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Marie-René de La Blanchère: dalle terre pontine all’Africa romana

 | 
Stéphane Bourdin
, 
Alessandro Pagliara

Années de formation et premiers travaux de La Blanchère

Sarah Rey

Résumé

La Blanchère fait partie des premières générations d’élèves de l’École française de Rome, nouvellement créée. Normalien, agrégé d’histoire, le jeune historien se démarque par son fort caractère. Dans ses années parisiennes, il a reçu l’empreinte de l’enseignement de Fustel de Coulanges et s’est montré sensible aux commandements de la géographie, discipline en devenir. Avant même de partir pour l’Italie, il s’est également formé à l’épigraphie en suivant les cours de Léon Renier. Ce savoir épigraphique est alors une science de combat, qui permet à La Blanchère de défendre les couleurs de la France dans la course à la publication d’inscriptions. L’espace ingrat des Marais Pontins lui donne la possibilité de conduire une enquête de terrain originale, à partir de laquelle l’historien peut dénoncer la violence de l’impérialisme romain.

Texte intégral

  • 1 L’École française de Rome est créée au début de la IIIe République, quelques décennies – donc – ap (...)

1Marie-René de La Blanchère (1853-1896) mérite en soi une étude de cas. C’est l’un des tout premiers membres de l’École française de Rome, établissement qui cherche encore ses formes et ses objectifs1. Parmi les premières promotions « romaines », il représente une figure saillante. Plus que la majorité de ses pairs, il se sent investi d’une forte mission scientifique et, par-là, nationale. Dès ses premiers écrits, La Blanchère se distingue par son ton, assuré et cinglant : tous ses rivaux en archéologie, qu’ils soient italiens ou allemands, font les frais de son ironie dévastatrice. Il est aussi un grand contempteur de l’antique force romaine. Ses travaux scientifiques se démarquent par des positions virulentes qui sont sans équivalent dans les sages publications de l’École française.

Une formation classique

  • 2 Archives départementales d’Indre-et-Loire, Naissances, 1853, n°124 (6 NUM8/261/195). « Suivant jug (...)

2Sur quel terreau cette personnalité originale a-t-elle pu se développer et s’affirmer ? Ses origines familiales sont ambiguës. Les registres d’état-civil d’Indre-et-Loire précisent que Marie-René Moullin de La Blanchère est né hors mariage le 17 février 1853, à Tours2. C’est un « enfant naturel reconnu », comme l’indiquent ces registres. Son père, Henri Moullin de La Blanchère, âgé de 31 ans, « propriétaire » de son état, résidant boulevard Preuilly à Tours, déclare sa naissance le 18 février 1853. L’officier d’état-civil note que la mère de l’enfant s’appelle Marie-Françoise Lefèvre, « sans profession (non mariée) ». Cette naissance est atypique. Elle contribue peut-être à forger le caractère anti-conformiste de La Blanchère, dont le père quitte Tours pour entamer une carrière bien différente que celle que retient l’état-civil en 1853. Nous en reparlerons.

  • 3 École Normale Supérieure 1994 et Sirinelli 1994.
  • 4 Voir, en particulier, Hummel 1995.

3Le jeune René est un élève brillant. Il accomplit sa scolarité à Paris et partage avec la plupart de ses futurs congénères de l’École de Rome une même formation, qui le fait rejoindre en 1874, à 21 ans, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Après avoir fait ses classes préparatoires au Lycée Louis-le-Grand, il devient donc normalien et fait le choix de l’histoire. L’établissement est alors dirigé par le très républicain Ernest Bersot (1816-1880), philosophe de formation. Au sortir de la guerre franco-prussienne, à l’avènement d’une nouvelle République, l’École normale entend bien jouer son rôle dans la relève intellectuelle de la Nation3. Il s’agit de rattraper les retards accumulés dans plusieurs domaines scientifiques, notamment sur le plan de l’archéologie, de l’épigraphie et de la philologie4.

  • 5 Par la suite, Fustel est nommé professeur à la Sorbonne (1875), puis directeur de la rue d’Ulm (18 (...)
  • 6 Cf. Hartog 1988 ; Hartog 1984 et Relire 2015.
  • 7 Il est également l’auteur de L’histoire des institutions politiques de l’ancienne France (1875).
  • 8 Il s’agit du père de Marc Bloch, le co-fondateur des Annales.

4Dans cette première partie de l’itinéraire de La Blanchère, Fustel de Coulanges (1830-1889) apparaît comme une figure tutélaire. Il est maître de conférences à l’École normale depuis 18705. Il y sert de guide aux apprentis historiens. Sa Cité antique (1864)6 a marqué les esprits et son enseignement modèle profondément les générations normaliennes qui se succèdent au début de la IIIe République. Fustel prône une histoire méthodique, qui retourne consciencieusement aux sources, pour dégager de grandes perspectives : à ses yeux, l’histoire et la sociologie ne font qu’un. Il s’intéresse de près aux institutions7 qui forment le soubassement des sociétés (la religion par-dessus tout) et cherche à saisir les mécanismes par lesquels les nations se forment, la France au premier chef. Camille Jullian (1859-1933) et Gustave Bloch (1849-1923)8, normaliens et membres de l’École de Rome eux aussi, sont les Fustéliens les plus convaincus. Quant à La Blanchère, il retient certainement de l’enseignement de Fustel la rigueur des méthodes et l’envie de batailler avec les savants étrangers.

  • 9 Vidal enseigne à la faculté de Nancy depuis 1872 et à l’ENS à partir de novembre 1877. Il y reste (...)
  • 10 Je remercie Sandrine Iraci, responsable du service du patrimoine à la Bibliothèque Ulm-Jourdan, de (...)

5Un autre (jeune) maître laisse son empreinte scientifique sur les normaliens de cette époque, c’est Paul Vidal de la Blache (1845-1918), qui, au moment où La Blanchère passe l’agrégation, commence à exercer son magistère sur les élèves de la rue d’Ulm9. Avec cet ancien historien, qui avait fréquenté pour sa part l’École d’Athènes dans ses jeunes années, la géographie devient une matière qui se rend indispensable à toutes les reconstructions historiques. Avant lui, Ernest Desjardins (1823-1886), son prédécesseur à l’École normale, avait déjà contribué à mettre en avant cette discipline géographique. Peu à peu, les jeunes historiens apprennent à décrire les formes d’occupation de l’espace, les paysages, les habitats. La géographie s’impose, au fil des décennies, comme un savoir fondamental. Ne doutons pas de l’importance de ce « bagage » géographique dans la formation de La Blanchère, lui qui multipliera les enquêtes de terrain au long de sa courte carrière. Du reste, les registres de prêt de la Bibliothèque de l’École normale montrent qu’il sait puiser dans les travaux de géographie historique. Il emprunte tour à tour William Martin Leake, On some disputed questions of ancient Geography (1857), Albert Forbiger, Handbuch der alten Geographie (tome III, 1848), Friedrich Ukert, Geographie der Griechen und der Rœmer (tome II, 1832)10.

  • 11 Duchêne 1994, p. 157. Khâgneux à Louis-le-Grand avec La Blanchère, René Cagnat exprime le même sen (...)
  • 12 Citons notamment son ouvrage sur Les oiseaux utiles et les oiseaux nuisibles aux champs, jardins, (...)

6La Blanchère fait l’admiration de l’un de ses condisciples de la rue d’Ulm, Salomon Reinach (1858-1932), lui-même futur archéologue mais du côté « athénien ». Les Carnets de Reinach montrent avec quel air de supériorité le jeune La Blanchère fraye parmi ses camarades de l’École normale. C’est « l’esprit le plus éveillé que j’aie rencontré, et celui de tous qui a eu sur moi la plus durable influence »11, rapporte Reinach. Son assurance, La Blanchère la tire peut-être de son statut d’aristocrate (même s’il s’agit d’une noblesse de province) et de sa condition d’héritier : son père, Henri de La Blanchère (1821-1880), est devenu un naturaliste très réputé en son temps, multipliant les succès de librairie12. Ce spécialiste d’ornithologie et d’ichtyologie est un pionnier de la photographie scientifique : autant dire un homme de terrain, susceptible de transmettre à son fils le goût de la nature et du grand air. Par l’intérêt qu’il accorde aux données géographiques dans ses travaux archéologiques, La Blanchère doit certainement beaucoup à cette figure paternelle.

  • 13 Bien plus tard, La Blanchère fera paraître une courte Histoire de l’épigraphie romaine depuis les (...)
  • 14 CIL, VIII, 2532.
  • 15 Renier 1855-1858.
  • 16 Voir l’ouvrage collectif Borghesi 1982.
  • 17 Cf. l’article d’A.-F. Baroni dans ce volume.

7Durant ses années normaliennes, le jeune homme se forme en outre à l’épigraphie, qui apparaît comme le moyen de satisfaire cet appel du terrain, tout en donnant l’occasion d’affronter de grands rivaux, notamment allemands. Il suit les cours de Léon Renier (1809-1885) au Collège de France13. Renier lui montre doublement la voie : sous sa férule, La Blanchère devient un épigraphiste aguerri et peut porter son regard vers les colonies. En effet, Renier fait connaître à ses auditeurs la richesse archéologique de l’ancienne Africa. Il a été envoyé en Algérie dès 1850 pour assurer la sauvegarde du site de Lambèse, camp de la IIIe Légion Auguste. Il y a rassemblé des milliers d’inscriptions et découvert des textes majeurs, telle l’allocution d’Hadrien aux soldats de l’Armée d’Afrique14. Le recueil qu’il en a tiré, les Inscriptions romaines de l’Algérie15, est alors, en France, sans équivalent : l’épigraphiste peut s’inscrire dans le sillage scientifique de Bartolomeo Borghesi16. Quelques années plus tard, La Blanchère prendra lui aussi le chemin des colonies françaises17.

Les années romaines

  • 18 Agrégation qu’il aurait dû passer en 1877, mais à laquelle il a renoncé cette année-là ; cf. Cagna (...)
  • 19 Lacour-Gayet 1888.
  • 20 Albert 1883.
  • 21 Lafaye 1884.
  • 22 Cf. par exemple cette lettre révélatrice de Louis Duchesne à Auguste Geffroy, conservée à la Bibli (...)
  • 23 Sur les premiers temps du parcours intellectuel de Jullian, entre Paris, Rome et Berlin : Motte 19 (...)

8Paré de ce savoir-faire épigraphique, qui lui fait songer à sa future thèse, La Blanchère prépare et obtient l’agrégation d’histoire en 187818. Puis il part pour l’École de Rome. Entre cette année 1878 et 1881, sous le premier mandat d’Auguste Geffroy, ses condisciples antiquisants sont Charles Donat, Georges Lafaye, Maurice Albert, Georges Lacour-Gayet, Camille Jullian, l’helléniste Albert Martin, auxquels s’adjoignent les juristes Edouard Cuq et Émile Vigneaux, deux membres « hors cadre ». Les sujets choisis par ce petit échantillon de jeunes savants indiquent déjà en eux-mêmes quelques tendances fortes de la bibliographie « romaine » : monographie d’empereurs (c’est l’Antonin le Pieux de Georges Lacour-Gayet19), monographies de divinités (Castor et Pollux de Maurice Albert20 et Histoire du culte des divinités d’Alexandrie par Georges Lafaye21) et, avec La Blanchère, monographie de cités (i.e. sa thèse sur Terracina). Charles Donat représente une autre voie, finalement peu empruntée, celle de l’archéologie chrétienne dans les pas de Giambattista De Rossi (1822-1894), gardien jaloux de son pré carré22. Quant à Camille Jullian, il s’inscrit dans la veine fustélienne qui s’attache à l’histoire des institutions23. Les principaux « types » d’enquêtes qui feront la marque de l’EFR sont déterminés pour longtemps : jusqu’au milieu du XXe siècle, l’École française continue d’aligner des recherches fidèles à ces grandes orientations.

  • 24 Ainsi dénommée à partir de la fin du XIXe siècle.

9À la différence de beaucoup de ses comparses, La Blanchère met pleinement à profit son intermède romain. Il sait où il va. Il opte sans tarder pour une recherche dans les Marais Pontins, et se veut l’un des promoteurs de l’archéologie « militante »24 (comprenons que la frontière est mince entre la campagne militaire et la campagne de fouilles). La Blanchère obéit à l’un des commandements des directeurs de l’École : sillonner l’Italie pour s’imprégner des réalités archéologiques et prendre pied sur un sol où les grandes nations scientifiques cherchent à placer leurs pions. Consensuel, soucieux de mener à bien sa tâche, le directeur Auguste Geffroy s’inquiète, en ce temps, des limites diplomatiques de sa fonction, comme le rapporte plaisamment Romain Rolland. Les dîners du Palais Farnèse et la venue d’hôtes italiens ou allemands ne doivent susciter aucun remous :

  • 25 Cahiers Romain Rolland 1956, p. 253 (lettre des 22-23 mars 1890).

Ah ! que la position du Directeur de l’École française d’archéologie de Rome est pénible et délicate ! Messieurs, messieurs, aidez-moi. Détournez la conversation de la politique. Nous ne parlerons que d’archéologie25.

10Mais La Blanchère fait preuve de la prudence requise.

  • 26 Bibliothèque nationale de France, Papiers Geffroy, lettre de L. Duchesne à A. Geffroy (Saint Serva (...)

11Par son inclination pour des recherches ingrates dans la région insalubre du Sud du Latium, La Blanchère dément les a priori exprimés par Louis Duchesne, lequel était hostile aux jeunes normaliens devenus « romains ». Ces derniers se sont vus reprocher par Duchesne leur manque de pratique (philologique ou archéologique) : « c’est surtout l’élément normalien qu’il ne faudrait introduire qu’à petites doses », écrit-il à Geffroy en 1876, « rien ne force à y recourir cette année. L’érudition pratique doit être tout d’abord enracinée fortement et tenir par sa masse contre tous vents de littérature ou de poésie ; une année sans agrégés serait une bonne avance : l’année prochaine un normalien qui aurait suivi le cours de M. Renier et médité Mommsen, Becker et Marquardt pourrait être utilement appliqué à un travail dans le genre de celui de M. Bloch26 ».

12La Blanchère, lui, se saisit avec conviction de son objet, les questions de drainage et les terres pontines, et il s’est précisément formé aux côtés de Renier.

  • 27 Cf. Motte 1982, p. 393-483.

  • 28 Voir Goyau 1931, p. 3.

13En tant qu’élève de l’École française, La Blanchère déploie une énergie remarquable : c’est l’un des principaux contributeurs des Mélanges d’archéologie et d’histoire, dès la première année de parution de la revue27. Il aime signer ses différents articles du lieu où il les écrit : Velletri, Alger, Tunis. S’y révèle un tempérament de voyageur insatiable. Cette immersion totale dans l’activité scientifique se lit surtout dans ses travaux pontins. La Blanchère se met en danger pour les parachever (il y est victime de crises de paludisme, qui ne le quitteront pas, sa vie durant). Au XIXe siècle, d’autres pensionnaires de l’École française ont pris de semblables risques physiques dans l’exercice de leur métier d’historien ou d’archéologue : c’est sous le regard de brigands que Stéphane Gsell fouille Vulci dans les années 188028. Plus tragiquement, le médiéviste Hippolyte Noiret, âgé de vingt-trois ans, meurt à Venise en 1888 des conséquences d’un refroidissement contracté dans la bibliothèque Marciana.

  • 29 Rayet 1876, p. 37-116.
  • 30 École française de Rome, Archives de la Bibliothèque, lettre de René Ducoudray de La Blanchère, éc (...)

14En arrivant en Italie, La Blanchère s’est trouvé confronté au choix d’un sujet de thèse principal ainsi que d’un sujet de thèse latine. Au XIXe siècle, les jeunes historiens envoyés à Rome, pour la plupart, rejoignent le Palais Farnèse sans projet précisément délimité. C’est le travail tout récent, publié en 1876, d’un « athénien », Olivier Rayet (1847-1887), sur Cos29 qui oriente La Blanchère vers une monographie de cité30. Rayet faisait entrer dans son mémoire beaucoup de considérations topographiques, La Blanchère s’en inspire. Ses multiples excursions en territoire pontin sont précisément accomplies pour nourrir les dossiers de sa future thèse.

  • 31 Bibliothèque Méjanes, correspondance Salomon Reinach-René de La Blanchère (lettre du 22 août 1886) (...)
  • 32 Digeon 1992.

15Mais les prospections archéologiques de l’intrépide La Blanchère sont aussi tendues par un objectif patriotique : il s’agit pour lui de partir en quête d’inscriptions que les Allemands n’ont pas consignées dans le futur tome X du Corpus inscriptionum latinarum. Il se propose également de corriger les savants d’outre-Rhin ou transalpins dans certaines de leurs lectures épigraphiques. Au gré de cette chasse aux inscriptions, il entre en dialogue avec Mommsen, au point d’être accusé par quelques mauvais esprits (dont Émile Masqueray) de faire le jeu de l’Allemagne31. En réalité, La Blanchère illustre à merveille « la crise allemande de la pensée française »32 telle qu’elle se développe sur fond d’humiliations militaires et scientifiques. S’il parcourt les Marais Pontins, c’est pour redresser l’honneur de la France :

  • 33 Archives de l’École française de Rome, lettre de R. de La Blanchère à A. Geffroy (Terracine, 4 avr (...)

peut-être y verrez-vous comme moi, Monsieur le Directeur, l’avantage de parler les premiers de plusieurs de ces choses, de devancer Mommsen par une communication à l’Institut33.

  • 34 Archives de l’École française de Rome, lettre de R. de La Blanchère à A. Geffroy (Terracine, 16 ma (...)

16Comme en témoigne cette correspondance conservée au Palais Farnèse, La Blanchère avertit le directeur Geffroy de la moindre de ses avancées, dès les débuts de son expédition : « Sur la question des fouilles, je me suis annoncé très exactement comme venant girare dans tout le pays »34. Ses surveys dans les marais deviennent un roman d’espionnage, où les acteurs locaux de la recherche archéologique sont observés avec méfiance par un jeune Français tout imbu de sa mission scientifique.

  • 35 La Blanchère 1881 a, p. 39  [= La Blanchère n°6] : « Sauvée par M. L’Inspecteur Capponi d’une dest (...)

17Dans ses tournées archéologiques, l’une de ses bêtes noires est « l’Inspecteur Capponi », qu’il tourne en dérision dans ses lettres envoyées à Auguste Geffroy ou dans certains de ses articles parus dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire. Ainsi, dans sa première contribution à l’organe périodique de l’École française, il souligne la (supposée) négligence de ce responsable des antiquités pontines et les lacunes de l’une de ses publications dans les Notizie degli Scavi35. Dans une missive à Geffroy, il est plus féroce encore :

  • 36 Archives de l’École française de Rome, lettre de R. de La Blanchère à A. Geffroy (Terracine, 5 fév (...)

j’ai rencontré Pio Capponi, en train de devenir un grand homme depuis que sur l’indication de Dressel il déterre un dépôt de milliers d’amphores, je ne perds pas tout espoir de le mettre à la raison36.

  • 37 La Blanchère 1882 c, p. 99 [= La Blanchère n°20] : « M. Tommasi-Crudeli remarque que « de nos jour (...)
  • 38 La Blanchère 1881 a, p. 45 [= La Blanchère n°6].

18Mais il lui arrive de rudoyer également le naturaliste Corrado Tommasi-Crudeli et l’ingegnere Di Tucci37. Dans ses articles des Mélanges, toute l’assurance du jeune chercheur se devine sans mélange. Un exemple tiré de sa première participation aux Mélanges, consacrée aux inscriptions de la « Valle di Terracina » : « La transcription que je donne ici est sûre », écrit-il, « j’ai laissé absolument de côté les caractères qui ne se distinguaient pas avec certitude »38. Le même aplomb apparaît dans la thèse de La Blanchère et dans ses autres publications.

  • 39 Lettre de jeunesse (probablement de 1853) de Fustel de Coulanges à son ami Édouard Bertrand (cité (...)

19Son principal terrain archéologique (le bassin pontin) peut paraître sans lustre, mais le jeune savant clame contre ses éventuels détracteurs le mérite d’une histoire qui ne soit pas romanocentrée. Il veut pratiquer l’archéologie comme une « science humaine », qui rendrait justice aux vaincus du passé, lesquels sont encore ceux du présent. La Blanchère semble déjà penser que toute histoire est histoire contemporaine. L’histoire antique qui l’intéresse est comparable à celle que pratiquait, dans sa jeunesse, son maître Fustel sur l’île de Chios, lui qui disait : « Je ne cours pas à la recherche d’une marche oubliée de l’Acropole, je vais observer les hommes et ceux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui »39. Aux yeux de son disciple La Blanchère, les analogies transhistoriques, suivant un raisonnement ethnographique, peuvent soutenir le travail d’interprétation. C’est une approche quasi-sociologique que l’un et l’autre défendent. Dans ses articles de jeunesse, La Blanchère témoigne de cet intérêt pour le « temps long » de l’histoire, ses continuités, ses retours :

  • 40 La Blanchère 1881 a, p. 61 [= La Blanchère n°6].

Terracine est une ville où la population s’use et se renouvelle fréquemment. Elle l’a déjà été deux fois plus ou moins complètement dans les temps tout modernes : une première fois au XVIe siècle, une seconde fois après les grands travaux de Pie VI dans les Marais Pontins et dans la ville. Il semblerait qu’il en était de même dans l’antiquité40.

20De même pour le brigandage qui sévit dans ces terres pontines et dont il note la permanence.

  • 41 La Blanchère 1884 b, p. 118 [= La Blanchère n°26].

21Tout se passe comme si La Blanchère faisait de la microstoria sans le savoir. D’après lui, cet ancrage dans les terres pontines se justifie pleinement, car « plus l’horizon est borné, plus les objets valent et grandissent »41. Le jeune érudit retourne en sa faveur la présomption d’inutilité. Sa cité de Terracina devient un champ d’observation limité mais qui vaut par sa petitesse :

  • 42 La Blanchère 1884 b, p. 1 [= La Blanchère n°29].

ses faits et gestes n’importent pas au monde. On peut faire l’histoire de l’Italie, de Rome même, sans écrire son nom. Elle n’a ni grands monuments, ni grands faits, ni grands hommes »42.

  • 43 La Blanchère 1881 b, p. 322 [= La Blanchère n°9].

22Dans le même esprit, il se flatte de la modestie du port de Terracina43. Choisir Terracina, c’est s’élever contre la grande histoire, l’histoire d’une Rome impérialiste qui gomme les particularités locales. Ce privilège donné aux forces centrifuges constitue un héritage de Fustel. Pour La Blanchère, la grandeur romaine n’appelle aucune révérence.


  • 44 Jullian 1885, p. 303.

23Au bout du compte, l’histoire pontine dont La Blanchère trace les linéaments illustre un engagement archéologique total. Son appropriation du territoire de Terracina, qui n’est pas dénuée d’arrière-pensées nationales, repose sur un principe-directeur : étudier les relations entre l’homme et la nature, au sein d’un espace contraignant. Dans les annales de l’École française, il fait figure de pionnier par son enracinement local, par son intérêt pour une cité secondaire et par sa participation à la course épigraphique, qui lui vaut la récompense suprême, c’est-à-dire la reconnaissance de Theodor Mommsen : le savant allemand qualifie le Français de vir doctus, cui rerum Terracinensium vetusta memoria quantum debeat44. Au gré de ses années romaines, La Blanchère apparaît donc comme un jeune érudit qui connaît sa valeur et qui, peut-être, se donne trop d’importance. Dans tous les cas, sa manière d’écrire, pleine de vitalité, conserve à ses travaux une fraîcheur sans pareille. Avant même que prenne corps son œuvre africaine, La Blanchère représente la jeune École de Rome dans ce qu’elle avait de plus ambitieux.

Notes

1 L’École française de Rome est créée au début de la IIIe République, quelques décennies – donc – après l’École française d’Athènes, fondée en 1846. Cf. Gras 2010, mais aussi Rey 2012. Le volume paru à l’occasion du cinquantenaire de l’institution reste instructif : Histoire et œuvre 1931.

2 Archives départementales d’Indre-et-Loire, Naissances, 1853, n°124 (6 NUM8/261/195). « Suivant jugement rendu le 7 mai 1895 » par le Tribunal civil de Tours, il modifie son nom en « Ducoudray La Blanchère ».

3 École Normale Supérieure 1994 et Sirinelli 1994.

4 Voir, en particulier, Hummel 1995.

5 Par la suite, Fustel est nommé professeur à la Sorbonne (1875), puis directeur de la rue d’Ulm (1880-1883).

6 Cf. Hartog 1988 ; Hartog 1984 et Relire 2015.

7 Il est également l’auteur de L’histoire des institutions politiques de l’ancienne France (1875).

8 Il s’agit du père de Marc Bloch, le co-fondateur des Annales.

9 Vidal enseigne à la faculté de Nancy depuis 1872 et à l’ENS à partir de novembre 1877. Il y reste jusqu’en 1898, avant d’obtenir d’une chaire à la Sorbonne (1898-1909). Cf. Robic 2000 et Berdoulay 2000.

10 Je remercie Sandrine Iraci, responsable du service du patrimoine à la Bibliothèque Ulm-Jourdan, de m’avoir facilité la consultation de ces registres. La Blanchère ayant exercé la fonction de bibliothécaire du temps de ses années normaliennes, on ne sait pas si les registres en question recensent tous ses emprunts. Sur cette charge de bibliothécaire, cf. la notice nécrologique de La Blanchère que donne Cagnat à la revue des anciens de l’École normale (Cagnat 1897 b, p. 122).

11 Duchêne 1994, p. 157. Khâgneux à Louis-le-Grand avec La Blanchère, René Cagnat exprime le même sentiment. Cf. Cagnat 1897 b, p. 122 : « la vivacité de sa conversation et la variété de ses connaissances m’avaient frappé ».

12 Citons notamment son ouvrage sur Les oiseaux utiles et les oiseaux nuisibles aux champs, jardins, forêts, plantations, vignes (1870), de nombreuses fois réédité.

13 Bien plus tard, La Blanchère fera paraître une courte Histoire de l’épigraphie romaine depuis les origines jusqu’à la publication du « Corpus », rédigées sur les notes de Léon Renier (La Blanchère 1887 b = La Blanchère n°45).

14 CIL, VIII, 2532.

15 Renier 1855-1858.

16 Voir l’ouvrage collectif Borghesi 1982.

17 Cf. l’article d’A.-F. Baroni dans ce volume.

18 Agrégation qu’il aurait dû passer en 1877, mais à laquelle il a renoncé cette année-là ; cf. Cagnat 1897 b, p. 122 : « À la fin de sa troisième année, au début des épreuves d’agrégation, il fut atteint subitement d’une indisposition qui l’empêcha d’achever ses compositions écrites. On lui tint compte de cet accident et l’année suivante, il obtint une bourse de l’École des Hautes Études. Nous nous rencontrâmes souvent alors sur les bancs du collège de France, dans l’amphithéâtre où professait L. Renier ».

19 Lacour-Gayet 1888.

20 Albert 1883.

21 Lafaye 1884.

22 Cf. par exemple cette lettre révélatrice de Louis Duchesne à Auguste Geffroy, conservée à la Bibliothèque nationale de France, dans les Papiers Geffroy (Stains, 3 février 1877) : « c’est toujours la même antienne ; [De Rossi] a empêché [Charles] Bayet de s’occuper des portes de St Paul [...] et quand j’ai voulu travailler au Liber Pontificalis, il m’a fait observer qu’il y avait de bien beaux travaux à faire sur les livres épiscopaux de France. Heureusement, j’ai pu faire la sourde oreille ». Cf. Poncet 2015, Lettre n°18. Pour comprendre cette position de « patron » de l’archéologie sacrée, voir Saint-Roch 1995.

23 Sur les premiers temps du parcours intellectuel de Jullian, entre Paris, Rome et Berlin : Motte 1990.

24 Ainsi dénommée à partir de la fin du XIXe siècle.

25 Cahiers Romain Rolland 1956, p. 253 (lettre des 22-23 mars 1890).

26 Bibliothèque nationale de France, Papiers Geffroy, lettre de L. Duchesne à A. Geffroy (Saint Servan, 12 septembre 1876). Cf. Poncet 2015, Lettre n°10.

27 Cf. Motte 1982, p. 393-483.


28 Voir Goyau 1931, p. 3.

29 Rayet 1876, p. 37-116.

30 École française de Rome, Archives de la Bibliothèque, lettre de René Ducoudray de La Blanchère, écrite à San Felice Circeo (reçue par A. Geffroy le 30 avril 1879).

31 Bibliothèque Méjanes, correspondance Salomon Reinach-René de La Blanchère (lettre du 22 août 1886) : « Masqueray, dans un n° déjà ancien du Bulletin d’Alger, paru il y a trois mois, mais que je reçois seulement maintenant, me saboule vertement. Cet article, où il défend de fausses lectures que contredisent ses propres dessins, ne fera qu’ajouter aux preuves de son ignorance. Mais il faut une bien grande mauvaise foi pour me reprocher de donner au C.I.L. mes lectures d’inscr. déjà publiées et dont il s’agit d’établir définitivement le texte. Je ne réponds jamais aux attaques stupides de ce drôle, mais je me permettrai de les signaler à qui de droit ».

32 Digeon 1992.

33 Archives de l’École française de Rome, lettre de R. de La Blanchère à A. Geffroy (Terracine, 4 avril 1879).

34 Archives de l’École française de Rome, lettre de R. de La Blanchère à A. Geffroy (Terracine, 16 mars 1879).

35 La Blanchère 1881 a, p. 39  [= La Blanchère n°6] : « Sauvée par M. L’Inspecteur Capponi d’une destruction immédiate, elle figure aujourd’hui sur la place Vittorio Emanuele à Terracine. La partie inférieure b en a été publiée par lui dans les Notizie degli Scavi di Antichità en 1878 ; mais on ne prit pas garde aux quelques lignes que j’ai notées en a et qui sont gravées dans l’encadrement supérieur ».

36 Archives de l’École française de Rome, lettre de R. de La Blanchère à A. Geffroy (Terracine, 5 février 1880).

37 La Blanchère 1882 c, p. 99 [= La Blanchère n°20] : « M. Tommasi-Crudeli remarque que « de nos jours encore, on est surpris de la facilité avec laquelle les ouvriers de la campagne de Rome, qui appartient tous aux races les plus anciennes de l’Italie centrale, déblaient les réseaux de drainage […] » Cette remarque a été bien des fois faite par M. di Tucci […] Mais que prouve-t-elle ? […] Il faudrait non pas savoir si telle population a été capable de les faire, mais si elle les a faits, et quand ».

38 La Blanchère 1881 a, p. 45 [= La Blanchère n°6].

39 Lettre de jeunesse (probablement de 1853) de Fustel de Coulanges à son ami Édouard Bertrand (cité dans Le Temps, 5 décembre 1907, p. 1).

40 La Blanchère 1881 a, p. 61 [= La Blanchère n°6].

41 La Blanchère 1884 b, p. 118 [= La Blanchère n°26].

42 La Blanchère 1884 b, p. 1 [= La Blanchère n°29].

43 La Blanchère 1881 b, p. 322 [= La Blanchère n°9].

44 Jullian 1885, p. 303.

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