1La naissance du royaume d’Italie transforma durablement les objectifs de la diplomatie pontificale. Durant toute la décennie 1860, le Saint-Siège réaffirma continuellement ses droits sur les provinces qui lui avaient été prises et repoussa toute négociation qui aurait pu, d’une manière ou d’une autre, équivaloir à une renonciation implicite à ces territoires. Cependant, parallèlement à cette position de principe, la diplomatie vaticane fut contrainte sur le court terme de lutter pour le maintien du statu quo territorial, afin de préserver les derniers vestiges du pouvoir temporel. Elle se trouva aidée dans cette tâche aussi bien par la mobilisation des catholiques que par les réticences de la plupart des hommes politiques français à laisser l’Italie s’emparer de Rome sans qu’un accord ne fût au préalable trouvé avec la papauté. Durant les années 1860, l’existence de l’État pontifical fut ainsi caractérisée par une très grande précarité, qui s’accentua encore après le départ des troupes françaises de la Ville.

2Pour cette raison, les questions italienne et romaine conservèrent pendant toute la seconde moitié du Second Empire une place importante dans les débats politiques français. Si la mobilisation des catholiques en faveur du Saint-Siège se poursuivit sans interruption durant la décennie, elle fut toutefois tributaire des événements italiens et français, qui conduisirent tantôt à la raviver, tantôt à l’affaiblir. La lente libéralisation du régime impérial, qui s’accéléra à partir de 1867, permit par ailleurs une plus large manifestation des revendications des défenseurs du Saint-Siège.

3Il conviendra d’abord de mettre en évidence la persistance de la question romaine dans les débats politiques français de la proclamation du royaume d’Italie à la signature de la convention de septembre 1864, période où l’existence du pouvoir temporel ne fut jamais réellement menacée en raison de la présence du corps d’occupation français à Rome. La convention de septembre, qui prévoyait le retrait de ces troupes, marqua à cet égard une rupture dont on ne saurait négliger l’importance ; elle conduisit à une large remobilisation des catholiques autour de la défense du pouvoir temporel, qui atteignit son paroxysme au moment de Mentana. Par la suite, le retour des soldats français à Rome et l’affermissement constant de l’influence des catholiques sur le gouvernement impérial, qui se manifesta tout particulièrement au lendemain des élections de 1869, conduisirent à renforcer l’État pontifical face à ses adversaires, avant que la défaite de la France contre la Prusse ne contraignît le pays à renoncer au rôle qu’il avait joué depuis 1849 dans la Ville éternelle.

I. La question romaine dans le débat politique français entre 1861 et 1864

1. Un royaume d’Italie éphémère (1861-1862) ?

4Face à la proclamation du royaume d’Italie, la diplomatie pontificale chercha à obtenir le soutien des États catholiques. Meglia intensifia dans ce but ses relations avec les ambassadeurs de ceux-ci à Paris1. Il ne put cependant empêcher la reconnaissance par la France du royaume d’Italie, survenue le 15 juin2. Les déconvenues ne s’arrêtèrent pas là pour la diplomatie pontificale puisque, par la suite, les « italianissimes » Benedetti et La Valette furent respectivement nommés chargé d’affaires à Turin et ambassadeur à Rome.

5Par l’incertitude qu’elle créait, la mort de Cavour, survenue en juin, était entretemps venue renforcer les appréhensions des catholiques. Si, dans Le Monde, Chantrel annonçait que la disparition de l’homme d’État italien pourrait amener des changements favorables à la papauté3, Douhaire ne cachait pas dans Le Correspondant l’inquiétude qu’il éprouvait face à la situation que créait un tel décès. Les catholiques libéraux de la revue n’avaient pourtant eu de cesse de dénoncer, dès les années 1850, la politique que le comte avait menée contre l’Église. Quelques semaines avant la mort de celui-ci, Montalembert publiait encore une lettre ouverte dans laquelle il lui reprochait de l’avoir compromis dans ses deux discours du 27 mars et du 9 avril, d’abord en reprenant dans le premier la formule « l’Église libre dans l’État libre » dont il était l’auteur4, puis en le citant dans le second parmi les précurseurs du libéralisme qu’il invitait les catholiques à embrasser5. Malgré cette hostilité à l’égard de la politique de Cavour, Douhaire signalait les risques que sa mort faisait courir à la stabilité de l’Europe6. Il décrivait par ailleurs l’unification italienne comme un échec : le nouvel État était instable et son existence mal assurée, en raison notamment de l’hétérogénéité des territoires qui le composaient.

6Du reste, dès les années 1859-1860, face à la politique piémontaise, catholiques intransigeants et catholiques libéraux avaient souligné l’importante diversité qui caractérisait à leurs yeux la péninsule pour des raisons historiques, culturelles et ethniques. Une telle diversité rendait selon eux l’unité impossible et faisait de la confédération la seule organisation adaptée aux réalités italiennes. Celle-ci devint par conséquent le contre-projet que nombre d’entre eux mirent en avant pour contester l’unité sans pour autant paraître vouloir revenir à la situation d’avant 1859. Les difficultés rencontrées par le nouvel État pour imposer sa domination sur l’ensemble de l’ancien royaume de Naples et la violence de la répression contre le « brigandage7 » furent à ce titre considérées comme des preuves de l’impossibilité d’établir en Italie un État unitaire durable. La diplomatie vaticane nourrit elle aussi pendant plusieurs années l’espoir d’un éclatement du Royaume italien, qui conduirait notamment au rétablissement des Bourbons de Naples8. Sans doute faut-il voir dans cet espoir l’une des raisons qui poussèrent le Saint-Siège à refuser toute transaction qui remît en cause ses droits sur les provinces perdues depuis 18599.

7La naissance du royaume d’Italie fut suivie d’un certain effacement de la question romaine au sein du débat politique français, facilité notamment par la stabilisation de la situation de la péninsule. Si, dans la plupart des diocèses, le clergé conservait d’après les rapports des fonctionnaires impériaux une réelle froideur à l’égard du gouvernement, il tendait désormais à ne plus manifester publiquement son opposition. De ce point de vue, la répression menée en 1860 et au cours des premiers mois de l’année 1861 avait porté ses fruits. Dans quelques diocèses, cependant, des tensions persistaient en raison de l’importance du dissentiment qui y opposait les évêques et le gouvernement. Interdiction fut ainsi faite aux fonctionnaires d’entretenir des relations avec M^gr Dupanloup à Orléans (février 1861)10 et M^gr Pie à Poitiers (mars 1861)11. Quelques mois plus tard, en décembre 1861, l’évêque de Nîmes, M^gr Plantier, eut à subir le même sort12. Il ne s’agissait toutefois que de cas exceptionnels et le gouvernement n’eut dans l’ensemble pas à s’inquiéter de l’attitude de l’épiscopat. Il choisit cependant à la même époque de durcir sa politique à l’égard de la société de Saint-Vincent-de-Paul13, dont les membres avaient été dans certains départements à la pointe de la mobilisation laïque en faveur de la papauté, ainsi que des congrégations religieuses14.

8Le 16 janvier 1862, le nouveau nonce, Flavio Chigi15, arriva à Paris. Il avait pour consigne de se référer pour sa conduite aux instructions qu’avait reçues Carlo Sacconi en novembre 1853, auxquelles Antonelli ajouta un simple appendice16. Si la question romaine n’y était pas évoquée, le nouveau nonce ne tarda cependant pas à poursuivre en ce domaine l’œuvre de son prédécesseur. La discussion de l’adresse lui en donna une première occasion.

9Au contraire de ce qui s’était produit au cours de l’année précédente, il ne paraît pas que les débats des deux Chambres aient véritablement ravivé dans le pays l’intérêt pour les questions italienne et romaine. Au Sénat comme au Corps législatif, malgré l’activité de Chigi pour inciter les représentants à défendre la cause du pape17, la question romaine perdit d’ailleurs la centralité qu’elle avait eue en 1861. L’adresse fut votée, dans la Chambre haute, par 123 voix contre 6 – comme en 1861, l’opposition venait des soutiens de la cause pontificale18 – et, dans la Chambre basse, par 244 voix contre 9 – aux Cinq s’ajoutaient Cuverville, Kolb-Bernard, Keller et Lemercier.

10À en juger d’après les discussions des paragraphes relatifs à l’Italie et la faiblesse du nombre des représentants ayant refusé de voter les adresses, l’opposition catholique dans les deux Chambres s’était montrée moins déterminée que l’année précédente à prendre ses distances à l’égard de la politique italienne du gouvernement. Le nonce considéra cependant, non sans raison, qu’une telle situation était avant tout due au fait que, contrairement à ce qui s’était produit en 1861, le gouvernement avait, par la voix de Billault, annoncé positivement qu’il ne retirerait pas le corps d’occupation de Rome19. Une telle déclaration était apte à tranquilliser les catholiques.

2. Le réveil de la question romaine en 1862 : l’assemblée des évêques à Rome et Aspromonte

11Alors que les premiers mois de l’année 1862 avaient ainsi été caractérisés par un relatif effacement des questions italienne et romaine, deux événements vinrent successivement replacer sous la lumière la situation du pouvoir temporel de la papauté.

12Le 18 janvier, le cardinal Caterini, préfet de la congrégation du Concile, écrivit aux évêques de la chrétienté pour les inviter à se réunir à Rome au moment de la Pentecôte afin d’assister à la canonisation de 24 martyrs du Japon de la fin du XVI^e siècle. Dans sa lettre-circulaire, le cardinal précisait que c’était la situation religieuse du royaume d’Italie, qui ne permettait pas à tous les évêques italiens de se rendre à Rome, qui avait conduit le pape à inviter à cette cérémonie, contre l’usage, non pas les seuls prélats de la péninsule mais ceux de la chrétienté tout entière. La procédure des canonisations ne nécessitant théoriquement pas la venue à Rome des évêques, la convocation de ceux-ci fut immédiatement analysée comme un acte politique par le gouvernement impérial et par la presse anticléricale. Le Siècle dénonça ainsi la canonisation comme un événement par lequel la cour de Rome « tent[ait] de compromettre l’épiscopat tout entier dans la lutte qu’elle a[vait] entreprise contre tous les principes sur lesquels repos[ait] la société moderne20 ». Le journal ne manqua par ailleurs pas de préciser que la mesure était partiellement dirigée contre le gouvernement français. Enfin, il disait craindre que l’occasion ne fût utilisée pour élever le pouvoir temporel à la hauteur d’un dogme21.

13Le gouvernement impérial craignait par ailleurs que le rassemblement des évêques à Rome ne contribuât à donner à Pie IX une idée exagérée du soutien dont la cause du pouvoir temporel jouissait auprès des fidèles et que, ce faisant, il ne conduisît le pape à persévérer dans son refus de toute concession au sujet de la question romaine22. Ses tentatives pour dissuader les évêques de se rendre dans la Ville éternelle s’avérèrent cependant généralement vaines23. Minoritaires furent ainsi les évêques français qui choisirent de ne pas répondre à l’invitation du Saint-Siège. Ceux qui partirent annoncèrent parfois leur voyage à leurs paroissiens à travers des lettres-circulaires24 et leur départ put donner lieu en certains diocèses à des rassemblements des fidèles – d’ampleur très limitée en raison de l’attitude des autorités à leur encontre.

14Comme le gouvernement français l’avait craint, les cérémonies de la Pentecôte furent loin de se limiter au seul enjeu religieux qui en avait été le prétexte. Dès le consistoire du 22 mai, le pape prononça un discours où il évoqua la « persécution » qui frappait les évêques et les prêtres en Italie25. Surtout, l’afflux de prélats venus du monde entier fut assimilé par la presse religieuse à une démonstration de l’importance que les catholiques accordaient au pouvoir temporel. Le 3 juin, Joseph Chantrel notait ainsi dans Le Monde :

Le fait seul de cet immense concours d’Évêques arrivant de toutes les parties du monde, est une éclatante démonstration de la primauté de juridiction du siège de Pierre ; les circonstances dans lesquelles il a lieu sont une preuve non moins consciencieuse des sentiments de l’Épiscopat à l’égard de la souveraineté temporelle du Chef de l’Église et des iniquités dont il est la victime. […] Il n’est pas possible à un catholique de se croire lui seul plus raisonnable, plus instruit, plus éclairé que les Évêques unis au Souverain-Pontife […].

15Reprenant les informations du Giornale di Roma, Le Monde ne manqua par ailleurs pas de donner régulièrement la liste des prélats arrivés à Rome. Il signala également la présence de nombreux prêtres français dans la ville26. Le journal faisait ainsi de l’assemblée une manifestation de l’unité et de la vigueur d’une Église pourtant assaillie de toutes parts.

16La fête de la canonisation eut lieu le 8 juin, en présence de 44 cardinaux et de 243 évêques. Le lendemain, Pie IX adressa aux évêques, parmi lesquels figuraient 54 Français27, une allocution à laquelle ces derniers répondirent par une adresse dénonçant la situation de l’Italie et affirmant la nécessité relative du pouvoir temporel. Au cours des semaines qui suivirent, la plupart des évêques qui n’avaient pas été présents à Rome y adhérèrent28. En réunissant auprès de lui près de 250 évêques et plusieurs milliers de prêtres à l’occasion d’une cérémonie où leur présence n’était pourtant pas nécessaire, le pape rendait manifeste le fait que les événements italiens, en l’auréolant aux yeux des catholiques du statut de victime injustement persécutée, n’avaient fait qu’accroître son autorité sur l’Église. Un tel événement permit par ailleurs au Saint-Siège de réaffirmer face aux prétentions italiennes le caractère catholique de la ville de Rome. Aux yeux mêmes de certains de ses adversaires, la cérémonie montrait la force de l’Église. Dans le quotidien libéral Le Temps, Edmond Schérer pouvait ainsi y voir une preuve de la puissance sociale du catholicisme :

Nous ne voulons pas plus diminuer qu’exagérer l’importance de la manifestation qui a eu lieu à Rome en faveur du pouvoir temporel. Autant il est nécessaire de rappeler que les évêques qui y ont pris part ne représentent point les nations auxquelles ils appartiennent, autant il est juste de reconnaître qu’ils représentent les croyances et les passions d’un très grand nombre de personnes. Il est parfaitement inutile de se dissimuler que le catholicisme fervent et pratiquant a de nombreux adhérents dans les deux mondes, et que ces adhérents sont, en général, dévoués aux doctrines connues sous le nom d’ultramontanisme.

Nous irons plus loin, et nous reconnaîtrons que l’ultramontanisme est une puissance sociale. On peut se demander si l’Église a plus perdu à la Révolution qu’elle n’y a gagné. Elle a perdu ses vastes possessions territoriales, elle ne forme plus un ordre dans l’État ; mais, en revanche, elle est restée la seule force organisée au milieu des ruines de l’ancien ordre des choses29.

17Davantage encore que leurs départs, les retours des évêques furent l’occasion de démonstrations cléricales dans plusieurs cités épiscopales30, que Le Monde ne se priva pas de signaler comme des marques d’adhésion des fidèles à l’adresse des évêques31. Craignant qu’ils ne revêtissent une connotation politique32, certains préfets avaient pris des mesures destinées à prévenir les rassemblements de fidèles autour des gares et des cathédrales. Aucun trouble sérieux ne fut signalé33.

18Quelques semaines plus tard eut lieu l’expédition garibaldienne contre Rome. L’événement n’occupa dans la presse française qu’une place réduite, qui semble témoigner de la certitude dans laquelle les catholiques se trouvaient alors que la France s’opposerait si nécessaire à l’entreprise34. Si la nouvelle de la défaite de Garibaldi à Aspromonte (29 août) fut saluée par la presse religieuse, le rôle de l’armée italienne fut mis en avant – sans succès – par des journaux comme Le Temps, L’Opinion nationale et La Presse pour proposer que la France se retirât de Rome et confiât la garde de la ville aux Italiens. Selon eux, Aspromonte avait en effet prouvé la détermination du gouvernement italien à combattre les garibaldiens.

19Alors même qu’elle aurait dû conduire le gouvernement français à adopter une politique plus favorable au royaume d’Italie, puisque celui-ci s’était montré résolu à ne pas tolérer les entreprises garibaldiennes, la bataille d’Aspromonte eut l’effet inverse. La circulaire publiée le 10 septembre par le ministre des Affaires étrangères italien, Durando, où celui-ci réaffirmait la vocation de Rome à devenir la capitale du royaume d’Italie, fut en effet mal accueillie par Napoléon III et une crise couva au sein du gouvernement entre les ministres favorables à l’Italie et ceux qui lui étaient défavorables. Ces derniers l’emportèrent partiellement à la mi-octobre : au ministère des Affaires étrangères, Drouyn de Lhuys remplaça Thouvenel, mais Persigny conserva le ministère de l’Intérieur, où il put continuer à engager les journaux officieux à soutenir une ligne favorable à l’Italie35. Tandis que Benedetti était rappelé de Turin, à Rome, La Valette fut remplacé par le prince de La Tour d’Auvergne. Ces trois changements réjouirent le nonce, qui y vit le signe d’une réorientation de la politique française. Tout en précisant à Antonelli qu’il serait illusoire d’espérer de ces nouvelles nominations des résultats rapides en faveur du Saint-Siège, Chigi pensait possible que le gouvernement impérial se mît à chercher un accord avec les puissances pour parvenir à une dissolution du royaume d’Italie36.

3. Les élections législatives de 1863

20Le gouvernement pontifical pâtissait cependant toujours de la dégradation de son image auprès de l’opinion française. Drouyn de Lhuys prévint Chigi que le Saint-Siège devait prendre en compte le fait que l’opinion des masses à son égard n’était plus aussi bonne que par le passé37. Quelques jours plus tard, Antonelli communiqua au nonce un article publié dans l’Osservatore romano afin de démentir les accusations portées contre l’administration des États romains et de montrer les réformes mises en œuvre depuis la restauration. Il demandait au nonce de le transmettre à la presse catholique afin de l’inspirer38. Chigi le distribua à divers journaux et il fut par ailleurs publié sous forme de brochure, accompagné d’une préface et de notes de Joseph Chantrel39. Plus généralement, si elle avait perdu la vigueur qui l’avait caractérisée entre 1859 et 1861, la bataille de publicistes autour de la question italienne se poursuivait et la papauté put se réjouir non seulement des opuscules que faisaient régulièrement paraître ses défenseurs catholiques ou conservateurs, mais aussi de quelques écrits – à vrai dire rares, mais d’autant plus remarqués – d’hommes de gauche qui dénonçaient l’unité italienne. Les principaux furent ceux d’Eugène Pelletan40 et de Pierre-Joseph Proudhon41.

21L’amélioration des relations entre Paris et Rome se poursuivit au cours des mois suivants, comme en attestèrent les paroles adressées par le pape au général de Montebello, qui avait remplacé en 1862 le général Goyon à la tête du corps expéditionnaire français à Rome, à l’occasion de la nouvelle année. La discussion des adresses se déroula de manière bien plus apaisée qu’au cours des années précédentes dans les deux Chambres. Si le Sénat comme le Corps législatif évoquèrent à cette occasion les affaires d’Italie, les cléricaux ne proposèrent pas d’amendement aux projets soumis aux votes des Chambres. Au contraire de ce qui s’était produit en 1861 et en 1862, aucun député catholique ne vota d’ailleurs contre les adresses. Une telle situation semblait montrer que les représentants approuvaient la politique du ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys.

22L’antagonisme entre le gouvernement et une partie des catholiques fut cependant ranimé quelques mois plus tard par la perspective des élections législatives, qui devaient se tenir durant les mois de mai et de juin. Le gouvernement choisit en effet de retirer son patronage à certains des députés qui avaient le plus vigoureusement manifesté leur soutien à la cause du pape au cours de la législature. Dans une circulaire adressée aux préfets le 8 mai et rendue publique, le ministre de l’Intérieur Persigny nia que le vote de l’adresse de 1861 avait été déterminant dans la disgrâce des candidats abandonnés par le gouvernement. De fait, la plupart des 91 députés qui avaient voté l’amendement clérical jouirent de nouveau du statut de candidat officiel42. Alors que 14 ne se portèrent pas candidats43, 59 bénéficièrent du soutien du gouvernement et 18 se présentèrent sans l’appui des autorités44. Un examen détaillé des situations permet de constater que ceux des 91 qui avaient poussé le plus loin leur opposition à la politique italienne du régime se trouvaient exclus de la candidature officielle : la plupart (9 sur 12) des députés cléricaux qui avaient voté contre le texte final de l’adresse en 1861 furent ainsi abandonnés45 – et, parmi eux, tous ceux qui avaient maintenu leur opposition en 186246. Par la suite, les quelques semaines de la campagne furent marquées par l’action énergique de Persigny, dont témoigna le nombre important d’avertissements qui toucha la presse47.

23L’attitude des catholiques au cours de la campagne fut loin d’être homogène48. Pour les catholiques intransigeants du Monde, le seul critère pertinent pour choisir parmi les candidats celui qui devait avoir le suffrage des catholiques était celui de l’attitude vis-à-vis de l’Église et, plus précisément, du pouvoir temporel de la papauté49. Joseph Chantrel n’hésitait ainsi pas à placer le vote des catholiques, à la suite de la bataille de Castelfidardo et des dons au denier de Saint-Pierre, parmi les actes par lesquels les fidèles manifestaient leur dévouement au Saint-Siège50. Dès lors, Le Monde encouragea ses lecteurs à accorder leur confiance à tous les députés sortants qui, au cours de la précédente législature, avaient donné la preuve de leur engagement en faveur de l’Église ; il publia notamment dans son édition du 13 mai la liste des 91. À défaut de candidats présents dans cette liste, il fallait voter pour les candidats qui s’engageraient explicitement à défendre le pouvoir temporel51. Enfin, dans les cas où aucun des candidats ne satisfaisait aux exigences catholiques, il importait de déposer dans l’urne un bulletin blanc52. Un tel positionnement conduisait ainsi Le Monde à dépasser, le temps de l’élection, les polémiques qui l’opposaient aux catholiques libéraux. Le journal appela à voter en faveur de Charles de Montalembert, qui avait présenté sa candidature aux électeurs du Doubs et des Côtes-du-Nord, et il soutint Augustin Cochin à Paris53. Des candidats qui n’étaient pas « catholiques avant tout », comme le légitimiste Berryer à Marseille ou Thiers à Paris, obtinrent également son soutien parce qu’ils apparaissaient comme de futurs défenseurs de la papauté à la Chambre. Un tel positionnement conduisait le journal à refuser de choisir a priori entre les candidats du gouvernement et ceux de l’opposition. Il pouvait en effet, en fonction des circonstances locales, amener les catholiques à voter aussi bien pour des candidats officiels que pour des opposants. Le Monde, tout en revendiquant explicitement ce choix, le défendit prudemment en précisant que le vote pour un candidat favorable à la papauté ne devait pas, même lorsque celui-ci faisait face à un candidat officiel, être interprété comme un acte d’opposition au régime54.

24Le positionnement du Monde ne fut pas partagé par tous les catholiques. Les libéraux du Correspondant ne firent pas de la question romaine l’unique enjeu de l’élection. Plusieurs d’entre eux participèrent ainsi à l’« Union libérale », par laquelle des opposants au régime de diverses tendances – catholiques libéraux, légitimistes et républicains modérés – s’entendirent en un certain nombre de circonscriptions sur des candidats communs. Une telle stratégie amenait en certains endroits à défendre la candidature d’hommes dont l’attitude à l’égard de la papauté n’était pas vraiment caractérisée par une grande bienveillance55. Le Monde ne manqua pas de critiquer un tel positionnement, qui revenait, selon Melchior Du Lac, à faire de la liberté politique un enjeu supérieur à celui de la liberté de l’Église56.

25Aux divisions qui séparaient les laïcs s’ajoutaient celles qui opposaient les ecclésiastiques, suivant deux lignes de fracture. La première passait entre l’épiscopat et le clergé secondaire. Si la plupart des évêques préférèrent ne pas soutenir de candidats de l’opposition, en plusieurs diocèses, certains membres du clergé secondaire eurent un positionnement différent. On retrouvait ici la distinction, qui s’était déjà fait jour au plus fort de la crise italienne entre 1859 et 1861, entre l’attitude prudente de la plupart des membres de l’épiscopat et celle, moins réservée, de certains prêtres. Les départements où la mobilisation de ces derniers fut la plus forte furent ceux du Grand Ouest (les cinq départements bretons, le Maine-et-Loire, la Sarthe, la Mayenne), le Nord, les deux départements alsaciens, le Doubs57, la Haute-Saône, une grande partie du Massif central (Corrèze, Puy-de-Dôme, Lozère, Cantal, Haute-Loire) et quelques départements du Sud (Var, Bouches-du-Rhône) et du Sud-Ouest (Ariège, Gers, Dordogne, Tarn)58.

26Une seconde ligne de partage passait au sein même de l’épiscopat français, puisque plusieurs évêques, certes minoritaires mais loin d’être en nombre négligeable, adoptèrent des positions qui ne pouvaient satisfaire le gouvernement. Ce fut le cas de M^gr Dupanloup, qui écrivit une lettre de soutien à la candidature de Montalembert dans les Côtes-du-Nord, alors même que l’ordinaire du diocèse, l’évêque de Saint-Brieuc, soutenait le candidat officiel59. Surtout, une semaine avant les élections, parut à l’initiative de l’évêque d’Orléans un écrit intitulé Réponse de plusieurs évêques aux consultations qui leur ont été adressées relativement aux élections prochaines60, dans lequel sept évêques61 expliquaient la conduite que devaient selon eux suivre les catholiques lors des prochaines élections. Les prélats rejetaient tout d’abord l’abstention et mettaient en avant le fait que les circonstances imposaient aux fidèles de voter62. Ils refusaient par ailleurs de prendre position a priori en faveur des candidats officiels ou de leurs adversaires et mettaient en avant, dans la détermination du choix électoral, les deux intérêts majeurs du moment : la liberté religieuse en France et l’indépendance temporelle du pape. Ils présentaient ainsi comme « une chose significative et regrettable » l’abandon par le pouvoir de certains des députés qui avaient défendu la cause du Saint-Siège et précisaient que, la question romaine pouvant prochainement retrouver son importance, il était important d’élire des députés prêts à défendre la papauté :

Rien de ce qui se fera en Italie, ne se fera sans la permission de la France. Or, ce que la France dira à l’Italie, dépend certainement de ce que l’opinion du pays va dire par la voix de la presse et par la voie des élections63.

27Cette prise de position, qui reçut au cours des jours suivants l’adhésion des évêques de Rodez et de Bayeux, mécontenta le gouvernement. Rouland blâma la Réponse comme « contraire aux obligations de l’épiscopat ». L’archevêque de Tours, M^gr Guibert, répondit au ministre avec vigueur le 4 juin dans une lettre qu’il fit publier par la presse. Prudemment, le gouvernement attendit que le premier tour des élections se fût déroulé pour déférer la Réponse aux consultations et la lettre de l’archevêque au Conseil d’État pour abus.

28Les résultats des élections témoignèrent des limites auxquelles était confrontée l’action électorale des catholiques dans un régime autoritaire comme le Second Empire. Ils ne furent cependant pas négligeables. Deux questions doivent à ce sujet être traitées : celle de l’influence de la question romaine sur les résultats du scrutin et celle de l’appui que le Saint-Siège pouvait espérer de la part de la nouvelle Chambre. En ce qui concerne le premier point, il faut noter que, dans la plupart des circonscriptions, la question romaine ne joua qu’un rôle marginal dans l’élection. Cependant, si aucun député ne fut élu en raison de son seul positionnement au sujet de la question romaine, il est probable que certains durent leurs courtes victoires à une déclaration en faveur du pape qui leur avait assuré l’appui du clergé. Dans certaines circonscriptions où l’on prévoyait que l’écart serait serré, certains candidats avaient du reste jugé bon de s’accommoder l’électorat catholique en s’engageant à défendre la papauté à la Chambre. De ce point de vue, l’action du Monde et des auteurs de la Réponse aux consultations avait porté ses fruits.

29L’évaluation du nombre de députés susceptibles de défendre les intérêts du pape dans la nouvelle Chambre était quant à elle difficile à faire par les contemporains et il faudrait attendre le vote de l’adresse de 1865 pour obtenir une réponse précise. Parmi les 77 des 91 qui s’étaient présentés, 61 furent élus et, parmi les vaincus, certains étaient remplacés par des hommes dont le soutien à la cause pontificale ne laissait guère de doute64. Ceux des 91 qui s’étaient présentés sans la protection du gouvernement n’obtinrent pas le même succès que les candidats officiels, mais leur résultat global était loin d’être insignifiant : douze furent vaincus mais six l’emportèrent65, ce qui représentait une proportion d’un tiers d’élus66.

30À cette soixantaine de députés qui devaient théoriquement défendre à la Chambre les intérêts de la papauté s’ajoutaient une partie des candidats officiels67 ainsi que plusieurs des candidats de l’opposition. Particulièrement remarquées furent à ce titre les victoires de Berryer68 à Marseille et de Thiers à Paris, même si elles étaient insuffisantes pour compenser l’échec de la plupart des catholiques libéraux, à commencer par Montalembert, défait dans le Doubs et dans les Côtes-du-Nord69. Relativisant le danger que représentait le succès dans les villes de l’Empire de ce qu’il nommait le « parti démocratique », le nonce signala à Antonelli que plusieurs de ses membres s’étaient engagés à défendre le pouvoir temporel à la Chambre70. L’appréciation était pour le moins optimiste. Certes, Chigi pouvait attendre de Pelletan qu’il défendît le pouvoir temporel après avoir dénoncé l’unité italienne dans ses écrits. De même en était-il de Lanjuinais71, élu en Loire-Inférieure avec le soutien du clergé et des légitimistes72. Mais, pour la plupart des républicains, la question romaine ne pouvait être réglée que par la disparition du pouvoir temporel. À l’issue des élections, Augustin Cochin estimait que, malgré l’action de Persigny, l’Église pourrait s’appuyer sur autant de défenseurs dans la nouvelle Chambre que dans l’ancienne73 – l’évaluation n’était pas aisée à faire mais l’avenir devait lui donner raison.

31Au cours des mois qui suivirent, les catholiques n’eurent guère à s’inquiéter au sujet de la question romaine, qui fut éclipsée par les affaires du Mexique74. Les changements survenus durant l’été au sein du gouvernement se produisirent pour la plupart à leur avantage, puisque Persigny quittait l’Intérieur, Rouland les Cultes et Delangle la Justice. Le remplacement de l’ambassadeur à Rome La Tour d’Auvergne, nommé en Angleterre, par Sartiges ne donna lieu à aucune appréciation particulière et, au début de l’année 1864, il semblait que le statu quo serait amené à perdurer en Italie. La question romaine ne suscita du reste aucune polémique lors des discussions des adresses dans les deux Chambres et Chigi pensait à cette époque pouvoir annoncer à Antonelli que les troupes françaises n’abandonneraient pas Rome75. Si en juin 1864 le nonce signalait que le Piémont essayait d’obtenir par divers projets l’évacuation de la Ville, il qualifiait ceux-ci de « chimériques » et précisait qu’il ne fallait pas les prendre au sérieux76. À la fin de l’été 1864, la question romaine avait ainsi cessé de préoccuper l’opinion, comme en témoigne le peu d’écho suscité en août par l’affaire Coen77, il est vrai concurrencée dans l’actualité par la crise des Duchés. L’annonce de la signature d’une convention entre la France et le royaume d’Italie qui prévoyait un futur départ des troupes françaises de Rome fit par conséquent l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel serein.

II. De la convention de septembre à Mentana : l’impossible abandon de Rome (1864-1867)

1. La convention de septembre et le Syllabus

32L’annonce de la convention franco-italienne du 15 septembre constitua une immense surprise tant pour le Saint-Siège que pour les catholiques, et ce caractère inattendu renforça le rejet que le texte pouvait inspirer par ses seules clauses. L’accord, qui reprenait partiellement un projet élaboré avant la mort de Cavour, prévoyait que la France retirerait ses troupes de Rome avant deux ans et que, dans le même temps, l’État pontifical pourrait constituer une armée de volontaires capable de défendre son territoire contre un ennemi intérieur ou extérieur. De son côté, l’Italie s’engageait à respecter et à faire respecter les frontières romaines et à prendre en charge la part de la dette pontificale correspondant aux territoires qu’elle avait annexés en 1859-1860. Elle devait par ailleurs transférer sa capitale hors de Turin, ce qui pouvait être interprété comme une renonciation implicite à Rome78.

33Ce ne fut que le 21 septembre que Le Monde, reprenant notamment des rumeurs venant des journaux de Turin, évoqua pour la première fois la convention et il fallut attendre encore quelques jours pour que le journal pût en confirmer l’existence. Le nonce Chigi n’avait guère été mieux informé que la presse catholique. Il ne put en effet avertir Antonelli de la signature de la convention que le soir du 21 et le secrétaire d’État ne manqua pas de lui reprocher le constant silence qu’il avait gardé tout au long des négociations entre la France et l’Italie79.

34Journalistes et publicistes cherchèrent chacun à interpréter un texte dont les finalités ne paraissaient pas claires. L’enjeu central était bien évidemment celui du sort de Rome après le retrait des troupes françaises. Les catholiques craignaient que l’État pontifical ne survécût pas à ce retrait. Certes, l’Italie s’était engagée non seulement à ne pas violer mais aussi à défendre contre une attaque extérieure les frontières des États romains, mais le texte de la convention restait muet au sujet d’une éventuelle révolte qui éclaterait à Rome. Les catholiques se mirent par conséquent à dénoncer le risque d’un soulèvement fomenté par les Italiens. Le souvenir des insurrections de 1859 en Italie centrale, dans le déclenchement desquelles la diplomatie piémontaise avait joué un rôle central, venait renforcer de telles inquiétudes80. La manière dont les journaux et les hommes politiques italiens évoquaient dans leur pays la convention n’était du reste guère de nature à les tranquilliser. On eut notamment assez vite connaissance d’un discours tenu à Milan par Pepoli, qui avait été l’un des négociateurs de la convention, où celui-ci déclarait que l’accord ne portait pas atteinte au programme national italien et n’avait fait que briser les dernières chaînes qui liaient la France aux ennemis de l’Italie. Dès lors, les catholiques français portèrent leur espoir sur un événement qui surviendrait dans les deux ans et qui contraindrait la France à renoncer au départ de ses troupes. Leurs inquiétudes étaient partagées par la diplomatie vaticane, qui chercha – en vain – à faire remplacer la garnison française par des troupes d’autres pays catholiques81.

35Lorsque, près de trois mois plus tard, furent connus l’encyclique Quanta cura et le Syllabus des erreurs modernes qui l’accompagnait82, ces documents furent analysés – à tort83 – par une grande partie de la presse française, et notamment par les adversaires du pouvoir temporel, comme la réponse de la papauté à la convention. De fait, parmi les quatre-vingt propositions condamnées par le Syllabus, plusieurs faisaient référence à l’unification italienne84. Il est inutile de revenir ici sur le retentissement qu’eut, dans toute l’Europe, le document pontifical puisque cette question, par ailleurs déjà bien étudiée85, ne concerne pas directement notre propos. Alors qu’en Italie les débats se concentrèrent avant tout sur la question romaine et les rapports entre l’État et la papauté, la question religieuse et doctrinale fut loin d’être négligée en France86.

36Les adversaires du pouvoir temporel s’emparèrent du Syllabus afin de montrer que la France devait retirer ses troupes de Rome pour ne plus défendre un prince qui venait de publier une violente critique des principes sur lesquels était fondé l’Empire. Là se trouvait, avec la volonté de sauver le catholicisme libéral du péril mortel dont il se voyait menacé87, l’une des principales raisons qui poussèrent M^gr Dupanloup à publier sous le titre La convention du 15 septembre et l’encyclique du 8 décembre88 un ouvrage destiné à remettre en cause une telle interprétation des documents pontificaux89. La grande habileté de l’évêque fut de réunir en un même écrit la critique de la convention de septembre et celle des interprétations et jugements hostiles auxquels le Syllabus avait donné lieu, de manière à faire accepter plus facilement à la papauté l’interprétation libérale de ce document. Le retentissant succès obtenu par l’écrit de M^gr Dupanloup90 permit d’atténuer au sein d’une partie de l’opinion publique conservatrice le trouble qu’avait produit le Syllabus91.

37Quelques mois plus tard, la discussion des adresses donna aux Chambres l’occasion de s’exprimer sur la convention de septembre. Au Sénat, malgré des débats importants au sujet du paragraphe concernant la question romaine, seuls le cardinal Mathieu et Ségur d’Aguesseau votèrent contre l’adresse. Analysant les débats, le nonce Chigi y trouvait la source d’une demi-satisfaction. S’il apparaissait assez clairement que la quasi-totalité des sénateurs était favorable au maintien du pouvoir temporel, il devenait cependant clair que la question romaine était désormais réduite, même auprès des sénateurs les mieux disposés à l’égard de la papauté, à la simple question du maintien de la souveraineté temporelle du pape, alors que, au début de la décennie 1860, il s’était agi de maintenir intacts l’ensemble des droits temporels du souverain pontife, y compris ceux sur les provinces perdues. Selon le nonce, une telle évolution ne présageait rien de bon quant à l’avenir92.

38Comme lors des années précédentes, les discussions furent plus vives au Corps législatif. Le débat sur le paragraphe 19 de l’adresse, relatif à la convention de septembre, qui expliquait que l’accord conciliait « l’affermissement du royaume d’Italie […] et le maintien de l’indépendance du Saint-Siège », débuta le 12 avril. Trois amendements furent soumis à la discussion. Le premier avait été déposé par les républicains et saluait la décision d’évacuer Rome. Il fut rapidement rejeté. Les deux autres avaient quant à eux été déposés par des députés cléricaux. Ils furent défendus par Kolb-Bernard, qui réclamait une garantie formelle du pouvoir temporel, et par Thiers, dont le long discours du 13 avril fut le grand moment de la discussion. Thiers plaçait son argumentation sur deux plans principaux : géopolitique, tout d’abord, en mettant en avant les menaces que la création d’une puissance susceptible un jour de devenir sa rivale faisait peser sur la France ; religieux, ensuite, en cherchant à montrer que la liberté de conscience des catholiques français serait anéantie si le pape venait à perdre la garantie matérielle de son pouvoir spirituel. Émile Ollivier, pour les républicains, puis Rouher, pour le gouvernement, lui répondirent. Ce dernier fut contraint par une intervention de Thiers de préciser ses paroles et déclara :

Je reconnais aux Romains un droit de souveraineté ; mais pour moi ce droit n’est qu’un droit intérieur, qui ne saurait aller jusqu’au droit de s’annexer à un État voisin. Nous ne reconnaissons pas plus aux Romains le droit de s’annexer à l’Italie que nous ne reconnaîtrions aux Badois ou aux Saxons le droit de s’annexer à la Prusse.

39Par une telle déclaration, le ministre d’État répondait partiellement aux inquiétudes des catholiques, qui craignaient que la convention ne fût tournée par le déclenchement d’une insurrection à Rome. Un tel propos était par ailleurs caractéristique du lien qui était désormais de plus en plus couramment fait entre les questions italienne et allemande93.

40Les députés cléricaux indépendants ayant choisi de retirer leur amendement en faveur de celui des cléricaux gouvernementaux, celui-ci fut soumis au vote et réunit en sa faveur 84 voix contre 166, 23 députés s’étant abstenus. Lors du vote final de l’adresse, Lanjuinais et Thiers furent cependant les seuls parmi les 84 à s’opposer au texte en compagnie de 13 républicains94. Un tel vote témoignait du fait que les 84 représentaient moins une opposition au régime qu’une tentative d’infléchir sa politique italienne. Seuls 16 d’entre eux avaient d’ailleurs été élus députés sans le soutien du gouvernement.

41Au-delà des débats suscités au sein des Chambres, la convention de septembre et le Syllabus ne paraissent pas avoir rendu à la question romaine l’importance qu’elle avait eue au début des années 1860. Deux éléments au moins venaient expliquer le faible intérêt de l’opinion publique à son égard et l’absence de mobilisation catholique de grande ampleur. Le premier était que ni le gouvernement impérial ni la cour de Rome ne désiraient alors voir se renouveler les tensions qui les avaient opposés quelques années auparavant. Lorsque, le 15 mai, le prince Napoléon tint à Ajaccio, à l’occasion de l’inauguration de la statue de Napoléon I^er, un discours où il rappela ses convictions anticléricales et son souhait de voir détruit le pouvoir temporel95, il fut blâmé par son cousin dans une lettre publiée dans Le Moniteur, ce qui entraîna sa démission de la vice-présidence du conseil privé96. À Rome, quelques mois plus tard, en octobre 1865, Pie IX choisit quant à lui de se séparer de son pro-ministre des Armes, M^gr de Mérode, qui s’était toujours montré hostile au gouvernement français. Une telle décision renforçait au sein de la Curie la position d’Antonelli, convaincu de la nécessité de maintenir de bons rapports avec la France97.

42Le second élément qui pouvait expliquer que les questions italienne et romaine n’avaient pu retrouver au début de l’année 1865 l’importance qu’elles avait eue quelques années plus tôt tenait à la conjoncture internationale. L’aventure mexicaine suscitait alors de plus en plus de rejet au sein de l’opinion et, surtout, depuis la guerre des Duchés de 1864, la situation de l’Allemagne était considérée comme bien plus préoccupante que celle de l’Italie.

2. Le retrait des troupes françaises de Rome et la remobilisation de l’opinion catholique

43Dès la réalisation de l’unification italienne, plusieurs catholiques avaient, à la Chambre, dans les journaux ou par l’intermédiaire de brochures, analysé celle-ci comme une remise en cause de l’ordre international et des principes sur lesquels celui-ci reposait – principalement le concert et l’équilibre des puissances – dont la France aurait à pâtir dans le futur98. Ils avaient notamment mis en garde face au péril que courrait la France si la Prusse venait à s’inspirer de l’exemple piémontais et à entreprendre en Allemagne ce que la monarchie savoisienne avait réalisé en Italie. Encore au moment du débat de l’adresse de 1865, Thiers avait utilisé un tel argument pour fustiger la politique étrangère de Napoléon III.

44Les tensions grandissantes entre la Prusse et l’Autriche qui suivirent leur victoire commune lors de la guerre des Duchés furent dès lors considérées avec appréhension par les catholiques. La diplomatie pontificale elle-même craignait qu’un éventuel conflit entre les deux puissances ne créât des complications dont le pouvoir temporel eût à souffrir. Le nonce Chigi chercha sur ce point à obtenir une déclaration officielle du ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys, mais celui-ci se déroba et se contenta de paroles insuffisantes à dissiper toutes les craintes99. À la mi-mai, Chigi signala à Antonelli que Napoléon III cherchait à s’entendre avec l’Angleterre et la Russie dans le but de proposer une réunion des puissances à Paris qui permettrait d’éviter la guerre. D’après le nonce, une des bases de la conférence serait alors la cession de la Vénétie par l’Autriche. Il précisait qu’une telle cession pourrait, d’après l’empereur des Français, être obtenue contre un agrandissement territorial de l’Autriche en Silésie ou dans les Balkans ainsi qu’en échange d’une garantie de l’État pontifical, auquel pourrait être restituée une des provinces qui lui avaient été prises100. Antonelli engagea par conséquent les nonces à Vienne et à Paris à agir comme il convenait à ce sujet, en s’assurant que l’accord ne se limiterait pas à la garantie par les puissances du statu quo mais que l’État pontifical récupérerait l’intégralité des provinces usurpées101.

45Le déclenchement de la guerre en juin 1866 réduisit cependant à néant les espoirs de la diplomatie vaticane. En France, l’Autriche jouissait des sympathies de la plupart des catholiques. Avant même que le conflit ne commencât, Louis Veuillot avait ainsi fait paraître une brochure où, dénonçant en Bismarck un nouveau Cavour102, il cherchait à montrer que la France avait tout intérêt à ce que l’Autriche ne fût pas défaite. Il expliquait par ailleurs que cette dernière devait faire le sacrifice de la Vénétie et, en échange, réclamer l’application du traité de Zurich, c’est-à-dire la restauration des États pré-unitaires, le retour au pape des territoires qu’il avait perdus depuis 1859 et la formation d’une confédération italienne103. Pour illusoire que fût un tel programme, il reflétait assez bien l’état d’esprit qui était celui d’une partie non négligeable des catholiques français, qui, constatant l’impossibilité d’un retour à la situation de l’Italie d’avant 1859, avaient fait de l’application des traités de Villafranca et de Zurich leur revendication première – en cela, ils étaient d’ailleurs proches de la position de la diplomatie vaticane.

46La victoire écrasante remportée par l’armée prussienne à Sadowa et l’annonce par l’Autriche le 5 juillet de la cession de la Vénétie à la France donnèrent un temps l’illusion que de tels projets pourraient être réalisés. Dès le lendemain, dans Le Monde, Henri Vrignault annonçait ainsi qu’une telle situation permettait à la France de mettre à nouveau en avant ses projets de confédération104. Quelques jours plus tard, Coquille rejetait quant à lui l’idée d’une cession de Venise au royaume d’Italie et écrivait que la France se devait de consulter les populations sur leur sort. Il appelait ainsi à un vote au suffrage universel pour savoir si la République de Venise serait ressuscitée ou si la Vénétie serait annexée à l’Italie105. Dans Le Correspondant, Léopold de Gaillard espérait quant à lui, sans trop y croire cependant, que la République de Venise serait recréée par la France106.

47La cession de la Vénétie à l’Italie vint mettre un terme à de tels espoirs et accrut considérablement les appréhensions des catholiques. Pour Coquille, augmentée d’une province grâce à son alliance avec la Prusse, l’Italie était désormais à la fois plus forte et moins liée à la France : la convention de septembre s’en trouvait par conséquent affaiblie107. Plus généralement, l’annexion de la Vénétie ne pouvait que raviver les craintes au sujet du pouvoir temporel puisque, Venise obtenue, seule Rome manquait alors pour que l’unité italienne pût être considérée comme achevée et il apparaissait comme certain que tous les efforts du Royaume tendraient désormais vers ce but. Peu de temps après, la démission de Drouyn de Lhuys du ministère des Affaires étrangères et son remplacement par le marquis de Moustier venaient encore augmenter l’incertitude des défenseurs du pouvoir temporel108.

48Une telle situation pouvait paraître d’autant plus grave aux catholiques français qu’elle coïncidait avec le retrait des troupes françaises de Rome, qui avait commencé en octobre 1865. Le gouvernement impérial s’était cependant assuré dans le même temps que l’État pontifical ne resterait pas sans défense. Afin de faciliter la constitution de l’armée de volontaires que la convention de septembre donnait au Saint-Siège le droit de recruter, il permit la création d’un corps qui fut appelé « Légion romaine » ou « Légion d’Antibes », en raison de son lieu de formation, et favorisa les enrôlements en son sein. Plus généralement, le début de l’évacuation de Rome avait été suivi par une intensification de la mobilisation des catholiques en faveur du pouvoir temporel, qui se produisait désormais dans des conditions plus favorables qu’auparavant en raison de la bienveillance grandissante que le gouvernement impérial portait à la cause de la papauté.

49Malgré cela, Antonelli jugea utile de demander au nonce d’encourager les membres des Chambres à interroger le gouvernement sur la garantie dont était entouré le pouvoir temporel et sur l’attitude qu’adopterait la France dans le cas où, après le départ de ses troupes, serait déclenchée une insurrection109. Si le gouvernement s’abstint de toute déclaration formelle à ce sujet, la diplomatie pontificale pouvait cependant se féliciter de ce que Napoléon III avait affirmé le 22 janvier 1866 lors de son discours à l’occasion de l’ouverture des Chambres : « Nous avons lieu de compter sur la scrupuleuse exécution du traité du 15 septembre et sur le maintien indispensable du pouvoir du Saint-Père110. » Lors de la discussion de l’adresse au Sénat, le 12 février, Ségur d’Aguesseau se réjouit du discours impérial tout en précisant qu’il n’avait pas confiance en l’Italie et qu’il valait mieux renoncer à évacuer Rome. Le cardinal de Bonnechose prit également la parole pour approuver les paroles de Napoléon III et la formulation de l’adresse. Le cardinal Mathieu alla plus loin et dit sa « pleine confiance » en l’empereur. Au contraire des autres orateurs catholiques, il affirmait voir en la convention de septembre « moins une concession qu’une menace à l’Italie ». Le général Gémeau fut le seul orateur catholique à s’exprimer pour rejeter le paragraphe de l’adresse. Les paroles de Rouher, ministre pourtant proche des « italianissimes », confirmèrent les catholiques dans leur satisfaction.

50Le paragraphe de l’adresse du Corps législatif concernant la question romaine allait encore plus loin que celui du Sénat puisqu’il déclarait que la souveraineté temporelle de la papauté était indispensable à l’indépendance du pouvoir spirituel du souverain pontife111. Un amendement républicain, défendu par Garnier-Pagès, fut combattu par Chesnelong, récemment élu à l’occasion d’une législative partielle, et repoussé par les députés le 28 février. Les catholiques, malgré les réserves de certains d’entre eux112, votèrent le paragraphe, qui ne fut repoussé que par 18 voix de gauche. Chigi et Antonelli se réjouirent de la situation113.

51La mobilisation des catholiques fut loin de se restreindre aux Chambres. À partir de l’automne 1865, c’est-à-dire du début de l’évacuation de Rome par les troupes françaises, les engagements au sein des zouaves pontificaux connurent une hausse sensible tandis que les offrandes au denier de Saint-Pierre augmentaient. Par ailleurs, à la fin de l’année 1866, les évêques français cherchèrent à dissuader le gouvernement de procéder au retrait des dernières troupes de la Ville. M^gr de Bonnechose, qui s’était fait depuis son accession au cardinalat le principal défenseur du pouvoir temporel au Sénat, écrivit à Napoléon III une lettre à ce sujet et invita plusieurs de ses collègues à s’adresser à leur tour de manière confidentielle à l’empereur114. Il fut suivi par les évêques de Meaux, du Mans, de Bordeaux, de Beauvais, de Chambéry, de Digne, de Dijon, d’Autun, de Troyes, de Toulouse et de Sens115. Si presque tous les évêques publièrent par ailleurs des mandements ou des lettres pastorales destinées à appeler l’attention de leurs prêtres et des fidèles sur la situation de l’État romain116, de tels documents étaient cependant loin de le faire avec la même ferveur. Le nonce signala notamment à Antonelli que les écrits de l’évêque de Saint-Brieuc117 et, surtout, de l’achevêque de Paris, M^gr Darboy, étaient loin de donner une pleine satisfaction118.

52L’appréhension suscitée par le départ des dernières troupes françaises de Rome se manifesta également dans la presse catholique. Le Monde publia à partir de la mi-novembre et pendant plusieurs mois un grand nombre des mandements des évêques sur le sujet. Surtout, en province, on vit ressurgir au sein du bas clergé des discours alarmistes. Des déclarations de type apocalyptique furent signalées dans certains diocèses avec une ampleur nouvelle. Ainsi, dans le Maine-et-Loire :

Les plus sinistres prédictions sont partout produites par le clergé et propagées par les hommes de tous les partis. Jusque dans les salles d’asile on sème l’effroi et les pères de famille eux-mêmes sont impressionnés par les larmes des femmes sortant du sermon et des petits enfants rentrant au foyer. Un paysan naïf demandait récemment à son maire « s’il croyait que l’on verrait bientôt, comme l’avait dit le curé, les chevaux nager dans le sang »119.

53Des sermons semblables étaient signalés comme étant nombreux en Loire-Inférieure120, et également repérables, quoique de manière moindre, dans les Deux-Sèvres, en Vendée121 et en Ille-et-Vilaine. L’agitation cléricale fut ainsi concentrée sur certains départements de l’Ouest, auxquels il faut ajouter quelques-uns du Sud-Ouest (Lot-et-Garonne, Gard, Ardèche122), où elle semble cependant être restée assez sporadique. Bien souvent, le clergé chercha à renforcer l’effet de ses discours en agitant le risque d’une guerre générale en Europe, susceptible de faire jouer la vieille crainte des populations à l’égard de la conscription.

54Le 19 janvier 1867, une lettre de Napoléon III à Rouher annonçait un programme de réformes destinées à poursuivre la libéralisation de l’Empire, parmi lesquelles de nouvelles lois sur la presse et sur le droit de réunion123. Le vote des adresses par les Chambres était par ailleurs remplacé par le droit d’interpellation. Le nonce considérait que cette mesure permettrait au Gouvernement d’être moins gêné qu’il ne l’avait été par les discussions des adresses124. Chigi put cependant se réjouir du discours du Trône et signala à Antonelli que l’empereur « ne s’était jamais jusque-là aussi favorablement et explicitement exprimé » au sujet du pouvoir temporel. Il attribuait une telle attitude à l’action du cardinal de Bonnechose et d’autres personnes favorables au Saint-Siège125. Dans le même temps, la politique ecclésiastique du régime se libéralisa, comme en témoigna la tolérance montrée par le gouvernement à l’égard du développement des congrégations d’hommes non autorisées126. La presse religieuse bénéficia également de ce climat. Louis Veuillot obtint ainsi le 19 février l’autorisation – qu’il avait jusque-là demandée à plusieurs reprises en vain – de faire reparaître un journal, qui reprit le titre de L’Univers, à partir du 16 avril. Un an plus tard serait par ailleurs créé un nouveau quotidien religieux, de tendance catholique libérale, ayant pour titre Le Français et dirigé par un proche de M^gr Dupanloup, François Beslay127.

55Contrairement à ce que nombre de catholiques avaient pu craindre au moment de la signature de la convention de septembre, le départ de l’armée française ne fut pas suivi d’un effondrement de l’État pontifical. Bien au contraire, la papauté put profiter des cérémonies du dix-huitième centenaire des martyres de Pierre et de Paul et des multiples canonisations prévues à cette occasion pour organiser à nouveau, après l’assemblée de 1862, un grand rassemblement des évêques de la chrétienté à Rome, destiné à manifester à la fois l’autorité du pape sur l’Église et le caractère catholique de la Ville éternelle128. D’après l’ambassadeur Sartiges, 508 évêques et 18 à 20 000 prêtres furent présents à Rome pour les cérémonies129. La ville accueillait par ailleurs environ 130 000 pèlerins130. Comme en 1862, les évêques se mirent d’accord sur un texte qui réaffirmait la nécessité du pouvoir temporel131. Les allocutions pontificales et l’adresse des évêques étaient cependant caractérisées par une plus grande modération, tant dans la forme que dans le fond, que les déclarations de 1862132. Mais l’essentiel était ailleurs : dans son allocution du 26 juin, Pie IX avait en effet annoncé son intention de réunir, pour la première fois depuis quatre siècles, un concile œcuménique133.

3. Le chant du cygne : Mentana

56À partir du mois de juillet 1867, les rumeurs concernant un coup de force révolutionnaire contre Rome se multiplièrent134. Elles se trouvèrent renforcées lorsque se réunit à Genève en septembre 1867 le Congrès international de la paix. Garibaldi, qui en avait la présidence, profita en effet de l’occasion pour attaquer « cette institution pestilentielle que l’on appelle la Papauté ». M^gr Dupanloup fit paraître, dans Le Correspondant puis sous forme de brochure, un écrit où il dénonçait dans le rassemblement de Genève « une ligue internationale du détrônement135 », plaçant ainsi sa défense de la souveraineté temporelle sur le terrain de la défense de la légitimité et plus généralement de la défense de la propriété. L’évêque dénonçait le double-jeu du gouvernement italien à l’égard de Garibaldi.

57Au début du mois de septembre, le ministre des Affaires étrangères confirma au nonce qu’une tentative d’invasion garibaldienne était à craindre, et qu’elle surviendrait probablement entre le 15 et le 25 du même mois. Chigi signalait cependant à Antonelli que le gouvernement français avait pris des mesures à ce sujet et qu’il ne tolérerait vraisemblablement pas un tel projet136 ; les ministres français étaient néanmoins divisés137. Craignant une intervention française, le gouvernement italien fit arrêter Garibaldi, qui fut conduit à Caprera, mais il n’empêcha pas les préparatifs d’invasion138.

58La crise se précipita au cours du mois d’octobre. Le 12, Antonelli signalait au nonce que la situation de l’État pontifical commençait à devenir grave, en raison de la pénétration de « hordes garibaldiennes » sur plusieurs points du territoire. Il invitait par conséquent Chigi à encourager les plus influents des évêques français à agir en faveur du Saint Siège139. Quatre jours plus tard, il demandait par ailleurs au nonce de faire connaître par le moyen des journaux les périls qui menaçaient l’État pontifical140. Dans son encyclique Levate Venerabiles Fratres, datée du 17 octobre, Pie IX mit en parallèle les situations de l’Église en Italie et en Pologne et demanda aux évêques de prescrire dans leurs diocèses un triduum de prières publiques. De nombreux mandements épiscopaux répondirent à l’appel du pape. Après plusieurs jours de tergiversations, le gouvernement impérial choisit d’intervenir. Le 26 octobre, alors que Garibaldi occupait Monterotondo, un corps expéditionnaire quittait Toulon pour Rome. Un peu plus d’une semaine plus tard, le 3 novembre, avait lieu la bataille de Mentana, qui signait la fin de l’invasion garibaldienne141.

59Au contraire d’Aspromonte, dont l’écho avait été faible en France parce que la présence du corps d’occupation à Rome avait alors semblé garantir la sécurité du pouvoir temporel, les événements de 1867 eurent des répercussions particulièrement importantes dans l’Empire. Ils conduisirent notamment à accélérer sensiblement la remobilisation des catholiques autour de la question romaine qui avait commencé à l’automne 1865, comme le montrent tant la forte hausse des engagements au sein des zouaves pontificaux que celle des dons à la papauté142.

60Les évêques français avaient salué par des mandements plus ou moins favorables au régime la victoire de Mentana143, mais la position du gouvernement français à l’égard des affaires italiennes restait incertaine aux lendemains de la bataille. Si l’intervention française avait sauvé le pouvoir pontifical, les catholiques étaient loin de se trouver complètement rassurés144. Napoléon III, qui ne s’était que tardivement résigné à l’expédition, désirait en effet éviter que la dégradation des relations de la France avec l’Italie ne fût trop brutale et il favorisa le projet d’un congrès des puissances145. Le discours qu’il prononça lors de l’ouverture de la session législative, le 18 novembre 1867, précisa ainsi que la conduite de la France n’avait rien d’hostile à l’unité et à l’indépendance de l’Italie et annonça comme prochain le rapatriement des troupes françaises. Le nonce pouvait toutefois se réjouir du fait que c’était lorsque l’empereur avait évoqué l’intervention française et la force que la convention de septembre continuait d’avoir pour la France qu’il avait été le plus chaleureusement applaudi par les députés ; à l’inverse, les passages du discours impérial favorables à l’Italie avaient été accueillis par un silence glacé146. Le rappel, quelques jours plus tard, d’une partie du corps expéditionnaire ne manqua cependant pas de susciter quelques appréhensions chez les catholiques français.

61Alors que les périls qui pesaient sur l’État romain étaient loin d’être définitivement écartés, les débats au sein des Chambres retrouvaient leur importance, et Antonelli ne manqua pas d’encourager le nonce à œuvrer auprès des représentants des deux Chambres, avec l’espoir que la situation politico-territoriale de l’Italie fût remise en cause147. À la fin du mois de novembre, Giuseppe Berardi, substitut du secrétaire d’État, signalait ainsi à Chigi que les motifs d’inquiétude restaient grands et précisait :

De telles incertitudes s’évanouiraient, si dans le Corps Législatif, délicatement influencé par Vous, par les Évêques, et par les autres bons Catholiques, se développait en soutien de l’intégrité des droits incontestables du Saint-Siège une majorité telle, que le Gouvernement fût conduit à adopter des mesures correspondant au Saint objectif, que l’on voudrait poursuivre148.

62De telles paroles traduisaient bien l’état d’incertitude qui, après Mentana, caractérisait encore la diplomatie pontificale. La décision du Saint-Siège d’accepter le principe d’un congrès eut cependant d’après Chigi un « effet salutaire » parce qu’elle montrait la bonne volonté de la papauté149. Elle fut accueillie avec bienveillance par les sénateurs et quinze d’entre eux proposèrent d’interpeller le gouvernement au sujet de la politique qu’il entendait suivre dans les affaires de Rome150. Les débats au Sénat151 s’avérèrent cependant dans l’ensemble décevants pour la diplomatie pontificale. Si le nonce loua le discours du cardinal de Bonnechose, il déplora au contraire ceux de Rouland et de M^gr Darboy152. À l’issue des débats, le Saint-Siège ne pouvait se prévaloir d’aucune déclaration nette du gouvernement français en sa faveur.

63Les discussions au Corps législatif changèrent cependant radicalement la situation. Jules Favre et Charles Chesnelong y usèrent tour à tour du droit d’interpellation qui avait été accordé aux députés en janvier. Le principal discours fut prononcé par Thiers, qui réitéra les critiques qu’il avait déjà développées contre la diplomatie des nationalités, l’unité italienne et la menace que faisait planer sur la liberté du culte catholique en France la disparition du pouvoir temporel. À sa suite et peut-être influencé par le succès qu’avait obtenu l’ancien ministre de Louis-Philippe153, Rouher prit la parole et, après avoir dit accepter l’unité italienne, il proclama :

Les troupes envoyées à Rome y resteront tant que la sécurité du Saint-Père le rendra nécessaire ; et par ce mot de sécurité, le Gouvernement n’entend pas seulement le calme dans le territoire du Saint-Siège, il entend aussi des garanties sérieuses données par le gouvernement d’Italie après les déceptions éprouvées. […]

Il y a un dilemme : le Pape a besoin de Rome pour son indépendance ; l’Italie aspire à Rome, qu’elle considère comme un besoin impérieux de son Unité.

Eh bien, nous le déclarons, au nom du Gouvernement français, l’Italie ne s’emparera pas de Rome !… Jamais…

Jamais la France ne supportera cette violence à son honneur et à la catholicité… Elle demandera l’énergique application de la convention du 15 septembre, et si cette convention ne rencontre pas dans l’avenir son efficacité, elle y suppléera elle-même.

64Ces paroles furent accueillies avec un vif enthousiasme par le Corps législatif154. Chesnelong retira son interpellation et l’ordre du jour fut voté par 237 voix contre 17. Comme l’a souligné Jean Maurain, le discours de Rouher marquait une véritable rupture dans la politique italienne du régime, puisque, pour la première fois, le gouvernement s’était explicitement prononcé contre une annexion future de Rome par l’Italie alors qu’il avait jusque-là pris soin d’éviter de se lier les mains à ce propos par des engagements solennels155.

65De périlleuse quelques jours plus tôt, la situation devenait soudainement beaucoup plus rassurante pour les catholiques, et certains d’entre eux purent alors espérer une prochaine remise en cause de l’unification italienne. Félicité le soir du 5 décembre par M^gr Dupanloup pour le rôle qu’il avait joué, Thiers déclara à l’évêque d’Orléans : « Eh bien ! Monseigneur, le Saint-Père est sauvé, et l’unité d’Italie tuée. » Un tel avis paraît avoir été partagé par d’autres156. M^gr de Bonnechose affirmait ainsi que, la souveraineté temporelle du pape et l’unité italienne ne pouvant coexister, celle-ci finirait par se défaire tôt ou tard157. La situation laissait espérer à Antonelli que les droits de la papauté sur les territoires qui lui avaient été enlevés prévaudraient bientôt158. La déclaration de Rouher contribua de fait à dégrader les relations entre Paris et Florence159 : le 10 décembre, Menabrea écrivit ainsi à Nigra qu’elle rendait la réunion d’un congrès européen inutile160.

III. La fin de l’État pontifical (1868-1871)

1. Un rapprochement inabouti entre les catholiques et le gouvernement dans le contexte de la libéralisation du régime

66Par son rapprochement vis-à-vis de la papauté et son éloignement de l’Italie, le gouvernement impérial rendait désormais impossible l’alliance, un temps espérée par certains des proches de l’empereur, entre le régime et les démocrates anticléricaux. Restait donc à Napoléon III, pour consolider son pouvoir, fragilisé par les échecs qu’il avait subis au Mexique et en Allemagne, à tenter un rapprochement avec l’opposition catholique. En mars 1868, l’empereur fit venir auprès de lui le vicomte Lemercier, l’un des 91 que Persigny avait fait battre lors des élections de 1863, et l’informa que le gouvernement était disposé à favoriser lors des prochaines élections les candidats catholiques si ceux-ci voulaient bien le soutenir. Lemercier ayant répondu que lui et ses amis politiques soutiendraient sincèrement le gouvernement si celui-ci prenait la défense de la cause catholique, Napoléon III l’encouragea à présenter sa candidature. Le nonce se réjouit d’une telle conversation, qui laissait espérer l’élection d’un grand nombre de députés catholiques, susceptibles de conduire le gouvernement à confirmer le discours du 5 décembre et, plus généralement, à adopter dans sa politique ecclésiastique – et notamment dans la question sensible des nominations épiscopales161 – une position plus favorable à la papauté. À la même époque, l’audience que l’empereur accorda à M^gr Pie, qui mettait un terme à la crise qui avait opposé le gouvernement et l’évêché de Poitiers depuis 1861, témoignait aussi des meilleures relations qui semblaient désormais s’établir entre le gouvernement et les catholiques162. Le nonce, cependant, signalait que tendait à renaître entre ce qu’il appelait « le parti purement catholique » et les autres partis conservateurs non dynastiques les vieilles divisions qui les avaient jadis séparés, puisque les orléanistes et les légitimistes refusaient de soutenir les candidats qui, bien que catholiques, se montraient favorables au gouvernement.

67Si la seconde expédition de Rome avait permis d’empêcher un basculement définitif des catholiques dans l’opposition au régime impérial, elle ne suffit cependant pas à recréer l’ancienne alliance du régime et de l’Église qui avait prévalu au cours des années 1850, comme le révélèrent les élections partielles qui eurent lieu en 1868163. L’Univers, par l’intermédiaire d’Eugène Veuillot, affirma ainsi qu’il convenait de voter pour les candidats qui apportaient le plus de garanties à l’Église, qu’ils fussent gouvernementaux ou opposants164, sur les deux questions qui lui importaient le plus : celle du pouvoir temporel du pape et celle de la liberté d’enseignement165. Si aucun des candidats en présence ne pouvait convenir, il fallait voter blanc. C’était reprendre la position adoptée en 1863 par Le Monde, qui apparentait le parti catholique à une sorte de lobby se donnant pour objectif de défendre les quelques questions qui lui paraissaient essentielles et se détournant des autres sujets.

68Si Le Monde adopta une ligne semblable à celle de L’Univers166, celle-ci était cependant loin de faire l’unanimité. Tout acquise à la stratégie d’union libérale, qui visait à unir les oppositions de gauche et de droite dans une lutte commune en faveur des libertés167, La Gazette de France appelait ainsi à faire battre le candidat du gouvernement en votant dans tous les cas pour celui de l’opposition, fût-il un démocrate anticlérical notoire. Considérant quant à elle que, s’il était inconcevable de voter pour un candidat hostile à l’Église, il n’en était pas moins impossible de voter pour un candidat gouvernemental qui, en raison du soutien que le gouvernement avait apporté à sa candidature, ne pourrait remettre en cause si nécessaire sa politique étrangère ou sa politique religieuse, L’Union appelait à voter pour les candidats indépendants acquis à la cause catholique et, en cas d’absence de ceux-ci, à voter blanc. De violentes polémiques opposèrent ainsi les journaux temporalistes. L’Univers se voyait accusé par ses rivaux, parmi lesquels les catholiques libéraux du Correspondant, de sacrifier la liberté en se faisant l’auxiliaire du gouvernement tandis qu’il leur répondait qu’eux sacrifiaient la cause de l’Église168. Dès janvier 1868, à l’occasion de la législative partielle de la troisième circonscription du Nord, L’Univers soutint ainsi le candidat gouvernemental Des Rotours, tandis que La Gazette de France soutenait Géry Legrand, dont l’anticléricalisme était notoire. Ce fut cependant en août, au cours de l’élection partielle dans la deuxième circonscription du Jura, que le débat atteignit son paroxysme, lorsque Jules Grévy obtint le soutien de Berryer, qui avait été au cours des années précédentes l’un des principaux défenseurs de la stratégie d’union libérale. L’épisode creusa encore davantage le fossé qui séparait les catholiques intransigeants des légitimistes libéraux, comme en témoignèrent les polémiques qui éclatèrent à la mort du député marseillais en novembre.

69Au cours de la campagne pour les élections générales de 1869169, ces débats ressurgirent, notamment lorsque Falloux publia dans Le Correspondant puis sous forme de brochure un texte où il se réclamait de l’expérience du parti catholique de la monarchie de Juillet, qui avait victorieusement obtenu la liberté d’enseignement secondaire, pour justifier les coalitions d’union libérale170. Il semble cependant que les polémiques entre journaux parisiens n’empêchèrent pas catholiques et légitimistes de faire cause commune en province dans un nombre non négligeable de circonscriptions. Le clergé soutint généralement les candidats du gouvernement lorsque ceux-ci paraissaient donner suffisamment de garanties quant à leur détermination à défendre l’Église, et il aida les opposants en d’autres points du territoire. Nulle part, si ce n’est dans les Deux-Sèvres et dans la Vendée171 – mais peut-être faut-il prendre avec distance les informations fournies sur ce point par le très anticlérical procureur général de Poitiers Natalys Damay –, le clergé secondaire ne paraît avoir participé à la campagne avec une vigueur comparable à celle de 1863. Si aucune manifestation épiscopale semblable à la Réponse de 1863 n’eut lieu, tous les évêques ne défendirent cependant pas les candidats de l’administration172. L’empereur et l’impératrice se plaignirent du reste auprès du nonce de l’attitude d’une partie du clergé173.

70Les résultats furent dans l’ensemble bons pour les catholiques. Nombre des députés élus s’étaient en effet prononcés en faveur du pouvoir temporel de la papauté. C’était le cas aussi bien parmi les députés dynastiques que parmi les opposants au régime. Particulièrement symbolique était, parmi ces derniers, la victoire de Keller dans le Bas-Rhin dès le premier tour, qui permettait le retour à la Chambre d’un homme à qui son engagement en faveur du Saint-Siège avait coûté son siège en 1863174. Rallié quant à lui au régime, Anatole Lemercier, un des autres vaincus en 1863, fut cependant battu par un autre candidat dynastique175.

71Le 19 juin, L’Univers livrait son analyse des résultats généraux, en publiant une liste de 125 députés qui défendraient le pouvoir temporel à la Chambre si l’occasion s’en présentait ainsi qu’une liste de 32 autres députés, dont on pouvait s’attendre qu’ils fissent de même mais qui étaient moins sûrs. Parmi eux, précisait le journal, comme pour justifier son attitude lors des élections, 92 et 28 avaient été élus avec le soutien du gouvernement. Le quotidien ajoutait par ailleurs que d’autres députés avaient tenu au cours des élections un bon langage mais qu’ils étaient trop gouvernementaux pour qu’on pût compter sur eux pour affronter si nécessaire le gouvernement. L’Univers analysait ainsi les résultats des élections comme une victoire des catholiques :

En somme, il est hors de doute :

1^o Que si le nouveau Corps législatif est livré à lui-même, il demandera à une énorme majorité que la France, remplissant ses engagements envers le Souverain Pontife, maintienne le pouvoir temporel.

2^o Que si le gouvernement hésite et tergiverse, nous devrons avoir pour le rappeler à son devoir non pas 91 députés comme en 1861, ou 84 comme en 1865, mais environ la moitié de l’Assemblée.

72Un peu plus mesuré que Veuillot, le nonce notait quant à lui que le nombre de députés catholiques s’était accru d’une quarantaine et que, par conséquent, la Chambre comptait désormais 130 députés, gouvernementaux ou indépendants, qui s’étaient publiquement engagés à défendre les intérêts de l’Église et le pouvoir temporel de la papauté. Il espérait par ailleurs que les progrès et l’intransigeance de l’opposition de gauche conduiraient le gouvernement à donner une plus large satisfaction aux revendications catholiques176. À ce titre, il signalait notamment que de nombreux catholiques considéraient que la volonté de l’empereur de poursuivre la libéralisation du régime était favorable aux intérêts de l’Église177.

73Le 6 juillet, une interpellation préparée par les chefs du Tiers-parti et Émile Ollivier signalait « la nécessité de faire participer le pays d’une manière plus efficace et plus complète à la direction des affaires publiques ». Elle fut signée par 116 députés. Sa première conséquence fut de pousser Napoléon III à former un nouveau ministère178. Celui-ci témoignait de l’influence grandissante des intérêts catholiques, à travers l’éviction de Duruy de l’Instruction publique et l’arrivée à la tête du ministère des Affaires étrangères du prince de La Tour d’Auvergne, connu pour ses bonnes dispositions à l’égard de la papauté179. Le rôle croissant joué par le Tiers-parti au sein du Corps législatif avait donc clairement profité à l’Église. Cela fut confirmé au début de l’année 1870, lors de la mise en place du ministère du 2 janvier180. Si l’homme qui dominait celui-ci – Émile Ollivier – ne s’était pas fait remarquer par le passé par sa sollicitude à l’égard de l’Église, il avait depuis plusieurs années adouci ses propos à ce sujet au point de ne pas être considéré comme une réelle menace par la nonciature181. Surtout, le nouveau gouvernement faisait la part belle à des hommes connus pour leur soutien à la cause religieuse, à commencer par les deux autres hommes forts du cabinet, le ministre des Finances Buffet et le ministre des Affaires étrangères Daru182. Les catholiques libéraux se trouvaient désormais en position d’influencer la politique italienne du pays183.

74Les bonnes dispositions du ministère à l’égard de la papauté furent d’ailleurs rapidement confirmées lorsque la presse publia des lettres du comte de Boigne, député savoyard au Corps législatif, d’après lesquelles Émile Ollivier s’était engagé à prendre pour base de sa politique dans la question romaine la convention de septembre, à maintenir les troupes françaises à Rome jusqu’à ce que l’Italie eût prouvé qu’elle pouvait et voulait exécuter cette convention, à ne retirer ces troupes qu’avec l’accord du Corps législatif et enfin à n’entamer aucune négociation à ce sujet avec l’Italie pendant la durée du Concile. De tels documents, rapidement connus en Italie, déçurent fortement ceux qui, dans la péninsule, avaient espéré que l’avènement d’un ministère libéral conduirait la France à s’éloigner de la cause de la papauté. Il apparaissait au contraire de plus en plus clairement que chaque renforcement des pouvoirs de la Chambre favorisait les défenseurs de la papauté et que seul le caractère autoritaire de son régime avait permis à Napoléon III de défendre la cause italienne face à l’opinion des notables184.

2. Le concile du Vatican et la question romaine

75Entretemps s’était ouvert à Rome, le 8 décembre 1869, le Concile185. Comme l’a montré Giacomo Martina, la question du pouvoir temporel était loin d’être centrale dans l’esprit de Pie IX lorsque le pape avait décidé sa convocation186. Cependant, que l’objet premier du Concile ne fût pas la sauvegarde du pouvoir temporel ne revient pas à dire qu’aucun catholique n’eut à l’esprit cette question lors de la préparation et de la tenue de celui-ci ; à ce titre, ce fut sans doute en France que le lien entre les deux questions fut le plus fortement fait, et ce dès l’origine du projet.

76Le 6 décembre 1864, Pie IX avait exprimé à plusieurs cardinaux son intention de convoquer un concile et leur avait demandé de lui communiquer, par écrit et séparément, leurs opinions sur la question. En février 1865, le pape avait déjà reçu quinze réponses : treize cardinaux s’exprimaient en faveur du concile tandis que deux étaient d’avis contraire. La question du pouvoir temporel de la papauté n’était signalée que rarement parmi les sujets que l’assemblée devrait traiter187. À la suite de ces réponses, Pie IX chargea en mars une commission cardinalice d’examiner son projet188. Il fit par ailleurs écrire à trente-quatre évêques189 pour les interroger sur le même sujet. Dans leurs réponses, les prélats ne plaçaient généralement pas la question du pouvoir temporel parmi les principales questions à traiter par un concile, mais les évêques français se distinguaient sur ce point. Le cardinal de Bonnechose, M^gr Pie, M^gr Mabile et M^gr Parisis citèrent ainsi le pouvoir temporel parmi les principaux sujets qu’il leur paraissait utile de voir étudier par l’assemblée. Le cardinal Guibert, par ailleurs, présentait le Concile comme un moyen de réaffirmer la catholicité de Rome, et par conséquent de renforcer le pouvoir temporel. « La tenue du Concile, affirmait-il, serait de fait comme une nouvelle prise de possession de Rome au nom de la catholicité, et l’Église, par l’organe du concile, proclamerait la nécessité morale du pouvoir temporel de son chef190. »

77Quand, le 26 juin 1867, le pape annonça solennellement la convocation du Concile, la nouvelle fut accueillie avec un vif enthousiasme par les catholiques191. Elle suscita au contraire une certaine méfiance de la part du régime impérial, en raison notamment de ses incidences sur la question romaine192. Face aux menaces qui pesaient sur le pouvoir temporel, persuadé que la réunion des évêques permettrait de préserver Rome des attaques de ses ennemis, M^gr Dupanloup encouragea par la suite la Curie à hâter la publication de la bulle de convocation193.

78Au cours des travaux préparatoires, la question du pouvoir temporel ne fut que très peu discutée. La commission théologico-doctrinale194, présidée par le cardinal Bilio, examina un rapport du père Adragna qui concernait les « erreurs à propos de la souveraineté civile du pontife romain » (errores de civili imperio Romani pontificis)195. On s’occupa particulièrement de deux propositions qu’Adragna proposait de condamner : « Il est nuisible au droit divin que le pontife romain possède une souveraineté civile » (obest iuri divino quod Romanus pontifex potiatur civile imperio) et « l’abrogation de la souveraineté civile du Siège apostolique conduirait à la liberté et à la félicité de l’Église » (abrogatio civilis imperii, quo apostolica sedes potitur, ad ecclesiae libertatem felicitatemque conduceret). Le rapport servit de base à la rédaction du chapitre XII du schéma de décret De Ecclesia. En France, la question du pouvoir temporel fut négligée lors des débats autour du Concile, dans la presse comme dans les divers ouvrages et brochures qui furent alors publiés. Les polémiques portèrent principalement autour de la question de l’infaillibilité pontificale196 et de celle du rapport de l’Église à la société moderne.

79Lorsque s’ouvrit le Concile le 8 décembre 1869, si elle n’était pas entièrement négligée, la question romaine était ainsi loin d’avoir une place centrale et, le 12 février, le chapitre XII du schéma de décret De Ecclesia fut du reste abandonné197. La question fut cependant réveillée par la tournure que prirent les débats autour de l’infaillibilité pontificale. Réclamée vigoureusement par les intransigeants, la définition de celle-ci était considérée par nombre d’évêques français libéraux comme inopportune. Le gouvernement impérial regardait quant à lui d’un mauvais œil une telle définition qui, en fonction de l’étendue qui serait donnée à l’infaillibilité, risquait d’englober des documents incompatibles avec les principes modernes, comme la bulle Unam sanctam de Boniface VIII.

80Le ministre des Affaires étrangères, le comte Daru, chercha par conséquent par divers moyens à influencer les travaux des pères conciliaires pour éviter une telle définition. Comme l’a montré Jacques Gadille, en raison de la communauté de vues qui existait entre le gouvernement et les évêques anti-infaillibilistes, une correspondance non officielle s’établit en janvier 1870 entre Daru et M^gr Dupanloup, par l’intermédiaire d’Albert du Boÿs198. L’évêque d’Orléans encouragea le ministre à accentuer la pression des gouvernements catholiques sur le Saint-Siège. Des rumeurs allèrent jusqu’à prêter à Daru l’intention de menacer la papauté d’évacuer les troupes françaises de Rome dans ce but. La question préoccupa le nonce Chigi au cours du mois de février, sans que cependant il ne parût jamais véritablement considérer que le ministre irait jusqu’à une telle extrémité. Dès le 3 février, Daru l’avait d’ailleurs assuré qu’aucun retrait des troupes françaises ne se ferait au cours du Concile199. Quelques semaines plus tard, le ministre des Affaires étrangères lui confirma n’avoir aucune intention de rappeler les troupes françaises mais précisa cependant que l’adoption par le Concile du schéma De Ecclesia tel que le gouvernement en avait eu connaissance provoquerait dans les Chambres une émotion telle que le gouvernement pourrait être contraint de se résoudre au retrait ainsi qu’à une séparation de l’Église et de l’État200. Rien ne fut cependant entrepris sur ce point par les Chambres.

81Certains évêques soupçonnèrent une partie de leurs collègues de la minorité d’avoir encouragé Daru à menacer Rome d’une évacuation des soldats français201. Jacques Gadille a montré qu’il n’en était rien, et qu’au contraire M^gr Dupanloup avait fait écrire le 23 février au ministre qu’un tel moyen de pression n’était pas envisageable202. L’idée d’un retrait du corps d’occupation français était par ailleurs rejetée au sein même du corps diplomatique français, en raison de l’avantage stratégique que sa présence à Rome conférait au pays et par crainte qu’un corps prussien ne vînt le remplacer203.

82Les discussions conciliaires purent par conséquent se poursuivre sans que la menace de l’évacuation ne fût répétée. La guerre allait cependant changer cette situation.

3. Après le 20 septembre : la fin de l’ingérence française en Italie ?

83À la mi-juillet, le renforcement des rumeurs de guerre entre la France et la Prusse attisa les inquiétudes des diplomates pontificaux204. Ceux-ci craignaient en effet que Napoléon III ne prît le parti de livrer Rome aux Italiens afin de s’assurer leur appui lors du conflit à venir205. L’empereur ne paraît cependant pas avoir jamais eu une telle intention et, bien au contraire, il chercha à obtenir des Italiens une déclaration confirmant la convention de septembre avant de retirer les troupes françaises de Rome. En raison des circonstances auxquelles leur pays avait à faire face, les catholiques français furent peu nombreux à critiquer le rappel des soldats français de la Ville206. Si des députés catholiques groupés autour de Kolb-Bernard rédigèrent une protestation, qui reçut trente et une signatures et fut portée à Émile Ollivier, la nouvelle des désastres militaires subis par les armées françaises fit renoncer à la publier207.

84En provoquant l’effondrement de l’Empire et la mise en place d’un gouvernement de la Défense nationale dont Jules Favre, qui avait été l’un des plus farouches adversaires du pouvoir temporel au Corps législatif tout au long de la décennie 1860, était le ministre des Affaires étrangères, le désastre de Sedan créait une situation dont il apparut rapidement qu’elle déboucherait sur l’annexion de Rome par le royaume d’Italie. En raison de la difficulté des communications que causait le conflit, la nouvelle de la prise la ville208 ne fut annoncée par les journaux qu’au bout d’une semaine209. Sur le moment, elle ne provoqua pas, sinon de la part des journalistes de L’Univers210 et des évêques, de protestations significatives : même pour les catholiques les plus dévoués à la cause du Saint-Siège, la situation de la France paraissait bien plus préoccupante que celle de Rome211. L’encyclique Respicientes ea omnia, datée du 1^er novembre 1870, par laquelle Pie IX condamnait les événements du 20 septembre et appelait les fidèles à des prières, ne fut connue que tardivement en France – L’Univers n’en publia une traduction que le 20 février. Cependant, à partir de la fin du mois d’octobre et pendant plusieurs mois, les mandements et lettres pastorales des évêques se multiplièrent. Ils furent bientôt suivis par un vaste mouvement de signatures d’adresses au pape, incomparablement plus important que celui que la France avait déjà connu en 1860212. Un tel mouvement, qui s’inscrivait dans le cadre d’une mobilisation d’échelle européenne213, paraît s’être poursuivi jusqu’aux cérémonies du vingt-cinquième anniversaire du pontificat de Pie IX, en juin 1871214.

85Le nonce avait pu constater que la défaite avait eu pour effet de ramener nombre de Français à des sentiments plus religieux et qu’une telle situation pourrait être profitable à la papauté215. Il plaça ses espoirs dans l’élection d’une assemblée conservatrice qui pourrait soutenir la cause du Saint-Siège216. À Paris, un comité catholique se forma afin de mettre en avant des candidats. La large victoire des royalistes aux élections de février 1871 conforta la nonciature dans ses espoirs puisque Chigi dénombra environ six cents députés disposés à défendre les intérêts de l’Église217. L’arrivée au pouvoir d’Adolphe Thiers, qui avait été l’un des principaux pourfendeurs du royaume d’Italie au Corps législatif, était par ailleurs accueillie avec beaucoup de satisfaction par la diplomatie pontificale218. Si le nonce considérait alors que la réussite des discussions au sujet d’une fusion entre légitimistes et orléanistes pourrait s’avérer décisive pour l’Église en France comme à Rome, il craignait cependant que celles-ci ne conduisissent provisoirement à détourner de nombreux députés catholiques de la défense du Saint-Siège219. Une telle crainte témoignait bien de la subordination dans laquelle la question romaine était placée par rapport aux affaires de France, comme le montra encore l’absence de réaction immédiate des catholiques français à la loi des Garanties. Promulguée le 13 mai 1871, c’est-à-dire au moment où les regards étaient tournés vers la Commune, la loi n’eut initialement qu’un faible écho en France. Ce ne fut qu’en juillet que l’abbé Jules Morel publia dans L’Univers trois articles pour l’analyser et la dénoncer220.

86Si la nonciature paraît avoir été initialement étrangère à la mobilisation des catholiques français contre la prise de Rome, cette situation ne dura pas. Dès le mois de mars, en effet, Antonelli signala au nonce que, afin de renforcer le mouvement catholique, il serait utile que l’épiscopat s’adressât collectivement au gouvernement pour le pousser à prendre résolument position en faveur du Saint-Siège221. Quelques semaines plus tard, le nonce profitait de la venue à Versailles du cardinal de Bonnechose pour discuter avec lui du moyen d’effectuer une adresse collective de l’épiscopat à l’Assemblée nationale. Il fut alors convenu que le cardinal prendrait la tête du mouvement en rédigeant un texte qu’il communiquerait à tous les évêques français pour les inviter à le signer – le nonce obtint par ailleurs que cette adresse fût accompagnée et soutenue par des manifestations analogues des fidèles222. Pour une raison inconnue, une telle manière de procéder fut cependant abandonnée. Bonnechose choisit en effet finalement d’adresser à l’Assemblée nationale une pétition signée par lui et par ses évêques suffragants pour demander aux députés de « protester contre la violation des traités et les attentats commis envers le chef de l’Église catholique » et d’« inviter le gouvernement à se concerter avec les puissances étrangères, afin de rétablir le souverain Pontife dans les conditions nécessaires à sa liberté d’action et au gouvernement de l’Église catholique ». De nombreuses pétitions semblables, reprenant souvent le même texte, furent par la suite adressées à l’assemblée par l’épiscopat. Ceux des évêques qui, à l’instar de M^gr Pie, étaient circonspects à l’égard d’une telle mobilisation furent fort peu nombreux et se gardèrent bien d’exprimer publiquement leurs réticences223. L’Univers invita par ailleurs les laïcs à manifester leur accord avec les évêques en envoyant eux aussi des pétitions à l’Assemblée224.

87À la même époque, certains députés catholiques se concertèrent sur le moyen de défendre, autant que les circonstances le permettaient, la cause du Saint-Siège225. Si rien ne fut entrepris dans un premier temps, la gauche se fit fort de dénoncer la menace qu’une telle politique ferait courir à la paix. Lors des élections complémentaires de juillet, plusieurs candidats catholiques durent ainsi, face aux rumeurs qui étaient propagées par leurs adversaires, déclarer publiquement que, s’ils se faisaient les défenseurs du Saint-Siège, ils refusaient cependant toute idée de guerre contre l’Italie226. D’après le nonce, la propagation de ces rumeurs ne fut pas pour rien dans le choix des députés de différer toute action en faveur de la papauté à la Chambre, de manière à ne pas compromettre les chances des candidats catholiques aux élections227. Elle facilita sans doute la large victoire que remportèrent les candidats républicains.

88Les pétitions sur la situation de la papauté adressées à l’Assemblée nationale par les évêques et par des laïcs228 donnèrent cependant aux députés catholiques l’occasion tant attendue de porter la question romaine à la Chambre. Ces documents furent examinés le 22 juillet. Après leur présentation très favorable par les deux rapporteurs, qui appelaient à leur renvoi au ministre des Affaires étrangères, Adolphe Thiers prit la parole, pour signaler qu’« il est de grands intérêts que, dans certaines circonstances, on sert bien plus par le silence que par la publicité ». Il chercha dès lors à satisfaire les revendications des catholiques tout en conservant sa liberté d’action en matière de politique étrangère. À la suite de son discours, M^gr Dupanloup prit la parole pour récuser l’idée selon laquelle les évêques désiraient une guerre et appeler l’Assemblée à renvoyer les pétitions aux ministres et, à travers eux, au président du Conseil. Le chevau-léger Gabriel de Belcastel ayant tenté de prendre la parole, la majorité l’en empêcha en votant la clôture, par crainte que son discours ne compromît la cause du pape229. Alors que la discussion semblait devoir s’achever sur le vote d’un ordre du jour, que Thiers avait lui-même recommandé, rédigé selon ces termes : « L’Assemblée nationale, confiante dans le patriotisme et la prudence du chef du pouvoir exécutif de la République, passe à l’ordre du jour », Gambetta prit la parole pour déclarer qu’il s’y ralliait. En réaction, Keller affirma que ce geste rendait l’ordre du jour équivoque ; il s’y opposa par conséquent. À l’initiative de M^gr Dupanloup, fut finalement voté par 431 voix contre 82 un nouvel ordre du jour, qui prévoyait le renvoi des pétitions au ministre des Affaires étrangères.

89Les catholiques se divisèrent quant à l’interprétation à donner à la séance du 22 juillet. Sans passer sous silence les problèmes qui demeuraient, les rédacteurs du Monde230, ceux du Français231 ainsi que ceux du Correspondant232 s’en réjouirent. Les journalistes de L’Univers, au contraire, dénoncèrent le vote, dont ils avaient bien compris qu’il revenait à enterrer les pétitions, d’autant plus que le ministre des Affaires étrangères à qui l’Assemblée nationale les renvoyait n’était autre que Jules Favre :

Il n’y a plus d’illusions à conserver : la cause du pouvoir temporel a été perdue à l’Assemblée nationale. […] Toutes nos espérances sont déçues ; le dernier appui manque à la papauté dans la seule nation sur qui elle pût compter. C’est fini humainement233.

90Le nonce qualifia quant à lui le résultat de la séance d’« insignifiant » en regard des souffrances du pape et de l’aide dont il avait besoin. Il signalait cependant que, si l’on tenait compte de la situation politique de la France et de l’Europe, le vote ne pouvait être réduit, comme le faisait la presse hostile au Saint-Siège, à un simple acte marquant le désintérêt de la France pour la papauté : la question romaine était en effet selon lui moins abandonnée que réservée par l’assemblée234.

91Le vote du 22 juillet ne marquait pas la disparition de la question romaine dans la vie politique française235. Quelques mois plus tard, Louis Veuillot relancerait d’ailleurs le mouvement des pétitions catholiques et, jusqu’au moins à la crise du 16 mai 1877, le sort de la papauté continuerait de susciter des débats importants au sein du pays. Ce vote témoignait cependant d’une réelle rupture. Pour la première fois, les hommes politiques français, tout en cherchant à préserver les apparences, prenaient acte du fait que leur pays avait perdu la place prééminente qui avait été la sienne en Italie depuis l’expédition de Rome de 1849. À ce titre, la séance du 22 juillet marquait véritablement la fin d’une époque.

92De 1856 à 1871, la question italienne eut d’importantes répercussions sur la vie politique française. Alors que le régime impérial avait bénéficié depuis ses débuts du soutien de la grande majorité des catholiques, cette situation commença à changer à partir de 1856. Parmi les causes d’un tel changement, la politique italienne de Napoléon III occupait une place centrale. Le réveil de la question italienne à l’occasion du congrès de Paris fit de la situation de la péninsule un sujet de préoccupation non seulement pour les chancelleries européennes mais également pour les opinions publiques. Durant toute la fin de la décennie 1850, les journaux catholiques rendirent ainsi compte avec une certaine précision des événements italiens, et notamment de ceux qui concernaient l’État pontifical et, dans une moindre mesure, le Piémont et Naples. La multiplication des polémiques autour du gouvernement pontifical provoqua à cette époque une lente dégradation de l’image de la papauté auprès de l’opinion française, qui culmina au moment de l’affaire Mortara.

93À partir de 1859, les événements s’accélérèrent. Dès janvier, la médiatisation de la question italienne s’accrut fortement, en lien avec les rumeurs de guerre. Majoritairement hostiles à la guerre en raison de leurs craintes pour le pouvoir temporel et de leur méfiance à l’égard du Piémont, les catholiques se montrèrent cependant prudents lorsque celle-ci débuta. Ce ne fut en réalité que plusieurs semaines après l’armistice de Villafranca qu’eut lieu la première manifestation importante de leur inquiétude devant l’opinion publique, à travers la publication par la grande majorité des évêques français de mandements sur la situation des Romagnes. L’inquiétude se mua en hostilité à l’égard du régime à la fin du mois de décembre, quand parut la brochure Le Pape et le Congrès, qui invitait Pie IX à accepter une réduction de son pouvoir temporel.

94La publication de l’encyclique Nullis certe le 19 janvier 1860, par laquelle le pape appelait les évêques et les fidèles à défendre la cause de la papauté, marqua le début d’une mobilisation de vaste ampleur. Aux nombreuses brochures vinrent s’ajouter la diffusion de pétitions au Sénat et d’adresses pour le pape ainsi que l’agitation du clergé secondaire durant les premiers mois de l’année 1860. Cette mobilisation ne permit cependant pas d’obtenir de Napoléon III un changement de sa politique italienne et sa principale conséquence fut une détérioration durable des relations entre le gouvernement impérial et les catholiques. En septembre, l’invasion de l’État pontifical et l’annexion, après Castelfidardo, des Marches et de l’Ombrie, vinrent encore aggraver cette situation.

95Les timides débuts de la libéralisation du régime impérial permirent au cours des mois suivants aux sénateurs et députés de s’emparer de la question italienne. Alors qu’ils étaient invités pour la première fois à discuter les termes d’une adresse au souverain à l’occasion de l’ouverture de la session parlementaire, ce fut autour du sort de la papauté que les débats furent les plus importants. Au Sénat et, surtout, au Corps législatif, les amendements en faveur du pape obtinrent des minorités importantes, qui représentaient la première opposition parlementaire conséquente rencontrée par Napoléon III depuis les débuts de son règne. Durant les années suivantes, le vote des adresses fut à nouveau marqué par des débats autour des questions italienne et romaine. Alors qu’en 1862 la papauté réussit à réunir la plupart des évêques de la chrétienté à l’occasion de cérémonies qui lui permirent de mettre en scène le soutien que les clercs et les fidèles accordaient à sa cause, l’agitation du bas clergé reprit en France en 1863 à l’occasion des élections législatives. L’ingérence cléricale n’eut toutefois dans l’ensemble que des résultats limités.

96Un an plus tard, l’annonce de la convention de septembre 1864 fit l’effet d’un coup de tonnerre. Elle marqua le début d’une remobilisation de l’opinion catholique française, qui s’accéléra à la fin de l’année 1866, lorsque l’évacuation de Rome par les troupes françaises fut achevée, et culmina à l’automne 1867, au moment de la tentative d’invasion de l’État romain par les garibaldiens. Quelques semaines après Mentana, les députés obtinrent du gouvernement, par l’intermédiaire de Rouher, une déclaration selon laquelle la France ne laisserait jamais l’Italie s’emparer de Rome. La libéralisation du régime impérial, et notamment le poids croissant du Corps législatif, profitaient ainsi à la cause de l’Église. Le ministère du 2 janvier 1870, qui comptait en son sein de nombreux catholiques libéraux, confirma cette situation. À cette époque, le pouvoir temporel paraissait plus solidement établi qu’il ne l’avait jamais été depuis la naissance du royaume d’Italie. En plus du soutien de la France, la papauté bénéficiait de la tenue du Concile, qui manifestait le caractère catholique de Rome. Il suffit cependant de quelques semaines pour que la guerre franco-prussienne changeât radicalement cette situation. Le conflit révéla ainsi la précarité du pouvoir temporel, qui ne devait sa survie qu’à la protection de la France. L’effondrement militaire de celle-ci fut par conséquent suivi de près de la chute de l’État romain.

97Après le 20 septembre, la mobilisation des catholiques français en faveur de la papauté se poursuivit, mais elle fut désormais largement conditionnée par la situation du pays. Elle changeait du reste de signification, comme le mit en évidence le vote du 22 juillet 1871, qui montrait l’impuissance dans laquelle se trouvait désormais le gouvernement français à peser sur la politique italienne.

98Si la mobilisation temporaliste s’avéra ainsi in fine incapable d’assurer la survie du pouvoir temporel, sa longévité et la multiplicité des formes qu’elle prit témoignaient de la vitalité du catholicisme français du milieu du XIX^e siècle et des prétentions de l’Église à peser sur la politique du pays. Le mouvement apparaît à ce titre comme une étape importante de la politisation des catholiques au milieu du XIX^e siècle, à l’occasion de laquelle ceux-ci poursuivirent leur assimilation des formes de la politique moderne tout en élaborant des moyens d’action qui leur étaient propres. Il importe désormais de préciser les modalités selon lesquelles se produisit un tel processus, en portant notamment notre attention sur ses multiples traductions à l’échelle locale.