Habitats, communautés et sépultures en Angleterre du Ve au XIe siècle
p. 289-315
Résumés
Cet article présente les principaux aspects des pratiques funéraires en usage au haut Moyen Âge en Angleterre, un territoire qui, aux marges occidentales de l’Europe, connut une trajectoire spécifique à la suite des migrations germaniques des Ve et VIe siècles qui remirent les croyances païennes à l’honneur et repoussèrent au VIIe siècle le lent processus de conversion au christianisme. Pour autant, le passage du paganisme au christianisme ne constitue pas une ligne de fracture avant l’adoption généralisée du cimetière chrétien autour d’une église à l’extrême fin de la période. Sur le plan topographique comme à l’échelle de la tombe, la diversité a longtemps été de règle, sans que les choix soient nécessairement guidés par des appartenances religieuses. Cette diversité est aujourd’hui interprétée sur le plan social, culturel et symbolique, les pratiques funéraires révélant les tensions et les aspirations d’une société en cours de construction.
This article describes the main aspects of early medieval funerary practice in England, an area on the western margins of Europe which experienced its own trajectory from the Germanic migrations of the 5th and 6th centuries, which gave pride of place to pagan beliefs, to the slowly unfolding process of conversion to Christianity in the 7th century. However, this does not mean that the transition from paganism to Christianity constituted a clean break prior to the general adoption of Christian cemeteries around a church at the very end of our period. At the levels of both topographical setting and the grave itself, diversity remained long the order of the day, without choices necessarily being dictated by religious affiliation. Today this diversity is interpreted in social, cultural and symbolic terms, the burial practices reflecting the tensions within and the aspirations of a society in the making.
Entrées d’index
Mots-clés : Angleterre, haut Moyen Âge, pratiques funéraires, église, nécropole, cimetière, interprétation sociale, interprétation culturelle et symbolique
Keywords : England, early Middle Ages, burial practices, church, cemetery, churchyard, social interpretation, cultural and symbolic interpretation
Note de l’auteur
Il était prévu de rédiger un article à quatre mains avec John Pearce, spécialiste de la Bretagne romaine (King’s College London) ; cette contribution a bénéficié des conversations préliminaires que nous avons eues même si ce projet n’a pu aboutir. Je remercie vivement Simon Burnell de l’aide qu’il m’a apportée dans la rédaction de ce texte ainsi que John Blair et Michel Lauwers pour leurs suggestions amicales et pertinentes. Je remercie également tous les collègues britanniques qui m’ont autorisée à reproduire leurs illustrations. Enfin, cet article n’a pu bénéficier de la synthèse de Martin Carver, Formative Britain : an archaeology of Britain, fifth to eleventh century AD, Londres-New York, 2019, dont le chap. 4 est consacré aux espaces et pratiques funéraires.
Texte intégral
1Cette contribution est dédiée, pour l’essentiel, au territoire qui devint l’Angleterre à la fin du haut Moyen Âge. Inclus dans la province de Bretagne entre les années 40 de notre ère et le début du IVe siècle, il appartenait aux marges occidentales de l’Empire romain et fut profondément marqué par l’installation, aux Ve et VIe siècles, de populations d’origine germanique suffisamment nombreuses pour imposer de nouveaux modes de vie et une nouvelle langue aux populations de la partie orientale de l’Angleterre alors que, dans la partie occidentale de l’Ile, au Pays de Galles et en Cornouaille, l’identité bretonne fut longtemps maintenue.
2Sur le plan funéraire, le schéma chronologique longtemps admis pour l’Angleterre de l’époque anglo-saxonne peut être résumé ainsi : aux nécropoles païennes isolées de l’habitat et contenant un mobilier abondant auraient succédé les cimetières paroissiaux entourant les églises, un modèle affiné dans les années 1960 et 1970 par l’insertion d’une période intermédiaire, qualifiée de « phase finale » ou encore de « période de conversion », caractérisée par des nécropoles plus petites, plus proches de l’habitat que les nécropoles antérieures et dont le mobilier, nettement moins abondant, présente plus fréquemment des symboles chrétiens1. À ce modèle qui, même affiné, propose un processus linéaire de la nécropole au cimetière chrétien, les recherches archéologiques et la relecture des textes opposent depuis une trentaine d’années le constat d’une multiplicité des pratiques entre le Ve et les Xe-XIe siècles, qu’il s’agisse du lieu d’inhumation, de la typologie des contenants ou du mobilier, dont la présence n’est pas synonyme de tombe païenne (et inversement).
3À partir de ce constat, notre objectif est d’analyser les processus à l’œuvre en matière funéraire du Ve au XIe siècle en adoptant différentes échelles d’analyse qui sont interconnectées : 1) étudier les relations spatiales entre les espaces funéraires et les habitats au sens large, autrement dit déterminer la place des morts dans la fabrique des paysages, dans le temps long ; 2) analyser l’organisation interne des sites funéraires ; 3) comprendre les imbrications, à l’échelle de la tombe, entre contenant, traitement des restes humains et mobilier funéraire, quand il existe. D’une manière générale, nous chercherons à identifier des continuités ou des ruptures au-delà de l’opposition traditionnelle entre paganisme et christianisme, puisque cette période vit le passage de l’un à l’autre. Ponctuellement, nous pourrons évoquer des pratiques plus anciennes, de la fin de l’âge du fer et de l’époque romaine, pour mettre en exergue des phénomènes de très longue durée.
I. De la pluralité des espaces funéraires à la concentration des défunts dans les cimetières ecclésiaux
4En Bretagne insulaire, comme dans le reste de l’Empire romain, le monde des morts était majoritairement aux marges du monde des vivants, ce dont témoignent les tombes qui jalonnent les voies d’accès aux agglomérations, formant des nébuleuses plus ou moins denses que l’on désigne par commodité comme des nécropoles mais qui, en l’absence de délimitation nette, ne devaient pas être perçues comme des entités spécifiques, avec une identité propre, au sein de l’espace suburbain (fig. 1). Cette position marginale des défunts demeura la règle pour l’essentiel aux Ve et VIe siècles, en milieu rural comme aux abords des agglomérations. Si le statut urbain des anciens chefs-lieux de cité est questionné pour cette période, et le plus souvent nié par les archéologues et les historiens britanniques, la présence de nécropoles à leur périphérie immédiate atteste le maintien d’une population, comme l’a notamment souligné Martin Biddle à propos de Winchester2.
1. Habitat rural et nécropole
5En milieu rural, l’association d’un espace funéraire avec un ou plusieurs habitats contemporains n’est pas aisée, sauf dans les cas, rares aux Ve-VIe siècles, où une nécropole est adjacente à l’habitat. À Mucking (Essex), deux nécropoles en usage à cette période ont été fouillées, la première partiellement, livrant une soixantaine d’inhumations en rangées, la seconde réunissant environ 750 tombes dont deux tiers de crémations, mais leur relation chronologique entre elles et avec l’habitat ne peut être précisée davantage3. Une proximité, de quelques dizaines à quelques centaines de mètres, entre une nécropole et un ou plusieurs habitats est souvent supposée mais l’extrême rareté des fouilles extensives des deux types de sites ne permet pas de le prouver.
6Ce sont la taille et la durée d’utilisation des nécropoles qui permettent de supposer leur association à un seul habitat ou à plusieurs, comme à Spong Hill (Norfolk) qui a livré plus de 2500 crémations – plusieurs centaines ont été détruites – et une petite soixantaine d’inhumations, réparties entre les environs de 400 et le milieu du VIe siècle. Cette densité suggère que cet espace funéraire, le plus grand de cette période fouillé en Angleterre, a été utilisé par plusieurs habitats dont un partiellement fouillé à proximité (fig. 2)4.
7Même s’il demeure très délicat d’établir des correspondances entre des espaces funéraires et des habitats et d’évaluer la taille des communautés qui les ont utilisés, il est certain que pendant les premiers siècles du haut Moyen Âge la majorité des défunts ont reposé dans des nécropoles anciennes à proximité de leur parenté. L’insertion dans l’habitat d’aires funéraires, de quelques dizaines d’individus en règle générale, fut plus fréquente à partir du milieu du VIIe siècle, comme l’illustrent deux sites du Suffolk, Bloodmoor Hill – aire funéraire en usage entre environ 650 et 700, dans un habitat des VIe-VIIe siècles – et White House Road, près d’Ipswich, un habitat enclos occupé entre le VIIIe/IXe siècle et le XIe siècle5.
8D’autres sites ruraux, pourvus ou non de nécropoles, ont révélé un petit nombre d’individus isolés, parfois enterrés dans des fosses ou des fossés, comme à Yarnton (Oxfordshire, sept individus du IXe siècle) ou à Catholme (Staffordshire), une manière d’affirmer l’ancienneté du terroir en enterrant certains défunts dans l’élément de l’habitat, le fossé, qui s’apparente le plus au parcellaire agraire6. Ici, les tombes étaient associées aux entrées, ce qui leur conférait aussi peut-être un rôle de protection, voire de consécration des limites de l’habitat, comme l’a suggéré Michel Lauwers. G. Astill souligne la parenté de cette pratique – l’inhumation dans les fossés – avec des usages de l’âge du fer. Cette interprétation s’inscrit dans une perception plus large de la relation entretenue entre habitat et terroir, dont le parcellaire serait l’élément le plus ancien et le plus stable.
2. Les premiers cimetières ecclésiaux
9La christianisation de l’Angleterre, relancée par la mission d’Augustin et de ses compagnons arrivés en 597 à Cantorbéry mais aussi par les moines irlandais installés dans le Nord, ne modifia pas rapidement les usages funéraires. Les minsters, communautés de moines ou de moniales, voire mixtes, incluant des prêtres chargés de l’encadrement pastoral des fidèles, furent le fer de lance de la conversion et dominèrent l’organisation ecclésiastique du pays, qu’ils soient ou non siège épiscopal ; fondés dans les anciens chefs-lieux de cité, intra muros ou extra muros, comme dans les campagnes, ces établissements étaient au nombre de deux cents environ vers 850 et présentaient une grande disparité. C’est autour de leurs églises que furent créés les premiers cimetières ecclésiaux, rassemblant tout d’abord les membres des communautés, leurs protecteurs et leurs dépendants à la fin du VIIe et au début du VIIIe siècle, si l’on se fonde sur le petit nombre d’individus, des deux sexes, révélé par les fouilles. L’élargissement du recrutement fut progressif jusqu’à inclure, vers 850, une large partie d’une communauté d’habitants fréquentant la même église7.
10Si le rapprochement des tombes et des lieux de culte a bien été identifié auprès des grands minsters établis à l’intérieur des enceintes antiques, comme à Cantorbéry, Winchester, Londres ou encore York, mais aussi dans des wics8, il est plus difficile à percevoir en milieu rural où les lieux de culte se laissent mal identifier avant le Xe siècle : en général, c’est la présence de tombes autour d’un simple bâtiment rectangulaire sur poteaux plantés qui conduit à y voir des églises, comme à Stratton (Bedfordshire) et à Sedgeford (Norfolk)9. À l’époque anglo-saxonne moyenne, on relève aussi quelques rares exemples d’inhumations implantées dans un édifice en milieu rural, comme à Flixborough (Lincolnshire), habitat de haut rang occupé du VIIe au début du XIe siècle. Le bâtiment 1a, avec ses quatre tombes, a pu faire office de chapelle funéraire dans le courant du VIIIe siècle10.
3. Le maintien durable d’autres implantations funéraires
11Le lent rassemblement des défunts autour des églises a eu pour corollaire le maintien durable d’espaces funéraires sans lieu de culte comme de sépultures isolées ou en très petits groupes, des sépultures qui en règle générale n’ont plus reçu de mobilier à partir des années 680 (cf. infra). La perception de ce phénomène repose donc pour beaucoup sur la multiplication des analyses radiocarbones qui ont révélé la présence de sépultures des VIIIe-XIe siècles dans des aires funéraires apparemment dépourvues d’églises.
12Ce phénomène a été étudié par G. Astill pour le sud de l’Angleterre où il a analysé une petite vingtaine de sites ruraux sur la cinquantaine identifiée pour tout le pays avant 2009. La plupart de ces zones d’inhumation réunissent quelques dizaines d’individus, ce qui a conduit dans un premier temps à les associer à un habitat rural dispersé et instable qui aurait disparu aux IXe-Xe siècles avec la création du village médiéval « classique » centré autour d’une église paroissiale et d’un habitat aristocratique. Ce schéma peut être partiellement maintenu mais ne rend pas compte des aires funéraires utilisées plus tardivement et de celles qui comptent de très nombreux individus, telle Saffron Walden (Essex) qui livra à la fin du XIXe siècle au moins deux cents tombes de l’époque anglo-saxonne moyenne. L’interprétation de ce type de site est rendue d’autant plus difficile que la fondation de cimetières satellites, dépendant d’une église mère plus éloignée, est attestée jusqu’au Xe siècle par les sources écrites. L’absence d’église ne signifie donc pas l’absence de tout lien avec un établissement ecclésiastique11.
13La diversité de la topographie funéraire constatée en milieu rural a son équivalent dans les anciens chefs-lieux de cité, comme l’illustre l’exemple particulièrement bien documenté de Winchester et de ses environs. Sur le plan topographique, on y retrouve tous les cas de figure possibles. D’une part, intra muros, on dénombre, outre le cimetière du minster déjà évoqué, établi à la fin du VIIe siècle, deux autres lieux d’inhumation (fig. 3) : 1) sur le site de Lower Brook Street (no 4), un petit groupe aristocratique aurait été inhumé vers 700 à proximité de son habitat, à quelques centaines de mètres au nord de la cathédrale et de son cimetière ; 2) le site proche de Brooks (no 3) a révélé deux sépultures creusées dans un terrain vague qui furent recouvertes par des maisons au IXe siècle. D’autre part, juste à l’extérieur de l’enceinte (no 11), deux corps datés des environs de 700 ont été mis au jour dans le fossé. Ces trois sites, dont deux au moins sont peut-être contemporains, révèlent des situations sociales très différentes : alors que le premier correspond à des inhumations privilégiées, les deux autres évoquent plutôt des sépultures de relégation, en particulier celles qui ont été placées dans le fossé, la contamination par la lèpre de l’un des individus expliquant une telle pratique. Si le petit groupe familial était composé d’individus déjà convertis au christianisme, comme Martin Biddle le suppose sur la base des bijoux12, leur inhumation à l’écart du cimetière du minster montrerait la liberté qui était celle des fidèles à pareille date et peut-être l’attachement à un lieu d’inhumation de statut privé, proche de l’habitat, par opposition à un espace collectif environnant l’église et encore réservé à quelques-uns13.
4. La création tardive des églises et des cimetières paroissiaux
14Bien que la difficulté d’identification des lieux de culte, en général à nef unique et chevet plat, invite à la prudence en l’absence d’inhumations associées, la multiplication des églises secondaires fut un phénomène tardif qui se manifesta surtout à partir du Xe siècle en milieu rural comme urbain, et ce contrairement à ce que l’on constate en France où de nombreux édifices religieux du haut Moyen Âge, de statut basilical ou monastique, furent recyclés dans le cadre paroissial et où la fusion église paroissiale/sépulture s’était généralisée plus tôt.
15En Angleterre, la fondation de ces nouvelles églises fut le fait de familles aisées, riches marchands ou aristocrates, plutôt que de communautés religieuses, et cette origine se traduit par la petite taille de ces édifices et, partant, leur forte imbrication dans le tissu urbain. À Winchester, qui comptait fin Xe-début XIe siècle neuf églises paroissiales, cinq intra muros et quatre extra muros, Saint-Pancrace et Sainte-Marie in Tanner Street, toutes deux fondées au tout début du Xe siècle, illustrent bien cette double caractéristique, que l’on retrouve dans de très nombreuses villes à la fin de l’époque saxonne, comme à Norwich qui comptait une douzaine de fondations et surtout à Londres qui a pu en avoir plus de cent.
16La majorité de ces petites églises urbaines n’avaient pas de cimetière propre. À Winchester, un seul cimetière de type paroissial a été reconnu pour cette période dans la partie ouest de la ville enclose, à Staple Gardens, qui a livré plus de 280 individus entre la fin du IXe et le XIIe siècle14. Ce cimetière a pu être lié à l’église Saint-Paul, attestée seulement au XIIIe siècle. Autrement dit, les inhumations sont demeurées longtemps attachées aux deux établissements monastiques principaux, Old Minster, le siège épiscopal, et New Minster, fondé immédiatement au nord de la première église par Édouard l’Ancien au tout début du Xe siècle (901-903). Extra muros, une seule église reçut des sépultures avant la Conquête. On constate la même prééminence des minsters en matière funéraire à Cantorbéry ou Worcester, entre autres exemples15.
17Dans les agglomérations de plus petite taille, les villages, ou encore celles en lien avec des résidences aristocratiques, l’inhumation au sein du cimetière entourant l’église devint la norme à partir du Xe siècle, même si des exceptions ont perduré. Désormais, hommes, femmes et enfants, s’ils étaient baptisés, reposaient en terre consacrée16, à l’exclusion des condamnés à mort.
18Avant même la conversion généralisée de l’Angleterre au christianisme, les individus exécutés étaient inhumés dans des cimetières particuliers dont une trentaine ont été identifiés, tous dans le centre et le sud du pays, à une exception près. Andrew Reynolds a mis en évidence leur localisation préférentielle près de limites administratives (shire, hundred, domaine royal, etc.), à proximité de voies terrestres ou fluviales et leur association fréquente avec des tumuli de l’âge du bronze ou des talus, qui ont pu recevoir une connotation négative après l’adoption de la foi chrétienne : ces aires funéraires, bien que placées à l’écart, étaient donc bien visibles dans le paysage, signalées par les potences et souvent les cadavres exposés. Leur appartenance prédominante aux VIIIe-XIe siècles est révélatrice d’une action judiciaire croissante et centralisée dans les derniers siècles de l’époque anglo-saxonne17.
II. Topographie et organisation spatiale des espaces funéraires communautaires
19Avant la généralisation des cimetières ecclésiaux, la présence d’une limite, sous la forme d’un fossé ou d’une autre structure linéaire, est chose rare, de sorte que l’extension précise d’une nécropole peut rarement être établie. On constate l’implantation fréquente des nécropoles des Ve-VIIe siècles à l’emplacement de monuments plus anciens, protohistoriques ou romains18. Les tumuli ont particulièrement suscité l’intérêt des populations du très haut Moyen Âge, sans doute parce qu’ils constituaient encore des repères monumentaux dans le paysage, comme à Harford Farm, près de Caistor St Edmunds (Norfolk), où deux groupes de tombes du VIIe et du début du VIIIe siècle ont été implantés autour de tumuli de l’âge du bronze (fig. 4)19.
20Quand la fouille a pu être exhaustive, ou presque, ce qui est parfois le cas en milieu rural, des restitutions paysagères ont été tentées, montrant une implantation très lâche, comme à Apple Down (Sussex), ou plus dense, comme à Finglesham (Kent) (fig. 5). Sur ces deux sites, et ailleurs, on constate une grande diversité de marques de signalisation en surface, dont certaines font de la nécropole un élément du paysage très visible, au moins pour quelque temps :
- simple tertre formé par la terre extraite de la fosse ;
- dépôt de pierres autour de la fosse ou sur le couvercle fermant la tombe ;
- fossé annulaire complet ou interrompu autour d’une tombe, qui peut correspondre à la limite d’un tertre disparu ou à l’emprise d’une palissade ;
- poteau placé à côté de la tombe, ou parfois dans l’interruption du fossé circulaire, qui pouvait être sculpté, peint ou encore porter des inscriptions en alphabet runique ;
- tertre circulaire couvrant la tombe et ses abords, qui délimite une zone dépourvue de sépultures ;
- superstructure en terre et bois en forme de maison attestée par la présence de ressauts ou d’alvéoles à l’intérieur des fosses d’inhumation ou par des trous de poteaux à l’extérieur des fosses de crémation ; très courant à l’époque romaine, ce type de structure est encore attesté dans les nécropoles à crémation du VIIIe siècle des Pays-Bas et de l’Allemagne du Nord-Ouest.
21Ainsi, on distingue des marques de signalisation intégrées à la construction de la tombe ou bien extérieures à elle, certaines marques pouvant se cumuler et lui conférer une plus grande monumentalité, ainsi la construction d’une « maison des morts » sur un tertre (fig. 5). Tous ces éléments signalent des crémations comme des inhumations20.
22Au-delà de l’empreinte, plus ou moins durable, que les nécropoles constituaient dans le paysage, en lien avec les éléments naturels et anthropiques, l’archéologue cherche à restituer le processus de formation de ces ensembles qui n’ont pas toujours existé sous la forme finale mise au jour par la fouille, les tombes les plus anciennes étant le plus souvent effacées du paysage quand les plus récentes ont été implantées. À ce titre, le plan restitué d’une nécropole est un artefact archéologique qui ne renvoie pas à une réalité du passé ; c’est par phase qu’il faut raisonner pour connaître les choix d’implantation, identifier la stratégie qui a prévalu dans l’usage de cet espace mémoriel. Pour procéder à l’analyse topo-chronologique d’une nécropole, l’archéologue s’appuie sur deux séries d’indices :
1o les relations stratigraphiques existant entre les tombes (recoupements, superpositions) qui permettent d’établir une chronologie relative ;
2o les associations de mobilier : les sépultures contenant des ensembles comparables sont regroupées dans une même phase ; les différentes phases, d’une durée variable, peuvent se recouper pour mieux rendre compte de la durée d’utilisation de certains objets. La cartographie de ces phases met en évidence le processus de développement de la nécropole dans ses grandes lignes, le recours à des datations en laboratoire (en particulier au carbone 14) permettant d’affiner les fourchettes de datation.
23À Spong Hill, l’analyse topo-chronologique, fondée sur le décor des urnes et le mobilier, distingue les deux premières phases (A et B), rassemblant la majorité des crémations et occupant toute l’extension de la nécropole, de la phase C, associant crémations et inhumations concentrées dans la zone nord-est du site21. Il est parfois possible d’identifier un ou plusieurs noyaux de la nécropole, voire une tombe privilégiée considérée comme une tombe de « fondateur ». À Finglesham (Kent) (fig. 5), une tombe sous tertre de douze mètres de diamètre, située sur une éminence dans la partie nord du site, apparaît comme le point de départ de la nécropole, vers 525 : elle contenait le corps d’un homme décédé vers l’âge de vingt-cinq ans, inhumé dans un cercueil de bois ferré avec des armes en fer à décors d’argent et de bronze, de la vaisselle en verre d’origine locale, mais aussi un bol en bronze et une boucle de ceinture d’origine franque. Autour de cette tombe étaient concentrées les sépultures du VIe siècle, dont plusieurs tombes aristocratiques, masculines et féminines, révélées par leur mobilier ; au siècle suivant, les inhumations furent pratiquées vers le sud avec une prédominance de tombes sous tertre dont certaines ont attiré d’autres sépultures, ce qui pourrait correspondre à des regroupements familiaux, au sens large22.
24Regroupements familiaux, détectés par des analyses ADN, et regroupements sociaux s’opposent à un développement strictement linéaire des nécropoles qui ne montrent guère de regroupement par classe d’âge. Les jeunes enfants sont rarement retrouvés pour des raisons taphonomiques mais aussi sociales, puisqu’ils n’étaient pas toujours inhumés dans la nécropole communautaire mais au sein de l’habitat.
25La mise en place du cimetière ecclésial, établi autour d’une église, de statut paroissial ou non, entraîna une autre organisation de l’espace funéraire désormais enclos pour bien délimiter l’étendue bénéficiant du droit d’asile et, plus prosaïquement, éviter la divagation des animaux au milieu des tombes. Dans le Northamptonshire, le site de Raunds Furnells, qui n’avait pas de statut paroissial, livre l’image d’un cimetière ordinaire des Xe-XIe siècles (fig. 6) : associé à un habitat aristocratique enclos, il était lui-même établi dans un enclos rectangulaire adjacent dont le centre était occupé par une petite église à nef unique autour de laquelle les plus jeunes enfants furent déposés, une pratique courante de part et d’autre de la Manche à cette période et au-delà ; les tombes d’adultes quant à elles formèrent des rangées plus ou moins régulières jusqu’à remplir tout l’espace disponible23. La faible durée d’utilisation de ce site explique la bonne conservation de la majorité des tombes, faiblement recoupées, alors que la plupart des cimetières ecclésiaux, en usage au moins jusqu’à la Réforme, voire au-delà, livrent des centaines, voire des milliers, d’individus, souvent tronqués, et de nombreuses fosses ossuaires.
III. La tombe, expression d’une identité sociale et culturelle
26À l’échelle de la tombe, la période considérée est traversée par une double transformation : le retour de la crémation au Ve siècle et son effacement quasi total un siècle plus tard au profit de la seule inhumation. Faut-il y voir des pratiques antinomiques dont la succession marquerait une transition majeure dans la Bretagne insulaire ?
1. Crémations et inhumations habillées24
27Alors que la Bretagne romaine avait progressivement adopté l’inhumation dans le courant du IVe siècle, la crémation devint la pratique prédominante dans l’est de l’Angleterre, essentiellement au nord de la Tamise, au cours de la première moitié du Ve siècle et sur le reste du territoire jusqu’au début du VIe siècle (fig. 7). Au sud de la Tamise, où les crémations étaient plus rares, les premières inhumations habillées peuvent remonter jusqu’au milieu du Ve siècle, mais cette pratique se généralisa à partir des années 475. Les travaux les plus récents insistent sur le fait qu’il n’y a pas lieu de considérer la crémation comme plus « germanique » ou plus « païenne » que l’inhumation à cette période où la majorité des tombes faisaient appel au même vocabulaire symbolique.
28En effet, loin d’opposer les deux pratiques, on souligne désormais leurs similarités car le traitement préliminaire du corps était le même : habillage du défunt, fourniture de mobilier divers et souvent de nourriture, exposition du mort sur le bûcher ou dans la tombe ; de même, crémation et inhumation étaient suivies de diverses interventions. Dans le premier cas, il s’agit avant tout du dépôt d’une partie des restes osseux et cendreux, parfois répartis dans plusieurs sacs, dans une urne décorée, la plupart du temps en céramique, les contenants en bronze étant réservés aux tombes princières. Le mobilier associé – objets personnels et dépôts alimentaires, végétaux et animaux, en particulier caprinés et suidés – peut provenir du bûcher ou avoir été ajouté a posteriori. On trouve peu d’objets en fer, couteaux, boucles et surtout armes, associés aux crémations, des objets trop précieux pour être sacrifiés ; parmi les objets ajoutés après la crémation, peignes en os ou bois de cerf et objets de toilette sont fréquents, y compris des objets miniatures donc symboliques (fig. 8). Les urnes étaient enfouies dans des fosses, individuelles ou collectives, formant des rangées ou des concentrations, un enfouissement qui pouvait être différé après une période d’exposition au-dessus du sol plus ou moins longue.
29La crémation demandait l’intervention d’un spécialiste pour la fabrication du bûcher et la combustion du corps ; le mobilier associé comme l’urne décorée témoignent de l’investissement important que représentait une telle pratique pour l’entourage du défunt. H. Williams voit dans l’utilisation d’un contenant unique, l’urne, et la sélection de divers objets avant le dépôt final en terre une « reconstruction métaphorique » du défunt après la désintégration du corps. Il propose de percevoir l’urne, produite d’abord pour contenir des aliments solides ou liquides, comme un lieu de régénération du défunt, qui, placée à côté de la tête dans les inhumations, pouvait y remplir la même fonction.
30Les inhumations quant à elles étaient majoritairement individuelles, le défunt étant déposé dans des fosses rectangulaires profondes, soit en pleine terre soit dans des coffrages en bois fermés par un couvercle. Il reposait communément sur le dos, les bras le long du corps ou croisés sur la poitrine. Une position assise, fœtale ou face contre terre est rarement constatée, souvent perçue comme infamante. Les défunts ayant été inhumés habillés jusqu’à la fin du VIIe siècle, la fouille des tombes permet de restituer le costume masculin et féminin à partir des éléments vestimentaires (boucles, fibules) et parfois de restes de tissus, qui montrent l’association de vêtements et d’objets usagés et neufs. Aux éléments vestimentaires et aux bijoux s’ajoute le mobilier déposé dans la tombe : vaisselle en matières diverses, offrandes alimentaires, animales et végétales, parfois armes, qui signalent des tombes masculines de haut rang, un statut déjà héréditaire à cette date, si l’on se fonde sur leur présence dans des tombes d’enfants ou d’adolescents, trop jeunes pour avoir combattu.
31Les inhumations privilégiées de cette période se signalent par une architecture plus complexe, soit de véritables chambres funéraires, dans lesquelles le défunt habillé reposait dans un coffrage en bois entouré d’un très riche mobilier, parfois d’origine exogène (vaisselle, armes, équipement de cavalier, etc.) : dans la célèbre tombe princière de Prittlewell (Essex), le défunt présentait deux petites croix dorées à la feuille d’or posées sur les yeux, une pratique d’origine lombarde témoignant de sa conversion au christianisme, et ce dès la fin du VIe siècle, peut-être avant l’arrivée d’Augustin (fig. 9)25.
32Les deux pratiques, crémation et inhumation habillée, présentent aussi une histoire parallèle dans les dernières années précédant leur disparition où elles étaient réservées aux élites et témoignent de stratégies de distinction, en déployant parfois de manière extrême une « symbolique archaïsante », comme à Sutton Hoo (cf. infra).
33Quelle signification donner à ces deux pratiques qui, malgré un traitement différent du corps, présentent beaucoup de traits communs ? Les tombes les plus anciennes, celles du Ve siècle, livrent un mobilier comparable qui témoigne de liens indubitables avec les populations des régions côtières de la mer du Nord mais sans pouvoir associer une nécropole particulière à l’une de ces régions, comme le montre bien Spong Hill : une fois installées sur place, ces populations ont développé leurs propres traditions. D’une manière générale, l’interprétation ethnique et diffusionniste, longtemps dominante, a été abandonnée au profit d’une lecture qui accorde une grande place aux processus d’acculturation et à la valeur sociale et symbolique des pratiques. Pour H. Williams, crémation et inhumation habillée représentent deux manières – ni identiques ni complètement opposées – de construire des stratégies de distinction. Plus que la christianisation, c’est le développement de pouvoirs suprarégionaux au cours du VIe siècle qui aurait rendu obsolètes les nécropoles à crémations, lieux de pouvoir et de mémoire de rang « tribal ».
2. Les tombes privilégiées du VIIe siècle : vers une monumentalisation des sépultures
34Au VIIe siècle, alors que le processus de christianisation de l’Angleterre était relancé, on constate l’émergence de nouveaux usages funéraires marqués par une forte monumentalisation qui revêtait deux formes très distinctes : la première, ancrée sur le plan topographique dans le passé protohistorique de la Grande-Bretagne, consistait en des tombes sous tumulus, établies de manière isolée ou dans de vastes nécropoles ; la seconde en la multiplication des inhumations privilégiées, royales, princières ou ecclésiastiques, dans les minsters.
35Il convient de distinguer le début du VIIe siècle, marqué par la construction de tombes d’une richesse exceptionnelle, qui culmine avec la nécropole de Sutton Hoo. Rappelons que, établie autour de 600, elle a livré d’une part des inhumations et des crémations sous tumulus contenant un très riche mobilier, dont deux tombes-bateaux particulièrement spectaculaires (fig. 10), d’autre part des tombes plates qui ont pour certaines accueilli des exécutés inhumés soit autour de tumuli soit à la périphérie orientale du site, autour d’une potence, toutes ces tombes étant datées entre le début du VIIe et le XIe siècle. Ce site, partiellement fouillé en plusieurs étapes, l’a été pour la dernière fois dans les années 1980 par Martin Carver qui y voit l’affirmation exacerbée de l’appartenance des défunts et de leur lignage à la sphère scandinave dans laquelle les échanges maritimes jouaient un rôle majeur26 ; selon Carver, cette manifestation aurait été suscitée par la menace qu’aurait représentée le début de la christianisation dans le sud de l’Angleterre et notamment dans le royaume du Kent sous forte influence franque.
36À l’interprétation idéologique et antagoniste de Martin Carver, John Blair oppose une vision culturelle et plus consensuelle, voyant dans la monumentalisation du monde funéraire et religieux des sociétés païennes des années 600 une première influence du christianisme qu’elles adoptèrent une trentaine d’années plus tard27. Autrement dit, il n’oppose pas tumuli et églises funéraires mais au contraire les associe dans une même recherche de monumentalité qui se manifeste aussi de manière extrême dans le site de Yeavering en Northumbrie, siège d’une villa royale où Paulinus, premier évêque d’York, baptisa, selon Bède, des centaines de personnes au début du VIIe siècle28.
37Alors que les tombes princières des années 590-630 sont exclusivement masculines, le phénomène des riches tombes sous tumulus s’amplifia après 660 sous la forme quasi exclusive de tombes féminines incluant des bijoux de type méditerranéen, des ustensiles de vaisselle et des objets personnels, comme en témoigne la sépulture de Swallowcliffe Down (Wiltshire). La femme, enterrée vers 700 dans un tumulus de l’âge du bronze, reposait sur un lit en bois entouré de nombreux objets dont un orné d’une croix (fig. 11). John Blair souligne que ces riches tombes féminines de la fin du VIIe siècle appartenaient à la même génération et au même rang que les premières abbesses des minsters d’origine dynastique29. Que l’on ait affaire à des inhumations sous tumulus ou dans l’église, ces tombes expriment la solidarité familiale des élites, la riche vaisselle inhumée sous tertre pouvant symboliser l’hospitalité du foyer ou le partage du dernier repas ; il ne faut donc pas y voir un signe de paganisme mais plutôt l’évocation des festins comme symbole de pouvoir et de richesse.
38À la fin du VIIe siècle, une autre pratique apparut, d’abord dans le Kent, caractérisée par le marquage des tombes sous la forme de fossés circulaires, comme le montre la sépulture la plus tardive de la nécropole de Lechlade (Gloucestershire). Entourée d’un fossé annulaire, une femme fut inhumée dans une fosse profonde avec peu de mobilier : une lame de tisserand, un couteau et un collier en argent incluant une petite croix ; il ne faut pas toutefois y voir une tombe « pauvre » car le collier représentait un objet de luxe et le mode de marquage au sol créait un fort impact visuel. On a plutôt affaire à une nouvelle version de la tombe sous tertre marquée par une limitation quantitative du mobilier funéraire dont l’élément le plus riche est ici un symbole chrétien. On retrouve cette double caractéristique (peu de mobilier et présence d’une croix pectorale) aussi bien dans des tombes féminines anonymes enterrées dans des nécropoles que dans la célèbre tombe de saint Cuthbert, inhumé en 687 dans le minster de Lindisfarne30.
39Ainsi, selon John Blair, si la fin du VIIe siècle vit les dernières tombes riches à l’écart des églises, il ne convient pas d’y voir les derniers feux du paganisme mais au contraire la marque de la diversité des lieux d’inhumation pour les élites déjà converties au christianisme : certains étaient accueillis dans des minsters, d’autres, qui n’avaient peut-être pas encore de lien étroit avec telle ou telle communauté religieuse, étaient enterrés à l’écart de toute église, de manière ostentatoire et souvent en établissant un lien avec un passé ancien par la réutilisation d’un tumulus protohistorique.
40Aux tombes riches sous tertre, qui marquèrent tout le VIIe siècle, répondaient les inhumations à l’intérieur des minsters, dont témoignent les textes comme les traces matérielles et qui furent d’abord réservées aux souverains et aux grands ecclésiastiques, évêques et abbés, à commencer par Augustin de Cantorbéry et les rois du Kent inhumés dans les porticus latéraux de l’église monastique Saint-Pierre-et-Saint-Paul fondée à la sortie orientale de la ville (fig. 1). Autre exemple, connu cette fois par l’archéologie, les tombes, peu nombreuses avant la fin du Xe siècle, déposées à l’intérieur du Old Minster de Winchester, toutes de très haut rang31.
3. Le traitement des morts du VIIIe au XIe siècle : continuité et innovations
41Si le VIIe siècle connut une grande diversité de tombes privilégiées, il vit aussi la disparition du mobilier funéraire dans les années 680 : dès lors l’inhumation sans objet porté ni déposé, en pleine terre, cercueil ou coffrage de pierre ou de bois, devint la norme. La disparition du mobilier nous prive d’éléments de datation que seule la multiplication des analyses au carbone 14 peut compenser, révélant souvent, comme à la nécropole de Buttermarket à Ipswich, que les tombes sans mobilier étaient contemporaines des sépultures habillées, soit du VIIe siècle, et non pas du siècle suivant.
42À partir des VIIIe-IXe siècles, de nouveaux types de contenants et de nouveaux rituels apparurent, qui manifestent une forte différenciation sociale. Au cimetière ecclésial enclos, qui devint plus fréquent et se généralisa au Xe siècle, faisaient écho des contenants plus élaborés et enfermant davantage la dépouille, comme les cercueils de bois ferrés et les contenants en pierre, attestés en particulier dans les cimetières de minsters, comme à Winchester ou à York, par exemple. On note aussi le remploi de coffres domestiques identifiés par leurs ferrures métalliques. La présence de dalles de couverture en pierre est également un signe distinctif, d’autant plus quand elles portent une inscription. Dans le nord de l’Angleterre, la forte influence scandinave des Xe et XIe siècles se traduisit par la multiplication de stèles et de croix en pierre dont le décor atteste le croisement entre textes chrétiens et mythes scandinaves. L’érection de ces monuments funéraires signale le cimetière ecclésial mais manifeste aussi la compétition au sein des élites anglo-scandinaves.
43Un nouvel usage funéraire apparut au IXe siècle et se développa au cours des deux siècles suivants : il consistait à tapisser la fosse d’inhumation de charbon de bois, un usage reconnu dans environ trois cents tombes (à la date de 2010) appartenant à des cimetières ecclésiaux de statuts divers mais parmi lesquels les minsters prédominent là encore. Le plus souvent, cette pratique est associée à l’emploi de cercueils ferrés de très bonne facture. Certains y voient un signe de pénitence32, d’autres plutôt un symbole de pureté en raison des capacités d’absorption du charbon de bois, la pénitence étant plutôt à associer à la cendre33.
44À partir du VIIIe siècle, le développement du culte des saints amplifia la monumentalité architecturale amorcée au VIIe siècle, avec la construction de cryptes dans un certain nombre de grandes églises épiscopales ou monastiques, comme à Cantorbéry, Repton ou encore Cirencester, dont le minster, entièrement fouillé mais très mal documenté, témoigne du fort développement de l’architecture funéraire à la fin du VIIIe et dans la première moitié du IXe siècle. À Winchester, après avoir remplacé les clercs de la cathédrale (Old Minster) par des moines venus d’Abingdon dès 964, Æthelwold promut le culte de saint Swithun, évêque de 852 à 863, ce qui engendra des transformations architecturales d’une très grande ampleur qui révèlent des liens étroits entre le sud de l’Angleterre et la sphère ottonienne34.
45Ce bref tour d’horizon du monde des morts dans l’Angleterre anglo-saxonne montre la complexité croissante de son analyse, qu’il s’agisse des relations topographiques qu’il entretenait avec le monde des vivants, de la diversité des implantations funéraires, ou encore du traitement des défunts, au sens large. Nulle part, on ne voit de trajectoire rectiligne mais plutôt des méandres, des recoupements révélateurs d’une réalité à multiples facettes.
46Est bien avérée aujourd’hui la pluralité des choix en matière de lieu d’inhumation, et ce jusqu’à l’adoption généralisée du cimetière chrétien, espace enclos, consacré à partir du Xe siècle, qui traduit le contrôle de l’Église sur la gestion de la mort et des morts. La multiplication tardive des églises paroissiales rend néanmoins la détection de ce processus plus difficile que sur le continent, des cimetières dépourvus d’églises aux IXe ou Xe siècles pouvant dépendre d’un minster plus éloigné. Sur le plan topographique, donc, il faut attendre les Xe-XIe siècles pour détecter une véritable transition, le passage entre deux régimes funéraires, le premier caractérisé par une diversité de choix largement déterminés par des critères de distinction sociale, le second, à l’inverse, par un modèle unique, dont n’étaient exclus que ceux qui n’appartenaient pas (ou plus) à l’Église et dans lequel l’uniformité apparente prévalait, malgré la persistance de quelques marqueurs sociaux dans la tombe ou à la surface du sol.
47À l’échelle des espaces funéraires communautaires, le principal changement consista en la disparition des tertres, passée la fin du VIIe siècle. Mais l’association de tombes avec des structures en terre perdura puisque les nécropoles d’exécutés ont souvent été établies à proximité de tumuli ou de talus, et ce jusqu’au XIe siècle au moins, comme le montre l’exemple de Sutton Hoo. Le creusement de tombes plates, simples fosses rectangulaires, a traversé toute la période, et même tout le premier millénaire puisque la crémation n’a jamais été une pratique exclusive même à l’époque romaine. Globalement, le passage de la nécropole au cimetière chrétien impliqua une réduction de la surface funéraire et son enfermement dans des limites définissant le droit d’asile, l’inhumation dans une église – qui demeurait toutefois rare à cette période où elle était réservée aux élites – relayant le caractère monumental qu’avaient eu les tombes sous tertre.
48À l’échelle de la tombe, le passage d’une période de mixité des traitements du corps – crémation et inhumation – à la seule inhumation constitue-t-il un changement de régime, une transition ? Ce n’est pas tant l’alternance en tant que telle, attestée dans les sociétés protohistoriques et antiques, qui constitue une coupure mais le fait que dès lors l’inhumation s’est imposée comme pratique unique, sans retour à la crémation avant la période contemporaine : un état de fait qui est probablement lié à la conversion généralisée au christianisme, même si l’Église du haut Moyen Âge n’a pas légiféré en ce sens, ni en Angleterre ni sur le continent, à l’exception du capitulaire saxon de Charlemagne qui faisait de la crémation un crime capital dans le cadre de la conversion de la Saxe nouvellement conquise par le pouvoir carolingien. L’adoption de la seule inhumation ayant précédé de très loin la généralisation du cimetière chrétien, elle ne relève pas de la même transition.
49Un autre changement majeur réside dans la disparition du mobilier funéraire, porté ou déposé, qui s’imposa dans les années 680 : est-il entièrement imputable à la conversion au christianisme qui véhiculait une autre vision de l’au-delà dans laquelle vases, nourriture et armes étaient inutiles ? Il est certain qu’en Angleterre, la présence de riches dépôts funéraires était incompatible avec l’inhumation dans une église ou dans son cimetière, contrairement à ce que l’on observe communément en Gaule franque (pensons au site d’Hordain dans le Nord ou à l’église de Perrusson en Indre-et-Loire, par exemple) ou en territoire germanique, mais rien n’indique que la disparition du mobilier ait été plus précoce dans les régions les plus tôt christianisées35. Sans doute faut-il aussi invoquer la stabilisation croissante des structures sociales : l’affermissement du statut des élites les rendant moins vulnérables après le décès d’un des leurs, le caractère très ostentatoire des funérailles, expression publique de la richesse et de l’autorité, devenait inutile. Désormais, les élites se tournèrent vers d’autres formes d’investissement : construction d’églises, dons de reliquaires ou de livres liturgiques, sans oublier les résidences aristocratiques. Mais, soulignant que ces explications renvoient à des processus de longue durée, Helen Geake préfère invoquer l’instauration possible d’une taxe qui se serait substituée au mobilier, peut-être l’origine des droits d’inhumation bien attestés plus tard par les sources écrites, et pourrait expliquer une disparition aussi rapide et générale de ces dépôts : là encore une hypothèse débattue outre-Manche36.
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Notes de bas de page
1 Sur la question des nécropoles de la « période de conversion », Simon Burnell, dans Burnell – James 1999, développe une approche comparatiste avec le continent, en particulier avec l’Alémanie et la Bavière. Voir aussi Boddington 1990.
2 Il y voit un indice de continuité de l’agglomération, qui aurait été maintenue comme « centre de pouvoir » entre la fin de la domination romaine et l’installation des élites saxonnes et de l’Église au VIIe siècle (Biddle 1990), une interprétation sujette à débat. La question urbaine outre-Manche, aussi importante soit-elle, ne sera pas abordée de plein fouet ici, le fil conducteur étant le monde des morts. Sur la question de la topographie funéraire en milieu urbain, Lorans 2005, 2007 et 2016.
3 Hamerow 2010, p. 71.
4 Ibid. 2010, p. 72. La fouille de Spong Hill fut publiée en plusieurs volumes, entre 1977 et 1995, dans la collection East Anglian Archaeology. Je n’ai pas pu consulter le dernier volume paru beaucoup plus tard : Hills – Lucy 2013, mais Hills 2017 fournit un résumé de la séquence chronologique, qui a été vieillie (cf. infra).
5 Sur le premier site, Hamerow 2012, p. 124-125 ; sur le second, Hamerow – Hinton – Crawford 2011, p. 201.
6 Hamerow – Hinton – Crawford 2011, p. 296 ; Astill 2009.
7 Sur les minsters et leur rôle dans l’Angleterre du haut Moyen Âge, voir Blair 2005, en particulier le chap. 4, « The church in the landscape », c. 650-850 ; Lorans 2005.
8 La fouille des principaux wics du sud de l’Angleterre a montré que les sites funéraires les plus anciens étaient en situation périphérique et avaient été engloutis sous l’extension de l’habitat au VIIIe siècle ; à Hamwic l’un d’entre eux (site 13) incluait une église en bois. Dans cette agglomération, le cimetière environnant l’église Notre-Dame, qualifiée de « minster at wic » en 1045 (Blair 2018, p. 171), a livré plusieurs sépultures remontant au moins au IXe siècle (Cherryson 2010, p. 61), ce qui rapproche l’histoire funéraire du wic de celle des anciens chefs-lieux de cité.
9 Blair 2018, p. 302-303 (fig. 113).
10 Loveluck – Atkinson 2007, p. 50-51, 113 sq. pour une discussion générale des dix-sept sépultures fouillées sur ce site.
11 Astill 2009, p. 228-229.
12 Pour une vision synthétique des espaces et des pratiques funéraires à Winchester, Kjølbye-Biddle 1992 ; voir aussi Ottaway 2017, chap. 4 (c. 410-860), p. 184-204, et 5 (c. 860-1066), p. 205-264.
13 À ces lieux d’inhumation repérés intra muros ou à la limite de l’enceinte, s’ajoutent plusieurs sites périphériques utilisés au haut Moyen Âge, dont celui de Old Dairy Cottage, situé à environ 1,5 km au nord de l’enceinte, et qui livra une douzaine d’individus exécutés par décapitation entre la fin du IXe et le Xe siècle (Ottaway 2017, p. 212, no 56 et p. 233).
14 Ottaway 2017, p. 212, fig. 5.3, no 23 et p. 231.
15 Barrow 1992 ; Lorans 2005, 2007 et 2016.
16 C’est d’abord en territoire anglo-saxon et en Lotharingie que le rituel de consécration des cimetières est attesté au Xe siècle (Gittos 2002 ; Lauwers 2005, part. p. 146-151).
17 Reynolds dans Hamerow – Hinton – Crawford 2011, p. 892-913 ; pour un exemple proche de Winchester, voir n. 13.
18 Lucy 2000, p. 124-130.
19 Williams 2010, p. 29.
20 Sur les marques de surface, Lucy 2000, p. 97-102, entre autres.
21 Hills 2017, p. 248-250.
22 Chadwick Hawkes – Grainger 2006, p. 146-153 pour la description de la tombe 204 ; Chadwick Hawkes 1982, p. 24-25 pour l’analyse topo-chronologique de la nécropole.
23 Boddington 1996, p. 53-57.
24 Cette section s’appuie particulièrement sur la contribution de H. Williams dans Hamerow – Hinton – Crawford 2011, sur Williams 2014 et sur l’ouvrage dirigé par J. Hines et A. Bayliss en 2013 qui a établi une chronologie générale des tombes et du mobilier funéraire des VIe-VIIe siècles.
25 Hirst – Scull 2019, part. p. 85 pour la datation. Le dépôt de croix dorées à la feuille d’or, spécialement fabriquées pour un usage funéraire, est également attesté en Alémanie et en Bavière et présentait une fonction apotropaïque (Burnell – James 1999, p. 93-95).
26 Carver 2005.
27 Blair 2005, p. 51-53 et n. 161 et 167.
28 Ibid., p. 56. Vers 600, des structures plus anciennes (Western et Eastern ring ditches) furent remodelées et formèrent le centre de petits espaces funéraires comme le point de départ d’axes structurants pour les constructions ultérieures en bois (un segment de théâtre interprété comme un lieu d’assemblée et des grandes salles aristocratiques). Un bâtiment édifié sur une partie des sépultures orientales au début du VIIe siècle pourrait représenter une église.
29 Ibid., p. 230-232 et n. 212.
30 Ibid., p. 233.
31 Biddle 2018, p. 22-24.
32 Thomson 2002, p. 229-240.
33 Holloway 2010, p. 83-92.
34 Sur l’architecture de beaucoup de ces églises, voir notamment Gittos 2013.
35 Geake 1997, p. 134.
36 Ibid., p. 135, qui se réfère aux hypothèses de Duby 1973, p. 66-67.
Auteur
Université de Tours, UMR 7324 CITERES-LAT
Institut universitaire de France (IUF)
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