1Le processus de captation et de négociation des acteurs et des biens culturels étrangers au sein des réseaux diplomatiques de l’Europe moderne forme un sujet d’étude immense, en plein essor dans l’historiographie. Les études d’histoire de la diplomatie, de l’art et de la culture ont eu longtemps tendance de ce point de vue à progresser les unes à côté des autres sans se rencontrer, sinon pour éclairer le destin de quelques figures emblématiques, de Rubens à Goya en passant par Vélasquez. Dans une Europe moderne pour laquelle le paradigme de l’État centralisé relève d’un anachronisme, les diplomates ne cherchent pas tant à faire rayonner des productions culturelles prétendument « nationales » qu’à attirer et intégrer au profit des princes et souverains qu’ils représentent des talents et des biens culturels disséminés par-delà les frontières.

2Afin de mettre en évidence de tels phénomènes, la focale des grandes capitales européennes de la culture n’est paradoxalement pas toujours la mieux adaptée, dans la mesure où leur attractivité générale tend à masquer l’activité déployée par les diplomates dans la négociation de ces mobilités culturelles. C’est la raison pour laquelle trois des études de cas présentées dans cette partie sont consacrées à des villes et des cours de moyenne importance, ou de lointaine portée géographique. Les résidences des princes-électeurs du Saint-Empire, la Bruxelles autrichienne et la Stockholm gustavienne ne font que mieux ressortir, par leur éloignement ou leur déficit de centralité politique, l’importance stratégique que revêt la captation et la gestion des mobilités culturelles au sein des circuits diplomatiques. Les acteurs sur lesquels se fondent ces enquêtes ne sont, qui plus est, ni des peintres ni des musiciens ni des architectes célèbres, mais de plus modestes danseurs, orfèvres et cuisiniers, dont l’activité et la mobilité sont encouragées par la structuration et la mise en concurrence progressives des réseaux de diplomates.

3Un autre enjeu de cette partie est de montrer combien les marges de manœuvre des acteurs de la diplomatie eux-mêmes s’affinent et s’affirment en matière d’échanges culturels d’un bout à l’autre de la période moderne. Deux situations mises en confrontation permettent de prendre la mesure de cette évolution. Dans la première moitié du XVI^e siècle, François I^er envoie en Italie le Primatice afin de surveiller l’exécution des moulages des célèbres statues antiques qui doivent servir à l’ornementation des palais royaux français. Deux cents ans plus tard, au milieu du XVIII^e siècle, c’est à rebours un roi qui rachète à un diplomate un ensemble d’œuvres originales, lorsque Frédéric II de Prusse acquiert la fastueuse collection personnelle de l’ambassadeur de France auprès du pape, Melchior de Polignac, qui, aux dires de son compatriote et contemporain Nicolas Vleughels, « aurait dépouillé Rome » s’il l’avait pu. L’attraction des talents et des biens culturels étrangers est devenue partie intégrante de l’activité des diplomates dans le dernier siècle de l’Ancien Régime. L’enquête ici proposée autour de la figure de Luigi Lorenzi, résident représentant la France dans la capitale des grands-ducs de Toscane entre 1735 et 1765, met en évidence l’agency propre aux diplomates dans la sélection et la fréquentation des gens de culture, à une époque où la figure de l’ambassadeur s’est clairement dissociée de la figure du souverain qu’il représente, sans que la professionnalisation du corps diplomatique soit pour autant achevée.

4Le dernier des questionnements mis en avant dans cette deuxième partie tient à la manière dont s’articulent la négociation des personnes et celle des biens culturels au sein des circuits diplomatiques. Afin de nourrir cette approche située à la croisée de l’histoire sociale et de l’histoire matérielle, une focalisation sur la Rome moderne, capitale essentielle du point de vue de la sociabilité diplomatique autant que de la créativité culturelle, nous est apparue nécessaire. L’enquête sur les présents diplomatiques offerts par la papauté met ainsi en évidence l’activisme de divers agents pontificaux au sein des cours européennes. Pour les nonces, ces cadeaux forment autant d’agents matériels susceptibles de capter voire de forcer les faveurs de telle ou telle personne influente dans une cour étrangère, conformément à une procédure dans laquelle la pratique anthropologique du don le dispute à des velléités avérées de corruption. L’ambassade du comte de Castlemaine envoyée à Rome en 1686 par le roi Jacques II d’Angleterre, en vue d’un rapprochement de la dynastie des Stuarts avec le Saint-Siège, offre de son côté l’opportunité d’une enquête croisée sur la production de biens culturels et la mobilisation d’un réseau artistique à la fois romain et cosmopolite. Envisagée de la sorte, la diplomatie des mobilités culturelles tend à embrasser indistinctement les personnes et les biens mis en circulation par les ambassadeurs et leurs adjuvants dans les cours étrangères.