Le devenir des villas maritimes dans l’Antiquité tardive : le cas de l’Étrurie méridionale
p. 253-264
Résumés
Les villas maritimes, du moins certaines d’entre elles, font certainement plus que d’autres l’objet d’une occupation qui déborde largement les limites du Haut-Empire et se prolonge au moins jusqu’au Ve siècle. Le littoral de l’Étrurie méridionale, entre le Tibre et Civitavecchia, offre un cadre propice pour l’analyse du devenir de ces villas car on dispose pour cette zone de restes archéologiques conséquents, en particulier les deux villas d’Alsium qui font l’objet d’une attention particulière, même s’ils n’ont pas encore fait l’objet d’une enquête approfondie, et de documents littéraires, à commencer par le poème de Rutilius Namatianus, De reditu suo, qui témoigne vers 416 d’une poursuite d’activités. Les questions que l’on peut se poser portent sur la ou les fonctions nouvelles assumées (auberge, monastère etc.) par ces complexes de grandes tailles qui ont ainsi survécu alors que des entités plus petites avaient déjà disparu depuis longtemps mais aussi sur le maintien d’une certaine forme de villegiatura.
The villae maritimae were more occupied than other villas in the hinterland past the third century, until the end of the fourth century and the beginning of the fifth. The shore of South Etruria, between the mouth of Tiber and Civitavecchia, authorizes to study the mutations of these villas thanks to numerous archaeological remains, for instance the two villas of Alsium, even if they are not yet entirely explored, and thanks to literary ancient sources as Rutilius Namatianus ‘s poem, De reditu suo: all these documents testify the prosecution of human activities and works on the buildings. The questions bear on the new functions that those great estates assume when the small neighbour villas have disappeared for many years back. The villegiatura remains but new duties come into sight as inn or monastery.
Entrées d’index
Mots-clés : Alsium, Villa de Marina di San Nicola, paysage maritime, hôtellerie, Antiquité tardive
Keywords : Alsium, villa of Marina di San Nicola, coastal landscape, hôtellerie, Antiquité tardive
Texte intégral
1La création et l’essor ou du moins la période de plus grand développement des villas maritimes sont des événements qui concernent fondamentalement en Italie la fin de la période républicaine et le Haut-Empire comme le confirme, si besoin était, la quasi-totalité des communications proposées dans le cadre de ces deux journées. Toutefois, un certain nombre de provinces romaines de l’occident (comme la péninsule ibérique) ou de l’orient (comme les Balkans) révèlent un grand nombre de constructions ou de réaménagements importants au IIIe et au IVe siècle. Qu’en est-il de l’Italie où les villas les plus connues archéologiquement parlant pour ces périodes sont avant tout des villas « internes » comme Piazza Armerina pour n’en citer qu’une…
2Il est bien évidemment impossible de traiter l’ensemble du littoral italien dans le cadre de cette communication et je n’en ai nullement les compétences pour le faire ! Je me limiterai donc à un petit secteur de ce littoral, sans prétendre en tirer de règles générales pour les autres, car pendant ces deux siècles les différentes régions d’Italie, littorales ou non, présentent des caractéristiques très hétérogènes qui interdisent par avance toute généralisation. Le secteur littoral retenu (fig. 1) correspond à ce que l’on a coutume d’appeler l’Étrurie méridionale, plus précisément la partie comprise entre l’embouchure du Tibre et Civitavecchia pour la partie archéologique1, zone un peu plus étendue vers le nord pour ce qui concerne l’apport des textes. Le point de départ m’a été fourni par les recherches menées sur deux villas localisées respectivement sur les sites de Marina di San Nicola (MSN par la suite) et de Palo Laziale2, ce dernier proche du Castello Odelscalchi, toutes les deux sur la commune de Ladispoli, province de Rome.
Fig. 1. Littoral de l’Étrurie méridionale (les numéros des villas renvoient au catalogue dans Lafon 2001).


3Dans l’Antiquité, ces deux sites appartenaient au territoire de la colonie d’Alsium, fondée au IIIe siècle av. J.-C., en 247 si l’on en croit Velleius (I, 14, 8). Plusieurs localisations ont été proposées à son sujet qui concernent le plus souvent l’une ou l’autre de ces deux villas3. Pendant le Haut-Empire elles font incontestablement partie de la frange littorale du Suburbium. D’un point de vue géographique, la zone comprise entre Portus et Civitavecchia est caractérisée par la présence de grandes plages de sable seulement entrecoupées, principalement à partir de MSN où la plaine littorale est désormais plus réduite, par des affleurements rocheux. Ceux-ci sont fait de macco, une roche volcanique relativement friable et ils ont offert à chaque fois un site légèrement surélevé par rapport à la mer (en général moins de 10 m, exceptionnellement 16 m comme à MSN), particulièrement propice à la construction de villas maritimes : ces éperons rocheux offrent en effet plus de stabilité que les plages de sable et une vue panoramique plus large en raison de cette légère éminence. À partir de Santa Marinella, le relief littoral devient plus accidenté, et ce jusqu’à Civitavecchia, favorisant une plus grande concentration de villas maritimes. Pour autant, on ne saurait oublier que l’occupation de la région ne se limite pas à cette catégorie de villas et je renvoie pour un tableau complet de ces diverses formes d’habitat aux travaux de P.A. Gianfrotta4 que j’ai largement utilisés dans Villa maritima (Lafon 2001, p. 155, fig. 27) et bien évidemment à ceux plus récents de Fl. Enei. Malgré des témoignages littéraires incontestables prouvant l’existence de villas « scandaleuses » et donc luxueuses dès la fin du IIe siècle av. J.-C. à Alsium, le développement des seules villas maritimes paraît relativement tardif dans ce secteur comparé à celui des villas plus à l’intérieur des terres comme Tusculum ou Tibur5 comme par rapport à celui des villas maritimes dans le Latium méridional ou le golfe de Naples. De fait, c’est seulement à l’époque de Cicéron que les villas véritablement littorales sont attestées, puisque dans l’une d’entre elles ce dernier y attend le débarquement de César. Concernant les « preuves » archéologiques, il faut attendre la fin du Ier siècle av. J.-C. et plus encore le suivant pour assister au véritable développement des villas maritimes d’Alsium comme de celles des cités voisines ou de ce qui en tient lieu : aucune des colonies républicaines fondées avant la Seconde Guerre punique qui parsèment cette portion de littoral (outre Alsium, Pyrgi et Castrum novum) ne paraît avoir survécu au-delà de l’époque augustéenne. On remarque également que dans tout le secteur littoral compris entre le Tibre et Civitavecchia, les villas maritimes sont assez éloignées les unes des autres, au minimum d’1,5 km, parfois même de deux ou trois fois ce chiffre. La seule concentration un peu marquée concerne la zone de Castrum novum, mais la densité reste malgré tout globalement très inférieure à celle que l’on observe à Formies ou dans le golfe de Naples. Cela autorise des domaines agricoles conséquents tout en maintenant des possibilités de vie sociale importantes entre « voisins ». On peut parler d’une organisation hiérarchique de l’ensemble du territoire, avec clairement les villas maritimes les plus luxueuses, des établissements beaucoup plus modestes (fattorie) intermédiaires, mais seulement plus à l’intérieur, avant une deuxième série de villas dotées d’une pars urbana substantielle (mais moins que celles du bord de mer) à quelques kilomètres de celle-ci, sur les premiers reliefs continus.
4Comment se présente le devenir de ces villas après la période sévérienne ? La documentation archéologique est loin de répondre aux attentes faute de fouilles en nombre suffisant : on doit donc le plus souvent se contenter de ramassages de surface attestant une occupation des sites, mais insuffisante pour établir un phasage précis des divers bâtiments quand ceux-ci ont pu être identifiés. Malgré ces limites, la tendance générale telle qu’elle a été établie par Fl. Enei est celle d’une réduction drastique du nombre des sites « intermédiaires », tels que je les ai définis plus haut, encore occupés6. Faut-il l’attribuer à une diminution sensible de la population locale ou à une concentration de celle-ci sur un nombre plus réduit d’habitats, en l’occurrence principalement les grandes villas maritimes antérieures ?
5De fait, les deux phénomènes se conjuguent, seule leur part relative restant selon moi à préciser. J’en veux pour preuve ce que nous avons pu observer à MSN (fig. 2). S’agissant d’une fouille préventive, nous n’avons pu travailler sur le secteur central de la villa, protégé par son statut de propriété de la municipalité de Ladispoli, mais aux deux extrémités du site menacées par des projets immobiliers. Malheureusement, la nécropole « tardive » (plus de 300 tombes semble-t-il), située pourtant dans les emprises du projet (à l’est du secteur L, zone 2), a été dégagée sans fouille avant notre arrivée : s’agissant de tombes couvertes alla capucina, il est plus que vraisemblable qu’elle appartenait aux phases d’occupation les plus tardives de la villa. Le nombre important de sépultures renvoie à une population de toute façon relativement importante, mais dont le nombre demeure impossible à préciser.
Fig. 2. Marina di San Nicola : plan général d’après l’ensemble des informations disponibles en 1988 (© EFR SN 01).

6Dans le même secteur septentrional (secteur L, M, N) dégagé en 1987, également avant notre arrivée, par la Dott.ssa I. Caruso, alors Inspectrice de la surintendance de Villa Giulia, nous avons pu recueillir sur le sol un lot relativement important de très petites monnaies identifiées par Jean-Pierre Brun comme caractéristiques du Ve siècle. Réduites à presque rien après une longue exposition à l’air, nous n’avons pu les conserver et donc les étudier de façon plus précise. Elles côtoyaient des céramiques réduites également à des fragments informes, mais qui devaient être contemporaines. D’autres exemplaires de ces mêmes céramiques retrouvés dans nos propres sondages, réalisés à quelques dizaines de mètres de là entre 1988 et 1993 (secteur P), confirment donc une occupation longue de ce secteur de la villa voué pour l’essentiel à des activités productives et au logement d’une population que l’on peut qualifier de « moyenne » en raison des caractéristiques standardisées de l’habitat. L’essentiel des constructions remonte au Haut-Empire, mais des réaménagements plus récents sont clairement visibles, en particulier des coupures dans les grands couloirs de circulation accompagnés de bouchages de portes, toutes mesures qui tendent à cloisonner davantage la zone d’habitat. Si les premières constructions se caractérisent par l’usage systématique de l’opus reticulatum, ces modifications mettent en œuvre un appareil beaucoup plus sommaire, fait essentiellement d’éléments de récupération, fragments de terre cuite et moellons d’opus reticulatum disposés en assises plus ou moins horizontales. Il ne fait donc aucun doute que cette partie de la villa était encore occupée et en pleine activité au moins jusqu’au Ve siècle.
7En revanche, dans le secteur le plus méridional (secteur I) caractérisé par une tour élevée à l’extrémité interne d’un grand portique grossièrement perpendiculaire à la mer, la céramique en lien avec la couche d’abandon est beaucoup plus ancienne, au plus tard (amphores et céramiques africaines) de la fin du IIIe siècle. On peut même penser que l’ensemble des éléments en opus sectile, en particulier les plinthes des murs des pièces les plus luxueuses, avaient fait l’objet d’un démontage systématique avant même cette époque alors que les mosaïques les plus récentes datent vraisemblablement de l’époque sévérienne7.
8Avant d’élargir cette approche avec l’aide des textes, il est nécessaire de traiter du cas de la villa voisine de MSN, celle de Palo Laziale, plus précisément celle connue sous le nom de la Posta Vecchia, une annexe, semble-t-il, du château Odescalchi construite au XVIIIe siècle. Un peu plus d’un kilomètre sépare les deux villas (fig. 3) et elles sont parfaitement visibles l’une de l’autre. Les restes archéologiques dont il va être question ont été mis au jour à l’occasion des travaux d’aménagement réalisés par Paul Getty qui avait acheté la Posta Vecchia en 1960 pour en faire sa résidence en Italie, puis en lien avec la création d’un hôtel de luxe à la suite de la vente par Paul Getty de cette résidence dans les années 70′. Les conditions de fouilles ont été rendues difficiles par le contexte des chantiers de travaux et l’exploitation des données n’est pas simple8 d’autant plus que d’après les relevés cadastraux l’on enregistre depuis la fin du XIXe siècle un recul très substantiel du rivage ; ce recul s’est encore accéléré depuis le milieu du XXe siècle si bien que l’on ne peut plus préciser sans de nouvelles fouilles les limites exactes entre la terre et la mer dans l’Antiquité. R. Gafa a pu cependant distinguer plusieurs phases de construction, même si pour chacune d’entre elles on ne dispose que d’une vision très fragmentaire de la planimétrie des bâtiments. La plus ancienne est connue seulement à partir de quelques lambeaux de mur en opus incertum (secteur A, murs 14-16 de l’inventaire Gafa 1999, p.48-49). Pour Fl. Enei il s’agirait de la plus ancienne construction connue sur le littoral d’Alsium et cet auteur n’hésite pas à la faire remonter à la fin du IIIe-IIe siècles av. J.-C.9, avec des reprises importantes à l’époque augustéenne (Ier siècle av. J.-C.), mais aucun lien ne peut être établi entre ces murs et les phases postérieures du site. Le matériel céramique conservé dans les sous-sols de l’hôtel dont l’étude systématique a été entreprise par R. Cosentino couvre, d’après un premier examen réalisé par R. Gafa, un arc de temps qui commence seulement entre 50 av. J.-C., au plus tôt, et couvre les IVe-VIe siècles apr. J.-C.10. Ceci rend difficile une datation aussi haute dans la période républicaine de ces deux murs et en conséquence leur identification comme les restes d’une « domus urbaine » de la colonie, une domus qui serait donc antérieure à la construction des premières villas monumentales en opus caementicium11.
Fig. 3. Extrait de la carte IGN 1/25000° avec localisation des villas dans le secteur de Ladispoli 1 = MSN ; 2 = Palo Laziale ; 3 = Fosso Sanguinara ; 4 = Torre di Palidoro (commune de Rome) ; 5 : sanctuaire ? (Lafon 1990, fig. 1).

Fig. 4. Palo Laziale, plan général : 1 : môle ; 2 : vivier ; 3 : murs en opus caementicium ; 4 : posta Vecchia ; 5-6 : Murs antiques visibles sur la plage (Gafa 1999, fig. 2).

9Une seconde phase de construction, beaucoup plus documentée (fig. 5 a), est à mettre en rapport avec les nombreux murs en opus reticulatum, marqués par des réfections qui s’étendent tout au long du Ier siècle matérialisées, entre autres, par un timbre sur tuile daté du règne de Vespasien (Gafa 1999, p. 84-5). Mais la phase la plus intéressante pour notre propos est celle qui est attestée pour le IVe siècle (fig. 5 b), à la fois par la construction de nouveaux murs utilisant la technique de l’opus vittatum, mais plus encore par la qualité des mosaïques polychromes à décor géométrique qui témoigne du haut niveau social du commanditaire12. Loin d’être abandonnée par ses propriétaires ou transformée en une résidence de second ordre comme la partie septentrionale de MSN, la villa de Palo Laziale fait donc encore au IVe siècle l’objet de travaux que l’on peut considérer comme relevant d’un habitat aristocratique.
Fig. 5. Palo Laziale, structures sous la Posta Vecchia (Gafa 1999, fig. 15 et 16).


10Bien évidemment les questions ne manquent pas à son propos. La première concerne la surface totale occupée par la villa d’époque impériale : faut-il inclure les restes encore visibles sous le château et en direction de Ladispoli, notamment un môle et une piscina13, ou faut-il y voir dans ces maçonneries les reste d’une agglomération, en l’occurrence l’ancienne colonie d’Alsium qui aurait ainsi connu une reprise importante au Ier siècle ? Au contraire la villa pouvait-elle se limiter à la seule zone de la Posta Vecchia, faisant d’elle une villa « suburbaine » par rapport à cette agglomération ? Aucune réponse définitive n’est possible à ce jour, mais on remarque que si l’on prend la distance qui sépare le môle signalé plus haut et, en direction de MSN, les dernières maçonneries visibles sur la plage, on obtient une distance le long du littoral de 500 m environ, un chiffre tout à fait comparable à celui de MSN. Tout cela permet d’envisager l’existence au Haut-Empire d’une grande villa couvrant les deux secteurs de Palo Laziale. En revanche les travaux du IVe siècle semblent réservés au seul secteur de la Posta Vecchia que R. Gafa interprète avec prudence comme le secteur central de la villa construit directement sur le littoral, ici un banc de macco de quelques mètres d’altitude, en reposant sur une série de citernes formant une basis villae. Cette technique, que l’on retrouve à MSN, permet de construire directement au contact de la mer, la hauteur de cette substruction mettant la villa à l’abri des tempêtes qui peuvent être redoutables surtout l’hiver.
11Il ne fait guère de doute que la villa de MSN faisait partie au plus tard au IIe siècle du patrimoine impérial puisque on y a trouvé des conduites de plomb au nom de l’empereur Elagabal. On voit mal surtout quelle autre villa du secteur pourrait être concernée par le témoignage de Fronto vantant à Marc-Aurèle les mérites de sa villa maritime14 établie sur le territoire d’Alsium. Ce statut de villa impériale à la fin du Haut-Empire n’est pas réservé, sur cette portion de littoral, à celle d’Alsium (qu’il s’agisse de MSN ou moins vraisemblablement de Palo) puisqu’il concerne également au premier chef celle de Cemtumcellae, c’est-à-dire Civitavecchia, où Trajan reçoit parmi d’autres membres éminents de l’aristocratie sénatoriale Pline le Jeune. Les rapports institutionnels entre la villa impériale d’Alsium et l’ancienne colonie d’Alsium sont loin d’être clairs à mes yeux : comme pour Baïes, la mention tardive d’un ordre des décurions, d’administrateurs divers à côté de celle d’un procurateur de la villa ne renvoie pas nécessairement à de véritables cités, même si l’hypothèse d’un transfert de MSN à Palo formulée par Fl. Enei permet de concilier l’existence concomitante de la villa de MSN et de la cité d’Alsium aux IIe et IIIe siècles. Mais peut-il en être de même au IVe ? Ce que l’on connait de Palo Laziale renvoie bien davantage comme on l’a vu également à une villa et si l’on élargit le propos à d’autres villas de la zone prise en considération on s’aperçoit que la plupart des villas maritimes montrent des traces de travaux importants au-delà du IIIe siècle. Sans pouvoir entrer ici dans les détails on peut citer, en particulier à partir de Gianfrotta 1972 et en se limitant à la seule commune actuelle de Santa Marinella, les villas de Punta della Vipera (p. 122-133), la villa sous le château Odescalchi (p. 54-82), la villa Le Grottace (p. 40-47). Autant dire que pratiquement toutes les villas maritimes connues pour le Haut-Empire dans ce secteur au nord du Tibre continuent d’être fréquentées, contrairement comme on l’a vu à la majorité des autres sites « ruraux », le tout traduisant mécaniquement une nouvelle répartition de la population.
12Avant de tenter une explication générale, il est nécessaire de prendre en compte le témoignage de Rutilius Namatianus. Le De reditu suo, écrit entre 416 et 417, dresse une sorte de bilan pour le IVe siècle même si de nouveaux bouleversements caractérisent au début du Ve siècle Rome et sa région. Rutilius Namatianus (désormais RN) est en effet contraint de quitter l’Urbs, où il a exercé les plus hautes fonctions, à la suite de sa prise par les Barbares15. Ce Gaulois rentre chez lui et sur le champ ou très peu de temps après rédige sous forme de poème le récit de ce « retour ».
13Embarqué à Portus le 31 octobre 416, il longe donc le littoral tyrrhénien jusqu’en Ligurie où il atteint Luna le 10 novembre. De là, peut-être en lien avec le mare clausum, il emprunte vraisemblablement la voie terrestre pour achever son voyage, mais le récit conservé ne va pas au-delà. Dans ce texte, il est fait mention à plusieurs reprises de villas littorales, le plus souvent maritimes, et ces informations permettent de saisir au moins en partie les raisons et les conditions de leur survie à cette date.
14Le premier point à aborder concerne la géographie du littoral et son occupation humaine. RN signale la disparition des anciennes colonies (républicaines), dont on a vu que leur maintien dès la période du Haut-Empire était loin d’être assurée, à commencer par celles d’Alsium et Pyrgi nommément citées (vers 223). Pour lui elles ont été remplacées par des villas. Les réminiscences littéraires sont ici certaines, le vers de RN reprenant quasi à l’identique la célèbre formule de Pline l’Ancien (NH, III, 30) à propos de Stabies :
Pline : oppidum Stabiae... id delevit quod nunc in villas abiit
RN : Nunc villae grandes, oppida parva prius
15De fait toutes les villes ou plus exactement les diverses agglomérations du littoral lui apparaissent désertées16, même si on peut penser qu’elles restent malgré tout visibles dans le paysage par leurs « vestiges » comme Portus Herculis (vestigia castrorum). Échappent à cette règle Centumcellae et Vada, terminus de son périple maritime. En revanche dans les villas se maintient une activité relativement soutenue, notamment pour celles d’Alsium, que la colonie primitive ait été située à Palo ou à MSN, puisqu’elles sont les éléments visibles de l’occupation humaine du littoral.
16Le texte de RN permet de préciser la nature d’au moins certaines de ses activités même si les précisions fournies ne concernent pas précisément la zone la plus proche de Rome prise en compte dans cette communication. Il faut ajouter que RN parle uniquement ou principalement de ce qui concerne les voyageurs de passage et ne donne ainsi aucun enseignement sur les activités agricoles proprement dites toujours vraisemblablement au cœur de ces villas. Retenons également que RN choisit de s’embarquer avec sa suite sur plusieurs petites embarcations (qualifiées de cumba parva ou puppis vers 579 : progredimur parvis per litora proxima cymbis), petits navires ou grosses barques, afin, comme il le précise lui-même, de pouvoir débarquer en n’importe quel point du littoral, sans nécessité de disposer d’installations élaborées caractéristiques des ports publics romains, installations dont il mentionne l’existence seulement à Centumcellae et à Portus Pisanus. Ces embarcations sont en revanche trop petites pour y passer la nuit et chaque soir est marqué par un débarquement. Je ne reviens pas ici sur toutes les étapes qui marquent le voyage et je me concentrerai sur ce qui concerne les villas.
17Sur les six étapes clairement mentionnées, une seule concerne une plage « anonyme » située près de l’embouchure de l’Ombrone et deux des villas, la première citée possédant encore de grands viviers (vers 378-379 : vivaria et stagna), confirmant, si besoin était, sa caractéristique maritime. Toutefois, RN étant comme on l’a vu féru de réminiscences littéraires, je ne suis pas convaincu que ces installations aient grand-chose à voir avec les piscinae de la fin de la République et de premiers siècles de l’Empire. Elles témoignent néanmoins du maintien d’une tradition multiséculaire. L’autre villa possède quant à elle des salines (vers 475), signe là encore d’une proximité avec la mer. Le propriétaire est dans ce cas encore résident au moment où passe RN. Si RN choisit de s’arrêter systématiquement sur le continent, il mentionne également pour plusieurs des îles qu’il longe dans son périple deux « types » de villas ou plus exactement deux types d’occupants. Pour l’île de Giglio, il s’agit de réfugiés ayant fui Rome, mais RN ne précise malheureusement pas s’il s’agit des propriétaires (ou des personnes en lien avec les propriétaires) ou « d’occupants abusifs ». Pour les îles de Gorgona et de Capraria, il s’agit de moines ayant choisi volontairement de s’isoler que RN qualifie seulement de brutes épaisses (vers 439 et 515). RN ne précise pas s’ils occupent les bâtiments d’anciennes villas, mais ceux-ci existent encore vraisemblablement à cette époque puisque toutes ces îles ont fait l’objet de constructions de villas maritimes à partir de l’époque augustéenne. En revanche, les témoignages pour leur occupation pendant la période intermédiaire font pratiquement entièrement défaut.
18Il n’en reste pas moins vrai que le choix d’une résidence insulaire, comme d’ailleurs la préférence pour un trajet maritime au départ de Rome, traduisent une réalité militaire ou plus précisément sécuritaire : comme le remarque RN lui-même, les Barbares sont de très bons cavaliers, mais leurs capacités maritimes paraissent limitées et les îles comme d’une certaine façon les villas maritimes continentales constituent des lieux relativement sûrs tant que le danger ne vient pas de la mer. La Via Aurelia semble avoir été délaissée pendant l’essentiel de la période impériale, au point d’apparaitre comme « secondaire », au profit des voies plus internes : on assiste donc pendant au moins une courte période à un retournement au profit de la voie maritime et peut-être de la Via Aurelia elle-même. Ce point n’est certainement pas à négliger pour expliquer la survie relativement importante des villas maritimes sur le littoral tyrrhénien aux IVe et Ve siècles. En conséquence, ces villas ne sont plus fondamentalement des résidences aristocratiques voire impériales : si l’on en croit RN, s’y ajoute clairement une fonction d’hôtellerie par exemple dans la villa Trituritta, construite sur un promontoire artificiel et gérée par un intendant, villicus hospes (vers 527) comme pour celle de Faleries ou l’hospes est par ailleurs, selon RN qui n’apprécie pas son accueil, juif. De ce point de vue, ces villas constituent une solution alternative, susceptible de compenser la disparition des anciennes étapes du cursus publicus, stationes et mansiones.
19Si l’on tente, pour conclure, un bilan nécessairement provisoire en l’absence de fouilles suffisantes sur ces villas, quelques remarques peuvent être formulées sur la survie de ces villas maritimes.
20Un point essentiel est constitué par leur position sur les points les plus élevés du littoral : ce n’est certainement pas un fait du hasard si elles occupent des sites qui dans plusieurs cas ont été privilégiées pour la création des colonies maritimes républicaines, pour celle des tours de guet aux époques médiévale et moderne17, voire de véritables forteresses18, sans oublier les bunkers allemands de la Deuxième Guerre mondiale. À l’exception des restes des murailles républicaines conservées à Pyrgi, il n’existe aucune trace de fortification antique, les murs d’enceinte des villas n’étant pas en état (quand ils existent !) de jouer un autre rôle que celui de simple clôture. Les dépendances éloignées du noyau central comme la tour méridionale de MSN ont même été abandonnées (cf. ci-dessus). Les tours mentionnées explicitement par RN dans le cas de la villa « aux trois tours », Triturrita, ne semblent pas jouer un rôle essentiel dans ce domaine et il faut écarter tout rapport avec la fonction de base des tours littorales médiévales. La « sécurité » apportée par la villa maritime est donc fondamentalement, pour la période qui nous intéresse, celle qui est liée à la liberté de circulation que procure encore la mer, surtout en comparaison des dangers susceptibles d’être rencontrées sur les voies terrestres. De ce point de vue, on est donc dans une situation exactement à l’opposé de toutes les autres périodes citées plus haut où le danger vient précisément de la mer, des flottes carthaginoises aux pirates barbaresques pour faire simple sans oublier le débarquement des troupes US. La présence d’une basis villae importante rendue nécessaire au moment de la construction en raison des contraintes techniques liées à la proximité de la mer, a entrainé, notamment à MSN et à Palo Laziale, une densité de bâtiments surélevés offrant un minimum de protection contre les menaces externes, mais bien évidemment incapables de soutenir un véritable siège19. En revanche cet avantage offert par les villas maritimes ne dure qu’un temps, celui où les Barbares ne sont pas en état de contrôler la mer, car ils ne possèdent pas encore de flotte militaire : dès lors et pour plusieurs siècles, les plus grands dangers viennent de la mer, obligeant les populations locales à se réfugier vers l’intérieur, signifiant par la même occasion la fin de toute forme d’occupation permanente des villas maritimes.
21Un deuxième point qui peut expliquer le maintien des villas maritimes est lié à leur rôle économique. Plus qu’à leur production agricole propre (pourtant certainement non négligeable), on doit envisager un rôle d’entrepôt centralisateur des campagnes environnantes permettant l’exportation vers Rome, principalement des denrées alimentaires de base20. Comme le montre le texte de RN, l’emploi de petits bateaux rend inutile un équipement portuaire spécifique pour ces villas. La concentration de la population dans l’emprise de ces villas trouve là une deuxième raison d’être. Il est plus délicat de se prononcer sur le statut de ces regroupements : peut-on aller jusqu’à parler d’une « agglomération » dotée d’un statut public ? Rien ne permet de le dire, même pas la possibilité du maintien du statut antérieur dans le cas des colonies qui, on l’a vu, pose lui-même déjà problème… Il n’en reste pas moins vrai que le fait d’avoir appartenu au domaine impérial à MSN a pu favoriser le passage vers un statut d’étape, avec les équipements d’accueil adéquats pour les voyageurs, au moins d’un certain rang.
22Un dernier point concerne le maintien de la fonction de résidence aristocratique. Les travaux entrepris à Palo Laziale ainsi que dans plusieurs villas de Santa Marinella au IVe siècle plaident en ce sens, de même que deux passages de RN signalés plus haut à propos de villas avec leur propriétaire résidant, mais il est tout à fait impossible de vérifier l’ampleur réelle du phénomène et plus encore ses fluctuations au cours de la période prise en compte. Le fait que la plupart des grandes villas passent très rapidement dans le domaine ecclésiastique plaide en ce sens, mais il ne faut pas oublier que cela concerne toutes les villas et pas seulement les villas maritimes.
23Dans tous les cas, ces villas maritimes de l’Étrurie méridionale continuent pendant plusieurs siècles d’être des points forts dans le paysage, des points de repère, mais aussi de passage obligé pour tous ceux qui continuent de se déplacer, pour de courts ou de plus longs périples. Même si des travaux conséquents sont encore entrepris au IVe siècle, on ne relève plus aucune nouvelle construction et l’on vit en quelque sorte dans ce secteur du littoral sur le patrimoine bâti antérieur.
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av. J.C.-IIIe siècle ap. J.C.), Rome, 2001 (BEFAR, 307).
Tartara 1999 = P. Tartara, Formae Italiae, Torrimpietra (IGM 149 I NO), Florence, 1999.
Tombrägel 2012 = M. Tombrägel, Die Republikanischen Otiumvillen von Tivoli, Rome, 2012 (Palila, 25).
Notes de bas de page
1Quand j’ai proposé aux organisatrices ce sujet, j’ignorai l’existence de la dernière publication de Flavio Enei (Enei 2018), spécialiste reconnu de cette région, car j’en ai pris connaissance seulement après cette rencontre de Naples – Capri. Je n’ai pu lire en revanche son article plus ancien (Enei 2006) consacré plus précisément aux deux villas dont je me suis personnellement occupé (cf. infra). Malgré de nombreux points communs avec sa communication de 2018, mon propos est quelque peu différent et j’ai donc maintenu, avec l’accord des organisatrices, cette contribution écrite qui concerne seulement la part plus ancienne de la période traitée par Fl. Enei. En effet celui-ci s’intéresse également aux VIe et VIIe siècles.
2Les recherches sur la villa maritime de Palo Laziale ont été menées par Rafaëlla Gafa dans le cadre d’un mémoire de DEA entrepris sous ma direction à l’Université de Provence.
3Lafon 1990. Mais Patrizia Tartara (Tartara 1999) préfère une localisation plus interne, précisément à Casale di Monteroti, sur le tracé même de la future Via Aurelia. Fl. Enei penche de son côté pour un déplacement à l’époque impériale du centre urbain de MSN à Palo (Enei 2018, p. 197).
4Gianfrotta 1972
5Tombrägel 2012, p. 212.
6Enei 2018, p.195 et fig. 3 et 4 : situation aux Ier-IIe siècles apr. J.-C. avec plus de 50 sites ; fig. 4 : situation au VIe siècle où sont recensés 14 sites dont 12 villas.
7Carrive 2017.
8Gafa 1999, spécialement p. 40-41.
9Enei 2018, p. 199.
10Gafa 1999, p. 86.
11Je me permets à ce sujet de renvoyer à ce que j’ai écrit dans Lafon 2001, p. 51-60 et dans Broise – Lafon 2001, p. 196-200.
12Gafa 1999, p. 81-83.
13Pour leur attribution à un édifice privé ou à une agglomération (publique), ces deux constructions offrent à première vue des arguments contradictoires : l’identification comme agglomération antique de Palo repose sur la présence de ce môle en opus reticulatum ; en revanche on ne connaît pratiquement aucun cas de piscina publique en dehors de celle très particulière par sa datation républicaine et sa situation du Lago de Paola, entre Terracine et le Monte Circeo.
14Dans ce poème Fronto (De fer. Als., 3, 2) conseille à Marc Aurèle de naviguer, soit vers la haute mer, soit dans ce qui semble être une lagune, deux éléments qui caractérisent, plus que tout autre villa, MSN.
15Selon Carcopino (1928, p. 180), RN serait originaire de Poitiers ou plus vraisemblablement de Bordeaux et aurait été Préfet de la Ville en 414.
16Outre Alsium et Pyrgi sont ainsi citées Castrum (vers 227), Cosa (vers 286), Portus Herculis (vers 293), Populonia (vers 402).
17Sans être exhaustif : MSN, sur les cartes anciennes « Torre San Nicola » et Torre Flavia sur le seul territoire de l’actuelle Ladispoli. Pour cette « permanence » des localisations entre villas et tours de défense côtières : De Rossi 1971, passim.
18Les deux châteaux Odescalchi de Palo et Santa Marinella ; celui de Santa Severa à Pyrgi.
19Une lecture trop rapide de Procope (Histoire des guerres - Guerre Gothique, VII, 21-23) et des commentaires sur ce passage m’avait fait écrire (Lafon 1990, p. 20 et Tableau des sources littéraires sur Alsium p. 26) que MSN avait dû subir un siège de la part de Tottila en 547, au cours de la guerre gothique. En réalité le texte est beaucoup moins précis et fait seulement état d’un passage de Tottila « dans les environs de Portus, à l’ouest de Rome » et de l’établissement d’un camp à Algedon pour interdire aux troupes de Bélisaire de sortir de Portus. Les commentateurs modernes (H.B. Dewing dans l’édition Loeb) préfèrent identifier Algedon comme un site du Monte Algidus (moderne Cesaro), donc très éloigné et sans aucun rapport avec Alsium, en contradiction pourtant avec les précisions à l’ouest (et non à l’est) de Rome, proche de Portus fournie par Procope. Quoi qu’il en soit de la localisation d’Algedon, Procope ne fait pas mention d’un siège.
20À propos de Portus Pisanus, RN (vers 531) mentionne l’importance des marchandises qui y sont stockées à proximité de la villa Triturrita, vraisemblablement en lien avec cette dernière.
Auteur
Aix-Marseille Université, IRAA, UAR 3155 (CNRS, AMU, Université Lyon 2, université de Pau et des Pays de l’Adour), xlafon@orange.fr
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