1En à peine plus de quatre décennies, entre le début des années 1330 et celui des années 1370, la commune de Florence parvint à étendre sa domination au-delà des frontières historiques de son contado, en obtenant l’assujettissement des quatre principales terre situées à la lisière de celui-ci, Colle Valdelsa, San Gimignano, San Miniato et Prato, et une tutelle sur deux cités mineures, Pistoia et Volterra. Cette expansion répondait à trois objectifs principaux : assurer une circulation sans entrave des ressources et des hommes, soit avant tout des marchandises et des marchands d’une cité qui avait bâti sa puissance sur cette activité ; garantir une stabilisation dans les communes assujetties, dont les luttes internes représentaient une menace réelle pour la stabilité même de la cité, ses habitants étant à leur tour unis aux habitants de ces communes par des liens à la fois familiaux et économiques de plus en plus étroits ; se défendre d’un autre expansionnisme, non seulement venu du nord, avec les Visconti de Milan, mais aussi de l’ouest avec le regain sensible de la cité de Pise, dont la prise de Lucques en 1342 démontre bien qu’elle était encore loin d’être réduite au rôle de figurant qu’on lui a trop souvent attribué une fois passée la fameuse défaite de la Meloria en 12841. Trois causes principales qui entraînèrent les Florentins à dépasser l’horizon territorial historique de leur cité, le contado, en un processus que ce livre a cherché à éclairer, en le périodisant précisément et en mettant au jour les vecteurs matériels et idéels qui le sous-tendirent.

2Alors que l’historiographie a généralement considéré que les Florentins avaient imposé leur domination sur les centres étudiés dès la seconde moitié du XIII^e siècle, principalement par le biais d’une monopolisation des magistratures locales de la podestatie et du capitanat du peuple, l’étude attentive des données disponibles sur la provenance de ces magistrats dans chacun des centres entre leur apparition et la fin du premier tiers du XIV^e siècle a permis de tempérer assez largement cette idée. Certes, on constate bien une très forte hausse du nombre de recteurs florentins dans les années 1250, soit immédiatement après la mort de Frédéric II et l’instauration du premier régime populaire dans la cité. Mais si cette forte présence devint alors une constante à Colle Valdelsa et à San Gimignano, elle demeura plus fluctuante à San Miniato et surtout à Prato, et s’effaça bien vite à Volterra et à Pistoia. Dans cette dernière, seule une intervention armée permit dans les décennies suivantes d’imposer, à chaque fois durant des périodes relativement brèves – entre 1296 et 1301, puis entre 1306 et 1310 –, un contingent massif d’officiers florentins. Auparavant, même l’ancrage de l’alliance guelfe, dont la commune de Florence obtint progressivement le leadership après la victoire de Charles I^er d’Anjou sur le camp impérial à la fin des années 1260, n’entraîna pas réellement un renforcement du contrôle florentin des magistratures pistoiaises réservées aux étrangers.

3La distribution des données en périodes permet surtout de bien saisir l’importance de la césure provoquée par la descente d’Henri VII en Italie à l’orée des années 1310. Une nouvelle séquence, caractérisée par l’intervention renouvelée des pouvoirs supérieurs dans la région, commença alors, qui remit brutalement en cause la place privilégiée de Florence en Toscane et ouvrit le champ à un type nouveau d’organisme politique dirigé par des seigneurs dont le pouvoir, renforcé par la légitimation que leur conférait le titre de vicaire impérial, put désormais s’étendre bien au-delà du seul cadre de la cité et de son contado – l’expérience de Castruccio Castracani dans la seconde moitié des années 1320 en constituant l’exemple paradigmatique. C’est bien l’introduction de ce nouveau modèle de système de pouvoir territorial délié du cadre de la cité et la menace qu’il faisait peser sur l’équilibre régional au sein duquel se déployait la prééminence des Florentins qui entraîna une vigoureuse réaction de leur part. Une telle réaction se lit très clairement lors du biennio 1328-1329, dont j’ai cherché à montrer le caractère décisif. À un hiver de réformes internes qui assura la stabilisation à la tête de la commune d’une élite restreinte composée des grandi popolani succéda un été de pacifications externes avec la quasi-totalité des principales communes toscanes à l’exception de Lucques.

4Reprenant alors à leur corps défendant le modèle d’expansion de la domination au-delà de la cité et de son contado, les Florentins entamèrent deux ans plus tard le processus d’assujettissement de Colle Valdelsa et de Pistoia, soit les centres qui formaient, par leurs dimensions respectives, les deux extrêmes du groupe étudié. De pacte en pacte, de custodia en custodia, l’étau se resserra au long des années 1330, qui semblait devoir conduire inexorablement à une soumission définitive, tandis qu’au même moment un relatif contrôle sur Prato était assuré par l’intermédiaire du vicariat angevin, systématiquement détenu par un Florentin. La crise que traversèrent à l’orée des années 1340 les grands banquiers de Florence porta cependant un coup d’arrêt brutal à l’expansion territoriale de leur commune. Le coup de poker constitué par le recours au duc d’Athènes à l’été 1342, qui visait justement notamment à affermir cette expansion face à la puissance renouvelée de Pise, s’avéra en effet un échec cinglant : non seulement le duc s’aliéna rapidement la partie de la population qui l’avait porté au pouvoir, mais son départ forcé de la cité en juillet 1343 marqua aussi et surtout un retour inespéré à l’autonomie de communes qui, comme Colle Valdelsa, Pistoia, Prato, ainsi qu’Arezzo, semblaient y avoir irrémédiablement renoncé. La seconde tentative, initiée en 1349, fut la bonne. Cette année-là, les Colligians se soumirent cette fois à perpétuité, rejoints en cela quatre ans plus tard par les Sangimignanais, puis en 1370 par les Sanminiatais, tandis que les Pistoiais, en 1351, et les Volterrans, en 1361, acceptèrent de confier à leur grande voisine une custodia qui, peu à peu renforcée, constitua bien un assujettissement, dont le caractère définitif fut acté respectivement en 1401 et en 1472.

51331, 1349 : les deux dates correspondent trop précisément à des bornes chronologiques bien connues par les spécialistes de la démographie historique pour qu’on n’en dise un mot, ou plutôt qu’on n’en tire une question : quel lien peut-on établir entre les mouvements démographiques et l’expansion territoriale florentine ? Andrea Zorzi avait déjà relevé que « la phase décisive de la formation des États territoriaux italiens s’inscrivit dans la séquence démographique négative de la dépression des XIV^e et XV^e siècles », soulignant que cela était encore plus « évident dans le cas de Florence, [où] le début de la politique d’expansion au-delà des frontières du contado coïncida avec la première grande disette de 1328-1330, qui marqua le pic de la courbe de développement démographique dans la région, alors que les pactes de sujétion de Prato, de Colle Valdelsa et de San Gimignano furent passés immédiatement après l’épidémie dévastatrice de 1347-13482 ». C’est justement l’impact de la peste qui reste à la fois le plus évident et le plus mystérieux. Le plus évident, car les chiffres, même approximatifs, ne laissent guère de doute sur l’ampleur de la mortalité dans les centres étudiés : une diminution, entre les années 1330 et 1350 d’au moins 40 % à Prato et à Pistoia, de plus de 50 % à San Gimignano et sans doute à Colle Valdelsa3 ; difficile dans ces conditions de ne pas expliquer la soumission temporaire ou définitive advenue dans ces communes par les conséquences dramatiques de l’épidémie. Le plus mystérieux, cependant, pour deux raisons. D’abord parce que la nature du lien de causalité reste en réalité délicate à saisir. Florence non plus ne fut pas épargnée par la peste, qui faucha peut-être entre 40 et 50 % de sa population – paradoxalement les données sont ici davantage sujettes à caution –, soit un taux globalement comparable4. On pourrait considérer que c’est l’évolution en chiffres absolus et non relatifs qui aurait fourni un avantage décisif aux Florentins, encore suffisamment nombreux pour s’imposer dans des villages désormais semi-déserts, mais l’hypothèse reste en l’état quelque peu fragile. Ensuite et surtout parce que les documents demeurent complètement silencieux sur l’épidémie : dans l’ensemble des actes qui formalisèrent les soumissions respectives de Colle Valdelsa, San Gimignano, Prato et Pistoia, pas un passage, ni même une allusion, aussi indirecte soit-elle, n’évoque la peste. De même dans la chronique de Matteo Villani, qui dans son récit de ces soumissions, n’invoque jamais l’épidémie comme élément de contexte.

6Que dire d’un tel silence ? Depuis une cinquantaine d’années, les études individuelles ou collectives se sont multipliées, améliorant considérablement notre connaissance de la peste de 1347-1348 aussi bien que de ses régulières résurgences au cours des décennies successives5. Or, celle qui peut à bon droit être considérée comme la pionnière de ces travaux, Élisabeth Carpentier, avait, dans sa monographie consacrée à la diffusion de l’épidémie dans la ville d’Orvieto, déjà tiré un enseignement similaire de son attentif dépouillement des documents contemporains, en mettant au jour « le voile de silence qui recouvre les textes officiels », et qui contraste brutalement avec les autres témoignages, indirects, des ravages de la maladie dans la cité, au moment même où ces textes restent obstinément muets6. Un tel constat ne vaut cependant pas tout à fait pour nos communes, puisque c’est de Pistoia que nous est parvenue la plus riche législation citadine sur l’épidémie dont on dispose aujourd’hui, telle qu’elle a été enregistrée dans un petit registre spécialement pensé à cette fin7. Gian Maria Varanini a d’autre part rappelé à juste titre « la rigidité des structures diplomatico-documentaires sur la base desquelles étaient rédigés les procès-verbaux des conseils citadins, ce qui les rend peu adaptés à se faire en temps réel la caisse de résonance des dynamiques sociales d’importante portée que l’épidémie met d’un jour à l’autre en mouvement8 ». Il n’en demeure pas moins qu’une absence aussi systématique doit être relevée. Qu’on me permette pour en proposer une ébauche d’interprétation, d’opérer un bref détour.

7En 1951, Millard Meiss, l’un des principaux élèves d’Erwin Panofsky, publiait un ouvrage appelé à marquer durablement les études d’histoire de l’art9. Comme l’annonçait son titre même, le livre cherchait à démontrer l’impact de la Peste noire sur les mentalités, que reflétait selon son auteur une mutation profonde des représentations artistiques après le passage de l’épidémie. Il s’appuyait pour ce faire en grande partie sur l’étude de deux œuvres fameuses, la fresque dite du « Triomphe de la mort » du Camposanto à Pise, et le cycle du Nouveau Testament de la collégiale de San Gimignano, dont une série d’éléments laissait apparemment percevoir l’influence évidente de la catastrophe sanitaire sur les choix iconographiques et stylistiques de leurs auteurs. La démarche présentait le grand mérite, dans la lignée des travaux d’Aby Warburg et de Panofsky lui-même, d’ancrer la production artistique dans son contexte social de production. L’acuité de l’analyse parviendrait sans peine encore aujourd’hui à emporter l’adhésion si n’était un détail quelque peu gênant. Le Triomphe de la mort pisan et le cycle sangiminanais du Nouveau Testament, ainsi que l’ont prouvé plusieurs études ultérieures, avaient été l’un comme l’autre produits avant la peste10. S’est alors progressivement construite une hypothèse exactement inverse, selon laquelle l’épidémie n’aurait peu ou prou eu aucune incidence réelle sur la production artistique11.

8Est-ce à dire que le travail de Millard Meiss aurait dès lors perdu toute valeur ? Certainement pas, si l’on considère la question fondamentale qu’il continue en creux de poser et dont l’enjeu central a bien été résumé par Jérôme Baschet : celui de « la nature du lien susceptible d’unir événement et arts visuels, par l’intermédiaire d’une transformation sociale et mentale », car, « s’il est vrai qu’on ne peut établir un tel lien, encore faut-il se demander pourquoi il n’est pas repérable, c’est-à-dire en quoi il se pourrait qu’il n’existe pas, du moins sous des espèces dont les traces documentaires nous permettraient de dire quelque chose »12. Le titre volontiers provocateur de son article, « L’art sans la peste ? » indiquait ainsi la possibilité, difficilement concevable pour nous et pourtant semble-t-il confirmée par la prise en compte sérielle de la production artistique avant et après l’épidémie, que la peste ait constitué, purement et simplement, un non-événement dans cette production. Dans sa magnifique préface à l’édition française du livre de Millard Meiss, Georges Didi-Huberman soulignait quant à lui combien les premières Vies de Vasari étaient de part en part traversées par un « déni de peste13 ». Voici par conséquent délimitées les deux bornes de ce qui reste encore à l’état de simple hypothèse : l’absence totale de toute mention directe ou indirecte de l’épidémie dans les actes qui formalisèrent, immédiatement après son passage, la soumission de quatre des communes étudiées à celle de Florence pourrait bien relever d’une forme de déni de l’épidémie, déni qui vaudrait toutefois moins ici refoulement qu’indifférence, esquissant par conséquent la possible existence d’une forme de « politique sans la peste », c’est-à-dire d’une société où les pratiques politiques sont si bien huilées, si bien ancrées en son sein, que même la plus grande des calamités passe sur elles sans les effleurer.

9Plutôt que de procéder à une conquête militaire pure et simple des communes, qui aurait demandé une levée de fonds considérable et présenté ensuite le problème du maintien d’une domination imposée uniquement par la force, les Florentins cherchèrent à assurer cette domination par une pratique dont on sait maintenant qu’elle se trouvait à des degrés divers dans toutes les sociétés médiévales de l’Europe occidentale, la contractualisation des rapports politiques14. Car il s’agit bien de l’angle le plus saillant du processus d’assujettissement : celui-ci reposa de bout en bout sur des pactes établis après une négociation préalable, qui fondèrent progressivement les bases constitutionnelles de la soumission des communes à celle de Florence, et partant d’une forme d’État qui ne se définit nullement par son caractère unitaire et centralisateur, mais bien au contraire par la somme des contrats bilatéraux passés séparément avec chacune des communes, selon des conditions toujours au moins légèrement différentes. Ce caractère particulariste se lit bien dans le domaine de la fabrication de la norme. Chaque commune continua après sa soumission ou sa mise sous tutelle de se gouverner selon son droit propre, à ceci près que ce droit n’acquérait de valeur qu’en tant qu’il était au préalable validé, après avoir été éventuellement amendé, corrigé, modifié par le gouvernement florentin. La contractualisation induisait par conséquent un échange, aussi asymétrique que bien réel, entre la cité dominante et la commune assujettie, dont les effets concrets sont attestés non seulement par les fréquentes requêtes soumises par celle-ci à celle-là, mais aussi et surtout par l’obtention de réponses souvent positives à de telles requêtes.

10Faut-il par conséquent considérer qu’il s’agit bien d’une forme étatique qui se développa alors ? Oui, si l’on entend par État rien de plus et rien de moins qu’un « système de domination visant au contrôle politique d’un ensemble de pouvoirs territoriaux15 ». La première phase de l’expansion florentine au-delà du contado représenta alors indéniablement le début du développement de ce type d’État. Mais celui-ci resta structurellement très différent de l’État qui s’imposa comme la principale organisation politique à partir du XIX^e siècle, caractérisée par une croissance massive et centralisatrice de l’administration et une vocation à monopoliser en son sein le pouvoir. On doit ainsi souligner que les bases de « l’État territorial florentin » posées au cours du XIV^e siècle ne le conduisirent en aucun cas dans les décennies suivantes vers l’État moderne. Un exemple suffira à illustrer ce constat. Alors que les rapports entre Florence et les communes assujetties étaient restés relativement apaisés jusqu’au début du XV^e siècle, des révoltes éclatèrent brusquement à Colle Valdelsa, à San Gimignano et à Volterra notamment, en réaction à la mise en œuvre du fameux catasto de 1427. Longtemps appréhendé comme une étape essentielle de rationalisation de l’administration étatique étrangement abandonnée dans la foulée – le catasto fut révoqué dès 1431 –, il correspondit en réalité, comme l’a brillamment démontré Giuseppe Petralia moins « à un projet d’unification administrative de la domination [qu’à] une réponse erronée et hasardeuse à une situation désespérée d’urgence militaire et financière16 ». Il constitua surtout la rupture de ce contrat qui conditionnait l’assujettissement des communes à Florence, et plus largement la remise en cause des fondements mêmes d’une forme d’État qui ne contenait par conséquent nullement les germes de son lointain homonyme.

11Se pose ensuite la question de la souveraineté dont disposait cet État balbutiant. Elle était en premier lieu justement conférée par le contrat passé avec la commune assujettie, dont le terme essentiel résidait bien sûr dans la concession de la iurisdictio et du merum et mixtum imperium. Autrement dit, le sens premier de la souveraineté qu’acquit Florence allait, en quelque sorte, du bas vers le haut, et non l’inverse : « Cc’est la domination de Florence qui se construit sur les communautés, ce ne sont pas les communautés qui assument des pouvoirs par concession de Florence17. »

12Mais la souveraineté de l’État florentin pouvait bien être constituée de cette concession depuis le bas, elle n’en demeurait pas moins incomplète, puisque la commune était elle-même en théorie insérée dans un cadre souverain supérieur, l’Empire. D’où l’acharnement avec lequel les Florentins cherchèrent à minorer, sinon à nier, cette insertion en se référant continûment à deux autres pouvoirs souverains supérieurs, le royaume angevin et surtout la papauté, jusqu’à ce que les rapports avec ces derniers se brouillent progressivement à partir du mitan du Trecento. Il faut d’ailleurs souligner que si les Angevins sortirent de l’histoire de l’expansion territoriale florentine au-delà du contado précisément au moment où cette histoire commençait vraiment, les pratiques qu’ils avaient largement contribué à développer dans la région furent en grande partie reprises par la commune de Florence, depuis la forme des actes de soumission auquel recourut Charles I^er dans les années 1270 jusqu’à la contractualisation des rapports de domination mise en œuvre par Robert un demi-siècle plus tard, en passant par les pratiques de pacification judiciaire des conflits internes promues par le même puis par le duc d’Athènes en 1342-1343. Mais c’est pourtant bien du côté de l’Empire que la commune de Florence finit par se tourner. Advint en effet en 1355 ce qui, encore quelques décennies plus tôt, aurait semblé tout simplement impensable : l’achat à l’empereur Charles IV du titre de vicaire impérial, soit exactement ce qui avait constitué, au moment de la descente de son grand-père Henri VII, l’étincelle suffisante pour faire imploser l’équilibre du système de pouvoir territorial jusqu’alors en vigueur dans l’Italie communale, implosion dont l’effet de souffle créa les conditions de l’expansion florentine. La boucle fut bouclée, tout comme la circularité, en quelque sorte, de la souveraineté, laquelle provenait désormais d’en bas, mais aussi, par délégation, d’en haut.

13Si l’instrument du contrat, d’autant plus opératoire que son contenu en était validé par l’autorité impériale, forma la pierre de touche juridique de la construction de l’État florentin, il en constituait toutefois une condition indispensable, mais non suffisante. D’autres instruments furent en effet nécessaires pour obtenir le consentement des communes soumises, ou plus exactement leur renoncement à contester cette soumission, qui, en plus d’être gravée dans le marbre du droit, devait obtenir l’assentiment d’une partie au moins de la population locale, et la résignation des autres. Assentiment et résignation, voilà précisément ce que permirent d’obtenir deux autres vecteurs matériels de l’assujettissement : l’identification et la promotion sur place d’une élite dirigeante qui en échange de son allégeance aux Florentins forma avec leur appui une société politique locale fermée et fidèle à la cité dominante ; la prise de contrôle d’une forteresse au sein des murs de chaque centre afin de décourager toute tentative de révolte éventuelle de la part des exclus du nouvel ordre politique.

14En parallèle à ces différents vecteurs matériels, j’ai également cherché à identifier les vecteurs idéels de l’assujettissement. Celui-ci était peut-être en fin de compte d’abord mémoriel. Le pas de côté que j’ai effectué dans le dernier chapitre en quittant les Capitoli pour me concentrer sur les enjeux de la mythographie de la fondation m’a en effet permis de repérer cette forme plus subtile de l’assujettissement. De Colle Valdelsa à Prato en passant par Pistoia, l’idée était d’essayer de comprendre à travers trois cas précis comment la mémoire, et plus particulièrement la mémoire des origines, pouvait constituer un enjeu important en un moment où le pouvoir florentin cherchait à étendre sa domination au-delà de son territoire. Dans ce mouvement, l’identité de chacune de ces communes, dont la mémoire des origines constituait un des aspects essentiels, devint une question centrale car directement liée à une quête de légitimité dont manquait encore le pouvoir florentin, ce qui n’était pas le cas pour le contado. La réinvention des origines telle que la mit en œuvre Giovanni Villani permit donc d’entreprendre insidieusement une opération d’annexion mémorielle. Que ces origines inventées fussent positives – comme pour Colle Valdelsa –, négatives – comme pour Pistoia – ou dépréciatives – comme pour Prato –, Villani chercha dans tous les cas à établir un discours cohérent et fonctionnel et s’appuya pour cela sur l’un des paradigmes qui structuraient sa vision de l’histoire, celle d’une opposition binaire entre Rome et anti-Rome, paradigme qui fut fixé à travers le récit de fondation de Florence. Celui-ci innerva ensuite toute la chronique et devient le support de l’annexion mémorielle, laquelle visa en fin de compte à déposséder chacune de ces communes de leur propre passé, et à faire de celui-ci la cause d’un assujettissement dès lors compris comme inéluctable.

15Plus généralement, le problème de l’annexion mémorielle et des contestations éventuelles qu’elle engendra reste difficile à étudier, parce que l’un des principes qui présidèrent à la mise en place de la domination consista justement en l’effacement de toute mémoire concurrente, dont effectivement il ne reste à présent que de rares traces, comme à Prato. Ailleurs, que ce soit à Colle Valdelsa ou à Pistoia, l’entreprise a si bien réussi qu’encore aujourd’hui, on peine à éviter le piège tendu par l’historiographie florentine du XIV^e siècle. On est bien du côté florentin en présence d’un récit très orienté, d’un discours légitimant, d’une véritable « écriture conquérante », pour reprendre la belle expression de Michel de Certeau18. Je proposerais pour ma part de parler d’une mise en récit territorialisante, c’est-à-dire un récit qui visa à faire de cet espace où la domination restait encore incertaine un territoire, un ensemble de lieux que s’approprièrent symboliquement les Florentins, au moment même où la cité nouait des pactes qui conduisirent à un assujettissement contractualisé, dessinant ainsi l’ébauche d’une identité commune à l’ensemble des communautés qui composaient l’« État territorial » de Florence19.

16En sus de ce versant mémoriel, le langage des pactes mêmes fournit également les éléments d’une identité politique commune. On y retrouve l’image de la filiation symbolique, laquelle s’insinuait de plus en plus nettement, parant Florence des atours du père protecteur qui par l’amour qu’un parent doit porter à ses enfants, vole justement à leur secours, en leur assurant la pax, la tranquillitas et la securitas, trois termes qui scandaient à intervalles réguliers les actes par lesquels furent formalisés les pactes. Trois valeurs cardinales qui résonnent comme un écho évident des incessantes luttes entre les grandes familles des différentes communes, et dont les ramifications par le biais des alliances matrimoniales finissaient toujours aussi par impliquer directement les Florentins. Trois valeurs cardinales qui figurent surtout un programme de gouvernement, de bon gouvernement, c’est-à-dire celui conduit par la commune régie par le popolo et non par un seul homme, ce seigneur-tyran dont on a vu le surgissement de l’image menaçante aux prémices du processus d’assujettissement. Ici réside toute la subtilité de l’idéologie florentine : faire oublier que la triade pax, tranquillitas, securitas, ce motif entêtant qui rythme la soumission des communes voisines à la cité, était en réalité d’abord un thème seigneurial, comme l’étaient certaines pratiques telles que la militarisation du politique ou l’édification de menaçantes forteresses. En ce sens, le seigneur, même paré d’atours tyranniques, apparaît bien moins comme le pire ennemi de la commune que comme son double symétrique, ce que reconnaît lucidement le chroniqueur florentin Marchionne di Coppo Stefani, lorsqu’il écrit, au moment où notre histoire se termine, « qu’il vaut mieux se pacifier ensemble sans discordes qu’avoir un tyran après les discordes puis la paix20 ». Si dans les deux cas l’objectif est atteint, pourquoi alors le modèle florentin serait-il préférable ? Parce qu’il ajoute à la triade un quatrième terme – celui, décisif, de libertas.

17On sait combien les historiens, notamment anglophones, ont voulu faire de la florentina libertas le nom de baptême politique de la naissance de « l’humanisme civique » au tournant des XIV^e et XV^e siècles21. Or, l’usage du terme de libertas prit une dimension nouvelle dès le biennio 1328-1329 : c’est à ce moment précis, dans la foulée des bouleversements provoqués par la descente d’Henri VII, qu’il acquit une valeur de manifeste politique du régime communal populaire, ensuite systématiquement réemployé comme vecteur de légitimation de l’expansion territoriale de ce même régime. La libération apparaît par conséquent comme le corollaire paradoxal de l’assujettissement. Paradoxe qui ne peut se résoudre qu’en prêtant attention à la polysémie sémantique du mot libertas, dont l’une des clés réside dans la distinction entre deux emplois différents. Le premier, juridique et relatif, s’articule au concept de iurisdictio pour définir la capacité d’autogouvernement. On l’a souvent rencontré dans les actes de soumission temporaire et limitée, comme dans le premier accord de tutelle conclu en février 1349 avec San Gimignano, où était garanti le maintien d’une série de libertates systématiquement accolées à un champ institutionnel précis – « libertas condendi legem reservata, libertas circa electionem officialium… » : dans cette acception, la libertas est incontestablement perdue avec la submissio définitive. Le second, politique et absolu, désigne la mise en œuvre du bon gouvernement, celui qui parvient sans recourir à la tyrannie à faire régner la concorde entre l’ensemble des membres de la communauté politique. En ce sens, la libertas est bien ce mot que les Florentins firent fièrement déployer sur les bannières qu’ils envoyèrent à tous leurs alliés lorsque commença, en 1375, une guerre menée contre la papauté, cet ancien pivot souverain de la commune désormais concurrent direct de celle-ci22. Elle est bien aussi la valeur cardinale des différentes générations d’humanistes à partir de Coluccio Salutati. Elle est bien enfin et surtout la principale justification d’un processus qui, vu de Colle Valdelsa, San Gimignano, Prato, Pistoia, Volterra et San Miniato, ne peut être nommé autrement que par ce à quoi il donna lieu : un assujettissement.