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Transitions funéraires en Occident

 | 
Guillaume Cuchet
, 
Nicolas Laubry
, 
Michel Lauwers

Deuxième partie. Vivants et morts dans le monde antique

Des transitions funéraires grecques ?

Variabilité et encadrement des pratiques funéraires dans le monde grec archaïque et classique

Reine-Marie Bérard

Résumé

La notion de « transition funéraire », au sens d’une modification profonde et bien identifiée des pratiques, apparaît difficilement applicable au monde grec en raison de la très grande variété des pratiques observées. Partant des colonies occidentales, cette contribution s’efforce néanmoins d’analyser les effets en matière funéraire de la transition que représenta, littéralement, le phénomène de colonisation, en confrontant les pratiques des colonies à celles de leurs métropoles et des populations indigènes environnantes. Cette étude de cas permet de mettre en évidence, au-delà de la très grande variété des faits, ce que l’on pourrait désigner comme la principale transition funéraire du monde grec, au début du VIe siècle av. J.-C. : un mouvement de renforcement du contrôle que la cité impose aux rites funéraires, marquant une séparation croissante entre pratiques funéraires privées et pratiques cultuelles civiques comme élément de définition de la polis dans son ensemble.

Texte intégral

  • 1 Bertrand 2011.
  • 2 Étymologiquement, transition vient du latin transitio : action de passer, passage ; du verbe trans (...)

1Le programme de recherche dont ce volume est issu invitait à envisager le potentiel heuristique de la notion de « transition funéraire ». Forgée par R. Bertrand1, cette expression qualifiait à l’origine la transformation massive des pratiques funéraires qui a conduit, entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle, à l’émergence en Europe d’un nouveau type de cimetière, situé en dehors de l’espace urbain, lieu de pratiques funéraires et mémorielles entièrement renouvelées. Elle désignait ainsi à la fois une mutation profonde des dynamiques funéraires dominantes dans un laps de temps relativement court, et, littéralement2, une transition, c’est-à-dire un passage, un déplacement (géographique) des espaces funéraires et des pratiques qui s’y déroulaient – à l’origine d’une modification notable des équilibres en jeu dans la structuration des espaces matériels et symboliques des villes modernes. Dans les contributions de cet ouvrage, la notion de transition a cependant souvent été utilisée plus largement pour désigner toute forme de transformation remarquable et durable des pratiques funéraires dans un contexte chrono-culturel particulier.

2J’aimerais ici questionner la pertinence de la notion de « transition funéraire » appliquée au monde grec antique en m’interrogeant d’abord sur la possibilité de mettre en évidence de telles transformations à différentes échelles. Mais je voudrais aussi redonner à la notion sa pleine signification géographique à partir de l’exemple des colonies grecques d’Occident, dans lesquelles on peut observer un déplacement des pratiques funéraires du monde grec égéen vers l’Italie du Sud et la Sicile, et les modifications que ce passage entraîne. Une première partie théorique, méthodologique et historiographique sera ainsi consacrée aux difficultés spécifiques posées par l’identification d’une ou de plusieurs transitions funéraires dans le monde grec antique, tandis que la seconde sera dédiée à l’étude des colonies occidentales. Dans la dernière partie, je proposerai enfin de resituer la notion de transition funéraire, non pas dans les variations des modalités matérielles des pratiques funéraires, mais plutôt dans la place qu’elles occupent dans l’organisation des rapports sociaux, religieux et politiques du monde grec antique, à l’articulation des époques archaïque et classique.

I. Sur la difficulté d’identifier des « transitions funéraires » dans le monde grec antique

1. Une très grande variété des pratiques

  • 3 Morris 1987, p. 18-23.

3Identifier une transition funéraire implique de reconnaître des normes, à partir desquelles on peut observer des variations, des modifications et des évolutions. Or, cette réflexion apparaît particulièrement ardue pour le monde grec archaïque et classique, à la fois très vaste et morcelé en une multitude de petites entités politiques indépendantes, les cités, qui se caractérisaient par la très grande diversité de leurs pratiques funéraires. Les marqueurs et les types de tombes, la quantité et la qualité du mobilier d’accompagnement, mais aussi le mode de traitement du cadavre ont connu des déclinaisons sans nombre, contemporaines ou proches dans le temps. Ainsi, le mode de traitement des cadavres dominant à Athènes pour les sujets adultes ne changea-t-il pas moins de cinq fois en six siècles3.

  • 4 L’exposition, l’embaumement ou la momification n’ont en revanche presque jamais été considérés par (...)
  • 5 Odyssée, 11, 51-54 ; 216-222 ; Iliade, 23, 71-76.
  • 6 Richardson 1985, p. 50.
  • 7 Iliade, 23, 161 sq. ; 24, 778 sq. ; Odyssée, 12, 11-15 ; 24, 65.
  • 8 Iliade, 24, 784 et 7, 417-432.
  • 9 Morris 1992, p. 116.

4De fait, inhumation et crémation ont été toutes deux pratiquées par les Grecs, parfois simultanément4, et l’on peine encore à ce jour à expliquer les raisons qui pouvaient motiver ce choix. Les récits homériques suggèrent que la crémation est le moyen le plus rapide de libérer l’âme du défunt qui ne peut s’échapper du corps que lorsque le cadavre a été réduit à l’état d’os secs5. Mais des textes plus tardifs affirment que l’âme quitte le corps au moment du dernier souffle6. En outre, l’idée souvent avancée que la crémation aurait été un rituel plus coûteux, réservé aux élites, fondée sur les récits des funérailles grandioses des héros homériques7, néglige en réalité le fait que dans l’Iliade, comme dans l’Odyssée, tous les morts sont brûlés. La crémation n’était donc pas en soi un privilège aristocratique, mais la différence de statut influait sur les modalités de sa mise en œuvre dans le récit épique : s’il faut neuf jours pour réunir le bois nécessaire au bûcher d’Hector, une journée suffit pour brûler ensemble les centaines de soldats morts entre les chants II et VII8. En outre, c’est souvent l’importance du mobilier d’accompagnement déposé dans les tombes à crémation qui a conduit à affirmer la valeur aristocratique de ce traitement funéraire par rapport aux inhumations, souvent moins richement pourvues. Là encore pourtant, il n’y a pas de règle absolue : les tombes à crémation athéniennes des Ve et IVe siècles contiennent plus de céramiques mais moins de métal que les tombes à inhumation9. Les pratiques funéraires grecques semblent donc varier considérablement en fonction de « modes » diverses selon les cités, les époques et les individus. Devant ce foisonnement de pratiques et leur changement rapide, comment repérer des modifications structurelles que l’on pourrait qualifier de transitions ? Il faut d’abord s’interroger sur la place des pratiques funéraires dans la culture et l’identité des cités grecques.

2. Morcellement et unité du monde grec : la place des pratiques funéraires

5Dans un passage souvent cité pour définir ce qui faisait l’unité du monde grec pour les Grecs eux-mêmes, Hérodote (8, 133) rapporte le discours des Athéniens évoquant les raisons pour lesquelles jamais ils ne prendraient parti pour les Perses contre les Spartiates :

La première, et la plus importante, les statues et les temples de nos dieux brûlés, renversés et ensevelis sous leurs ruines […]. Secondement, le corps hellénique étant d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sacrifices, les mêmes coutumes (ἤθεά τε ὁμότροπα), ne serait-ce pas une chose honteuse aux Athéniens de le trahir ?

6Les possibles dommages causés aux tombes des ancêtres – topos de nombreux discours guerriers exhortant à la défense du sol dans des contextes chrono-culturels variés – ne sont pas évoqués ici. En outre, les pratiques funéraires n’apparaissent pas non plus comme un facteur d’unité du monde grec : ce sont les dieux, les temples et les sacrifices qui sont mis en avant, rappelant le partage par les Grecs d’un même panthéon et la participation à des cérémonies communes dans les grands sanctuaires panhelléniques, pôles majeurs des échanges et des circulations en Méditerranée.

  • 10 Pour un commentaire détaillé de ce passage, voir : Darbo-Peschanski 1988, p. 45.

7Certes, on pourrait envisager que les rites funéraires s’inscrivent dans les « coutumes (ἤθεά) de même tournure » évoquées par Hérodote. Mais dans un autre passage fameux (3, 38), il cite les pratiques funéraires comme exemple même de νόμος, c’est-à-dire de loi établie par les hommes. Il rapporte en effet la confrontation par Darius de Grecs pratiquant la crémation et de peuples de l’Inde adeptes de la consommation rituelle des cadavres10. En soulignant l’horreur réciproque que suscita chez chacun de ces deux peuples la coutume la plus sacrée de l’autre, Hérodote montre à la fois la valeur absolue du νόμος pour chaque peuple et sa variabilité selon les groupes humains. Or, s’il oppose souvent les pratiques funéraires des Grecs et des « autres », il ne s’attarde guère sur les fluctuations de ces pratiques au sein du monde grec. Plutarque (Solon, 10, 3) montre pourtant que les Grecs eux-mêmes avaient conscience de cette diversité et qu’elle pouvait servir à distinguer les cités entre elles lorsqu’il met en scène l’Athénien Solon et le Mégarien Héréas, se disputant la possession de l’île de Salamine en prenant pour argument le type des pratiques funéraires qui y étaient observées, athéniennes selon le premier, mégariennes selon le second.

  • 11 Vernant 1982 reste une référence à ce sujet.
  • 12 Iliade, 23, 59-107 ; 24, 460-517 ; Odyssée, 11, 72-73.
  • 13 Sophocle, Antigone, 453 sq. ; Ajax, 119-1131 ; Euripide, Suppliantes, 524-527, 670
  • 14 À propos des morts à la guerre dans le monde grec, voir Bérard 2020b.

8De fait, un seul point commun apparaît comme une règle absolue pour le traitement des morts dans l’ensemble du monde grec : c’est le devoir de sépulture, considéré comme une véritable « loi des dieux » car l’âme échappée d’un corps sans sépulture ne pouvait entrer dans le royaume des morts11. Cette injonction figure à plusieurs reprises dans les textes homériques12 ; elle constitue le motif central d’Antigone et un élément clef de plusieurs tragédies grecques13. Mais elle apparaît aussi dans de nombreux textes historiques et juridiques évoquant le traitement des soldats morts à la guerre14 ou le devoir de sépulture qui incombe aux familiers du défunt. Les modalités matérielles de cette sépulture ne semblent jamais cependant constituer un aspect décisif du processus : éparpiller un peu de poussière sur le corps de Polynice suffit ainsi à « faire sépulture » aux yeux d’Antigone, mais aussi de Créon et de la cité tout entière. Si le devoir de sépulture apparaît ainsi comme un impératif religieux, familial et politique dans le monde grec antique, il pouvait revêtir les formes les plus variées.

II. Le monde grec occidental : des transitions variées

9Si la très grande fluidité des rites en fonction des cités, des époques et des individus interdit de mettre en évidence des transitions, au sens de transformations massives et cohérentes des pratiques funéraires grecques, il est intéressant de s’interroger sur les effets funéraires du phénomène de transition géographique que représente la colonisation grecque autour du bassin méditerranéen, en étudiant les spécificités et les dynamiques des rites funéraires mis en œuvre dans les colonies par rapport à leurs métropoles.

1. Métropoles et colonies : des diversités frappantes

  • 15 Malkin 1987 et Shepherd 2000 sur les colonies grecques de Sicile en particulier.
  • 16 Kurtz – Boardman 1971, p. 142.
  • 17 Snodgrass 1971, p. 173-176, pour les périodes les plus anciennes. G. Shepherd a proposé une étude (...)
  • 18 Les sources littéraires, mais aussi les cultes et les sanctuaires, ainsi que le style des producti (...)
  • 19 Popham – Caligas – Sackett 1993 ; Blandin 2007.
  • 20 Cinquantaquattro 2012 pour une démonstration récente de l’insertion de groupes non grecs dans la n (...)

10De fait, alors qu’il y a souvent une filiation marquée des pratiques cultuelles et des divinités honorées dans les colonies par rapport à leurs métropoles15, et alors même que les pratiques funéraires sont souvent considérées comme le domaine par excellence d’un traditionalisme exacerbé16, plusieurs études récentes ont fait apparaître des divergences profondes entre les pratiques funéraires de certaines colonies et celles de leurs métropoles17. C’est le cas par exemple de Pithécusses par rapport aux cités d’Eubée d’où provenaient les Grecs installés dans ce premier établissement occidental18. La crémation primaire sous tumulus était ainsi le principal mode de traitement des adultes à Pithécusses, alors que seuls les dépôts secondaires en urne sont attestés à Érétrie ; les inhumations en fosse, réservées aux enfants en Eubée, étaient aussi destinées aux adultes en Occident. Ces « anomalies » peuvent cependant s’expliquer d’une part par nos connaissances encore limitées des pratiques funéraires eubéennes – elles-mêmes variées19 ; d’autre part en raison du statut particulier de Pithécusses, qui ne fut sans doute pas une polis pleinement autonome mais plutôt une cité en formation, fondée par une communauté mixte, intégrant dès l’origine des populations autochtones campaniennes, étrusco-latiales et des groupes d’origine orientale20.

  • 21 Blegen – Palmer – Young 1964, p. 71-73.
  • 22  Shepherd 1995, p. 53-54.
  • 23 Les premières inhumations en décubitus ne firent leur apparition à Corinthe que dans les premières (...)
  • 24 Pour la révision de cette idée reçue popularisée à tort par Kurtz – Boardman 1971, p. 308, voir Sh (...)

11L’exemple de Corinthe et Syracuse est encore plus frappant : alors que l’inhumation en sarcophage était la pratique largement dominante à Corinthe à la fin du VIIIe siècle av. J.-C.21, elle ne concernait que la moitié des tombes dans la colonie pourtant fondée à la même époque22. Or, cette différence de pratiques ne s’explique pas par une différence d’environnement ou de ressources : Syracuse disposait d’importantes carrières de pierre et aurait pu aisément généraliser l’usage du sarcophage monolithe. C’est peut-être d’ailleurs l’affleurement même de la roche calcaire dans la colonie, permettant d’y creuser directement des fosses donnant l’illusion d’un caisson lithique, qui motiva l’abandon du sarcophage nécessaire à Corinthe pour protéger le corps inhumé dans l’épaisse couche de terre qui dominait le substrat. Mais, plus surprenant encore, le mode de dépôt du corps – qui n’était pourtant soumis a priori à aucun impératif technique ou logistique – varie aussi radicalement d’une cité à l’autre : les morts, exclusivement déposés en position contractée dans les nécropoles de Corinthe jusqu’au début du VIe siècle, étaient allongés sur le dos à Syracuse dès les premières décennies d’existence de la colonie23. Le même changement s’est opéré dans la position des défunts entre Mégara Nisaea et Mégara Hyblaea, voisine de Syracuse. La chose est d’autant plus remarquable que la position contractée est encore souvent associée dans l’historiographie aux populations indigènes d’Italie méridionale et de Sicile, notamment aux Sicules24, alors qu’elle caractérise ici, au contraire, les Grecs de métropole. Plusieurs colonies montrent ainsi des différences majeures de pratiques funéraires par rapport à leurs métropoles, et ce dès les premières décennies de leur fondation. Comment expliquer alors ces différences apparues avec une transition, non pas chronologique, mais géographique, des colons à travers les mers ?

2. Le rôle du contact avec les populations indigènes

  • 25 Donnellan 2016.
  • 26 Maudet à paraître.

12Certains auteurs ont proposé de voir dans ces évolutions le résultat de l’insertion des colons dans un nouvel environnement, et surtout du contact avec les populations indigènes voisines. L. Donnellan affirme ainsi que les pratiques funéraires originales de Pithécusses étaient si proches de celles des populations campaniennes qu’elle en vient à interpréter l’établissement comme une véritable fondation indigène25. Elle insiste notamment sur l’existence de la crémation en contexte campanien dès le IXe siècle av. J.-C. et propose des rapprochements avec Cumes et Pontecagnano pour les types de tombes à inhumation pithécussaines. Son raisonnement est cependant contesté par S. Maudet qui souligne, d’une part, la difficulté à identifier les niveaux d’occupation les plus anciens de la nécropole, et questionne, d’autre part, la pertinence des parallèles établis entre les pratiques funéraires pithécussaines et indigènes. Elle rappelle enfin un point essentiel, à savoir qu’il n’est pas possible d’isoler les pratiques funéraires pour déterminer l’origine ethnique d’un groupe humain ; il est nécessaire de prendre en compte l’ensemble des données disponibles sur la société pithécussaine – dont l’essentiel pointe vers un établissement mixte, majoritairement eubéen mais marqué par la présence de groupes campaniens et orientaux26.

  • 27 Bérard 2017, chap. 8.
  • 28 Shepherd 1995, p. 67.
  • 29 Avec un nombre minimal d’individus de quatorze dans certaines tombes de Pantalica (Orsi 1899, p. 5 (...)
  • 30 Chairetakis 2016, p. 221.

13À Mégara Hyblaea, c’est la pratique des tombes plurielles que l’on a parfois attribuée à l’influence des populations indigènes. En effet, près d’un tiers des tombes de la nécropole sud ayant fait l’objet d’analyses anthropologiques contenaient plus d’un défunt27. Or, certains auteurs ont souligné que les tombes plurielles étaient fréquentes sur les sites indigènes voisins, comme Villasmundo ou Pantalica, et ont évoqué les possibles liens privilégiés entre Grecs et Sicules dans une colonie qui tirait son nom des deux communautés à la fois28. Cependant, les tombes plurielles indigènes n’ont rien à voir avec les tombes de Mégara Hyblaea. Il s’agit principalement de tombes « a groticella », c’est-à-dire de structures composées d’une ou plusieurs chambres creusées dans des parois rocheuses, qui pouvaient accueillir plusieurs dizaines de défunts29. À l’inverse, les tombes plurielles mégariennes sont dans leur très grande majorité des sarcophages monolithes du même type que ceux utilisés pour les inhumations individuelles, dans la colonie comme dans sa métropole. Les récents travaux de Y. Chairetakis ont montré l’existence d’une proportion d’environ 30 % de tombes plurielles dans les nécropoles de Mégara Nisaea également30, ce qui pourrait suggérer que, au-delà des différences déjà constatées entre la métropole et sa colonie, la pratique des tombes plurielles constituait un trait commun des pratiques funéraires mégariennes. De plus, dans le passage déjà cité de Plutarque (Solon, 10, 3), Héréas affirme qu’à Athènes chaque mort avait un tombeau séparé, alors qu’à Mégare on en mettait trois ou quatre dans une même sépulture. Il paraît donc inutile, sinon paradoxal, d’aller chercher chez les populations indigènes l’origine d’une pratique qui pourrait bien, au contraire, être une spécificité mégarienne.

  • 31 Maudet à paraître.
  • 32 Pontrandolfo 1998, p. 126.
  • 33 Graham 2001, p. 345-346, part. n. 104.

14De fait, le contact avec les indigènes ne semble pas avoir été particulièrement recherché par les Grecs, et la mise en œuvre de pratiques funéraires distinctes semble plutôt la norme. Il existe ainsi une différence marquée entre la nécropole pré-hellénique et la nécropole grecque de Cumes, tant dans leur topographie que dans les modalités de la crémation ou encore le mobilier d’accompagnement31. De la même manière, on observe souvent des ruptures fortes dans les pratiques funéraires lorsque les indigènes reprenaient d’anciennes colonies grecques : ainsi, à Poséidonia-Paestum, alors qu’avait prévalu tout au long du Ve siècle une certaine sobriété dans les types de tombes comme les mobiliers d’accompagnement, la prise de la ville par les Samnites en 420 marque non seulement l’apparition des célèbres tombes peintes, mais aussi une modification profonde des mobiliers d’accompagnement, désormais beaucoup plus abondants et parfois luxueux, diversifiés en fonction du genre des individus et de leur statut social32. Dans les colonies, l’émergence rapide de pratiques funéraires originales, tant par rapport à leurs métropoles qu’aux communautés indigènes environnantes, pourrait donc avoir participé d’un processus de construction d’une identité propre, alors que la colonie restait souvent étroitement liée à sa métropole en ce qui concernait l’établissement des grands cultes civiques33.

III. Une transition dans la conception des pratiques funéraires au VIe siècle ?

15Cependant, au-delà de ces fluctuations nombreuses dans les modalités d’exécution des rituels, il est possible d’identifier, plus précocement encore dans les colonies que dans le monde grec égéen, un mouvement de fond qui constitua peut-être la seule grande transition funéraire du monde grec : le basculement d’une conception des nécropoles comme des espaces d’ostentation participant de la construction identitaire de groupes d’individus restreints à des espaces fonctionnels, de plus en plus soumis au contrôle politique de la cité. Cette transformation, qui s’inscrit à l’articulation de l’époque archaïque et de l’époque classique, se manifesta notamment par l’ouverture du droit d’accès à la sépulture et la mise en place de lois funéraires.

1. Ouverture du droit à la sépulture

  • 34 Bérard 2017, p. 174.
  • 35 Vassallo 2014, p. 259.
  • 36 Pour les tombes du Géométrique Récent (Maudet à paraître).
  • 37 Selon les tables de référence de Ledermann 1969.
  • 38 Outre Mégara Hyblaea, voir Cipriani 1988 pour Poséidonia ; Berlingò 2010, p. 530, pour Siris.

16L’une des caractéristiques les plus frappantes des nécropoles coloniales que les fouilles récentes ont permis d’établir, notamment grâce au développement des analyses anthropologiques, est la très forte proportion des tombes d’enfants (c’est-à-dire de sujets immatures âgés de moins de quinze ans environ), qui représentent 60 à 70 % des tombes à Mégara Hyblaea34, Himère35, ou encore Pithécusses36. Ces proportions, qui correspondent aux taux de mortalité attendus pour des populations préindustrielles37, suggèrent que la population inhumée n’était pas sélectionnée selon des critères d’âge. Les nécropoles des colonies occidentales semblent donc avoir été conçues d’emblée comme des espaces fonctionnels ouverts, destinés à accueillir tous les défunts de la cité sans distinction. La délimitation précoce d’espaces funéraires rationalisés, en dehors des murailles des cités semble également aller dans ce sens38.

  • 39 Morris 1987, p. 67-68.

17Cette conception fonctionnelle des nécropoles apparut plus tardivement dans le monde grec égéen. Ainsi, à Athènes, si le processus de mise à l’écart des morts dans des espaces spécifiques à l’extérieur de la cité commença au début du VIIe siècle, il ne s’acheva qu’avec le déplacement du cimetière de Kolonos Agoraios à la fin du VIe siècle39. L’ouverture du droit à la sépulture semble également plus progressive : I. Morris a ainsi souligné une inflation du nombre de tombes d’enfant en Attique, d’abord entre 750 et 700 av. J.-C., puis, après un reflux, à partir de 510 et pour toute la durée du Vsiècle. Il propose d’interpréter cette dynamique comme le signe de l’inclusion de tous les citoyens – pas seulement les aristocrates mais aussi les plus modestes – au sein des nécropoles de la cité dans le cadre de l’émergence et de l’affermissement du modèle démocratique à Athènes. Il néglige cependant ici les nombreuses sources historiques et épigraphiques témoignant de l’insertion d’étrangers, de métèques et mêmes d’esclaves – et pas seulement de citoyens – dans les nécropoles athéniennes au Ve siècle. En outre, la comparaison avec les colonies, où l’on observe une situation semblable dans des contextes politiques qui n’étaient pas toujours démocratiques, suggère qu’il y a là un phénomène plus large, à mettre en rapport avec la construction de la cité en tant que structure politique dans laquelle les aristocrates avaient un rôle moins prégnant, sans qu’il s’agît nécessairement d’un système démocratique.

2. Lois somptuaires et limitation du luxe funéraire

  • 40 Morris 1992, p. 145.
  • 41 Pontrandolfo 1988, p. 235.
  • 42 Valenza Mele 1981.

18Un second élément de cette transition funéraire qui semble se dessiner au tournant du VIe et du Ve siècle est la limitation du luxe funéraire. Le phénomène a été bien observé à Athènes : dans le cimetière du Céramique, le VIIe siècle avait été marqué par les grandes tranchées à offrandes situées devant les tombes qui pouvaient atteindre douze mètres de longueur et renfermer de nombreux objets précieux. Le VIe siècle avait été celui de l’émergence des grands marqueurs funéraires statuaires comme les kouroi et les korai. Mais le début du Ve siècle donna un coup d’arrêt à ce luxe funéraire : monuments, stèles et statues disparurent presque entièrement entre 480 et 430 ; les objets déposés dans les tombes furent désormais peu nombreux, d’une grande uniformité typologique et de faible qualité. Mais le phénomène est visible beaucoup plus largement à l’échelle du monde grec. On observe une diminution à la fois du mobilier funéraire et des marqueurs de tombe en Lycie ou en Macédoine40, mais aussi dans les colonies occidentales, notamment à Poséidonia41 ou Cumes42. Dans cette dernière colonie, alors qu’à l’époque archaïque les tombes les plus prestigieuses se caractérisaient par un dépôt secondaire à crémation en chaudron de bronze, par opposition à des crémations plus modestes en dépôt primaire, cette différence disparut à la fin du VIe siècle. Les crémations prenaient toutes désormais la forme de dépôts secondaires dans des vases en terre cuite communs ; le mobilier d’accompagnement devenait rare et faisait souvent entièrement défaut. N. Valenza Mele parle d’une « vulgarisation » du rite et d’une véritable « crise des aristocraties » cumaines, marquée par l’effacement de la distance entre l’aristocratie et le demos. Elle met ce phénomène en relation avec l’arrivée au pouvoir du tyran Aristodème et avec les lois somptuaires qui visaient le luxe funéraire à la même époque.

  • 43 Garland 1989 ; Blok 2006.
  • 44 Voir l’interprétation purement somptuaire donnée par Diodore (11, 38) de la législation syracusain (...)
  • 45 Gherchanoc 2011.

19Les sources historiques mentionnent en effet de telles lois au début du VIe siècle à Athènes, au Ve siècle à Syracuse, Kéos, Gortyne et Sparte, vers 400 à Delphes et encore à Gambreion, en Asie Mineure, au IIIe siècle av. J.-C.43. Ces lois visaient avant tout les manifestations publiques du deuil : le temps d’exposition du corps, le déroulement du cortège funèbre, mais aussi le type de monument funéraire, les offrandes ou encore les sacrifices autorisés. Qu’elles fussent liées à des révolutions démocratiques ou tyranniques, ces lois ont souvent été interprétées – y compris par leurs contemporains44 – comme des mesures anti-aristocratiques. Néanmoins, ce n’étaient pas, ou pas seulement, les possibilités de mise en scène d’une classe sociale en particulier qui étaient ici remises en cause : c’était d’abord le deuil comme période de rupture durant laquelle une partie de la population s’excluait des autres groupes de sociabilité45. Par ces lois, la cité limitait le nombre d’individus touchés par la souillure du deuil, et faisait en sorte qu’ils se retirassent le moins possible et le moins longtemps possible de ce qui définissait et constituait l’équilibre des rapports sociaux dans la polis : les réunions entre amis, la participation aux assemblées et aux autres charges politiques, la fréquentation des sanctuaires, la célébration des dieux et les fêtes de la cité. Elles manifestaient ainsi une forme de contrôle accru de la cité classique sur le groupe familial et tendaient à renforcer la séparation entre les pratiques funéraires et les cultes pratiqués dans les grands sanctuaires.

3. De la tombe au sanctuaire : un désinvestissement social des pratiques funéraires ?

  • 46 Snodgrass 1980, p. 52-65 ; Morris 1992, p. 122.

20De fait, alors que les pratiques funéraires avaient été, pendant la majeure partie de l’époque archaïque, un lieu de représentation des hiérarchies sociales et du pouvoir aristocratique, les lois somptuaires ont entraîné un basculement massif des pratiques ostentatoires vers les sanctuaires – en particulier les sanctuaires panhelléniques dans lesquels ont été investies des richesses considérables46. Les panoplies que l’on trouvait autrefois dans les tombes furent désormais dédiées dans les temples ; les sacrifices de bovins, interdits pour les morts par la loi de Solon, furent réservés aux dieux. Les offrandes et les liturgies devinrent le nouveau médium privilégié par les aristocrates pour exhiber leur pouvoir économique et social. Au début de l’époque classique, les temples et les pratiques cultuelles apparaissaient ainsi plus que jamais comme le lieu de mise en scène de l’unité de la communauté – à l’échelle de la cité comme du monde grec – aussi bien que de sa hiérarchisation. Les pratiques funéraires, étroitement circonscrites par le pouvoir politique, ne fonctionnaient plus en revanche qu’à l’échelle de l’oikos, du groupe familial, et perdirent une partie de leur fonction d’ostentation et de mise en scène du positionnement social des individus. C’est peut-être dans ce processus de désinvestissement des pratiques funéraires du rôle de représentation sociale, autrefois prégnant, sous le coup de l’accentuation du contrôle politique qui leur était imposé, que se situe la principale transition funéraire du monde grec au tournant des époques archaïque et classique.

Conclusion

21La très grande fluidité des pratiques funéraires grecques selon les cités, les époques et les individus est sans conteste un frein à leur analyse en termes de transitions funéraires. Mais en examinant les mutations des pratiques funéraires impliquées par les phénomènes de colonisation, il nous semblait intéressant de montrer que ce foisonnement pouvait en réalité masquer une évolution plus profonde dans le rapport même des Grecs à ces rites et à la place des pratiques funéraires dans l’organisation de la société au tournant des époques archaïque et classique : la reconfiguration des équilibres entre la tombe et le sanctuaire dans les pratiques de construction et de hiérarchisation de la communauté civique. Alors que les pratiques cultuelles liées aux grands sanctuaires étaient désormais le lieu par excellence de la célébration de l’unité de la polis, aussi bien que de la mise en scène des hiérarchies qui la traversaient, les pratiques funéraires, sous le contrôle accru que la cité leur imposait, perdirent une partie de leur importance sociale pour l’affirmation de la place des individus dans la communauté civique. C’est peut-être dans cette relative indifférence des Grecs aux pratiques funéraires pour la construction d’une identité commune que réside l’explication même de leur très grande variabilité.

Bibliographie

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Bérard 2017 = R.-M. Bérard, Mégara Hyblaea 6 : la nécropole méridionale de la cité archaïque, II, Archéologie et histoire sociale des rituels funéraires, Rome, 2017.

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Notes

1 Bertrand 2011.

2 Étymologiquement, transition vient du latin transitio : action de passer, passage ; du verbe transeo : aller au-delà, passer, passer d’un endroit à un autre.

3 Morris 1987, p. 18-23.

4 L’exposition, l’embaumement ou la momification n’ont en revanche presque jamais été considérés par les Grecs comme des traitements funéraires souhaitables, sans doute parce que le but n’était pas pour eux de prolonger l’apparence du corps mais, au contraire, de permettre la squelettisation du cadavre.

5 Odyssée, 11, 51-54 ; 216-222 ; Iliade, 23, 71-76.

6 Richardson 1985, p. 50.

7 Iliade, 23, 161 sq. ; 24, 778 sq. ; Odyssée, 12, 11-15 ; 24, 65.

8 Iliade, 24, 784 et 7, 417-432.

9 Morris 1992, p. 116.

10 Pour un commentaire détaillé de ce passage, voir : Darbo-Peschanski 1988, p. 45.

11 Vernant 1982 reste une référence à ce sujet.

12 Iliade, 23, 59-107 ; 24, 460-517 ; Odyssée, 11, 72-73.

13 Sophocle, Antigone, 453 sq. ; Ajax, 119-1131 ; Euripide, Suppliantes, 524-527, 670

14 À propos des morts à la guerre dans le monde grec, voir Bérard 2020b.

15 Malkin 1987 et Shepherd 2000 sur les colonies grecques de Sicile en particulier.

16 Kurtz – Boardman 1971, p. 142.

17 Snodgrass 1971, p. 173-176, pour les périodes les plus anciennes. G. Shepherd a proposé une étude comparée des pratiques funéraires de Syracuse, Mégara Hyblaea et Géla par rapport à leurs métropoles, Corinthe, Mégare, et Rhodes et la Crète (Shepherd 1995). Si ses conclusions sur les deux Mégare sont contestables en raison du caractère incomplet des données dont elle disposait (voir Bérard 2020a), nous avons choisi d’approfondir ici l’étude de cas la plus parlante et la plus sûre, celle de Syracuse.

18 Les sources littéraires, mais aussi les cultes et les sanctuaires, ainsi que le style des productions locales et la pratique qui consistait à insérer des ornements et des objets orientaux importés dans des mobiliers par ailleurs de type grec sont autant d’éléments qui suggèrent une origine eubéenne des Grecs de Pithécusses (Maudet à paraître).

19 Popham – Caligas – Sackett 1993 ; Blandin 2007.

20 Cinquantaquattro 2012 pour une démonstration récente de l’insertion de groupes non grecs dans la nécropole de Pithécusses à partir d’une étude complète des pratiques funéraires.

21 Blegen – Palmer – Young 1964, p. 71-73.

22  Shepherd 1995, p. 53-54.

23 Les premières inhumations en décubitus ne firent leur apparition à Corinthe que dans les premières décennies du VIe siècle et voisinent avec les inhumations contractées avant de devenir le mode exclusif de dépôt des cadavres à partir de 550 av. J.‑C. Blegen – Palmer – Young, 1964, p. 69 ; Shepherd 1995, p. 55.

24 Pour la révision de cette idée reçue popularisée à tort par Kurtz – Boardman 1971, p. 308, voir Shepherd 2005 ; Mercuri 2010.

25 Donnellan 2016.

26 Maudet à paraître.

27 Bérard 2017, chap. 8.

28 Shepherd 1995, p. 67.

29 Avec un nombre minimal d’individus de quatorze dans certaines tombes de Pantalica (Orsi 1899, p. 55) et de plus de vingt à Castiglione di Ragusa (Mercuri 2012, p. 31).

30 Chairetakis 2016, p. 221.

31 Maudet à paraître.

32 Pontrandolfo 1998, p. 126.

33 Graham 2001, p. 345-346, part. n. 104.

34 Bérard 2017, p. 174.

35 Vassallo 2014, p. 259.

36 Pour les tombes du Géométrique Récent (Maudet à paraître).

37 Selon les tables de référence de Ledermann 1969.

38 Outre Mégara Hyblaea, voir Cipriani 1988 pour Poséidonia ; Berlingò 2010, p. 530, pour Siris.

39 Morris 1987, p. 67-68.

40 Morris 1992, p. 145.

41 Pontrandolfo 1988, p. 235.

42 Valenza Mele 1981.

43 Garland 1989 ; Blok 2006.

44 Voir l’interprétation purement somptuaire donnée par Diodore (11, 38) de la législation syracusaine du temps de Gélon.

45 Gherchanoc 2011.

46 Snodgrass 1980, p. 52-65 ; Morris 1992, p. 122.

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