérations confessionnelles ou affectives en vue de la protection des huguenots exilés et des sujets du roi de France placés en situation difficile. Plus d’un siècle plus tard, à la fin de la guerre de Succession d’Espagne, quelque dix mille Flamands s’exilent des Pays-Bas devenus autrichiens en direction de Madrid dans l’espoir de demeurer des sujets des Bourbons. Au nom de la nouvelle union dynastique, c’est auprès de l’ambassadeur français en Espagne qu’ils plaident leur cause et revendiquent une protection, en usant d’un langage politique qui se nourrit sciemment des perspectives que laisse entrevoir cette nouvelle diplomatie familiale autant que de la « mémoire longue » de la protection française.

3Les décennies de troubles ne mobilisent pas seulement la dimension bienveillante et protectrice de la figure du diplomate : elles renforcent également les missions de surveillance, de contrôle et de coercition des étrangers qui peuvent lui être dévolues. Au mitan du XVII^e siècle, lorsque sécessions, rébellions et révolutions mettent en péril la Pax hispanica à l’intérieur de l’Europe latine, la monarchie espagnole revendique à l’échelle des territoires placés sous son contrôle ou son influence une définition extensive de l’étranger. Le soutien apporté par la monarchie française aux rebelles portugais, catalans ou napolitains encourage cette surveillance obsessionnelle et antisubversive. Tout individu hostile aux intérêts de l’Espagne est désormais susceptible d’une défiance d’autant plus menaçante qu’elle associe, au sein du creuset romain, les diplomates madrilènes envoyés dans la ville du pape et les administrateurs espagnols du royaume de Naples.

4La décennie révolutionnaire bouleverse la donne européenne non seulement parce que les règles traditionnelles de l’hospitalité encadrées par le droit des gens sont mises en sommeil, mais surtout parce que le nouveau critère de la citoyenneté tend à subsumer cette forge diplomatique de l’étranger. Envisagée sous un angle qui n’est plus principalement territorial mais politique, la nation fait émerger des étrangers à l’intérieur des frontières, et des patriotes à l’extérieur. Ces reconfigurations de la protection et de la surveillance diplomatique de l’étranger ne sont pourtant pas aisées à mettre en œuvre, comme en témoigne l’échec du passeport, ou des signes extérieurs d’appartenance tels que la cocarde, à ordonnancer des identités politiques dissimulées ou incertaines. Les guerres nées de la Révolution entrent aussi en dissonance avec les connexions transnationales qui présidaient au bon fonctionnement de la République des lettres et des sciences. Dans ce contexte troublé, les réseaux diplomatiques et consulaires continuent de jouer un rôle central dans la négociation corrélée des biens et des personnes, déjà envisagée dans la deuxième partie du livre. Tandis que la guerre franco-britannique fait rage, le savant Joseph Banks s’attache ainsi à négocier la restitution de collections naturalistes françaises en échange de la libre circulation de scientifiques anglais. Lorsque se met en place un nouvel ordre impérial à l’échelle de l’Europe continentale, les diplomates ne cessent en rien de jouer un rôle actif de protection et de surveillance à l’égard des étrangers de tout bord. C’est ce dont témoigne l’activité exercée par le marquis Del Gallo, contrôlant et espionnant ressortissants et jacobins napolitains dans le Paris napoléonien, tant pour le compte du roi de Naples que pour celui de la police française. On peut y voir un symbole pérenne de la richesse et de l’ambivalence du statut d’« étranger » lorsqu’il se trouve saisi par les pratiques diplomatiques.