Roma restauranda : ruines, catastrophes et résilience

5À Rome comme ailleurs, l’acte reconstructeur s’explique d’abord par la nécessité de remettre la ville en état après un désastre, comme ce fut le cas en 390 av. J.-C. Les principales transformations urbanistiques et la construction monumentale ont longtemps été étudiées comme des « programmes » architecturaux, des opérations intentionnelles d’un pouvoir cherchant à imprimer sa marque dans la pierre et dans la forme d’une ville. Les grands travaux peuvent néanmoins avoir une dimension réactive : ils s’imposent quand une calamité a frappé la ville ou l’un de ses bâtiments. La recherche en sciences sociales redonne aujourd’hui toute sa place à l’étude des catastrophes et de la vulnérabilité des établissements humains11. Le concept de résilience, entendu comme la faculté des individus ou des systèmes à se remettre d’un événement traumatique par ses propres ressources12, s’est imposé récemment comme outil d’analyse du fait urbain13, quitte à utiliser cette notion dans une acception élargie14. Le désastre peut ainsi être l’occasion de repenser une ville ou l’un ou plusieurs de ses quartiers, comme en témoigne l’exemple célèbre de Lisbonne, reconstruite sur des principes nouveaux après le tremblement de terre de 175515.

6La Ville Éternelle serait-elle donc le parfait laboratoire pour étudier cette notion de résilience16 ? Roma aeterna : l’appellation, qui est devenue un argument du marketing touristique contemporain, apparaît en réalité dès les débuts de l’époque impériale. Or l’aeternitas n’est alors pas pensée comme une continuité linéaire, mais s’inscrit dans un temps cyclique. Comme le dit R. Turcan, « il n’y a pas de contradiction majeure dans l’esprit des Anciens entre la courbe biologique d’une ville et sa vocation à l’éternité. Ou plutôt cette contradiction pouvait se résoudre dans la renouatio cyclique ou périodique. Après la déchéance, voire la ruine et la mort, une renaissance pouvait être espérée17  ». L’éternité suppose donc non pas l’absence de crises et de catastrophes, mais la capacité de les surmonter, pour renaître sans cesse, tel le Phénix18. Les historien·ne·s s’interrogent ainsi sur les nombreuses crises qu’a traversées la ville dans sa longue histoire et l’archéologue Daniele Manacorda se demande même « combien de Romes » se sont succédé sur le site19.

7Pourtant, si Rome a connu bien des calamités d’origine naturelle ou humaine, dans sa longue histoire – incendies, inondations, séismes, mises à sac, bombardements20 –, elle se distingue par la réitération des programmes de reconstruction et par la banalité de sa restauration. Cette urgence de la restauration urbaine est, à Rome plus que dans d’autres villes, un élément structurel, la toile de fond qui demeure présente à l’arrière-plan de nombreuses politiques d’urbanisme, que celles-ci s’inscrivent, ou non, à la suite d’une période de destruction. Roma restauranda, il faut restaurer Rome, pourrait-on dire, comme une évidence. Cette singularité interroge. Peut-être faut-il y voir comme une urgence à lutter contre l’effondrement et la ruine qui, toujours, menacent cette ville21 ? Le lamento d’une Rome affligée qui, personnifiée, se lamente sur son infortune est un genre littéraire ancien, qui remonte à Lucain (dans le Bellum Civile) et qui est repris jusqu’à Pétrarque (dans l’Africa)22.

8À partir du Moyen Âge, les ruines marquent en effet durablement le paysage, comme si le traumatisme de la fin de l’empire romain n’en finissait pas de se prolonger. Bâtiments effondrés ou ébréchés deviennent alors un objet politique, mis en rapport avec l’actualité plus ou moins récente. Déjà Cola di Rienzo déployait, sur les murs de Rome, dans la fresque monumentale qu’il avait commandée, le thème de la lamentation sur les ruines, instrumentalisé comme un appel politique à la révolte contre l’aristocratie baronniale23. Dans les discours d’un humaniste de cour comme Platina, c’est à l’inverse l’absence du prince qui est responsable du délabrement ; les papes de retour d’Avignon auraient ainsi trouvé un paysage de désolation, que rien ne pouvait identifier comme une « ville » :

[Martin V] trouva Rome détruite et dévastée à un point tel qu’elle ne ressemblait en rien à une ville. On pouvait y voir des maisons en train de s’écrouler, des temples effondrés, des quartiers déserts, une ville fangeuse et sale, une ville chancelante parce qu’elle était dépourvue et privée de toutes choses24.

9On croit, à le lire, assister à la ruine « en action », processus interrompu par l’irruption providentielle du souverain pontife, autrement dit d’un pouvoir universel qui va restaurer Rome dans sa grandeur. À partir de Martin V, et pour plusieurs siècles, les papes gouverneront sur cette légende de refondation, qui associe de manière inextricable la renovatio Urbis et la renovatio imperii. Les politiques d’aménagement urbain prennent alors place dans l’élaboration de la théologie politique des deux âmes du souverain pontife25.

10La destruction est donc présentée à Rome comme un processus perpétuel, car elle sert un propos politique. Certains événements politiques peuvent du reste entraîner des ruptures d’équilibre comparables à celles occasionnées par une calamité. Ce fut le cas, par exemple, du bouleversement produit par l’occupation française à l’époque de la Rome jacobine puis napoléonienne, qui représenta « un véritable tremblement de terre pour la capitale des États pontificaux et centre de la catholicité26 ». Étudier les reconstructions et restaurations de Rome ne saurait donc se limiter au couple catastrophe/résilience. En effet, les projets de reconstruction sont souvent le fruit d’une volonté d’affirmer un nouveau pouvoir ou de réaffirmer celui qui a été remis en question, de moderniser la cité ou de redonner une dimension considérée comme plus authentiquement romaine à des espaces et objets urbains.

Restaurer Rome, un acte politique

11La restauratio Urbis est, pour une grande partie de l’histoire de Rome, au cœur même de l’exercice du pouvoir politique sur la ville et de sa légitimation, voire de sa définition. Les monnayages des empereurs romains comme ceux de certains papes de la Renaissance en portent la trace : Septime Sévère, empereur de 193 à 211, est ainsi restitutor Urbis27 ; Sixte IV, pape de 1471 à 1484, est renovator Urbis28. Que l’épithète restitutor devienne à l’époque impériale un nom d’agent29, repris par de nombreux gouvernants de Rome sur le temps long, témoigne bien de ce que la restitutio est conçue comme une vertu du bon gouvernement. Elle a partie liée avec le bien commun, avec l’utilité publique, la res publica à l’époque républicaine, avec la publica necessitas ou l’ornatus à l’époque communale30. À Rome, celui ou ceux qui gouvernent la ville sont les garants, gardiens ou responsables de l’héritage romain.

12Bien que de telles épithètes envisagent l’Urbs dans sa globalité, la restauration est inévitablement sélective. Il est impossible de reconstruire Rome tout entière, étant donné la densité des strates historiques et des monuments, la saturation symbolique des lieux et la pluralité des centralités romaines (forums, Palatin, Capitole, Latran, Vatican...). Sa reconstruction se heurte à l’inertie de l’existant, avec lequel il faut composer. Cela est d’autant plus délicat que l’aura sacrée qui entoure certains bâtiments ou monuments de Rome les rend intangibles : il suffira d’évoquer ici les vives polémiques et les résistances qui entourèrent la destruction de l’ancienne basilique paléochrétienne, envisagée dès le milieu du XVe siècle pour laisser place à la construction de l’actuelle basilique Saint-Pierre.

13On peut donc se demander si, derrière les slogans, des projets de grande ampleur sont réellement menés. Il faut en effet tenir compte des impératifs de l’agenda politique : il importe que les résultats de ces programmes soient immédiatement visibles, afin de légitimer le pouvoir de ceux qui les promeuvent ou de construire du consensus. Et cela est d’autant plus vrai lorsque le pouvoir n’est pas dynastique, mais, par nature, éphémère et transitoire, comme c’est le cas pour les papes ou les cardinaux31. L’urgence à restaurer s’explique ici par la brièveté des temporalités politiques (des pontificats, des cardinalats, des mandats politiques), par la perspective des élections à l’époque contemporaine32. De ce fait, la restauration n’est-elle pas souvent superficielle, de façade ? On restaure en priorité les lieux qui seront les plus visibles, les plus fréquentés, les plus exposés, les plus visités ; sur l’itinéraire des cérémonies impériales ou pontificales ; sur le trajet des pèlerins qui entrent à Rome par le nord de la ville33. Il s’agit de maintenir l’aspect extérieur de la ville, le décor urbain, pour conjurer le temps qui passe, la vetustas34.

14Dans cette ville palimpseste35, les choix qui président à la reconstruction de tel ou tel monument sont donc éminemment politiques. Ils conduisent à l’actualisation ou à la réactualisation de moments historiques en raison des valeurs ou des idées politiques auxquelles ils sont étroitement associés (la république ou l’empire par exemple). Mais aussi à l’oblitération ou à la négation des périodes historiques précédentes36, en particulier la période médiévale par les souverains pontifes de la Renaissance : ainsi Léon X (1513-1521) confie-t-il à Raphaël la mission de retracer le plan de la Rome antique, afin d’en préserver le patrimoine37. Certains bâtiments sont alors désignés comme devant être détruits (rudera), afin de libérer une Rome considérée comme authentique ou originelle.

15Reconstruire c’est donc aussi souvent détruire, parfois de manière importante. Et le phénomène est plus marqué encore à certaines périodes de l’époque contemporaine. Déjà dans la Rome napoléonienne l’intention de restaurer la Ville était liée à une approche sélective de l’histoire et du patrimoine bâti, qui exaltait les vestiges de l’Antiquité en se proposant de les sauver de la dégradation à laquelle les auraient condamnés des siècles de gouvernement pontifical. C’est toutefois avec le fascisme que cette sélectivité atteint son paroxysme. Le projet de donner vie à une Italie fasciste qui se voulait héritière de la mission universelle de la Rome antique, actrice de la renaissance de son esprit dans le monde moderne et continuatrice de son œuvre dans des formes originales, sembla se concrétiser quand Mussolini, après avoir conquis l’Éthiopie, put annoncer triomphalement « après quinze siècles la réapparition de l’empire sur les collines fatales de Rome ». Le projet totalitaire – dont la fragilité et l’inconsistance seraient bientôt tragiquement révélées – ne pouvait faire l’économie d’un programme de rénovation urbaine de la ville dont le régime tirait son principal mythe politique : cette rénovation était pensée comme une régénération conduite selon les indications de Mussolini lui-même, qui avait donné mission au gouverneur de Rome de « libérer » les monuments de la Rome antique – auxquels il avait ensuite ajouté « les temples majestueux de la Rome chrétienne » – des « défigurations médiocres » qui les auraient entourés au cours de siècles de décadence. C’est ainsi que furent condamnés à la disparition un grand nombre d’édifices et des quartiers entiers de la Rome médiévale, renaissante et baroque (mais aussi des vestiges importants de l’Antiquité)38. En réaction, dans les années des giunte rosse (1976-1985), lorsque la gauche accède à la Mairie de Rome, elle est porteuse d’un projet dont la signification est radicalement opposée et prend le contre-pied de l’intervention urbanistique la plus significative réalisée par le fascisme dans le centre historique : il s’agit de démanteler la via dei Fori Imperiali, afin de restaurer la zone des forums dans son intégrité et d’en valoriser le patrimoine monumental. Cette opération, restée à l’état de proposition, aurait constitué, sur le plan politico-symbolique, une « revanche contre Mussolini urbaniste menée au nom de l’archéologie, ou en la prenant pour prétexte39 ».

Mémoires, patrimoines, identités

16La restauration porte donc en elle le renoncement à d’autres versions de Rome, jusqu’à l’oblitération de portions ou de strates de la ville associées à des époques sombres de son histoire. Rome est ainsi l’objet de restaurations multiples, qui coexistent, se superposent, se surimposent ou s’annulent. Reconstruire peut se faire au détriment de mémoires concurrentes, de différentes appropriations de l’espace et susciter des résistances ou des demandes sociales contradictoires. La pluralité des pouvoirs à Rome et leur succession au cours du temps expliquent, sans nul doute, l’intensité des investissements mis en œuvre pour sa restauration, qui sont autant de tentatives politiques d’appropriation de Rome et de la romanité. À l’époque moderne, les autorités municipales et les autorités ecclésiastiques se partagent et se disputent la responsabilité sur les monuments de l’Antiquité, comme le Panthéon ou le Colisée, qui au cours du temps se sont vu attribuer des significations et des fonctions chrétiennes40. Les antiquités restent un terrain disputé après l’annexion de Rome au royaume d’Italie et sont le théâtre d’une rivalité entre institutions municipales et étatiques, laquelle se colore de nouvelles teintes en raison de la mainmise de la noblesse noire sur le Capitole41.

17Aux instances de gouvernement, il faut ajouter celles de la société civile et des habitants eux-mêmes, qui s’emparent également de cette mission, se considérant parfois comme les véritables propriétaires de la ville et, par conséquent, comme les seuls acteurs légitimes de la reconstruction. L’idée que les Romains auraient été dépossédés de leur propre cité, et, partant, de leur propre passé, devient un lieu commun dès la fin du Moyen Âge. Dès lors, toute politique de restauration doit être comprise comme un acte de restitution de Rome à elle-même et à ses habitants : c’est ainsi qu’en 1471, Sixte IV, restitutor Urbis, rend au peuple romain les statues antiques qui étaient autrefois conservées au Latran, inaugurant en quelque sorte par ce geste ce qui deviendra plus tard les « musées capitolins ». Dans la ville contemporaine, la physionomie de la société civile change et celle-ci devient actrice des politiques de restauration. Entrent alors en jeu des comités de citoyens et des associations engagées pour la protection du patrimoine historique et environnemental. À l’occasion du réaménagement de l’Ara Pacis entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle, qui entraîne le remplacement du pavillon de Morpurgo bâti en 1938 par l’actuel complexe muséal, les résidents et Italia nostra expriment des positions critiques sur le projet de Richard Meier, qui leur semble imposé d’en haut et peu cohérent avec le contexte urbain environnant42. L’implication des habitants, des comités de quartier et des associations locales, et la prise en compte de leurs demandes et propositions sont aujourd’hui considérés comme des éléments significatifs pour la bonne réussite des projets de requalification urbaine voulus par la municipalité43.

18La reconstruction cristallise donc les enjeux autour de la notion de patrimoine et des identités plurielles qui lui sont liées44. Or la sensibilité des sociétés occidentales à la préservation du patrimoine et la manière dont celui-ci est défini, ont connu, comme on le sait, de profondes évolutions au cours de l’histoire, qui s’inscrivent plus largement dans une conceptualisation de la notion de temporalité et des attitudes à l’égard du passé elles-mêmes mouvantes45. À partir du XIXe siècle, la restauration des monuments anciens, ou détruits, a fait l’objet de débats particulièrement vifs46, et son actualité reste brûlante47. La restauration du patrimoine s’est aussi constituée, dans l’Europe contemporaine, comme une discipline formalisée : une réflexion théorique et des pratiques opérationnelles se sont alors élaborées autour du respect de l’authenticité et de l’aspect originel des monuments, adoptant des approches philologiques et critiques du patrimoine archéologique et architectural consacrées au niveau international par les Chartes d’Athènes (1931) et de Venise (1964)48. De même, le cadre juridique et normatif a connu une évolution notable sur la longue durée : les différents régimes fonciers et immobiliers, ainsi que les réglementations relatives à la propriété privée et publique, ont conditionné de manière significative les projets de restauration et de reconstruction.

19Toutefois, les spécificités déjà évoquées de Rome font que les questionnements contemporains sur la préservation du patrimoine ont en réalité pu s’y poser avant même qu’ils n’affleurent dans le reste de l’Occident, à propos par exemple des vestiges antiques dans la Rome de la Renaissance49. Dès l’Antiquité, la ville de Rome peut du reste être considérée comme un « paysage mémoriel », une accumulation de lieux chargés de mémoires stratifiées : les princes utilisent des références au passé pour construire une histoire impériale ou dynastique, mais doivent aussi composer avec les significations parfois anciennes attachées aux lieux par les habitants50. La reconstruction de bâtiments anciens ou de quartiers entiers est alors un moyen de convoquer et de transformer la « mémoire collective51 ».

20Il s’agit donc de prêter attention aux motivations, aux perspectives et aux finalités des acteurs politiques, institutionnels et sociaux qui, dans leur diversité, ont promu (parfois seulement projeté) des interventions de ce genre dans des époques et des contextes très différents les uns des autres. C’est dans cette optique que prennent une importance particulière non seulement les conceptions de la restauration ou de la reconstruction par les contemporains, mais aussi la terminologie qui était employée pour qualifier de telles interventions et/ou ceux qui les promouvaient, une terminologie souvent chargée de significations et d’implications à caractère politique.

Restaurer, reconstruire, restituer, rénover

21Nous avons jusqu’ici parlé de reconstruction, restauration, rénovation, restitution de manière apparemment indifférenciée. Ce choix d’utiliser un vocabulaire varié est délibéré, car, selon nous, il est nécessaire de ne pas contraindre la réflexion par des catégories fixées a priori. De fait, à la suite des débats du XIXe siècle sur le sens même du mot restauration52, les chartes internationales relatives à la conservation du patrimoine au XXe siècle et les instances chargées de s’en occuper ont produit des définitions précises des différents termes, mais celles-ci valent surtout comme modèles pour des actions futures : elles ne permettent pas de comprendre a posteriori les gestes restaurateurs du passé53. L’important pour nous réside bien dans le préfixe re- : il s’agit d’interroger la démarche architecturale ou urbanistique qui n’est pas pensée ou présentée comme une œuvre nouvelle, ou pas seulement comme telle, mais bien comme un retour à un état antérieur (qui peut être idéalisé de diverses manières), comme récupération d’une splendeur perdue, comme restitution de leur valeur aux vestiges de la Rome du passé.

22En revanche, il nous a semblé nécessaire d’accorder une grande importance aux mots utilisés par les acteurs eux-mêmes et de les interroger. La restitutio signifie-t-elle la même chose que la renovatio ? Et les significations de ces mots sont-elles toujours identiques et partagées par tous les acteurs ? Au-delà de la caractérisation du processus de reconstruction lui-même, ce sont toutes les notions associées – et leurs rapports entre elles – qui sont étudiées par les différents contributeurs de cet ouvrage : la conservation, la sauvegarde, la modernisation, l’ancien, le neuf, etc. La restauration que nous étudions dans cet ouvrage doit ainsi être comprise comme un ensemble de valeurs et même un dialogue avec d’autres opérations, voisines, complémentaires ou antithétiques et qui n’ont pas la même signification selon les époques. Cette étude du discours n’est jamais déconnectée des pratiques elles-mêmes : c’est pourquoi les contributions réunies dans cet ouvrage ont toutes pour point de départ l’étude d’un projet de restauration déterminé.

Un parcours thématique dans l’histoire de Rome

23Au gré du chemin que nous avons tracé dans l’histoire longue de la ville et d’un parcours qui propose de mettre en résonance différents projets de restauration, plusieurs enjeux politiques émergent, que nous nous proposons d’examiner successivement. Reconstruire Rome est d’abord un moyen pour certains dirigeants ou certaines institutions d’affirmer leur autorité sur la ville, en rendant manifeste la romanité de leur pouvoir. Durant les guerres gothiques, Rome est le lieu de combats pour le contrôle de l’Italie : Maxime Emion montre comment deux puissances étrangères, l’empire byzantin et le royaume ostrogothique, s’efforcent de justifier, l’une après l’autre, leur domination sur la ville à travers diverses entreprises de restauration : celle de la muraille aurélienne, de plusieurs édifices détruits par la guerre et même du Sénat romain en tant qu’institution. Au moment où la renovatio imperii de Justinien échoue, Totila apparaît comme celui qui restitue Rome à elle-même, ce qui octroie à ce chef barbare le supplément de romanité nécessaire à la consolidation de son pouvoir.

24À l’époque médiévale, divers pouvoirs urbains procèdent à des politiques de restauration dans une optique avant tout locale : Riccardo Santangeli Valenzani et Andrea Antonio Verardi étudient les papes de l’époque comprise entre le milieu du VIIIe et le milieu du IXe siècle, en confrontant le Liber pontificalis aux données archéologiques. Ils démontrent que leurs interventions dans l’espace urbain s’inscrivent dans une dynamique d’autonomisation du pouvoir pontifical, puisque pendant un siècle environ, entre la fin de la domination byzantine et le passage sous la « tutelle » carolingienne, les papes sont seuls maîtres de la ville. Le Liber pontificalis les présente comme des évergètes qui s’attachent à restaurer non seulement les édifices religieux, mais aussi, pour certains comme Adrien Ier, la muraille et les aqueducs, se posant ainsi en successeur des empereurs romains.

25Prérogative pontificale, la restauration devient, au cours du XIIe siècle, l’apanage de la Commune de Rome, comme le montrent Dario Internullo et Mariele Valci. Dans la phase d’expérimentation et d’établissement progressif des nouvelles institutions communales que l’on date généralement de la renovatio Senatus (1143-1144) mais qui s’amorce plus vraisemblablement à la fin du XIe siècle, la restauration du patrimoine bâti est un enjeu crucial. Profitant des absences prolongées des papes, le jeune Sénat romain s’empare de problèmes pratiques, tels que l’entretien de la muraille ou des conflits d’acteurs à propos de tel ou tel monument. Les inscriptions permettent d’afficher, dans l’espace public, cette transition politique dans la gouvernance urbaine tout en employant le vocabulaire de la restauration. Il s’agit donc d’un urbanisme politique, qui associe étroitement la renovatio Senatus à la renovatio Urbis.

26Enfin, à la Renaissance, les reconstructions d’églises peuvent être utilisées par des cardinaux pour augmenter le prestige familial et affirmer leurs prétentions au pouvoir pontifical. Le cas des Della Rovere étudié par Pierre-Bénigne Dufouleur pour les XVe-XVIe siècles en est la parfaite illustration. Alors que Rome connaît des transformations urbanistiques majeures liées au retour du pape et de la Curie, de nouveaux acteurs privés (marchands-banquiers étrangers, élites curiales) se consacrent à la reconstruction de la ville. Les stratégies déployées à l’échelle urbaine pour l’implantation des palais cardinalices ou des chapelles funéraires permettent à ces nouvelles élites, comme les Della Rovere, d’augmenter leur visibilité dans cette ville de cour qu’est devenue Rome. La compétition entre ces familles pour accaparer les charges au sein du gouvernement pontifical se retranscrit alors dans leur rapport au patrimoine bâti.

27Reconstruire Rome, c’est parfois restaurer certains espaces particulièrement symboliques au service d’un pouvoir à prétention universelle. Le temple de Jupiter Capitolin, centre religieux de la cité et garant de la vocation impériale de Rome, est ainsi détruit par un incendie en 69
apr. J.-C., puis par un nouveau en 80. Bertrand Cahut montre que la restauration menée par Vespasien et celle de son fils Domitien, laquelle s’accompagne de la réorganisation du voisinage du temple, n’ont pas laissé la même mémoire : le respect ou non de l’histoire du lieu devient, chez les auteurs antiques, un critère pour juger le bon et le mauvais empereur.

28Plusieurs siècles plus tard, en 1823, c’est un autre édifice religieux majeur qui est victime d’un incendie, la basilique Saint-Paul-hors-les-murs. Une fois rétabli le gouvernement pontifical après le double interlude jacobin et napoléonien, Léon XII promeut un projet de resacralisation de la Ville. Dans ce cadre, comme le souligne Ilaria Fiumi Sermattei, la reconstruction d’une église aussi illustre est un élément essentiel de la restauration du pouvoir et du magistère spirituel de l’Église. L’utilisation des marbres antiques dans l’édifice reconstruit, ainsi que leur remploi dans les dons destinés aux souverains européens qui ont contribué au financement de la reconstruction, constituent des actes qui ont une signification symbolique manifeste en ce qu’ils marquent une continuité avec le passé et un retour à la tradition.

29Autre site majeur de Rome, la zone du Forum et des Forums Impériaux fait l’objet de grands travaux sous Napoléon et surtout sous Mussolini. Adrián Almoguera met en évidence les motivations politiques qui se trouvent au fondement des programmes des autorités françaises. La promotion des fouilles archéologiques dans cette zone que l’inertie pontificale avait réduite au campo vaccino et la restauration des monuments de l’Antiquité, qui y gisaient à moitié ensevelis ou recouverts de végétation, ainsi que la mise au jour des vestiges du Forum de Trajan enterrés sous des constructions modernes, contribuent à la légitimation du nouveau pouvoir et à la valorisation symbolique et propagandiste de la seconde capitale de l’Empire.

30Dans les années du fascisme, le quartier compris entre le Colisée et la piazza Venezia – cœur symbolique de la Rome mussolinienne – fait l’objet d’un réaménagement radical sous l’impulsion du « nouvel Auguste » en chemise noire. Comme le montre Fernando Salsano, la mise au jour et la valorisation du patrimoine archéologique des Forums impériaux vont de pair avec la création d’un vaste espace monumental permettant au régime de s’auto-célébrer comme artisan de la renaissance de la romanité dans le monde moderne. Un espace (ré)inventé qui sera légué à l’Italie républicaine, constituant à la fois le principal espace public national et un héritage controversé en raison de l’empreinte idéologique laissée par le fascisme.

31Reconstruire les édifices en mauvais état ou requalifier des espaces urbains déterminés met également en jeu les relations entre le pouvoir et les habitants. La restauration des espaces publics est ici une clé d’analyse de la fabrique quotidienne de la ville, parce qu’elle vise à rétablir un cadre urbain décent pour la population. Marietta Horster étudie les acteurs de la protection des édifices publics dans l’Antiquité : à l’époque républicaine, les outils juridiques pour la tutelle de ce patrimoine sont limités ; puis, durant le Principat, dont l’une des raisons d’être réside dans les bienfaits impériaux à l’égard du peuple de Rome, l’empereur met en place des structures administratives destinées à l’entretien des infrastructures. Dès lors, la reconstruction et la construction nouvelle ne diffèrent pas tant dans la finalité et la signification politique que dans la différence des procédures.

32Au IVe et au début du Ve siècle, alors que l’empereur ne réside plus à Rome, la population participe désormais, par le biais de taxes et de corvées, aux nombreux chantiers de restaurations des édifices publics : selon John Fabiano, ce rôle du peuple est célébré dans les inscriptions, dont la rhétorique met en avant un nouveau « contrat fisco-social » entre le pouvoir et ses administrés. La restauration est donc une manière de justifier le pouvoir par ses bienfaits pour le peuple de Rome.

33De la même manière, le projet du Trident mis en œuvre par Léon X au début du XVIe siècle mobilise de nombreux acteurs publics (les magistri viarum) et privés. Comme le montre Giada Lepri, la requalification de ce quartier répond à une volonté pontificale de repenser le plan de Rome dans son ensemble, en se proposant dans le même temps de retrouver le plan de la ville antique. Le transfert de la résidence pontificale du Latran au Vatican, effectué au milieu du siècle précédent, rend d’autant plus nécessaire le réaménagement de l’entrée nord de la capitale de l’État pontifical. L’intégration du mausolée d’Auguste dans le projet du Trident est ainsi une manière de manifester, dans l’urbanisme, la continuité revendiquée entre l’empereur et le pape, restitutor Urbis et nouveau César, au moment même où ce dernier doit rappeler et défendre la vocation universelle de son pouvoir.

34La contribution de Lidia Piccioni nous conduit à explorer non seulement les rioni du centre historique, mais aussi les quartiers issus de la grande expansion urbaine du Novecento. À la fin du XXe siècle, l’administration capitoline dirigée par Francesco Rutelli, décidée à promouvoir une renaissance de la ville après une période de crise, lance le programme Centopiazze. L’objectif est de requalifier les places des quartiers afin d’en refaire des espaces publics de vie et de sociabilité quotidienne pour les habitants et ainsi de recréer du lien social. Cependant, les résultats de ces interventions n’ont pas toujours été des plus heureux, en particulier là où l’administration n’a pas été en mesure de faire participer les citoyens au projet et de tenir compte de leurs véritables attentes.

35Enfin, tous ces projets de restauration de la ville ou de certains espaces expriment des tensions ou la recherche d’un dialogue entre l’ancien et le nouveau, l’idéal de continuité et celui de modernisation. À partir de données archéologiques récentes, Rita Volpe étudie les opérations urbanistiques qui transforment l’Oppius pendant les cinquante années suivant l’incendie de 64 : l’aménagement de la domus aurea par Néron, qui fait table rase du passé, et plus encore l’implantation du complexe monumental des thermes de Trajan, malgré l’intermède flavien placé sous le signe de la restitutio, bouleversent l’apparence du quartier et la mémoire locale bien plus que l’incendie lui-même.

36Andrew Wallace-Hadrill met en évidence cette tension entre restauration et modernisation par une étude plus littéraire. Les Variae de Cassiodore, questeur de la chancellerie du royaume ostrogothique au début du VIe siècle, constituent un témoignage direct et concret sur la politique urbaine du roi Théodoric à Rome. Cassiodore, lettré imprégné de culture latine, livre ainsi dans cette œuvre une image idéale de la protection du patrimoine bâti dans la Ville Éternelle.

37C’est aussi une approche littéraire qu’adopte José Carlos Miralles Maldonado, qui étudie la poésie encomiastique relative aux opérations urbaines des papes de la seconde moitié du XVIe siècle. La capacité à reconstruire Rome y devient une vertu politique à l’aune de laquelle les humanistes estiment la politique pontificale dans son ensemble, comme cela avait déjà été le cas dans le Liber pontificalis. La restauration est au cœur de cet « âge d’or » célébré par cette littérature de cour, par contraste avec la période de ténèbres qui l’a précédé : la nouvelle Rome qui renaît de ses cendres tel le Phénix, métaphore souvent convoquée par les humanistes, surpasse l’ancien caput mundi.

38Enfin, Maddalena Carli analyse les expositions hébergées au Circus Maximus dans les années 1930. Tout en célébrant les politiques sociales et la vitalité économique de l’Italie fasciste, ces expositions restituent au Circus Maximus récemment restauré ses fonctions antiques, en le destinant à accueillir de nouveau des événements de masse et en en faisant un espace de divertissement et de pédagogie politique. C’est une opération qui met à profit le patrimoine archéologique et le paysage monumental du lieu. Se trouve ainsi renforcé, sur un plan visuel et expérientiel, le nœud entre romanité antique et romanité fasciste. Prend également forme un rapport entre ancien et moderne fondé sur la spectacularisation du passé, qui sera reproposé selon des modalités variées jusqu’à nos jours.