1L’effritement de l’hégémonie régionale florentine doit être mise en relation avec la nouvelle séquence politique qu’ouvrit en 1310 la Romfahrt d’Henri VII. À peine élu roi des Romains le 27 novembre 1308, celui-ci décida en effet de réinvestir le regnum italicum, délaissé par ses prédécesseurs depuis la mort en 1250 de Frédéric II, en s’y rendant personnellement1. Plutôt qu’une reconquête militaire, l’expédition qui devait conduire le roi des Romains jusqu’à Rome pour ceindre la couronne impériale fut pensée comme un voyage pacificateur, destiné à mettre fin aux conflits internes qui secouaient toujours davantage les communes2. Ayant obtenu au préalable l’accord du pape Clément V, Henri VII arriva en décembre 1310 en Lombardie et visita une à une les cités locales. Afin d’y restaurer la pax et l’unitas, le roi imposa une série de mesures et promulgua en particulier une profonde réforme du système institutionnel communal, en substituant aux recteurs citadins choisis localement des vicaires dépendants directement de lui, et censés incarner une forme de pouvoir supra partes3. Bien accueillie dans un premier temps, l’entreprise royale fut cependant rapidement mise à mal par la rébellion des Milanais en février 1311, qui ouvrit un front d’opposition que rejoignirent rapidement d’autres cités lombardes, comme Brescia et Crémone, lesquelles contraignirent Henri VII à recourir à la force pour les soumettre4.

2Au même moment cependant, une autre alliance anti-impériale fut mise en place au sud de la Lombardie, avec Florence et Bologne comme chefs de file. Elle conduisit en moins d’un an à l’union de la plupart des communes émiliennes et toscanes dans une grande ligue guelfe, puis à l’obtention de l’appui du roi de Naples, Robert d’Anjou, et même du pape, qui retira alors son soutien initial à Henri VII5. Celui-ci parvint malgré tout à se faire couronner empereur à Rome le 29 juin 1312, mais dans des circonstances particulièrement difficiles : harcelé par les troupes angevines, le roi ne put se rendre à Saint-Pierre et dut se résoudre à un couronnement organisé sans l’assentiment du pape6. La geste du nouvel empereur s’acheva ensuite rapidement, puisqu’il échoua à s’emparer par la force de Florence malgré un siège de la ville à l’automne 1312 et, affaibli par un long séjour infructueux en Toscane, mourut finalement dans la Maremme siennoise en août 1313, alors qu’il s’apprêtait à lancer une expédition militaire contre le royaume de Naples.

Les conséquences de la descente d’Henri VII : affirmation des régimes seigneuriaux, resémantisation de la tyrannie

3La descente impériale, qui avait en apparence complètement échoué à atteindre ses objectifs, ouvrit toutefois une nouvelle séquence, caractérisée par la volonté de la part de pouvoirs supérieurs et extrinsèques aux communes de réaffirmer leur souveraineté sur celles-ci. En réaction à la tentative impériale, Robert d’Anjou avait obtenu la seigneurie non seulement sur les communes engagées dans la ligue guelfe7, mais également sur des communes septentrionales – parmi lesquelles Brescia Crémone, Asti, Verceil, Pavie, Padoue et Parme, pour ne citer que les plus importantes8 – désireuses de trouver un appui solide dans leur résistance à l’empereur, et, quelques mois après la mort de celui-ci, il fut même nommé vicaire de l’Empire en Italie par le pape9. La papauté, justement, opta à son tour pour une politique rigoureusement interventionniste à partir de l’avènement de Jean XXII, élu pape en août 1316. Prétendant à son tour organiser la pacification du regnum italicum, Jean XXII confia en 1317 une légation à deux frères mendiants, le dominicain Bernard Gui et le franciscain Bertrand de la Tour, chargés de mener une mission diplomatique afin de restaurer la paix dans le centre et le nord de la péninsule10. Devant l’échec de leur mission, le pape choisit d’intervenir militairement en plaçant Bernard du Pouget, légat apostolique pour la Lombardie, la Romagne et la Toscane à partir de 1319, à la tête d’une armée de mercenaires qui mena une série d’opérations guerrières entre 1320 et 1327. En cette même année, Louis IV de Bavière, élu roi des Romains en 1314, décida de son côté de suivre l’exemple de son prédécesseur en lançant une nouvelle expédition en Italie afin de se faire couronner empereur à Rome et profiter de son passage pour tenter de nouveau de réaffirmer l’autorité impériale sur les communes11. Malgré l’obtention de la couronne dans des circonstances encore une fois particulièrement troubles, il regagna finalement la Bavière en 1329 après deux ans de luttes infructueuses. Enfin, en 1330-1331 le fils d’Henri VII, Jean, comte de Luxembourg et roi de Bohême, obtint avec le soutien du pape et celui plus ambigu de Louis IV de Bavière la seigneurie d’une série de communes en Lombardie, en Émilie, et même en Toscane avec Lucques12. Là encore cependant, sa présence se révéla éphémère, puisqu’il quitta la péninsule dès la fin de 1333.

4La descente d’Henri VII fut donc incontestablement à l’origine d’une dense série d’interventions de pouvoirs supérieurs et externes aux communes durant les années 1310-1330. Si l’on s’en tient aux plans strictement militaire et politique et que l’on considère les événements du point de vue des aspirations des différents souverains, ces interventions se soldèrent incontestablement par un cuisant échec : en Lombardie comme en Toscane, ni les forces impériales, ni les forces angevines et pontificales ne parvinrent à imposer durablement leur autorité dans les communes de l’Italie centro-septentrionale13. Mais si, ainsi que l’y invite l’historiographie récente, on inverse la perspective et que l’on considère les effets de ces interventions sur la structuration politique des communes de l’Italie centro-septentrionale, l’irruption renouvelée de pouvoirs supérieurs entre 1310 et 1333 prend une nouvelle dimension, au point d’être justement considérée comme un élément décisif d’une mutation politique de plus grande ampleur des régimes communaux en faisant de la seigneurialisation et de la dénonciation de son caractère tyrannique l’actualité majeure, en particulier à Florence, dont la prééminence régionale fut alors justement remise en cause par la fulgurante ascension en Toscane d’un seigneur, Castruccio Castracani14.

5Au moment où s’ouvrit la séquence d’intervention massive des pouvoirs supérieurs, un certain nombre de communes, principalement en Lombardie, avaient déjà en effet connu une transformation structurelle majeure : au régime communal collectif s’était substitué un régime seigneurial, dans lequel le pouvoir se concentrait désormais entre les mains d’un seigneur et de sa famille, qui réunissaient souvent sous leur commandement plusieurs cités. Cette seigneurialisation de la commune a longtemps suscité un jugement tranché parmi les historiens, puisqu’elle fut d’abord considérée, dans le sillage des travaux fondateurs de Sismondi, comme la fin de l’âge d’or de la liberté communale, puis au contraire valorisée, en particulier à l’époque fasciste, comme le moteur d’un véritable développement étatique15. Critiquant le schématisme de ce type d’analyse, une importante série de travaux récents a cherché à rouvrir le dossier de la seigneurie, en insistant d’une part sur la nécessité de repenser les rapports entre formes de pouvoir communal et seigneurial non plus en termes d’opposition mais bien plutôt de circularité et de compénétration, et en la réinscrivant d’autre part dans le contexte de la vague interventionniste des pouvoirs supérieurs et externes aux communes16. Ces travaux ont en particulier démontré que les interventions répétées des pouvoirs supérieurs influèrent profondément sur ce processus de seigneurialisation, en premier lieu dans le domaine institutionnel17.

6Durant les premiers mois qui suivirent son arrivée, Henri VII tenta de contrôler directement le gouvernement des communes où il avait imposé son autorité, par l’intermédiaire de vicaires externes envoyés spécialement pour l’occasion. Se heurtant toutefois à une farouche opposition des seigneurs locaux, Henri se résolut rapidement à obtenir leur soutien en leur octroyant, contre de fortes sommes d’argent, le titre de vicaire impérial en lieu et place des représentants mandés dans un premier temps18. Cette délégation sans précédent fut déterminante : juridiquement, elle légalisa la domination seigneuriale19 ; politiquement, surtout, elle constitua une ressource nouvelle de légitimation en introduisant une « trace significative (même sous la forme de délégation) de pouvoir “supérieur”20 », et en inscrivant par conséquent une nouvelle forme de souveraineté dans l’horizon politique toujours fragile et incertain du système communal. La délégation vicariale d’une autorité supérieure à un seigneur citadin devint immédiatement, de fait, un mécanisme central de l’interventionnisme impérial puis même pontifical. Après la mort d’Henri VII, Jean XXII intima d’abord aux seigneurs respectifs l’ordre de renoncer au titre de vicaire impérial. Il finit toutefois par concéder en 1329 celui de vicaire apostolique aux marquis d’Este sur Ferrare et sur Este, instituant ainsi un usage pontifical du vicariat pratiqué ensuite de manière croissante par son successeur, Benoît XII, en réaction à une nouvelle vague de vicariats impériaux octroyés par Louis IV de Bavière21.

7En voie de généralisation à partir de la fin des années 1320, l’octroi du vicariat de la part de l’un et l’autre des pouvoirs souverains à vocation universelle eut en fin de compte une conséquence essentielle, en ce qu’il entraîna, au moins potentiellement, une déstructuration profonde de l’organisation politique de la cité, qui reposait jusque-là sur deux piliers principaux. D’une part, la source principale de l’autorité était systématiquement détenue par les institutions communales, car même lorsque gouvernait un seigneur, celui-ci détenait son pouvoir seulement en vertu d’une concession des conseils communaux ; cette autorité s’exerçait d’autre part sur un espace politique précis, le contado, soit l’espace historique de projection du pouvoir de la cité, issu d’une territorialisation ecclésiastique ou comtale beaucoup plus ancienne. Or, ce sont très précisément ces deux fondements que remit en cause l’introduction d’une souveraineté n’émanant plus de la commune, mais de l’empereur ou du pape, en accélérant une reconfiguration des rapports entre le seigneur et la communauté, que l’on peut qualifier, avec Andrea Zorzi, de « mutation seigneuriale22 ». En effet, « l’attribution du titre de vicaire détacha l’exercice du pouvoir seigneurial des conditionnements de la politique citadine, en permettant aux seigneurs d’amplifier leurs propres pouvoirs sur son ordonnancement constitutionnel, et en les affranchissant de la légitimation jusqu’alors conférée par les élections des conseils communaux23 ». Cet affranchissement politique entraîna logiquement un affranchissement territorial. Puisque le seigneur ne devait plus son autorité à la commune, il put désormais l’exercer en toute légalité, et en toute légitimité, au-delà du cadre territorial de la cité : ainsi, en insérant « dans la tradition du particularisme juridique italien, au sein duquel – comme le rappelaient théologiens et juristes – la souveraineté résidait dans le populus, un élément qui appartenait à un autre modèle de souveraineté et qui fondait la base de sa légitimation sur le territoire, [cette souveraineté déléguée] permit au vicaire d’exercer légitimement le pouvoir également sur des cités et des territoires qui ne lui avaient conféré aucune délégation populaire24 ».

8C’est donc non sans raison que la concession des premiers vicariats à des seigneurs locaux par Henri VII fut immédiatement identifiée par les contemporains comme une rupture. Car au-delà de l’aspect institutionnel et politique, le phénomène eut également un très fort impact idéologique parmi les adversaires de l’empereur. En associant celui-ci au régime seigneurial, le discours anti-impérial se cristallisa autour d’une figure jusque-là relativement secondaire dans la rhétorique politique du monde communal, celle de la tyrannie25. L’image aristotélicienne du tyran, comprise, telle que l’avait réintroduite Thomas d’Aquin puis Gilles de Rome dans la seconde moitié du XIII^e siècle, comme dégénérescence d’un pouvoir davantage guidé par la quête du bien personnel plutôt que commun, envahit en effet massivement et brusquement le discours politique dans la foulée de la descente d’Henri VII et prit alors la forme d’un « concept militant » du camp guelfe26. Si jusque-là le régime seigneurial n’avait guère été contesté en tant que tel par les adversaires de l’empereur, il devint, désormais, paré des atours de la tyrannie, le principal argument accusatoire, et ce dans différents types de supports discursifs : la tragédie politique, qui marque son grand retour dans la littérature européenne avec l’Ecerinis composé par Albertino Mussato à Padoue en 131527 ; les actes judiciaires, avec le procès dit Avogari intenté par la commune de Trévise en 1314 contre la famille des Tempesta et à travers elle la seigneurie des Caminesi qui avaient à peine quitté le pouvoir28 ; les textes destinés à fixer la mémoire des événements, comme la chronique de Guerino à Plaisance ou les « mémoires politiques » de Dino Compagni à Florence, rédigés dans les mêmes années29. L’accusation de tyrannie à l’encontre de l’empereur et ses vicaires, et par extension à l’encontre du régime seigneurial fut ensuite très vite réemployée par les chancelleries angevine et pontificale, qui en systématisèrent l’usage idéologique et en amplifièrent largement l’écho30.

9La descente d’Henri VII et les tentatives d’interventions successives des pouvoirs supérieurs jouèrent par conséquent un rôle essentiel, à la fois matériellement, en ce que leurs modalités mêmes renforcèrent la tendance à la seigneurialisation en en changeant en même temps la nature, et idéologiquement, en ce qu’elles contribuèrent à cristalliser la réflexion des adversaires de l’empereur autour de la nature du régime seigneurial, associé dorénavant à la tyrannie, et à façonner ainsi une nouvelle identité guelfe, qui s’auto-représenta, par antinomie, comme le garant de la liberté, de la justice et du bien commun31 : le processus a été ainsi bien mis en lumière par des études récentes qui se sont jusqu’ici concentrées surtout sur la Lombardie. Comme on va le voir, l’analyse se révèle cependant tout aussi convaincante au regard des mutations politiques que l’on observe en Toscane après le passage de l’empereur.

10Dans cette région, la discordance entre les résultats immédiats de l’action d’Henri VII et ses conséquences à moyen terme semble ainsi encore plus frappante32. Le recours à la seigneurie fut d’abord mis en œuvre dans certains centres traditionnellement guelfes, afin d’obtenir un soutien militaire plus étroit et de disposer d’une autorité capable d’apaiser les tensions internes à chaque centre. Entre mai et novembre 1313, les communes de Florence, de Lucques, de Prato et de Pistoia confièrent ainsi tour à tour la seigneurie à Robert d’Anjou pour une durée limitée dans le temps33. Cette concession du pouvoir à un souverain angevin ne constituait pas en réalité une véritable rupture, car elle puisait aux origines mêmes des rapports politiques entre les centres guelfes et le royaume angevin : on l’a vu, le grand-père de Robert, Charles I^er d’Anjou, avait dans la foulée de sa victoire contre Manfred conclu avec la plupart des communes toscanes une série d’accords – allant selon les cas de la simple alliance militaire à la seigneurie éminente sur la commune – qui constituèrent alors l’acte de naissance de la coordination guelfe en Toscane. Dans son exercice concret, la seigneurie de Robert d’Anjou semble très similaire à l’expérience mise en pratique une quarantaine d’années auparavant. Comme alors, un vicaire nommé par le roi se substitua aux officiers traditionnellement recrutés hors de la commune (podestat et capitaine du peuple) et bénéficia d’attributions limitées à la conduite des opérations militaires et à une série de pacifications judiciaires des conflits internes, sans avoir la possibilité d’intervenir sur le fonctionnement des principales magistratures internes ni de modifier réellement l’ordonnancement législatif communal. Une différence majeure entre les seigneuries de Charles I^er et de Robert a toutefois été bien relevée par Pierluigi Terenzi : tandis que dans le premier cas la soumission des communes était sanctionnée par un serment de fidélité qui « instaurait formellement un rapport hiérarchique de caractère féodal », un tel serment est absent dans le second cas, où la soumission était régulée dans les moindres détails par une série de clauses explicitée au sein d’un contrat en bonne et due forme34. La nouveauté est d’importance, car elle instaura un rapport de domination politique fondé sur une contractualisation du pouvoir, soit exactement le rapport, on le verra amplement plus loin, qui guida ensuite l’expansion territoriale florentine.

11À cette forme nouvelle de seigneurie contractuelle circonscrite à des prérogatives et une durée limitées en répondit une autre, là aussi inédite en Toscane : celle de la domination absolue d’un seigneur issu de la région sur un espace qui dépassait le cadre de la seule cité. Lorsque l’empereur mourut dans les environs de Sienne, sa dépouille fut ramenée à Pise, l’une des seules cités toscanes à lui être restée fidèle, où elle fut enterrée avec les honneurs au cœur de la cathédrale. Dans la foulée, la commune se plaça sous la protection d’un condottiero gibelin, Uguccione della Faggiola, déjà nommé auparavant vicaire de Gênes par l’empereur. Uguccione parvint à prendre le contrôle de Lucques en juin 1314, puis à remporter une éclatante victoire en août 1315 à Montecatini sur une coalition guelfe rassemblant les autres cités toscanes et des troupes angevines ; mais il tomba en disgrâce à Pise un an plus tard et dut quitter la région avant d’avoir pu mettre son avantage militaire à profit35. Après une brève période d’accalmie marquée par une paix générale paraphée entre guelfes et gibelins en mai 1317, la région s’embrasa de nouveau au début des années 1320, sous la pression d’un autre condottiero gibelin, Castruccio Castracani, ancien protégé d’Uguccione, qui avait déjà obtenu la seigneurie de Lucques en 1316, dans la foulée du départ contraint de celui-ci36. Castruccio étendit ensuite progressivement son emprise sur toute la zone nord-occidentale de la région, jusqu’à s’emparer de Pistoia en mai 1325, entraînant une réaction militaire immédiate des Florentins, qui furent cependant écrasés à Altopascio le 23 septembre de la même année. Cette lourde défaite entraîna alors un nouveau recours aux Angevins de la part de la commune de Florence, qui décida le 23 décembre 1325 de réitérer l’expérience de seigneurie contractualisée en faisant appel non à Robert cette fois, mais à son fils aîné, Charles de Calabre, et fut bientôt suivie en cela par celles de Sienne, Prato, Colle Valdelsa, San Miniato et San Gimignano, soit la plupart des communes restées aux mains des guelfes37. L’appui angevin au front guelfe ne modifia cependant guère l’évolution de la situation : il n’empêcha pas Castruccio, au faîte d’une puissance encore accrue par le soutien du roi des Romains Louis IV de Bavière, à son tour venu en Italie pour se faire couronner empereur, de prendre le contrôle de Pise en 1328 et de menacer de plus en plus directement Florence, que seule sauva la mort impromptue du condottiero le 3 septembre 1328. Les fils de Castruccio échouèrent alors à pérenniser la domination de leur père sur l’ensemble politique qu’il avait constitué, lequel fut très vite repris par Louis IV de Bavière, à peine revenu de son couronnement romain. Le nouvel empereur envisagea un temps d’assiéger Florence, mais décida finalement de quitter la Toscane en avril 1329.

12Au moment même où Castruccio commençait son ascension politique, plusieurs communes toscanes choisirent d’instaurer un régime seigneurial, qui semblait le plus à même de mettre fin aux violentes luttes internes38. Ce fut le cas ainsi à Arezzo avec l’arrivée au pouvoir de l’évêque Guido Tarlati en 132139, mais aussi dans certaines des communes de notre étude : à Pistoia, Ormanno Tedici, abbé d’un important monastère du territoire, reçut en 1322 la seigneurie de la cité de la part des conseils communaux, avant d’être supplanté en 1324 par son neveu Filippo, qui fut lui-même contraint de livrer finalement la ville à Castruccio un an plus tard40 ; à Colle Valdelsa, un autre ecclésiastique, l’archiprêtre Albizzo Tancredi, fut élu par les conseils communaux capitaine du peuple en 1322, puis seigneur à vie en 132641 ; à San Gimignano, Tribaldo Baroncetti et son frère Fresco tentèrent en 1319 un coup de force que la commune réussit toutefois à repousser non sans mal42. Dans les deux premiers cas, les seigneurs s’orientèrent progressivement vers une politique de plus en plus hostile à l’égard des Florentins, ce qui réduisit d’autant l’influence régionale de ces derniers.

13Pour la première fois depuis les années 1260, la commune de Florence dut ainsi faire face à une organisation politico-militaire capable de la mettre réellement en danger. Certes, elle parvint à résister, ne subissant qu’un siège relativement bref en 1312, et la mort de Castruccio conjuguée au départ de Louis IV de Bavière semblèrent éloigner au moins provisoirement la menace gibeline : à première vue, la Toscane revenait à l’équilibre politique antérieur à la descente d’Henri VII. Mais au-delà de leur solde apparemment nul, les décennies 1310 et 1320 correspondirent à une phase d’importantes expérimentations politiques, qui entamèrent les instruments traditionnels de l’hégémonie florentine sur la région et ouvrirent la perspective jusqu’alors inédite d’un dépassement de l’horizon territorial de la cité.

Le biennio 1328-1329 en Toscane : la matrice d’un nouvel équilibre politique

14En obtenant, le matin du 3 août 1328, la reddition de Pistoia, Castruccio Castracani sembla marquer un point décisif dans la lutte qui l’opposait aux Florentins depuis près d’une décennie. La prise de la cité représentait en effet une importante victoire sur les plans matériel – la ville constituait un point d’appui essentiel pour contrôler les voies de communication vers les Apennins et le nord-ouest de la Toscane – et surtout politique – ouvertement hostile aux Florentins depuis 1322, aux mains de Castruccio à partir de 1325, Pistoia lui avait été reprise en janvier 1328 par les troupes de Filippo di Sangineto, maréchal de Charles de Calabre « in partibus Tuscie », au terme de violents combats43. Le condottiero lucquois humiliait ainsi une nouvelle fois ses adversaires et apparaissait à cet instant à leurs yeux comme la menace la plus redoutable qu’ils eussent connue, inspirant alors plus de crainte qu’aucun « seigneur ou tyran italien depuis trois cents ans44 ». De fait, l’ampleur du territoire sous sa domination était d’autant plus impressionnante qu’elle était légitimée par des titres conférés directement par Louis IV de Bavière. Vicaire impérial de Pise, duc héréditaire de Luni, Lucques, Pistoia et Volterra45, Castruccio contrôlait la majeure part de la Toscane occidentale, et, fort de l’appui de l’empereur, semblait désormais en mesure de s’emparer du reste de la région et même de la cité de Florence, dont les exilés gibelins avaient d’ores et déjà fait du condottiero leur chef.

15Le soulagement exprimé par les Florentins, d’abord incrédules à l’annonce de la mort impromptue de Castruccio Castracani des suites d’une violente fièvre le 3 septembre 1328, un mois seulement donc après la reconquête de Pistoia, fut par conséquent à la hauteur de la crainte qu’il avait suscitée46. Elle n’éloignait cependant pas complètement la menace qui pesait sur la cité, désormais entièrement incarnée par Louis IV de Bavière, qui affirma très vite son autorité sur les trois cités contrôlées par Castruccio, Lucques, Pistoia et Pise, où il s’installa dans les derniers jours de septembre47. S’ouvrit alors dans les mois qui suivirent une longue phase d’incertitudes, durant laquelle l’absence d’opérations militaires d’envergure fut compensée par une intense activité diplomatique, menée en particulier par la commune florentine qui, pour prévenir une attaque de l’empereur, tenta de déplacer l’affrontement sur le plan économique en organisant un blocus commercial sur les trois cités ennemies48. Louis IV de Bavière, de son côté, réussit bien à affaiblir la coordination guelfe en signant en janvier 1329 une trêve secrète avec Volterra, San Gimignano, Colle Valdelsa et San Miniato49. En proie cependant à de graves difficultés financières et incapable de solder ses troupes, il dut subir la rébellion d’une partie de celles-ci qui l’empêcha de mener à bien toute offensive, et le décida finalement à quitter Pise le 30 avril 1329 pour rejoindre la Lombardie et de là s’en retourner finalement en Germanie50. Ce départ fit suite non seulement à la mort de Castruccio, mais aussi à celle de Charles de Calabre, survenue le 9 novembre 1328, qui mit fin à la tutelle angevine exercée par l’intermédiaire de celui-ci sur les communes guelfes toscanes depuis 1326.

16Ainsi le biennio 1328-1329 marqua-t-il d’abord le terme d’une séquence ouverte en 1311 par la descente d’Henri VII, qui doit être considérée, on l’a vu, comme une phase d’importantes expérimentations politiques. L’intervention répétée de pouvoirs supérieurs – les prétendants germaniques à l’Empire, la royauté angevine et la papauté – qui, en soi, n’avait rien de véritablement innovant et constituait même une constante depuis l’apparition des communes deux siècles plus tôt, donna en effet lieu, à travers les seigneuries concédées aux Angevins d’une part et la brève et intense expérience de Castruccio d’autre part, à des formes d’exercice du pouvoir cette fois réellement inédites. Dans le système de domination mis en place par le seigneur lucquois, la commune cessait d’être la source principale d’autorité, puisque celle-ci était conférée par l’empereur à travers l’octroi d’un titre vicarial et même ducal, en même temps que la cité et son contado cessaient d’être son cadre territorial de référence, puisque le pouvoir exercé par Castruccio dépassait très largement l’horizon spatial traditionnel de la cité pour s’étendre à un ensemble beaucoup plus étendu.

17S’il constitue donc le terminus ad quem d’une dense période d’expérimentations politiques dont l’écho se fit cependant entendre, on le verra, dans les décennies suivantes, le biennio 1328-1329 doit aussi être considéré comme le terminus post quem d’une nouvelle séquence, tant sur le plan de l’organisation interne de la commune florentine qu’au niveau du rôle de celle-ci dans la région.

Un hiver de réformes internes

18D’abord accueillie très favorablement par les membres de la classe dirigeante florentine, du moins parmi ceux qui avaient des liens d’intérêt économiques avec les royaumes de Naples ou de France, la seigneurie de Charles de Calabre provoqua progressivement auprès d’eux un désenchantement croissant51. Censé être capable de tenir tête à Castruccio par ses qualités et ses ressources militaires, le duc brilla surtout par ses dépenses et bientôt également par son absence, lorsqu’à partir de janvier 1328 il fut représenté par un vicaire52. Durant sa brève résidence dans la cité, il avait cependant eu le temps d’introduire d’importantes réformes fiscales – la réintroduction d’un impôt direct sur la propriété, l’estimo53 – et institutionnelles – la nomination exclusive des prieurs ainsi que la suppression des magistratures du capitaine du popolo et des douze Buonuomini – qui, parce qu’elles entamaient les bases économiques et politiques de l’hégémonie des grandi popolani suscitèrent auprès d’eux un mécontentement croissant, au point de laisser sourdre les premiers signes d’une rébellion possible54. La mort prématurée de Charles de Calabre et la fin subséquente de sa seigneurie la rendirent inutile, et leur fournit l’occasion de reprendre la main en faisant rapidement voter une série de réformes visant à rétablir leur prééminence justement là où elle avait été mise à mal.

19La première et la plus importante de ces réformes instaura un nouveau système de désignation des principaux officiers – la Seigneurie (c’est-à-dire les prieurs des Arts et le gonfalonier de justice) et les deux Collèges (soit les douze Buonuomini, qui furent donc immédiatement rétablis, et les gonfaloniers des compagnies du popolo). Jusqu’alors, les procédures d’élection de ces offices, et en particulier du priorat, qui s’était progressivement imposé comme la principale magistrature communale, étaient restées relativement flottantes et globalement déterminées de manière empirique, reposant soit sur une cooptation par les prieurs déjà en charge, soit sur le choix d’une commission composée des consuls des Arts majeurs et moyens55. La réforme fixa une procédure beaucoup plus précise : désormais, une commission réunissant les membres de la Seigneurie, les six capitaines de la Parte Guelfa, et les cinq magistrats de la Mercanzia (institution judiciaire réunissant les cinq Arts majeurs impliqués dans le commerce extérieur56) était chargée d’établir une liste de citoyens éligibles ; chaque nom retenu sur cette première liste devait ensuite être soumis au vote (scrutinio) des membres de la commission flanqués de quelques dizaines de conseillers préalablement choisis par eux ; tous les noms ayant obtenu au moins les deux tiers des votes étaient ensuite copiés sur des fragments de parchemins et mis dans des bourses (imborsazione) ; au moment de la nomination, un tirage au sort (tratta) parmi ces bourses fournissait les noms des officiers de la prochaine magistrature ; la commission se réunissait tous les deux ans pour élire de nouveaux noms, sans toutefois, et c’est un point décisif, que les anciens ne fussent supprimés, si bien que les personnes nominées lors du premier scrutin de 1328 restaient automatiquement éligibles lors des tratte successives57.

20L’importance de cette réforme se lit bien dans les modalités de son entérinement, car en sus d’être approuvée selon la procédure habituelle par les conseils le 8 décembre 1328, elle fut soumise à l’assentiment de l’ensemble des citoyens réunis en parlement sur la place de la Seigneurie trois jours plus tard58. Officiellement, ainsi que l’affirmèrent en chœur le préambule de l’acte qui entérinait la réforme et la présentation qu’en fit dans sa chronique Giovanni Villani, elle visait à éviter les discordes et les tensions entre factions, en fondant le processus de sélection des principaux officiers sur le « consensus des citoyens bons et respectueux des lois59 ». Mais, comme l’a démontré de manière très convaincante John Najemy, et à l’inverse de ce qu’a longtemps soutenu l’historiographie, la réforme n’entraîna en aucun cas un élargissement social de l’accès aux magistratures majeures ni une quelconque démocratisation du pouvoir, comme pouvait le laisser penser le nombre accru de citoyens éligibles60. Bien au contraire, parce que les séries de noms mis en bourses n’étaient pas éliminées une fois extraites, mais automatiquement remises en bourses au bout de deux ans, le nouveau système devait permettre de fixer sur le long terme les contours d’une classe politique, certes élargie à l’ensemble des grandi popolani afin d’éviter les luttes entre eux, mais au sein de laquelle un nombre en réalité assez réduit de familles affirma sa prééminence. Ce système permettait aussi d’assurer à celle-ci un contrôle monopolistique des principales institutions communales : la liste des officiers élus à l’une des trois magistratures entre 1329 et le début de la seigneurie du duc d’Athènes en 1342 révèle ainsi que seules 97 familles occupèrent les 3/4 du total des postes durant cette période, ce qui en ferait tout simplement « le cercle de fonctionnaires le plus étroit et le plus resserré de toutes les périodes du Trecento florentin61 ».

21Cette interprétation de la réforme comme instrument d’hégémonisation politique de l’élite populaire est par ailleurs confirmée par deux autres modifications institutionnelles mises en œuvre dans les semaines suivantes. Une provvisione adoptée le 20 décembre 1328 étendit les mécanismes du nouveau système de désignation à celui des consuls des Arts, choisis non plus par leurs membres respectifs, mais par la même commission électorale que pour les offices majeurs, soit la Seigneurie, les capitaines de la Parte Guelfa et les magistrats de la Mercanzia, ce qui revenait à les placer sous le contrôle direct de ces seuls offices62. Surtout, le 20 février 1329, les conseils de la commune, qui représentaient le principal contre-pouvoir à celui des prieurs – puisqu’ils pouvaient en rejeter les propositions – et qui se divisaient en cinq assemblées depuis la fin du XIII^e siècle (le conseil des Cent ainsi que les conseils spécial et général du podestat et du capitaine du peuple) furent remplacés par deux conseils, l’un du popolo, l’autre de la commune, dont faisaient désormais automatiquement partie la Seigneurie et ses deux Collèges auxiliaires (les douze Buonuomini et les gonfaloniers de compagnies du popolo) ainsi que les consuls des Arts, soit tous les magistrats dont le système de désignation avait été modifié dans les mois précédents63. Or, cette réduction intervint dans la foulée immédiate de l’obstruction faite par les conseils dans leur forme traditionnelle à une proposition de loi portée par les prieurs et destinée à supprimer l’estimo qu’avait rétabli Charles de Calabre64, dont on a vu qu’il constituait l’une des principales sources de mécontentement des grandi popolani. Présentée derechef aux nouveaux conseils le 29 février, la proposition de suppression de l’estimo fut cette fois entérinée65.

22La reconfiguration institutionnelle mise en œuvre entre novembre 1328 et février 1329 posa ainsi trois piliers pour soutenir l’hégémonie politique des grandi popolani : la monopolisation à leur profit des principales magistratures communales et en particulier de la Seigneurie ; le renforcement du poids politique de celle-ci au détriment des conseils et des Arts non compris dans la Mercanzia ; la suppression de l’impôt direct qui impliquait une contribution corrélée à la richesse. On comprend mieux dès lors pourquoi l’historiographie a largement réévalué cet ensemble de réformes, au point de la considérer très récemment comme « une vraie césure, qui marque nettement le début d’une nouvelle phase de l’histoire politico-institutionnelle florentine66 ». Elle a toutefois négligé de relever qu’une telle scansion chronologique correspond très précisément à celle que l’on rencontre dans l’évolution des rapports de la cité avec ses voisines toscanes.

Un été de pacifications externes

23Si l’hiver 1328-1329 fut dévolu à la stabilisation de l’organisation politique interne, le printemps et l’été qui suivirent furent quant à eux consacrés à la redéfinition du rôle de la commune sur l’échiquier régional, et notamment dans la partie nord-occidentale, celle-là même qui, en passant sous le contrôle de Castruccio Castracani, lui était devenue ouvertement hostile. L’instrument de cette redéfinition consista en une série de trois paix successivement conclues – ou plus exactement obtenues – par les Florentins avec un certain nombre de communes de cette zone, où la situation demeurait fort confuse après le départ de Louis IV de Bavière au début du mois d’avril. Ces actes de paix eurent une valeur proprement matricielle et méritent par conséquent une analyse détaillée.

24Le premier concerne Pistoia, dont on a vu que l’allégeance à Florence n’avait pu être obtenue au cours des décennies précédentes qu’au fil de l’épée, et qui était devenue l’une des bases de la puissance de Castruccio. Passée ensuite sous le contrôle de Louis IV de Bavière, la cité connut de violents troubles internes lorsque celui-ci quitta la Toscane. À en croire l’auteur des Storie pistoresi, qui fournit un récit plus précis et en partie divergent de celui de Giovanni Villani, le conflit mit aux prises à la mi-avril deux factions, guidées chacune par l’une des principales familles locales : à celle des Vergiolesi, restée hostile à tout rapprochement avec Florence, s’opposait celle des Panciatichi, partisane à l’inverse de la paix, et apparemment soutenue en cela par « le popolo et la commune67 ». La seconde finit par prendre le dessus, et, après avoir « chassé de l’office des Anciens [la principale magistrature communale pistoiaise] ceux qui sous l’égide des Vergiolesi ne voulaient pas la paix et mis à leur place d’autres qui la voulaient », elle fit commencer les négociations avec la commune florentine68.

25Celles-ci furent conduites à Prato, ce qui peut s’expliquer d’abord par sa situation géographique, à équidistance des deux cités, mais aussi et surtout par sa position politique, car cette commune, encore officiellement sous la tutelle angevine, était par ce biais même, on l’a vu, étroitement contrôlée par les Florentins, qui y monopolisaient la charge de vicaire royal depuis une décennie. Ce fut justement le vicaire alors en place, le Florentin Francesco dei Pazzi, qui supervisa les négociations, et la commune de Prato finit d’ailleurs par être officiellement incluse dans l’accord de paix conclu le 24 mai suivant69. Cet accord, tel qu’il se donne à voir dans le premier registre des Capitoli florentins, très probablement mis en forme à la fin du XIV^e siècle, est attesté par un ensemble documentaire composé de quatre actes : les deux premiers constituent les mandats de procuration des représentants respectifs de Florence et de Pistoia ; dans le troisième, les Pistoiais jurent l’obéissance et la soumission au pape ainsi que la rebellio contre Louis IV de Bavière ; le quatrième enfin contient les clauses détaillées de l’accord ainsi que les serments prêtés par les représentants des trois communes70.

26Avant de nous arrêter plus longuement sur les deux derniers actes, revenons rapidement sur les mandats de procuration, qui fournissent certaines informations intéressantes, à commencer par l’identité de l’autorité émettrice du mandat. À Pistoia, messer Cremona di Ranieri, messer Gherardo Sedogi et Nello di Ceccho di Milanese [Cantasanti] sont nommés le 11 mai « cives ambasciatores et sindici et procuratores comunis, universitatis et hominum et personarum comunis Pistoriensis », selon une titulature qui insiste donc sur leur statut de représentants de la communauté politique dans son ensemble aussi bien que de chacun des individus qui la composent. De fait, leur mandat est bien validé non par les seuls conseils de la commune, mais par la communauté tout entière, réunie pour l’occasion en un parlement rassemblant « tres partes et ultra hominum civitatis Pistoriensis71 ». Les conditions de nomination, le 23 mai, de l’unique représentant florentin, le notaire Fredo Bindi, sont en revanche beaucoup plus restreintes. Celui-ci est en effet désigné « sindicus et procurator et specialis nuntius » par une commission de quatorze hommes, eux-mêmes nommés par les « consilia populi et comunis Florentie » à une date antérieure qui n’est pas précisée avec la charge « d’organiser la paix et la trêve avec tous les hommes, les terre, les personnes et les universitates encore en guerre avec Florence72 ». La liste nominative de ses membres est fort instructive : deux d’entre eux, messer Tommaso Corsini et Iacopo di Alberto del Giudice faisaient partie des treize membres de la commission de l’automne 1328 chargée de la réforme électorale ; six – Cenne di Nardo Rucellai, Dardano Acciaioli, Ugo di messer Oddo Altoviti, Ubertino di Rosso Strozzi, Rinaldo Ricci et Antonio di Lando Albizzi – sont issus des familles les plus représentées à la Seigneurie au cours de la décennie suivante, à laquelle huit autres furent par ailleurs appelés au moins une fois durant ce laps de temps73. On retrouve autrement dit exactement le même groupe par qui et pour qui fut adoptée la réforme de 1328, qui semble ainsi asseoir son monopole aussi bien sur la politique intérieure qu’extérieure de leur commune. Si la nomination des représentants respectifs de Pistoia et de Florence diverge nettement quant à la source de l’autorité qui fonde leur mandat – directement issue de l’entière communauté politique dans le premier cas, indirectement et à travers un double filtre dans le second –, l’objectif de celui-ci apparaît en revanche globalement identique, qui vise à assurer la paix et la concorde en soldant tous les différends entre la commune de Pistoia d’une part et celles de Florence et de Prato ainsi que les extrincesis de la première, soit tous les Pistoiais bannis de leur cité, sans que l’on sache depuis quand, d’autre part.

27Munis donc de leur mandat, les représentants respectifs se retrouvèrent le 24 mai à Florence dans le palais de la Seigneurie pour conclure l’accord, dont les deux autres documents permettent de saisir dans le détail le contenu et les modalités concrètes. Le premier atteste la promesse faite au représentant florentin par ses trois homologues pistoiais et par ser Mazzeo di ser Giovanni Bellebuoni, procurator des extrinseci guelfes de Pistoia, de prêter « obedientiam et devotionem ecclesie supradicte et dicti summi pontificis, et rebellionem contra dampnatum Ludovicum olim ducem Bavarie et eius vicarios et officiales, et contra omnes rebelles et inobedientes ecclesie », en présence des prieurs et du gonfalonier florentins, des quatorze membres de la commission pour la paix, de trois notaires florentins et d’un notaire pistoiais74.

28Le second, rédigé le même jour, mais de manière volontairement distincte, formalise la paix. Après un long préambule sur lequel on reviendra, vient la présentation des représentants déjà évoqués auxquels s’ajoutent ceux de Prato, tous en possession des actes qui attestent leurs mandats, suivie de la déclinaison des 19 articles (« pacti, conventiones, capitula et promissiones ») qui régulent la paix, et du serment de les respecter prêté par les protagonistes respectifs75. L’examen de ces articles donne à voir un déséquilibre évident entre les engagements de l’une et l’autre des deux parties : en sus d’un droit concédé aux Pistoiais de faire transiter leur bétail par le territoire de Florence aux mêmes conditions que les autochtones, et des obligations réciproques, une large majorité relève en effet uniquement de la commune de Pistoia, selon quatre axes principaux : effacer les traces de la guerre, à travers des mesures réciproques de libération des prisonniers, d’annulation des condamnations et des bannissements prononcés à l’encontre des habitants de la cité ennemie, et de restitution des territoires occupés ; concéder à la commune de Florence, en dérogation à cette promesse de restitution, une série de castra situés dans l’unique zone baignée par l’Arno du contado pistoiais, à la pointe méridionale de celui-ci76 ; réinsérer la commune de Pistoia dans le camp guelfe, les représentants pistoiais s’engageant à faire hisser le sceau de l’Église dans la cité, et promettant une nouvelle fois et à deux reprises de rester en rébellion contre Louis IV de Bavière et contre tout ennemi de l’Église, les Florentins promettant en échange d’appuyer leur demande d’absolution au pape, et de faire le nécessaire pour que les Pistoiais se réconcilient avec les communes de Bologne, de Sienne, de Volterra, de San Miniato et « les autres communes et terres amies de la commune de Florence » ; assurer une pacification générale entre Pistoiais, par la réintégration matérielle des extrinsecis guelfes dans la cité et le territoire de Pistoia, l’instauration d’une parité politique entre eux et les intrinsecis en leur garantissant l’accès automatique à la moitié des offices, et l’octroi à la commune de Florence de la responsabilité de mettre un terme aux conflits entre les singulares persones.

29Bien davantage que la seule fin des hostilités entre les deux communes, les accords sanctionnèrent par conséquent une claire allégeance de celle de Pistoia à celle de Florence, laquelle obtint en outre la cession à son profit d’une partie du territoire de sa voisine, ainsi qu’un rôle surplombant d’arbitre des conflits entre individus ou entre familles pistoiaises. Soulignons par ailleurs la place très circonscrite dévolue dans les accords à la commune de Prato, qui apparaît uniquement dans les engagements réciproques, et systématiquement accolée à celle de Florence77.

30Désormais assurés de la fidélité de Pistoia, les Florentins continuèrent au cours des mois suivants à raffermir leur présence dans la zone occidentale de la Toscane, en commençant par la Valdinievole. Cette vallée, située à l’extrémité orientale du diocèse de Lucques à la frontière de celui de Pistoia, constituait la principale voie de passage entre Florence et Lucques et formait une unité territoriale homogène, caractérisée par l’absence de tout centre supérieur à quelques milliers d’habitants et contrôlée par la commune lucquoise depuis la mort de Frédéric II78. Un contrôle resté cependant toujours incertain, en particulier durant les premières décennies du XIV^e siècle, lorsque la zone devint le champ d’affrontement privilégié des grandes cités voisines79. La séquence des années 1320 fut ainsi particulièrement agitée pour la myriade de petites communes rurales80 qui peuplaient la vallée puisque, incluses dans l’aire de domination de Castruccio comme la cité dont elles dépendaient, elles subirent les assauts répétés de ses ennemis, en raison de leur position géographique stratégique. La mort du condottiero ouvrit une brèche dans laquelle ces communes s’engouffrèrent, en constituant quelques semaines plus tard une lega, dirigée par un conseil composé de représentants de chacune d’entre elles81. Constamment menacé par la présence d’une partie de l’armée impériale qui, après s’être rebellée contre l’empereur, avait établi son camp à Cerruglio, au sud de la vallée, le conseil de la lega décida de se tourner vers les Florentins, avec lesquels une paix fut conclue le 21 juin82. Plus bref que le précédent, l’accord était composé de douze rubriques qui formalisaient là encore un échange inégal : les communes de la provincia vallis Nebule, ainsi qu’elles sont systématiquement désignées dans le texte, s’engagent à prêter obéissance au pape, à réintégrer les exilés, à ne pas accueillir ceux de Florence, et surtout à garantir la libre circulation des troupes de celle-ci et de ses alliés dans cette vallée stratégique83 ; elles obtiennent en contrepartie la garantie de ne pas être attaquées ou occupées par les mêmes, ainsi qu’une protection pour leurs ressortissants victimes d’actes criminels, qui seront défendus par la commune de Florence comme s’ils avaient le statut de citoyen florentin84.

31Mais le point le plus frappant de l’accord ressortit plutôt à ses modalités de validation, qui font entrer en jeu un troisième acteur. Car si le contrat est passé entre le notaire ser Bartolo di ser Cermonterio, « représentant et procurateur de la commune et du peuple florentin [...] et gestionnaire au nom des extrinsecis de la province de Valdinievole » et Francesco di Lippi de Pescia, « expert en droit », et ser Vallo di Lai de Buggiano et Bindaccio di Tuccio de Montecatini, « représentants et procurateurs de la province de Valdinievole et des communes, universitates et terre, et des hommes et des personnes de cette province85 », il fait également intervenir messer Gherardo Sedogi, le même personnage que l’on avait vu agir en tant que représentant de Pistoia lors de la précédente paix. Celui-ci, de nouveau en tant que « représentant et procurateur de la commune et de l’universitas de Pistoia », joue ici le rôle de fideiussor de l’accord, en s’engageant au nom de ses mandants à le faire respecter, sous peine pour eux d’une amende de 10 000 florins d’or86. Surtout, l’acte est paraphé non à Florence, mais bien à Pistoia, dans la cathédrale et en présence de l’office des Anciens ainsi que, une nouvelle fois, du parlamentum des hommes de la cité87.

32Il semble ainsi que la paix conclue avec la lega de la Valdinievole fut l’occasion pour les Florentins d’éprouver immédiatement la fidélité nouvelle des Pistoiais, en leur attribuant une fonction de médiation, qui se justifiait bien sûr en premier lieu par la situation géographique, mais permettait aussi, un peu comme dans le cas de Prato entrevu antérieurement, d’en faire les spectateurs passifs d’une mise en scène de leur avancée territoriale, tout en les obligeant à en être dans le même temps les garants. Pour obtenir une telle allégeance, les Florentins surent offrir des perspectives importantes de promotion sociale aux Pistoiais qui avaient accepté de collaborer. Une provvisione adoptée le 13 juillet indique en effet qu’en récompense de leur fonction de « promotores et executores » de la paix, douze citoyens de Pistoia se virent attribuer la citoyenneté florentine, avec tous les « privilegia » afférents88. On trouve notamment parmi eux Raffino di Cone (?), gonfalonier de justice local au moment des accords, ainsi que deux des trois représentants mandés à valider ceux-ci, messer Cremona di Ranieri et Nello di Ceccho di Milanese (Cantasanti), alors que deux membres de la famille des Panciatichi furent même ordonnés chevaliers par la commune de Florence, qui leur octroya également la somme de 2 000 florins d’or89.

33La troisième étape de l’avancée des Florentins vers l’Ouest fut la signature d’une paix générale avec la commune de Pise le 12 août 1329, dans un petit castrum du Valdarno, Montopoli. Un tel accord avec l’ennemi historique fut là aussi rendu possible par l’état de confusion qui avait suivi le départ de Louis IV de Bavière. L’empereur avait laissé Pise entre les mains d’un sien vicaire, toutefois rapidement expulsé par la population locale à l’instigation de Fazio Novello di Donoratico, un membre de la famille qui avait accaparé le pouvoir durant la décennie précédant la brève parenthèse impériale90. Or, celui-ci chercha immédiatement à acheter Lucques aux soldats allemands qui la tenaient sous contrôle, provoquant l’ire des Florentins qui multiplièrent dès lors les opérations militaires dans le territoire pisan. C’est par conséquent bien sous la menace des armes que les Pisans acceptèrent finalement de mener des négociations qui aboutirent au traité du 12 août 1329. Curieusement, ce traité a été relativement ignoré par les historiens qui, lorsqu’ils l’ont pris en compte, se sont surtout concentrés sur ses clauses économiques, sans prêter guère d’attention à la portée politique de l’acte91. En dépit de sa faible renommée historiographique, le document mérite d’être réévalué, car il constitue l’aboutissement des accords précédents en même temps qu’un manifeste des velléités d’hégémonie florentine sur une vaste aire d’influence régionale92.

34À première vue, l’acte semble une copie presque conforme du traité passé le 12 mai 1317 à Naples sous l’égide de Robert d’Anjou entre Pise et Lucques d’un côté et Florence, Colle Valdelsa, San Gimignano, Volterra, San Miniato, Prato et Pistoia, ainsi que Massa Marittima et un ensemble de castra du Valdarno de l’autre93. On retrouve en effet les mêmes protagonistes à l’exception de Lucques et une articulation très similaire des différentes dispositions, avec dans une première partie des engagements réciproques qui concernent exclusivement les communes de Florence et de Pise, et dont la plupart étaient déjà prévus en 131794, seules les mesures de réglementation de la présence des marchands florentins à Pise étant étoffées. L’innovation principale dans cette partie de l’acte réside en fait dans l’insertion d’une longue série d’articles qui prévoient l’acquisition prochaine de Lucques par les Florentins et tuent dans l’œuf toute volonté pisane de s’y opposer, ainsi que la promesse partagée, on y reviendra, de ne pas se donner à un tyran.

35Le contenu du document diffère en revanche sensiblement du précédent en ce qui concerne sa seconde partie, consacrée aux accords entre Pise et les autres communes impliquées. Alors qu’en 1317 les représentants de chacune de celles-ci sans exception s’accordaient séparément avec leurs homologues pisans pour sanctionner la paix, la mesure n’est reprise que pour les communes de Massa Marittima, de Volterra et de Pistoia, si bien que l’on en vient à s’interroger sur la présence des sindici de Colle Valdelsa, de San Gimignano, de San Miniato, de Prato et des castra du Valdarno. Présence qui se limite d’ailleurs à leur seule présentation au début du document, puisqu’ils sont ensuite fondus dans la masse indistincte des predicti sindici comunium terrarum et locorum qui promettent de respecter les engagements. On a donc bien l’impression que, comme les Pratésans en mai puis les Pistoiais en juin, leur rôle se cantonne à faire, littéralement, acte de présence aux côtés des Florentins, afin de réactualiser leur allégeance à ceux-ci.

36À la suite de ces trois accords de paix successifs, un quatrième document, produit six semaines après le traité de Montopoli, donne à voir une facette diverse du processus de satellisation des communes, en l’occurrence celle de San Miniato al Tedesco. Celle-ci, on l’a vu, avait été l’une des seules à rester dans la sphère d’influence florentine durant la décennie 1320. La pars populi, revenue au pouvoir à partir de 1323, y demeurait cependant sous la menace constante des grandes familles locales dont les conflits internes avaient fini par structurer la vie politique autour de deux factions rivales, celles des Ciccioni Malpigli et celle des Mangiadori95. Le document qui nous intéresse est directement lié à ce contexte : il ne s’agit pas ici d’un accord entre représentants, mais d’une délibération de la Seigneurie florentine approuvée par les conseils du podestat et du capitaine le 26 septembre, résumée en marge par le notaire de la manière suivante : « que la commune de Florence soit tenue d’envoyer des troupes à la terra de San Miniato en temps d’agitation, et plusieurs autres choses96 ». On y lit qu’une ambassade a été envoyée peu de temps auparavant aux prieurs des Arts et au gonfalonier de justice florentins par la commune et le populus de San Miniato, car le second a récemment pris des mesures afin de renforcer son contrôle sur la première97. Pour en assurer la pérennité, les envoyés demandent l’« auxilium » et le « consilium opportunum » du populus florentin en en suggérant les modalités : « qu’il accepte de prendre sous sa protectio le populus de San Miniato et de le maintenir en son pacificus status, comme son fils et dévot » et qu’il envoie ses forces à la demande des Douze gouverneurs du populus et des capitaines des neuf sociétés dudit populus pour en assurer la « defensio, subsidium, et tutela98 ». La Seigneurie, après s’être consultée, accède favorablement à leur requête et adopte une série de mesures « pro ipsius populi Sancti Miniatis manutentione et defensione ac conservatione » : l’envoi, comme demandé, de renforts militaires si, « tempore cuiuslibet rumoris et novitatis qui vel que in terra Sancti Miniatis oriretur vel esset », l’office des Douze gouverneurs du peuple de San Miniato le requiert99 ; de nouveau l’identité juridique florentine pour les victimes d’actes criminels originaires de la terra ; le droit pour les officiers de la commune sanminiataise de pénétrer dans le territoire florentin jusqu’à un mille au-delà de sa limite pour poursuivre les personnes qu’elle a condamnées ; l’interdiction pour quiconque de la cité ou du contado de se rendre à San Miniato « en temps d’agitation » sans autorisation expresse des prieurs et du gonfalonier de justice100 ; ils précisent enfin, en une formulation volontairement vague, que ces mesures entreront en vigueur pour « le temps que le populus de San Miniato se soumettra à la protection de la commune et du populus de Florence101 ».

37La réitération multiple et régulière du terme de populus qui scande de manière obsédante tout le texte et l’absence de conventions réciproques indiquent ainsi une seconde distinction par rapport aux actes précédents. On a affaire ici non à un pacte entre deux communes, mais bien à la concession conditionnelle d’une protectio du populus de San Miniato par la commune de Florence, protectio dont les différentes formes lexicales (defensio, manutentio, subsidium, tutela, et finalement submissio) disent bien qu’il s’agit aussi potentiellement d’un contrôle qui pourrait s’étendre à l’ensemble de la commune.

Carte . La réaffirmation de la prééminence de la commune de Florence en Toscane occidentale durant l’été 1329.

Face à la tyrannie : la promesse de la pax et de la tranquillitas

38Les documents brièvement analysés permettent de comprendre comment, après avoir réformé à son profit l’organisation interne de la commune, l’élite des grandi popolani florentins organisa un redéploiement de la présence de la cité dans la zone occidentale de la Toscane, celle-là même où Castruccio Castracani avait étendu sa seigneurie. Plutôt que de tenter de prendre directement le contrôle des centres, le gouvernement de Florence chercha à obtenir leur soutien militaire et le libre accès à leur territoire. Il usa pour stabiliser cette alliance de deux modalités d’intervention apparemment contradictoires, mais en réalité complémentaires : la pacification des conflits internes et l’identification de familles – comme à Pistoia – ou d’organisations institutionnelles – comme à San Miniato – locales enclines à collaborer, en vue d’une promotion sociale ou en raison d’affinités politiques. En sus de constituer la base matérielle de la réaffirmation de la prééminence florentine, les préambules des actes et certaines de leurs clauses laissent également entrevoir un ensemble d’éléments qui en forment la part idéelle.

39Les trois accords passés respectivement avec Pistoia, les communes de la Valdinievole et Pise débutent tous par un préambule très fourni que l’on rencontre déjà sous une forme quasi identique dans le traité qui formalise la paix de Naples du 12 mai 1317 :

Ad honorem et gloriam omnipotentis Dei et gloriose virginis Marie omniumque sanctorum, et ad laudam et reverentiam sacrosancte romane ecclesie ac sanctissimi patris et domini domini Iohannis pape vigesimi secundi, [et ad honorem et laudem serinissimi principis et domini domini Roberti Dei gratia illustris Jerusalem et Sicilie regis,] et exaltationem bonum et tranquillum statum infrascriptorum comunium et universitatum et singularium personarum eorumque districtualium. Quoniam omne regnum civitatem comune populum et singularum personam decet tranquillitatis et pacis beneficium exoptare, in quo residet animarum salubritas, viget iucunditas corporum proficiunt omnes populi et utilitas gentium custoditur102.

40La « formule d’honneur103 » place ainsi l’acte de paix sous le patronage de Dieu, de la Vierge et de tous les saints – un triptyque générique habituel depuis le dernier tiers du XIII^e siècle104 –, du pape Jean XXII et de Robert d’Anjou ; elle énonce ensuite le but de la paix, qui doit renforcer « le status bon et pacifique des communes et des universitates souscrites, de leurs membres et des habitants de leur territoire » ; elle met enfin en avant les valeurs de pax et tranquillitas. En soi, le texte ne propose donc pas un contenu particulièrement nouveau puisqu’il reprend les principaux éléments constitutifs de l’identité politique de la cité de Florence tels qu’ils se sont fixés dans les deux dernières décennies du XIII^e siècle : l’adhésion au guelfisme à travers la reconnaissance de l’autorité des Angevins, du pape et de l’Église, et la défense du régime de popolo, incarnée ici par les concepts de bonus et tranquillus status, dont ils étaient l’un des principaux mots d’ordre, d’ailleurs inscrits dans le statut du capitaine du peuple florentin rédigé quelques années plus tôt105. Seule peut-être la dernière phrase peut surprendre, moins pour les notions, elles aussi tout à fait classiques à Florence depuis la fin du XIII^e siècle, de pax et de tranquillitas qu’elle exalte, que pour sa construction106. Elle semble en effet faire écho à une citation de Cassiodore, celle-là même par laquelle Marsile de Padoue, pourtant thuriféraire d’une restauration de la puissance impériale, ouvre en 1324 son Defensor Pacis107. Elle est toutefois, telle qu’on la trouve dans les traités, antérieure à cette œuvre puisque, on l’a dit, elle apparaît déjà en 1317, et même en 1314, au sein d’un accord entre Arezzo et Florence passé sous l’égide de Robert d’Anjou et de son frère Pierre d’Eboli, alors vicaire du roi en Toscane108. Faut-il dès lors y voir l’ombre du dominicain Remigio de’ Girolami, dont on sait l’importance aussi bien à Florence qu’auprès de Robert d’Anjou109 ?

41En réalité, davantage que son contenu, c’est bien le réemploi systématique du préambule lors des étapes de la pacification de 1329, et le fait que ce réemploi se trouve pour la première fois dans des documents qui n’ont pas été supervisés par la chancellerie angevine, qui me semblent ici faire sens. Un tel réemploi peut certes s’expliquer facilement dans le cas du traité de Montopoli, car on a vu que celui-ci consistait avant tout en une sorte d’aggiornamento du traité du 12 mai 1317, mais le fait qu’on le retrouve également au sein des deux autres accords passés en 1329 lui confère en fin de compte une autre dimension. Il constitue bien ici la base idéologique de la réaffirmation du leadership de la commune de Florence, dont l’interventionnisme auprès de ses voisines paraît nettement articulé au guelfisme et au régime populaire, soit les deux référents qui fondaient son identité depuis la fin du XIII^e siècle, et se passe désormais, là réside peut-être la véritable innovation, de la présence effective des Angevins. De fait, la référence à Robert d’Anjou est le seul passage de la formule d’honneur de 1317 qui disparaît des documents relatifs à la paix avec la lega de la Valdinievole et à celle de Montopoli. Ce passage est certes encore présent dans le préambule qui ouvre le texte des accords avec Pistoia, mais le serment d’obéissance à la papauté prêté par les représentants pistoiais en préalable à la paix avec la commune de Florence indique bien la volonté de s’appuyer davantage désormais sur le patronage pontifical plutôt qu’angevin. On assiste ainsi à un progressif escamotage de la dynastie, qui s’explique sans doute en grande partie par l’expérience négative de la seigneurie de Charles de Calabre dont les deux objectifs, la reconquête militaire des centres acquis à Castruccio Castracani et à Louis IV de Bavière ainsi que la pacification interne des communes restées ancrées du côté guelfe, n’avaient pas été atteints.

42Si les deux principes du guelfisme et de la défense du régime populaire n’étaient pas nouveaux, c’est en revanche le cas du principe « anti-tyrannique » qui transparaît non pas cette fois dans les préambules, mais dans certaines clauses des actes de la paix avec Pistoia puis de celle de Montopoli. Le premier précise que les accords ne seront valables que dans la mesure « où la cité de Pistoia sera gouvernée par la commune et non par un tyran110 », preuve que le spectre des récentes seigneuries des Tedici puis de Castruccio rôdait encore. En l’occurrence cependant, la clause ne fait que conditionner l’effectivité des accords au maintien d’un régime communal, mais ne prescrit pas formellement le choix de celui-ci. C’est bien le cas cette fois dans le second texte, qui contient une brève promesse réciproque : « Que la commune de Pise soit tenue de ne pas choisir un tyran et ne pas laisser quiconque en tyrannie de ladite cité ; et inversement que la commune de Florence soit tenue de ne pas choisir un tyran et ne pas laisser quiconque en tyrannie de ladite cité111. » L’obligation pour Pise renvoie évidemment là aussi à la récente seigneurie qu’y a exercée Castruccio et n’a donc rien d’étonnant. Que les Florentins s’engagent de la même manière est en revanche plus surprenant au premier abord, car on peut douter qu’une telle précaution réponde à une exigence des Pisans. Il faut sans doute considérer au contraire cet engagement comme une autoprescription, qui doit être mise en lien avec deux provisions prises à Florence quelques semaines plus tôt, lesquelles visaient justement à éloigner le spectre de la réduction du gouvernement de la cité à un pouvoir personnel : le 27 juillet, soit trois ans jour pour jour après l’entrée de Charles de Calabre dans la ville, les conseils votèrent ainsi la proposition de la Seigneurie d’empêcher, au nom de la liberté, « bien céleste » par lequel se manifeste « la très parfaite justice des vertus112 », la soumission, à perpétuité ou temporairement, de la cité et son territoire au pouvoir d’un seigneur, tant laïc qu’ecclésiastique :

Cum libertas celeste bonum dicatur orbis opes pertenens, et ex ea tribuatur unicuique quod velit fatiendi potestas, ex qua iustitia virtutum perfectissima viget in civitate in qua esistit, ipsaque civitas conservatur et sit diligenda tenerime viribusque custodienda est omnibus. Ideo pro honore ac bono et pacifico statu comunis Florentie provisum fuit quod civitas comitatus et districtus Florentie non possit vel debat concedi conmitti vel dari imperpetuum vel ad aliquod tempus alicui persone ecclesiastice vel seculari cuiuscumque condictionis dignitatis preeminentie vel status existat vel aliqua persona ecclesiastica seu secularis possit vel debeat nominari eligi vel deputari vel esse in dominum rectorem gubernatorem protectorem conservatorem vel defensorem vel ad aliquod aliud regimen vel officium quocumque nomine seu vocabulo ipsum officium censeatur seu censebitur dicte civitatis comitatus vel districtus que habeat aliquod merum vel mixtum imperium in ipsa vel de ipsa civitate comitatu vel districtu113.

43Il faut souligner que la disposition, connue des historiens, mais relativement peu étudiée114, conditionne pour la première fois le maintien du bono et pacifico statu à l’exorcisation de toute concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme. Elle fait suite à une première provvisione adoptée le 30 juin qui interdisait à tout magistrat communal de faire réaliser toute peinture ou sculpture dans son lieu d’exercice ou sur les portes de la cité, sauf pour représenter certains thèmes sujets listés dans le texte115.

44La mention d’un seigneur possiblement « ecclésiastique » dans le premier texte et celle d’une sculpture dans le second ne laissent guère de doute quant à l’actualité brûlante à laquelle se réfèrent les deux provvisioni. La sculpture d’un seigneur ecclésiastique, c’est en effet précisément ce qu’était en train de mettre en œuvre à Arezzo Pier Saccone Tarlati, le frère et successeur de l’autre grand seigneur gibelin de l’époque, l’évêque local Guido Tarlati, mort en 1327, dans le cadre d’un impressionnant mausolée funéraire érigé à sa gloire au sein de la cathédrale de la cité116. On y voyait alors une statue de l’évêque, aujourd’hui perdue, surmontant une série de seize bas-reliefs qui déclinaient les principaux épisodes de la vie du prélat depuis sa nomination à l’épiscopat jusqu’à sa mort et figuraient ainsi une apologie de sa geste politique, avec en particulier la représentation de la soumission de neuf castra et surtout un diptyque d’une grande puissance évocatrice : d’un côté un vieillard qui se fait dépouiller de ses atours par de voraces personnages agglutinés autour de lui illustre la commune « tondue » (comune pelato) par des malfaiteurs ; de l’autre, le même vieillard qui trône sereinement sous l’humble protection de l’évêque et le regard respectueux des citoyens tandis que se prosternent à ses pieds les malfaiteurs sur le point d’être exécutés exalte cette fois l’autorité retrouvée de la commune (comune in signoria) grâce à l’action de son seigneur.

45Ainsi que l’a justement indiqué Maria Monica Donato, il est nécessaire, pour bien comprendre la portée et la signification du monument funéraire de Guido Tarlati, de le réinscrire dans le contexte plus vaste de mutation des représentations de la commune, mutation qu’on observe d’abord justement à Florence117. Le monument fait en effet très clairement écho à une peinture réalisée par Giotto au cours des années 1320 au Bargello, le palais où réside le capitaine du peuple et où se réunit également son conseil. Depuis longtemps disparue, la fresque proposait – d’après la description qu’en fit au XVI^e siècle Vasari, et les sonnets que lui consacra auparavant le poète Antonio Pucci, quelques années seulement après sa réalisation – une image de la commune incarnée par un juge tenant un sceptre à la main et mise en scène dans deux situations opposées, d’une part lacérée par ses rubatori, d’autre part triomphant des mêmes avec l’aide des vertus cardinales, dont l’une d’elles, la Justice, punit les agresseurs118. On sait que cette fresque inspira largement celle, bien plus fameuse, que peignit en 1338-1339 Ambrogio Lorenzetti dans la Sala dei Nove à Sienne119. Mais elle forme aussi certainement la principale source d’inspiration des bas-reliefs du monument funéraire de Guido Tarlati, qui doivent par conséquent être compris comme un miroir seigneurial tendu à la fresque de Giotto, où le procédé figuratif est identique, mais le sens inversé : dans les deux cas, la commune triomphe, dans le premier cependant, elle y parvient par ce qui l’incarne et qu’en même temps elle subsume, la justice ; dans le second, au contraire, seule l’intervention du seigneur peut la délivrer. Par un tel détournement, le tombeau monumental déchire le rideau de tyrannie sous lequel les Florentins tentaient de couvrir le régime seigneurial : si celui-ci représente une véritable menace, c’est parce que loin d’être une négation des idéaux assignés à la commune, il prétend au contraire l’aider à les réaliser. Il n’est pas « l’autre de la commune », mais seulement « l’un de ses devenirs possibles, la poursuite de son histoire par d’autres moyens » ; en d’autres termes, il séduit plus qu’il n’effraie, il tente davantage qu’il ne repousse, en réemployant à son profit une mise en scène pratiquement identique à celle qui se développe au même moment à Florence puis à Sienne120.

46Revenons à la provvisione du 20 juin 1329 et arrêtons-nous à présent sur les exceptions qu’elle instaure à l’interdiction de « peindre ou de sculpter des images » dans les lieux du pouvoir communal. Un premier ensemble englobe les figures référentes du guelfisme, à commencer par ses tuteurs sacrés, soit le Christ, la Vierge et « alicuius sancti vel sancte », l’Église et le pape. La dynastie angevine est également évoquée successivement, mais de manière implicite et selon une modalité intéressante. Point en effet de référence directe, comme dans les prologues évoqués un peu plus haut, au souverain angevin de l’époque, Robert d’Anjou, mais une évocation plus ambiguë aux « regis Karolis seu descendentium eius vel regis Francie ». L’ambiguïté réside évidemment dans l’identité de ce « roi Charles ou de ses descendants » ici explicitement accolé au « roi de France », car ni le royaume angevin, ni celui de France n’ont alors à leur tête un souverain de ce nom. L’idée qu’il s’agirait de Charles de Calabre est tentante, mais ne résiste pas à deux éléments : le souvenir amer qu’a laissé à Florence sa seigneurie et le fait surtout qu’il est mort duc, et non roi. Selon toute vraisemblance, le « roi Charles » renvoie en réalité à Charles I^er d’Anjou, celui par lequel furent noués une soixantaine d’années plus tôt les liens étroits entre Florence et les souverains angevins, eux-mêmes à la base de l’alliance guelfe121. Une telle attribution expliquerait alors la mention « de ses descendants », qui vient ici renforcer l’image de père fondateur des rapports privilégiés entre la cité et la famille royale. Reste cependant à comprendre la présence du « roi de France ». Je me risquerai à penser que celle-ci, loin d’être fortuite, permet en réalité d’entretenir l’ambivalence de l’identité de Charles, qui est d’abord à n’en pas douter Charles I^er d’Anjou, mais qui pourrait être en même temps un Charles autrement plus fameux : exactement au même moment, Giovanni Villani, qui exerce alors un rôle politique local de premier plan, invente la légende d’une refondation de sa cité par Charlemagne en tentant ainsi de diffuser l’idée d’un lien étroit et originel entre les rois de France et Florence122. Au-delà de cette présence possible de l’ombre de Charlemagne, la provvisione précise que les armoiries du roi Charles ou de ses descendants ne peuvent être représentées que si elles ne sont pas mêlées à celui d’un particulier ni à celui d’une des trois principales institutions de la cité (la commune, les sociétés du populus, le parti guelfe) : une manière explicite d’établir une distinction entre le recours temporaire à un souverain angevin, qui ne remettait pas en cause la prééminence de la commune, et l’établissement d’un véritable régime seigneurial.

47Après les personnages éminents du monde guelfe, l’autre sujet de représentation autorisé est particulièrement instructif dans le cadre de notre réflexion puisqu’il s’agit des « pictura pro aliqua victoria vel apprehensione alicuius civitatis seu castri facta per commune Florentie ». La pratique de représenter un lieu conquis par la cité dans le palais communal afin d’en brosser un « portrait topographique » et de lui attribuer ce faisant une fonction d’enregistrement documentaire est bien connue pour Sienne, où elle est attestée pour la première fois en 1314 et dont le palais communal en conserve encore aujourd’hui un témoignage (d’ailleurs plus problématique qu’il n’y paraît), ainsi que pour Arezzo, où l’on a vu que les bas-reliefs du monument funéraire de Guido Tarlati comprenaient la représentation de la soumission de neuf castra123. Elle l’est en revanche beaucoup moins pour Florence, qui a pourtant ici aussi un rôle d’avant-garde. On sait en effet que dès les toutes premières années du Trecento la commune florentine fit peindre la conquête de plusieurs lieux à peine conquis dans le Bargello : le castrum de Pulicciano en 1303, puis celui de Montaccianico et surtout la cité de Pistoia en 1306, soit immédiatement après le violent siège qui eut raison des Blancs locaux124. La provvisione du 20 juin 1329 me semble par conséquent particulièrement éclairante, car c’est dans ce texte que l’on perçoit le mieux tout l’enjeu auquel furent confrontés les Florentins au sortir de la dense séquence ouverte par la descente d’Henri vii en 1313 : réussir à se distinguer d’un régime seigneurial identifié comme contre-modèle, tout en posant les bases d’une politique d’expansion territoriale qui se différencie pourtant en réalité bien peu de celle menée justement par les seigneurs.

48Après le basculement provoqué par l’introduction d’une nouvelle forme de pouvoir, à la fois dans les formes de légitimation de celui-ci et dans son espace territorial de projection au cours de la décennie précédente, le biennio 1328-1329 constitua le moment matriciel de reconfiguration opérée par la commune de Florence en réaction à ce basculement, reconfiguration qui doit, comme j’ai tenté de le démontrer, être saisie en confrontant les réformes de l’organisation interne de la cité et l’activité diplomatique menée par ses dirigeants auprès des communes situées à l’ouest et au nord-ouest de Florence. Une telle confrontation permet en effet de comprendre comment l’élite des grandi popolani, après s’être assurée entre novembre 1328 et février 1329 un contrôle monopolistique et pérenne de l’accès aux principales magistratures de la commune – destiné notamment à éliminer des mesures qui, comme l’estimo, menaçaient de remettre en cause la base économique de leur puissance –, se consacra à une vaste réaffirmation de la prééminence de la cité sur la région. Les instruments de cette prééminence furent en premier lieu matériels. Une série de paix conclues entre mai et août 1329 permit ainsi à la commune florentine de s’assurer à la fois le retour dans l’alliance guelfe des centres voisins et la liberté de circulation militaire dans la zone stratégique que constituaient les vallées occidentales, et la stabilisation d’un régime politique acquis à sa cause. Le contrôle matériel fut en même temps renforcé par un versant idéel qui posait les bases d’une plus nette définition de l’identité politique de la cité – la ferme adhésion au guelfisme, la domination du popolo et la construction rhétorique d’un contre-modèle de régime seigneurial désormais paré des atours de la tyrannie. Cette identité ainsi définie fournit à son tour les ressources idéologiques qui justifiaient la réaffirmation de la prééminence régionale : les préambules des traités, la clause de rejet du tyran et la promesse de soutien au populus de San Miniato érigent ainsi la commune de Florence en entité protectrice vouée à garantir la paix interne dans les différents centres concernés et à y assurer le maintien d’un régime politique présenté comme l’unique rempart de la liberté contre la tyrannie.

49Les coordonnées du problème, en quelque sorte, sont posées. En abscisse, une réalité matérielle, la nécessité de contrôler plus fermement un vaste espace situé au-delà des confins historiques de la cité, quitte à y imposer une domination sans partage ; en ordonnée, une réalité idéelle, l’idéologie du bon gouvernement capable de défendre la pax et la libertas. C’est bien le difficile croisement de ces deux lignes qui forme le cœur problématique du processus d’expansion territoriale que l’on va étudier et dont l’étape ultérieure commence, moins de deux ans après ce biennio matriciel de 1328-1329, avec les premières soumissions temporaires de Colle Valdelsa et de Pistoia.