Introduction
Texte intégral
1Les études monastiques sont marquées depuis une vingtaine d’années par un regain d’intérêt pour les fondations insulaires de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. Si « l’île sainte » de Lérins occupe une place à part, en raison de sa longévité et de son exemplarité dès le haut Moyen Âge1, des recherches récentes sur l’Irlande et l’Écosse, sur les îles Baléares, sur les ermitages des mers ligure et tyrrhénienne ou sur les ascétères de la mer Égée ont contribué à mieux comprendre les diverses formes de la vie ascétique insulaire et son influence sur l’essor du monachisme dans la Méditerranée et l’Europe chrétienne2. Les îles de l’Adriatique orientale où, selon saint Jérôme, vivait aussi un « grand nombre de saints3 » dans l’Antiquité tardive, ne font pas exception, laissant entrevoir que « la Dalmatie – au sens historique et maritime – n’est pas restée en marge du développement d’un monachisme précoce dans le bassin méditerranéen4 », même si l’archéologie peine encore à témoigner de la matérialité de ces établissements. Plus largement, les monastères dalmates et istriens apparaissent désormais comme des relais essentiels pour les échanges entre les deux rives de l’Adriatique, pour la compréhension des voies maritimes et pour la construction des sphères d’influence de la papauté et de l’Orient byzantin5. Peu développée jusqu’alors, en raison de la rareté de la documentation écrite et du grand nombre d’ascétères encore inconnus, l’étude du monachisme dalmato-croate, marquée en 1963 par la synthèse monumentale de Ivan Ostojić sur les « Bénédictins en Croatie6 », s’est profondément renouvelée depuis le début des années 2000 grâce à diverses recherches archéologiques7.
2Le présent ouvrage s’inscrit dans la lignée de ces travaux et se concentre sur l’une des fondations insulaires médiévale de la Dalmatie historique auquel l’historiographie accorde une certaine importance pour son rôle – réel ou supposé – dans les divers échanges transadriatiques : le monastère Saint-Pierre d’Osor sur l’île de Cres, appartenant à l'archipel du Kvarner.
3Aussi ces actes rassemblent l’ensemble des communications présentées lors des journées d’études internationales Saint-Pierre d’Osor et le monachisme bénédictin dans l’espace adriatique, qui se sont tenues du 1er au 3 juin 2018 à Osor. La manifestation scientifique marquait l’aboutissement de douze campagnes de recherches archéologiques (2006-2017) menées sur le monastère Saint-Pierre dans le cadre de la mission franco-croate du ministère des Affaires étrangères français8, du ministère de la Culture de Croatie et du programme de recherche de l’École française de Rome9. Et le choix de la date de la rencontre n’était pas fortuit puisque le 1er juin est célébrée la fête de saint Gaudentius, évêque d’Osor, à qui est attribuée traditionnellement la fondation, vers 1018, du monastère Saint-Pierre dans sa cité épiscopale10.
4Organisées à l’occasion des traditionnelles festivités paroissiales, ces journées devaient permettre de présenter, de confronter et de contextualiser à une plus large échelle géographique et chronologique les connaissances acquises sur le monastère Saint-Pierre en croisant les recherches pluridisciplinaires sur le monachisme bénédictin dans l’espace adriatique. Les questions auxquelles nous sommes confrontées concernant Saint-Pierre d’Osor sont nombreuses ; elles sont d’ordre archéologique, mais surtout d’ordre historique, puisqu’appesanties d’une tradition historiographique souvent discutable et redondante promue par les annales camaldules du XVIIIe siècle Au fil des journées, les discussions ont porté sur la question de l’origine du monastère (dans le premier quart du XIe siècle ?), de sa fondation par Gaudentius – premier abbé de Saint-Pierre (?), évêque d’Osor en 1020, puis moine bénédictin au monastère Sainte-Marie de Porto Novo à Ancone –, sur la figure de Gaudentius et sa postérité, sur la place et le rôle du monastère osorois dans la diffusion des idées réformatrices et de la mise en œuvre des Réformes de l’église au XIe siècle, tout comme ses liens avec le réseau improprement et trop souvent encore appelé camaldule au XIe-XIIe siècle Plus largement, à travers le « prisme » de Saint-Pierre d’Osor, nous avons souhaité aborder la question de la diffusion du monachisme bénédictin en Croatie et dans l’espace adriatique, la question des échanges de modèles artistiques et de la circulation des personnes, des idées et des représentations.
5Saint-Pierre fait partie d’un complexe ecclésiastique organisé autour de la cathédrale d’Osor qui semble avoir joué un rôle important dans l’histoire religieuse de la région à partir du XIe siècle : les chroniques médiévales (Historia Salonitana) et moderne (Annales camaldules) présentent en effet Osor comme un des foyers de la réforme ecclésiastique dans l’Adriatique orientale et comme un relai entre la papauté et les métropoles dalmates (Zadar, Trogir et surtout Split). Enfin, les vestiges du monastère Saint-Pierre, qui sont le résultat d’une stratification architecturale, fonctionnelle et mémorielle de plusieurs siècles, permettent d’étudier le monument sur la longue durée et de confronter ses représentations à l’analyse archéologique de l’établissement monastique qui tomba en commende vers 144011 et dont la documentation moderne mentionne le dernier abbé commendataire en 172912.
6Pourtant, la mémoire rayonnante d’Osor et l’évidence des vestiges du monastère contrastent de manière étonnante avec les rares mentions du monastère Saint-Pierre qui n’est pas évoqué avant le début du XIIIe siècle dans la documentation médiévale. Ce paradoxe est riche d’enseignements : d’un point de vue méthodologique, il démontre l’intérêt et les difficultés de l’approche pluridisciplinaire et du dialogue entre les sources matérielles et textuelles ; il interroge aussi les conditions de production, de conservation et de transmission des archives qui sont très discrètes pour certains monastères et très abondantes pour d’autres qui produisirent eux-mêmes de nombreux documents (Saint-Chrysogone de Zadar, Saints-Cosme-et-Damien sur l’île de Pašman, etc.). Cette différence, qui n’est pas propre à l’espace adriatique, attire l’attention sur le rôle des archives et des chroniques monastiques dans la mémoire et la monumentalisation de certaines fondations, mais aussi dans les pratiques cultuelles et la construction des identités modernes. L’exemple de Saint-Pierre d’Osor en est une excellente illustration : selon la tradition ecclésiastique, ce monastère aurait été fondé dans le premier quart du XIe siècle par Gaudentius, issu d’une famille d’édiles locaux, futur évêque d’Osor, qui avait rencontré à l’abbaye de Pomposa, Romuald, le fondateur des Camaldules, lui-même en relation avec l’abbé Odilon, le réformateur de Cluny13. Cette interprétation fut entretenue à l’époque moderne par une Vita sancti Gaudentii, retrouvée sur l’île de Cres, et par les Annales camaldules14. Dès lors, comment expliquer la rareté des mentions du monastère Saint-Pierre d’Osor dans la documentation médiévale ? Les structures du XIe siècle correspondent-elles à ce fameux eremus ouvert sur l’Adriatique, véritable foyer de la réforme de l’Église au service de la papauté ? Le développement du monastère Saint-Pierre d’Osor s’inscrit-il dans le rayonnement croissant du complexe ecclésial et de la cathédrale d’Osor auxquels il a fini par se confondre ?
7Les contributions rassemblées dans ce volume apportent de nouveaux éléments de réponse concrets à ces questions essentielles pour la compréhension des complexes ecclésiaux de l’Adriatique orientale. La première partie propose une approche globale du contexte religieux, artistique et social dans l’Adriatique, qui inscrit l’étude de Saint-Pierre d’Osor dans un réseau d’églises et de monastères périphériques, et plus largement dans la longue histoire du monachisme italien et dalmate. Elle permet de comprendre comment l’évêque d’Osor est parvenu à mettre en place une puissante Église seigneuriale, en contact avec plusieurs papes, sur laquelle la famille de l’évêque Gaudentius, originaire de Split (ou de Ravenne15), disciple de Romuald, et fondateur présumé du monastère Saint-Pierre semble avoir exercé une influence majeure. Le second volet porte plus spécifiquement sur le monastère Saint-Pierre, son fondateur présumé et leurs postérités. Les résultats des recherches archéologiques ont permis d’accomplir des progrès déterminants dans la connaissance de l’origine du monastère, de sa topographie et de sa communauté. S’en suit le réexamen critique des récits hagiographiques, des correspondances, des inscriptions, des actes conciliaires, des chartes médiévales et des inventaires modernes, qui propose une « archéologie » de la mémoire et des représentations du monastère Saint-Pierre. Les rapports du monastère avec la communauté civique d’Osor et des îles voisines permettent de reconstituer le processus de territorialisation de l’établissement dans le contexte social, économique, culturel et religieux de cette région de l’Adriatique qui était fortement connectée à l’Italie, à la Croatie et à la Méditerranée médiévales.
8In fine, cette publication n’a pas pour objectif de proposer une histoire exhaustive du monastère Saint-Pierre d’Osor16, mais la rencontre scientifique de 2018 a posé les bases d’une première approche globale de l’établissement monastique. La publication de ces actes illustre l’intérêt de croiser les sources matérielles et textuelles pour mieux appréhender la genèse d’un complexe ecclésial et celle, plus spécifique, d’un site monastique qui prit des formes originales, tout en s’inscrivant dans l’histoire du territoire et du monachisme dalmates. L’analyse du monastère Saint-Pierre d’Osor, de ses origines, de ses remaniements et de ses cristallisations successives intéresse aussi les spécialistes de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge dont les constructions monumentales et les pratiques sociales – transmises ou dissimulées par les stratifications médiévales – apparaissent désormais comme l’une des sources du monachisme bénédictin dans l’Adriatique orientale.
Bibliographie
Ouvrages à caractère de sources
Jérôme = Jérôme (Saint). Correspondance. Tome V, Lettres XCVI-CIX, texte établi et traduit par Jérôme Labourt, Paris, CUF, 1955 (Collection des universités de France. Série latine. – Collection Budé, 148), dernière édition 2002.
Annales Camaldulenses = Annales Camaldulenses Ordinis Sancti Benedicti: Quibus plura interseruntur tum ceteras Italico-monasticas res, tum historiam Ecclesiasticam remque Diplomaticam illustrantia / D. Johanne-Benedicto Mittarelli & D. Anselmo Costadoni Presbyteris & monachis e Congregatione Camuldulensi Auctoribus, Venise, 1755-1773.
Bibliographie secondaire
Bully – Čaušević-Bully 2011 = S. Bully, M. Čaušević-Bully, Le monachisme insulaire dans l’archipel du Kvarner (Croatie) entre le Ve et le XIe siècle. Projet de recherches archéologiques, 2011-2014, dans Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, 15, 2011, p. 335-350, http://journals.openedition.org/cem/12017.
Bully et al. 2013 = S. Bully, M. Jurković, Chr. Sapin (dir.), Le monachisme insulaire du VIe à la fin du XIe siècle, dans Hortus artium medievalium, 19, 2013, p. 7.
Codou – Lauwers 2009 = Y. Codou, M. Lauwers (dir.), Lérins, une île sainte de l’Antiquité tardive au Moyen Âge, Actes du colloque de Nice-Lérins, 21-23 juin 2006, Turnhout, 2009 (Collection d’études médiévales de Nice, 9).
Gioanni 2020 = S. Gioanni, Gouverner le monde par l’écrit. L’autorité pontificale en Dalmatie, Rome, 2020 (BEFAR, 386)
Jurković 2008 = M. Jurković, Benediktinci na sjevernom Jadranu [Les Bénédictins dans l’Adriatique nord], dans I. Crnković (ed.), Opatijske crkvene obljetnice. Radovi sa znanstvenog skupa održanog 17-19 studenoga 2006, Opatija, 2008, p. 7-30.
Jurković – Caillet 2007, 2009 = M. Jurković, J.-P. Caillet (eds), Velika Gospa près de Bale (Istrie), I, L’église Velika Gospa près de Bale, Zagreb-Motovun, vol. 1, 2007 (Dissertationes et Monographiae, 2), vol. 2, 2009 (Dissertationes et Monographiae, 3).
Miladinov 2008 = M. Miladinov, Margins of solitude. Eremitism in Central Europe between East and West, Zagreb, 2008.
O´Carragáin 2009 = T. O´Carragáin, New light on early Insular monasteries, in Antiquity, 83, 2009, p. 1182-1186.
Ostojić 1963 = I. Ostojić, Benediktini u Hrvatskoj, vol. 3, Split, 1963.
Riera Rullan 2017 = M. Riera Rullan, El monacat insular de la Mediterrània occidental. El monastir de Cabrera (Balears, segles V-VIII), Barcelone, 2017 (Studia Archaeologiae Christianae, 1).
Schwerdroffer – Racinet 2004 = J. Schwerdroffer, P. Racinet (eds), Les Religieux et la Mer, Actes du colloque de Lille – Baie de Somme, 21-22 septembre 2001, Amiens, 2004 (Cahiers du CAHMER, 16).
Tabacco 1965 = G. Tabacco, Romualdo di Ravenna e gli inizi dell’eremitismo camaldolese, Atti della Seconda Settimana internazionale di studio (Mendola, 30 agosto-6 settembre 1962), Milan, 1965.
Uroda 2019 = N. Uroda, Arheološka baština pustinjaka i redovničkih zajednica u srednjoj Dalmaciji od njihovih početaka do 12. stoljeća [Le patrimoine archéologique des ermites et des communautés religieuses de la Dalmatie centrale de leurs origines au 12eme siècle], thèse de doctorat, Université de Zagreb, 2019.
Notes de bas de page
1 Codou – Lauwers 2009.
2 Parmi la bibliographie enrichie de ces dernières années, on retiendra plus particulièrement : Schwerdroffer – Racinet 2004 ; Bully et al. 2013 ; O´Carragáin 2009 ; Riera Rullan 2017.
3 Jérôme, Lettre 118, 5 : Exstruis monasteria, et multus a te per insulas Dalmatiae sanctorum numerus sustentatur.
4 Bully – Čaušević-Bully 2011.
5 Gioanni 2020.
6 Ostojić 1963.
7 Uroda 2019 ; Jurković 2008 ; Jurković – Caillet 2007, 2009.
8 La collaboration franco-croate sur le monastère Saint-Pierre d’Osor repose sur un partenariat établi depuis 2006 entre l’UMR 6298 ARTEHIS du CNRS (Dijon) et le Centre international de recherches sur l’Antiquité tardive et le Moyen Âge de Zagreb-Motovun (IRCLAMA)/Université de Zagreb ; un partenariat a été établi avec l’École française de Rome depuis 2012 et avec l’université de Franche-Comté/UMR 6249 Chrono-Environnement depuis 2015. La direction de la mission Saint-Pierre d’Osor a été assurée par Sébastien Bully, Miljenko Jurković, Morana Čaušević-Bully et Iva Marić. Le financement de la mission a été assuré par le ministère des Affaires Étrangères, les ministères de la Culture et de la Recherche croates, l’EFR et la fondation Caritas veritatis.
9 Intitulé « Études archéologiques et historiques des monastères et sites ecclésiaux insulaires de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge dans l’espace dalmate historique : l’exemple de l’archipel du Kvarner (Croatie) ». Ce colloque a constitué les 7es Journées d’études monastiques, cycle de manifestations scientifiques initié par le laboratoire ARTEHIS du CNRS, le CEM d’Auxerre et l’APAHJ, dans le cadre du programme de recherches « Monastères en Europe occidentale (Ve-Xe siècle) ».
10 Il faut préciser que la tradition ecclésiastique de la fondation du monastère Saint-Pierre d’Osor en 1018, qui est parfois postulée dans divers articles, n’est attestée par aucune source médiévale.
11 Annales Camaldulenses, p. 258.
12 Ostojić 1963, vol. II, p. 154.
13 Tabacco 1965, p. 109, n. 111.
14 Sur une présentation et la critique d’authenticité des sources modernes : Miladinov 2008, p. 142-156 ; on se reportera également à la contribution de Stéphane Gioanni dans ce présent ouvrage.
15 Tabacco 1965.
16 Une monographie est en cours d’élaboration.
Auteurs
CNRS-UMR ARTEHIS-University of Bourgogne – sebastien.bully@u-bourgogne.fr
University of Franche-Comté-UMR Chrono-environnement – morana.causevic-bully@univ-fcomte.fr
University Lumière-Lyon 2, UMR 5189 HISOMA - stephane.gioanni@univ-lyon2.fr
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