1L’Italie représente un cas particulièrement intéressant dans l’histoire de la crémation moderne1. Elle fut le premier pays en Europe à réinventer la pratique de la crémation en la liant à la fois à des motivations hygiéniques et à des facteurs idéologiques et politiques. D’une certaine manière, on pourrait dire que c’est l’Italie qui a amorcé la deuxième « transition funéraire », après celle qui s’était déroulée entre la fin du XVIII^e et le début du XIX^e siècle. Une nouvelle « transition » qui a eu précisément pour caractère distinctif majeur la diffusion de la pratique de la crémation. La complexité et l’intérêt du cas italien résident dans cet entrelacement d’éléments (hygiéno-sanitaires, technico-scientifiques, politico-idéologiques, associatifs et organisationnels) qui le caractérisent, et dans le fait que, malgré la très forte opposition de l’Église catholique à la crémation, l’Italie catholique a précédé dans l’adoption de cette pratique des pays comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France, où les obstacles d’ordre religieux et politique semblaient être beaucoup moins forts.

2L’idée de la crémation commença à se répandre en Italie au milieu du XIX^e siècle en lien étroit avec les origines de la « question hygiénique », c’est-à-dire avec la prise de conscience par la classe dirigeante des conditions dramatiques dans lesquelles se trouvait le pays du point de vue de la santé publique2. Les médecins et les scientifiques ont identifié l’une des principales causes de pollution dans les cimetières : ceux-ci, progressivement intégrés aux zones urbaines, provoqueraient des exhalaisons fétides et nocives, pollueraient l’eau potable et favoriseraient la propagation de nouvelles maladies terribles comme le choléra3.

3Après la naissance du royaume d’Italie (1861), le mouvement en faveur de la crémation trouva un terrain favorable dans le climat culturel fortement conditionné par le positivisme et par la diffusion des idéaux laïcs, portés notamment par les loges maçonniques et les sociétés de la libre-pensée. La franc-maçonnerie surtout, qui représentait l’organisation laïque et anticléricale la plus influente de l’Italie libérale, soutenait inconditionnellement la méthode d’incinération des cadavres, dans laquelle elle voyait une innovation positive empreinte de foi dans la science et le progrès. D’autre part, l’Église catholique, comme on l’a dit, était farouchement opposée à la crémation et, par un décret du Saint-Office de 1886, punit ses partisans d’excommunication et de privation de sépulture ecclésiastique. Autour de la crémation se livra donc une des batailles de ce que l’on pourrait définir comme un Kulturkampf à l’italienne.

4L’État laïc sortit vainqueur de cette guerre : la crémation d’Alberto Keller à Milan en 1876 fut la première en Europe dans un crématorium moderne et un espace clos. Dans les pages suivantes, je décrirai les origines de la crémation en Italie jusqu’au tournant de 1876. Douze ans plus tard, en 1888, le parlement italien approuvait le nouveau code de la santé qui légalisait explicitement la crémation et ordonnait aux municipalités « d’accorder gratuitement la surface nécessaire dans les cimetières pour la construction de crématoires ». Entretemps, le mouvement en faveur de la crémation a donné vie à un réseau dense d’associations dans de nombreuses villes, situées pour la plupart dans le centre-nord de l’Italie, qui se sont d’abord réunies en Ligue (1882) puis en Fédération (1906). L’Église catholique a pris sa revanche sur d’autres terrains : d’abord la relative lenteur avec laquelle la crémation, après l’élan initial, s’est propagée au niveau populaire ; deuxièmement, l’imperméabilité absolue du sud de l’Italie à la diffusion de la nouvelle pratique. Une disparité, résultat d’un retard social et culturel plus général, qui perdure jusqu’à nos jours.

I. Un pionnier : Ferdinando Coletti

5Le premier à plaider en faveur de la nécessité de remplacer l’inhumation par la crémation fut en 1857 Ferdinando Coletti, titulaire de la chaire de pharmacie à l’université de Padoue4. Stimulé par la parution dans le journal parisien La Presse de l’article d’Alexandre Bonneau dans lequel les mérites de la crémation étaient illustrés, Coletti donna une importante conférence sur le sujet le 11 janvier 1857. Comme l’a observé plus tard Gaetano Pini, hygiéniste, franc-maçon, apôtre du mouvement en faveur de la crémation en Italie et à l’étranger, il y a rassemblé en quelques pages « tout ce que l’on peut dire pour soutenir cette institution civilisatrice5 ».

6Selon Coletti, « l’incinération des cadavres » devait devenir une préoccupation prioritaire pour les institutions publiques. Chaque municipalité devrait construire son propre crématorium « sur un point culminant du territoire urbain », où les cadavres seraient amenés « avec tous les honneurs funèbres »6. Après le « délai nécessaire pour constater avec certitude le décès », ils ne seraient incinérés qu’en présence des membres de leur famille ou de personnes désignées par eux. Par la suite, il faudrait ramasser les cendres « religieusement » et les enfermer « dans des urnes de taille, de forme et de matière égales, fournies par l’État aux pauvres et aux riches : aequat omnes cinis [la cendre rend tous les hommes égaux] ». Le geste aurait également une portée juridique, en vertu d’une inscription indélébile sur l’urne portant le nom et les dates de naissance et de décès, qui constituerait, notamment pour les familles indigentes souvent contraintes d’abandonner leurs proches dans des tombes communes sans aucune indication, « un livre généalogique d’une authenticité irréfragable ». Enfin, en vue de répondre aux besoins des personnes les plus aisées, l’urne « officielle » pourrait être logée « dans une autre de matériau plus précieux ou d’ouvrage noble » et éventuellement placée dans une « chapelle mortuaire domestique » qui aurait été édifiée auparavant et « consacrée selon les règles »7. Ce nouveau système, qui renvoyait néanmoins aussi à des traditions anciennes, était hautement recommandé car il résolvait, selon le médecin de Padoue, de nombreux problèmes soulevés par l’inhumation.

7Coletti a examiné quatre questions liées à l’introduction de la crémation : hygiénique, morale, religieuse et économique, en esquissant des réflexions et des arguments repris ensuite par tous les partisans du nouveau rite.

8Selon lui, l’incitation la plus convaincante en faveur de l’« incinération » venait en premier lieu de l’analyse du facteur de l’hygiène. La science médicale avait montré que l’une des principales causes de propagation des épidémies et des affections morbides, encore si fréquentes au milieu du XIX^e siècle, se trouvait dans la trop grande proximité des cimetières avec les zones habitées. Les conséquences pour l’hygiène et la santé des citoyens étaient dramatiques. En comparaison, la pratique de la crémation, qui empêchait la décomposition naturelle des corps, offrait des garanties d’hygiène.

9Coletti a ensuite abordé les aspects éthico-religieux de la question et s’est attardé en particulier sur l’inexistence de contraintes dogmatiques précises auxquelles les catholiques pouvaient se référer pour s’opposer à la crémation : « Le christianisme ne fait pas des cadavres un sujet de culte superstitieux, ni ne croit que leur conservation est nécessaire ; il protège les reliques corporelles des morts de la profanation et de la dispersion, mais n’exige pas que les cadavres ne soient pas réduits en poussière ; en effet, la réduction des corps en poussière est rappelée comme une figure de l’éphémère humain8. »

10Coletti a fait également quelques considérations intéressantes sur ce qu’il appelait le « côté moral » de la question. Après avoir dit comment la mort, « dépouillée de toute image de dégoût, de toute idée de pourriture et de vermification », a perdu beaucoup de ses aspects les plus crus et a été réduite à la dimension d’un phénomène naturel, il s’est attardé sur le rôle que les urnes, par leur présence matérielle à l’intérieur des maisons, pourraient jouer comme témoignage concret du lien entre les générations, de la permanence et de la solidité des liens familiaux, mais aussi d’un sentiment d’appartenance à sa propre terre et à sa nation. Comme les lares antiques, les urnes auraient exercé « une influence très salutaire sur le moral des individus » et auraient représenté une sorte de « sanctuaire familial, qui est la base éternelle de l’ordre social ». Mieux, ajoute Coletti, « [c]es précieux restes suivraient les émigrés dans leurs lointaines errances, et leur feraient croire qu’ils ne perdent pas toute leur patrie. De plus, même le peuple aurait une généalogie, et il est indéniable que la généalogie dans le peuple serait un grand élément de régénération morale9. » Les cendres étaient donc aussi perçues comme un instrument d’affirmation d’une identité individuelle et collective, de réappropriation, surtout pour les classes inférieures, d’une dimension historique, d’un sens de la continuité avec le passé qui jusqu’alors leur avait toujours manqué.

11Le médecin de Padoue a enfin abordé les aspects les moins nobles du problème, les enjeux économiques, conscient du fait que ce type de considérations aurait un poids considérable pour guider les choix des gouvernements et des administrations locales. De ce point de vue également, le choix de la crémation présentait des avantages incontestables par rapport aux autres méthodes, notamment en termes de moindre consommation d’espace, de plus en plus occupé par les cimetières.

12Selon Coletti, le seul véritable obstacle rencontré par l’avancée de la crémation était celui de la médecine légale. La nouvelle méthode, provoquant la destruction presque complète des cadavres, aurait effectivement empêché toutes ces enquêtes médico-légales qui pouvaient être nécessaires, parfois des semaines ou des mois après le décès. L’impossibilité d’exhumer les cadavres et de mener des enquêtes sur les décès provoqués par des causes telles que des empoisonnements ou des lésions internes, qui auraient initialement échappé à l’analyse des médecins, pourrait dès lors être jugée comme un grave préjudice causé aux intérêts de la justice, et donc fournir un argument décisif aux opposants à la crémation.

13Coletti, identifiant clairement ce qui allait devenir la principale raison invoquée dans les années suivantes par la propagande contre la crémation, n’a pas caché l’importance que pourrait prendre cette objection dans l’opinion publique. Cependant, il croyait que cet inconvénient pouvait être facilement surmonté en soumettant le cadavre, avant la crémation, à l’évaluation de diverses commissions médicales.

14Le professeur de Padoue a ensuite conclu sa conférence par une véritable incitation à se mobiliser pour rompre avec « une habitude enracinée de longue date [l’inhumation], mais qui s’est manifestement révélée vicieuse ». Confirmant sa foi totale dans le progrès, il déclarait : « Des utopies, diront certains, et ils le diront bêtement. Dans notre siècle, l’utopie du matin, c’est la découverte du soir, c’est la réalisation de demain, c’est la vie de l’avenir10. »

II. La propagande pour la crémation et les premières expérimentations techniques

15En vérité, l’accueil réservé au projet de Coletti fut très tiède et dix ans s’écoulèrent avant que le texte de la conférence ne fût publié et que le thème de la crémation trouvât un écho favorable dans les congrès médicaux nationaux et internationaux. L’occasion fut offerte par le déclenchement de la guerre de 1866 et par l’observation des énormes avantages qui auraient pu résulter pour la santé publique de la possibilité de brûler, au moins sur les champs de bataille, les nombreux cadavres de soldats et d’animaux, qui restaient mal enfouis et source, par conséquent, d’odeurs pestilentielles et d’épidémies dangereuses11.

16En 1867, l’intervention en faveur de la crémation de deux médecins, Agostino Bertani et Pietro Castiglioni, en qualité de délégués au Congrès international des comités de secours aux blessés et malades en temps de guerre, qui eut lieu à Paris, eut un écho considérable. Bertani était également l’un des représentants les plus connus de la gauche italienne, un ami de Mazzini et de Garibaldi. Cependant, ni au congrès de Paris ni au congrès de Berlin en 1869 une motion ne put être votée en faveur de la crémation des soldats tombés au combat.

17L’idée de la crémation commençait pourtant à émerger de la sphère étroite des débats académiques et à intéresser des cercles plus larges. Elle apparaissait comme l’un des enjeux sur lesquels les élites réformatrices pouvaient concentrer leurs efforts pour faire des progrès significatifs dans le domaine de l’assainissement et comme un outil valable pour affirmer les revendications de civilisation et de sécularisation de la société. Ce n’est pas un hasard si, déjà en 1867, Salvatore Morelli, député de gauche, présentait à la Chambre des députés un projet de loi tendant à adopter la crémation comme moyen de destruction des cadavres12. Son initiative resta semi-clandestine et sans suite, mais deux ans plus tard vint la consécration officielle tant attendue par un congrès scientifique. En effet, au congrès médical international de Florence en octobre 1869, Pietro Castiglioni présenta un ordre du jour approuvé à l’unanimité par l’assemblée et qui disait textuellement : « Le Congrès émet le vœu que par tous les moyens possibles, on tâche d’obtenir légalement, dans l’intérêt des lois d’hygiène, que l’incinération des cadavres soit substituée au système actuel de l’inhumation13. »

18Pour les partisans de la crémation, ce vote avait une signification historique : un important congrès médical international avait officiellement déclaré que, du point de vue hygiénico-sanitaire, le mode d’incinération des cadavres devait être préféré à celui de l’inhumation et invitait chacun à faire son maximum pour faire en sorte que ce principe obtînt partout une sanction légale. Comme l’écrivait Paolo Gorini, soulignant l’importance de ce tournant, la crémation n’était plus « une opinion qui devait s’exprimer avec respect, en s’appuyant sur la tolérance d’autrui ; il n’y avait plus une épreuve de courage pour la soutenir publiquement ; il fallait maintenant du courage pour soutenir la thèse opposée. À partir de là, le mouvement qui s’était produit en faveur de la crémation s’étendit rapidement à tous les pays civilisés d’Europe et d’Amérique14 ».

19Dans les années suivantes, il y eut deux conséquences directes : d’une part, les premières expériences pour concevoir des solutions techniques satisfaisantes du point de vue hygiénique et esthétique, aussi bien qu’économique et moral, d’autre part, un débat très vif qui a touché tous ces aspects et qui a vu aussi les opposants se mobiliser en force. Souvent alors les deux niveaux, le théorique et le pratique, finissaient inévitablement par se chevaucher. Cela se produisit lorsque médecins, chimistes, ingénieurs, c’est-à-dire les artisans des premières expériences, se firent les plus fervents partisans de la crémation et accompagnèrent l’illustration des procédés techniques qu’ils imaginaient de savantes dissertations d’ordre éthique et philosophique.

20Ainsi, le professeur Giovanni Polli, un éminent chimiste lombard, commença en juin 1872, avec l’ingénieur Celeste Clericetti, à effectuer des tentatives de destruction de substances animales en utilisant des flammes de gaz d’éclairage transportées dans des conteneurs en terre cuite réfractaire15. Les premières expérimentations publiques menées à Lodi par Paolo Gorini remontent également à 1872, même s’il a utilisé un procédé complètement différent de celui conçu par Polli. En septembre 1872, en présence, entre autres, d’Agostino Bertani et de Gaetano Pini, il procéda à la destruction de certaines parties d’un cadavre humain par immersion dans une substance bouillante qu’il avait préparée et appelée « liquide plutonique16 », lointain ancêtre des techniques actuelles dites d’aquamation. En 1873, un médecin de l’université de Padoue, le professeur Lodovico Brunetti, présenta à son tour une méthode basée sur l’utilisation d’un four avec des réverbérations et des régulateurs. À l’Exposition internationale de Vienne, il exposa les restes conservés dans des urnes cinéraires de certains cadavres humains sur lesquels il avait mené des expériences de crémation entre 1869 et 1870. Son procédé était particulièrement économique car l’adoption de réverbérations pour concentrer et réguler l’intensité de la chaleur semblait permettre l’utilisation comme combustible de seulement 70 à 80 kg de bois pour chaque cadavre17. Toujours en 1873, enfin, commencèrent les expériences d’un médecin milanais, Giuseppe Terruzzi, en collaboration avec Giuseppe Betti, un mécanicien de Plaisance, pour les aspects techniques. Ils réussirent à construire un four à coke avec lequel ils brûlèrent les cadavres de certains animaux avec des résultats très encourageants.

21Il semble opportun de souligner que ces expérimentations étaient étroitement liées aux innovations techniques qui, à cette époque, étaient en train de transformer le visage des villes et de révolutionner les modes de vie de leurs habitants. Les premiers instruments conçus par Polli prévoyaient l’utilisation du gaz d’éclairage, celui de Gorini l’utilisation des dernières découvertes de la chimie, ceux de Brunetti et Terruzzi d’autres solutions offertes par le perfectionnement des techniques relatives au travail des métaux. Ainsi, dès l’origine, la crémation s’est chargée d’une forte valeur symbolique de modernité, de progrès, qui, aux yeux de ses détracteurs, revêtait plutôt une aura transgressive et iconoclaste.

22Dans l’imaginaire collectif, l’émergence de cette méthode de destruction des cadavres n’a pas été associée, par conséquent, avec un retour à des rituels anciens. Elle fut perçue comme une projection audacieuse vers l’avenir, comme l’un des nombreux symboles à travers lesquels se manifestait le triomphe de la science et du progrès. Ainsi, par exemple, il n’est pas surprenant de trouver dans un écrit d’un médecin provincial toscan datant de 1873 la juxtaposition singulière de la crémation avec les deux emblèmes par excellence de la modernité du xix^e siècle, la machine à vapeur et la lampe à gaz18. À son tour, un modeste médecin de campagne, le docteur Antonio Moretti de Cannero, sur le lac Majeur, exprima des idées similaires dans un poème à intention didactique qui fut même publié dans les Annales de chimie en 187219.

23Ce ne sont là que deux exemples de la grande floraison d’écrits en faveur de la crémation qui eut lieu en Italie entre 1871 et 1874. Des écrits qui ont été hébergés à la fois dans des revues scientifiques prestigieuses et dans des périodiques ou des journaux à plus large diffusion, mais qui avaient un dénominateur commun : ils étaient rédigés presque exclusivement par des médecins. C’est cette catégorie professionnelle, troublée par les résultats des premières enquêtes sur les conditions de vie dans les villes et les campagnes italiennes, qui était la plus engagée dans la lutte pour la modernisation du pays d’un point de vue sanitaire20, mais aussi celle qui, chez nombre de ses interprètes, s’est avérée la plus encline à laisser de côté les scrupules moraux ou religieux, afin de privilégier toute innovation utile qui conduirait à des améliorations significatives.

III. Les premières réactions des anti-crémationnistes

24Alors que, même à l’étranger, des revues scientifiques accréditées rendaient compte du grand intérêt avec lequel ces questions étaient débattues en Italie, une partie de l’opinion publique commença à réagir, s’opposant à la légalisation de la crémation pour les raisons les plus différentes (scientifiques, religieuses, économiques, morales). Les premières initiatives eurent lieu dans la seconde moitié de 1872, en réaction directe à la sensation suscitée par le mémoire lu par Giovanni Polli à l’Institut lombard des sciences et des lettres. Un rôle de premier plan a été joué par le docteur Antonio Rota, de Chiari, qui fit de la crémation sa cible polémique pendant au moins dix ans. En fait, un premier écrit au contenu assez général, datant de 1872, fut suivi de huit autres, rassemblés en 1882 dans un volume dédié au pape Léon XIII et publié à l’occasion de l’anniversaire symbolique du 20 septembre 187021. Dans sa première contribution, Rota contestait la prétendue supériorité de la crémation d’un point de vue hygiénique et économique sur l’enterrement, à condition, bien sûr, que celui-ci fût réalisé selon les règles les plus récentes dictées par la science médicale pour protéger la santé publique. Mais surtout, il plaidait que la « combustion » était contraire aux préceptes de l’Église et aux principes que le monde chrétien en matière de sépultures avait suivis, selon lui, depuis les temps anciens.

25Plus argumentée était la contribution à la discussion apportée, toujours en 1872, par le médecin vénitien Olinto Grandesso Silvestri. Il motiva son opposition à la crémation par des considérations déjà avancées par d’autres (les coûts excessifs et les problèmes posés à la médecine légale), mais aussi en raison des dommages qui en résulteraient dans les années à venir pour la recherche scientifique en matière d’anthropologie, de craniologie et de phrénologie qui, avec l’incinération des cadavres, ne seraient plus possibles22.

26En 1873, la campagne contre la crémation connut une certaine intensification. C’était au moins en partie une conséquence de l’émergence, pour la première fois, de la possibilité concrète pour la crémation d’être incluse parmi les méthodes d’élimination des cadavres admises par la loi. C’est ce qui s’est passé en avril de cette année-là, lorsque le Sénat, lors de la discussion du nouveau code sanitaire, eut à examiner la proposition présentée par le sénateur Carlo Maggiorani, un illustre clinicien romain, de donner la faculté aux maires (si les parents du défunt le souhaitaient) de faire incinérer les cadavres. Cette proposition ne fut pas approuvée sur le moment. Mais elle contribua beaucoup à faire trembler les opposants à la crémation, qui virent la question émerger de la nébulosité des débats académiques et s’apprêter dangereusement à devenir loi d’État.

27L’une des contributions les plus intéressantes publiées au cours de cette période est celle de Silvestro Zinno, professeur de chimie, vice-président de la Société des scientifiques napolitains, qui utilisa toute son autorité pour combattre les thèses qui mettaient en avant la nocivité de l’inhumation et, inversement, pour définir le mode de crémation comme « barbare » et « incompatible avec le sentiment de la piété humaine »23. Une critique beaucoup plus organisée et argumentée de la crémation est celle du docteur Rodolfo Rodolfi, médecin des hôpitaux de Brescia, à laquelle Paolo Gorini lui-même a consacré une réponse articulée24. Dans un article publié en 1874, il justifia son aversion pour la crémation par des considérations économiques liées à la défense des intérêts agricoles. Il se déclarait inquiet de « l’immense quantité de substances animales dont la terre serait dépouillée si l’incinération générale était adoptée » et il anticipait de terribles « perturbations dans les lois de la nature ». Désormais projeté vers l’élaboration de prédictions apocalyptiques, qui semblaient trouver un fondement dans des calculs mathématiques réalistes, il mettait en garde contre la consommation anormale de matière combustible qui laisserait l’humanité sans charbon et sans bois. Deux ans plus tard, une attaque contre le principe de la crémation au nom de la défense des intérêts de l’agriculture vint aussi de Carlo Besana, professeur de sciences naturelles, qui reprit et développa les thèses de Rodolfi, élaborant un calcul arithmétique audacieux qui attestait que chaque cadavre incinéré entraînait une perte de 50 kg de blé25.

28Cependant, le coup peut-être le plus sérieux – et, à certains égards, inattendu – porté à la campagne en faveur de la crémation fut celui infligé par Paolo Mantegazza, le célèbre hygiéniste et anthropologue, dans un long article publié dans la Nuova antologia en septembre 1874. Coup sérieux, parce qu’il venait d’un des scientifiques les plus respectés du pays, qui s’était longtemps engagé dans la modernisation de la législation sanitaire, d’abord en faveur de la crémation et puis venu à la conviction inverse. Coup sérieux aussi parce que son réquisitoire ne semblait pas entaché de préjugés éthiques ou religieux, et surtout s’accompagnait d’un sévère J’accuse contre les partisans de la crémation. Il les tenait responsables d’avoir circonscrit un problème très complexe, qui touchait d’abord la sphère des sentiments humains, dans une dimension presque exclusivement matérielle, guidée par de simples considérations économiques et idéologiques. Mantegazza écrivait :

Au milieu de gens qui parlaient une langue si différente de la mienne, il me semblait que moi seul me trompais et me taisais avec dédain, au risque de passer pour timide ou réactionnaire ; puisqu’en ces temps d’intolérance, celui qui était pour la crémation était un homme avancé et libéral, celui qui s’y opposait était clérical, rétrograde, ou pire. La politique avait pénétré jusque sous l’ombre des cyprès, et même parmi les urnes consolées de larmes, on vous demandait à la manière d’une inquisition policière si vous vouliez être enterré ou brûlé, pour ensuite vous classer parmi les hommes de droite ou de gauche26.

Ses conclusions étaient nettes :

Le bûcher ancien était poétique ; la cheminée des crématoriums modernes est cynique, ou du moins peut répugner à beaucoup ; et aucun gouvernement au monde ne voudra ou ne pourra imposer la crémation, puisqu’elle n’est pas nécessaire pour la santé des vivants27.

29« Elle n’est pas nécessaire pour la santé des vivants » : l’essence des critiques faites par Mantegazza à la crémation était condensée dans cette lapidaire affirmation, avec laquelle il mettait en doute le principal argument des partisans de la nouvelle méthode, c’est-à-dire la contribution qu’elle devait apporter à la résolution du problème de l’hygiène en éliminant cette grande source de pollution et d’infections représentée par les cimetières. Mantegazza se demandait en faisant peser toute l’expérience et l’autorité qui lui avaient été données par des années de recherche dans le domaine de l’hygiène et de la santé :

Mais où sont toutes ces épidémies de fièvre typhoïde, de maladies infectieuses ? où sont toutes ces résurrections du choléra, de la peste et de la fièvre jaune causées uniquement par le cimetière ? Recueillez les très rares exceptions, toujours le résultat de l’imprudence ou de l’ignorance, et je vous montrerai qu’elles ne sont rien comparées aux milliers d’accidents qui surviennent chaque jour à cause des ateliers, des naufrages, des chemins de fer et de l’accumulation excessive d’hommes ! Jusqu’ici, toujours et partout, ce sont les vivants qui tuent les vivants ; laissez aux morts le pauvre privilège de ne tuer personne.

Et encore, exhortant les nombreux médecins engagés dans la campagne en faveur de la crémation à concentrer leurs énergies pour faire face à ce qu’il considérait comme les vrais nœuds de la question hygiénique :

Calculez de grâce tout le chaos d’excréments et de déchets domestiques, que chaque homme vivant produit autour de lui, et vous constaterez facilement qu’un homme vivant produit au moins cent fois plus de matière putrescible en une seule année qu’un homme mort. Cependant, nous gardons nos excréments dans les entrailles de nos maisons, et même dans les villes les mieux tenues en termes d’hygiène publique, nous avons un tas de dépotoirs à faire cent cimetières. Et puis tout cela, pourritures et restes d’excréments de cuisine, n’est pas enterré profondément sous terre, comme ce cadavre humain pauvre et calomnié, mais est jeté sur la surface de nos jardins de la ville et de notre campagne ; et souvent autour de nos villas, nous avons de plus grandes quantités de matière organique qui pourrit que celle qui se décompose lentement dans les profondeurs des cimetières. Avant de soigner au nom de l’hygiène la légère infection qui émane de notre Cimetière, il faut d’abord dessécher mille et une sources d’infection qui émanent des vivants28.

30Cette intervention, compte tenu de l’autorité scientifique incontestée de Mantegazza, fut une cause de sérieuse déception pour les partisans de la crémation et offrit au contraire un précieux argument de référence à tous les opposants au nouveau système. Mais la véritable mobilisation contre la crémation était celle qui venait d’un groupe nombreux de représentants du monde catholique : d’obscurs prélats de province, médecins, journalistes qui préféraient souvent se cacher derrière l’anonymat. Et cela avant même que l’Église ne prît officiellement position sur la question, ce qu’elle ne ferait qu’en 1886. Ils concentraient généralement leur attention moins sur l’aspect hygiénique de la question que sur le fait que la crémation représentait un acte contre nature, un geste de rébellion utilitariste et matérialiste contre des siècles de civilisation, une violation intolérable du sentiment de respect pour les morts que les chrétiens avaient toujours identifié à la pratique de l’enterrement. Un élément qui unissait tous les écrits d’inspiration catholique résidait dans la conviction que le mouvement de crémation était directement inspiré et manipulé par la franc-maçonnerie. Et par conséquent, il fallait rejeter la crémation en bloc, comme s’inscrivant dans le cadre d’un plan global de sécularisation de la société qui constituait l’objectif des loges maçonniques.

31Or, nul doute que le Grand Orient d’Italie a fait de la propagation de la crémation, et plus généralement de l’élaboration d’un rituel funéraire alternatif à celui de l’Église, l’une des pierres angulaires de son combat pour la sécularisation du pays. Mais c’est également vrai que le monde catholique et la hiérarchie ecclésiastique ont perdu l’occasion de mener une réflexion plus large sur le sens du rite funéraire dans une société touchée par les premiers processus de modernisation. En attribuant l’idée de crémation exclusivement à la franc-maçonnerie, ils les réunirent tous deux dans une condamnation sans appel.

IV. La crémation d’Alberto Keller

32En Italie, le tournant décisif pour le mouvement en faveur de la crémation eut lieu en janvier 1874 avec la mort à Milan d’Alberto Keller, riche industriel de la soie, descendant d’une noble famille d’origine suisse, très apprécié pour ses activités philanthropiques. Depuis décembre 1872, dans une lettre adressée à Giovanni Polli, il avait manifesté le désir d’être incinéré. À cette fin, il avait pris des dispositions testamentaires précises et alloué une somme de dix mille lires pour poursuivre les expériences qui, à l’époque, venaient de commencer et pour construire un crématorium dans le cimetière municipal de Milan. Dans sa lettre à Polli, Keller exprimait en outre le souhait que se forme une association philanthropique de personnes disposées comme lui à se faire incinérer et à promouvoir cette pratique avec leurs frais d’inscription respectifs29.

33Au moment de la mort de Keller, aucun des objectifs qu’il avait fixés ne put être réalisé : ni la crémation de son cadavre, la mairie et le ministère de l’Intérieur n’ayant pas donné leur autorisation, ni la constitution de la société, malgré l’engagement de nombreux représentants du mouvement milanais pour la crémation. Ainsi, dans l’attente de l’autorisation du gouvernement, le corps de Keller fut provisoirement embaumé et Polli reprit les expériences sur les cadavres d’animaux pour réaliser finalement un procédé permettant d’effectuer les crémations avec toutes les garanties hygiéniques, techniques et économiques.

34Dans le même temps, toutes les initiatives furent prises pour mobiliser l’opinion publique et lever les derniers obstacles politiques et bureaucratiques. Parmi les différentes initiatives, la manifestation qui se tint le 6 avril 1874 à Milan, à laquelle participèrent plus de cinq cents personnes, eut une grande importance. Elle se conclut par le vote d’un ordre du jour qui souhaitait que le Parlement, appelé peu après à débattre de la réforme du code sanitaire, admît comme « facultative la crémation des cadavres, en laissant aux Maires des Communes la surveillance30 ».

35La conférence milanaise eut l’effet escompté et le vaste écho qu’elle suscita parvint à attirer sur la question un regain d’intérêt. Le thème de la crémation commença également à être traité par des périodiques non scientifiques et largement diffusés, des articles et des écrits de diverses natures furent publiés dans plusieurs villes d’Italie, du Nord au Sud. Cette campagne de propagande apporta un premier résultat normatif en septembre 1874, lorsque le règlement de la nouvelle loi sanitaire prévit la possibilité d’effectuer des crémations après autorisation pour chaque cas individuel par le ministre de l’Intérieur. Il ne faut donc pas s’étonner que, en 1875, la Civiltà Cattolica inaugurât son militantisme actif dans la lutte contre la crémation avec un article intitulé La guerre contre les morts31.

36En 1875, les dernières difficultés furent surmontées et le ministre de l’Intérieur autorisa finalement la crémation du corps d’Alberto Keller. Par la volonté de la famille, qui entretemps avait fait construire à ses frais le crématoire sur une zone du cimetière monumental de Milan concédée gratuitement par la mairie, la cérémonie fut fixée au 22 janvier 1876, deuxième anniversaire de la disparition de Keller. Et il convient de faire ici une réflexion sur les rapports entre la crémation et la politique. Il est en effet curieux de constater que les partisans de la crémation ont cherché, dans toutes les œuvres de reconstruction historique écrites à partir de 1885, à accréditer l’idée que cette pratique n’avait pu se répandre en Italie qu’après l’arrivée au pouvoir de la gauche en mars 1876. On donnait ainsi dès le départ une connotation idéologique progressiste et révolutionnaire à une pratique qui, par sa nature intrinsèque, ne pouvait évidemment pas trouver de soutien dans les anciennes classes dirigeantes modérées et conservatrices. C’est ainsi que, dans son important essai de 1885, Gaetano Pini écrivit que l’autorisation d’effectuer la première crémation n’avait abouti qu’à la « chute du ministère conservateur » (18 mars 1876), lorsque prévalut « une politique plus libérale » et que « M. Nicotera ministre de l’Intérieur consentit à ce que le vœu de M. Keller eût sa pleine exécution »32. Cette opinion a ensuite été reprise avec presque les mêmes mots dans les principales contributions sur l’histoire de la crémation en Italie33. Une simple vérification chronologique permet pourtant d’attribuer au comte Girolamo Cantelli, ministre de l’Intérieur dans le cabinet Minghetti jusqu’à la « révolution parlementaire » du 18 mars 1876, la paternité exclusive de l’autorisation accordée pour la crémation de Keller en janvier précédent.

37Il ne fait cependant aucun doute que l’avènement de la gauche au pouvoir a donné une impulsion considérable à la diffusion de la crémation, créant en une douzaine d’années un cadre normatif beaucoup plus évolué et libéral que celui qui existait dans le passé. Et c’est précisément Giovanni Nicotera, en 1877, qui prit une première mesure très importante en faveur de la crémation : c’est non plus au ministre mais au préfet, après avis favorable du conseil sanitaire provincial, que fut attribuée la faculté d’autoriser ou non la crémation. Cette réforme simplifiait et accélérait considérablement le processus bureaucratique concernant une pratique qui, pour des raisons évidentes (la décomposition rapide des cadavres), ne pouvait tolérer des processus décisionnels trop longs.

38Cependant, la rétrogradation des mérites de Nicotera et de la gauche faite par Pini et De Cristoforis semble révéler l’intention précise des promoteurs de la crémation de donner une étiquette politique progressiste à un mouvement qui, ailleurs, aurait recueilli des soutiens même dans les milieux libéraux et dans des groupes sociaux et professionnels qui n’étaient pas toujours orientés dans un sens démocratique et radical. En revanche, la connotation laïque des partisans de la crémation a toujours été très nette, avec ici et là des pointes d’anticléricalisme viscéral, qui allaient s’accentuer dans les années suivantes, après la condamnation officielle par l’Église de la nouvelle méthode de destruction des cadavres. Il est également vrai que l’engagement pour la laïcisation de la société italienne à la fin du XIX^e siècle et au début du XX^e siècle ne fut pas l’apanage exclusif des forces de gauche. En effet, il se trouva même des partisans convaincus chez plusieurs représentants du monde libéral qui, en raison de leurs positions dans les domaines économique et politique, pouvaient certainement être définis comme des conservateurs34.

39Quant à la cérémonie de crémation de Keller, elle fut extrêmement solennelle et répondit aux attentes des nombreuses personnes, quelques centaines selon les chroniques, qui étaient venues y assister. De fait, en raison de la vaste publicité qu’elle eut dans la presse nationale, elle s’est avérée un important argument de propagande dont le mouvement crématoire italien sut user habilement. Il convient de lire, à cet égard, les considérations d’un témoin comme Paolo Gorini :

Le cimetière est le siège naturel des crématoires, c’est la terre promise de la crémation. Pour la réforme que nous préconisons, l’entrée de la crémation dans le cimetière était un pas très important, mais très difficile à faire ; et c’est une gloire pour nous que cela ait eu lieu dans une ville italienne. Quand la crémation aura gagné la bataille et sera entrée dans les coutumes des peuples civilisés, la pensée des hommes se tournera avec reconnaissance vers la ville éclairée qui pour la première a osé faire une si grande brèche dans ce réseau des vieux préjugés qui, dans les voies de la civilisation, se rencontre toujours insidieusement étendu entre le passé et l’avenir35.