1Dans une étroite dialectique avec son émergence même, la commune florentine parvint à partir de la fin du XII^e siècle à étendre sa domination au-delà des murs de la ville sur un espace qui recoupait peu ou prou les limites des diocèses de Florence et de Fiesole, et qui, sous le nom de contado, devint le premier horizon territorial de la cité1. À la même époque, Colle Valdelsa, San Gimignano, Prato, Pistoia, Volterra et San Miniato, soit les six principales communes situées à la lisière de ce territoire bénéficièrent sinon d’une indépendance totale, du moins d’une certaine autonomie pour se développer sans subir les assauts de leur puissante voisine. Les premières avaient cependant noué des rapports suffisamment étroits avec la seconde pour qu’on s’interroge sur la réalité concrète de cette autonomie peut-être seulement théorique : ne masquait-elle pas en fait déjà une subordination informelle dont le processus d’assujettissement successif ne serait alors que l’étape finale ? C’est en tout cas ce que les historiens ont jusqu’ici laissé entendre sans toutefois s’emparer vraiment de la question. L’objectif de ce premier chapitre consistera par conséquent à la poser explicitement et à y répondre, en deux étapes. Je présenterai les principales caractéristiques de la domination florentine sur le contado et les conditions d’émergence et de développement des six communes jusqu’à l’orée de leur soumission à celle de Florence. J’étudierai ensuite de manière diachronique la provenance dans chacune d’entre elles des magistrats forains (podestats et capitaines du peuple) durant le siècle et demi qui précède l’assujettissement, afin de mesurer l’intensité des liens qui les unissaient déjà à la grande cité, et de confirmer ou au contraire d’infirmer le postulat classique d’une première forme d’hégémonie florentine repérable dès la seconde moitié du XIII^e siècle.

Six communes à la lisière du contado florentin

2L’émergence de la commune de Florence présente deux spécificités relatives : elle fut tardive et elle s’articula nettement d’emblée avec la prise de contrôle des communautés situées non seulement dans le diocèse de la cité, mais aussi dans celui de sa première concurrente, Fiesole. Cette extension de l’autorité communale, qui répondait à un objectif d’exploitation des forces productives disponibles et de contrôle des voies de communication commerciales impliqua d’abord un recours fréquent aux armes puis une mise en coupe administrative du territoire, dont les modalités dessinèrent une domination unilatérale de la commune sur les communautés du contado et encadrèrent strictement leur développement. À l’inverse, les six principaux centres qui se trouvaient à la lisière extérieure de ce territoire connurent des conditions d’émergence plus favorables et purent ainsi atteindre une dimension démographique et politique bien supérieure.

Le contado, territoire originel de la commune de Florence

3Dans la plupart des cités du nord et du centre de la péninsule italienne, la commune émerge par métonymie dans les documents, puisque les historiens déterminent traditionnellement la borne ante quem de son apparition par la première mention non directement du substantif comune, en général plus tardive, mais d’un petit nombre de signes qui indiquent l’existence d’une communauté politique urbaine autonome ou en voie de l’être : la présence d’un ou plusieurs consules, considérés comme les principaux magistrats du régime communal à ses débuts, voire simplement celle d’un populus civitatis2. En règle générale, cette première mention, indirecte, apparaît dans les documents entre les années 1080 et 1130, comme à Milan (1097), ou, pour rester en Toscane, à Pise (1081-1085), Arezzo (1098), Pistoia (1105), Lucques (1115)3. À l’inverse, l’apparition documentaire de la commune est à la fois plus avancée dans le temps et plus directe à Florence, qui présente ici une analogie certaine avec Sienne.

4Dans son grand livre consacré à la construction du territoire siennois, Odile Redon soulignait en effet que la « première évocation de la commune (sans le mot) se trouv[ait] associée à l’action de la ville hors ses murs4 ». La formule correspond parfaitement au cas florentin, où la première émergence documentaire de la commune (avec le mot cette fois) apparaît dans un acte daté du mois de juin 1138 : à cette date, Uguccione, membre éminent de la famille comtale des Aldobrandeschi qui domine une vaste zone comprise entre Toscane et Latium, promet d’apporter une aide militaire aux Florentins et de respecter les requêtes « de la commune ou de l’envoyé des consuls », sous peine de donner trois de ses castelli « à l’église saint Jean Baptiste située dans la cité de Florence », laquelle les recevra « au nom et au profit de l’ensemble du populus de la cité de Florence et des habitants de ses suburbia5 ».

5À cette première trace, institutionnelle, d’une communauté politique urbaine organisée dans un document daté de 1138 et parvenue jusqu’à nous par l’intermédiaire de copies réalisées dans les premières années du XIII^e siècle s’ajoute celle d’une mémoire plus diffuse, qui anticipe d’une dizaine d’années l’émergence de la commune, la situant en 1125. La plus ancienne chronique dont on dispose aujourd’hui pour Florence, les Gesta Florentinorum composées par le juge florentin Sanzanome autour des années 12306, associe en effet à cette date la conquête de la ville voisine de Fiesole, considérée comme le premier événement des moderna tempora de l’histoire de la cité7. Le récit détaillé qu’en propose Sanzanome accorde alors un rôle décisif à des consuls florentins, qui en sont les commanditaires, et dont l’un d’eux en subit même directement les conséquences8.

6Ces deux premières traces de l’émergence de la commune, l’une et l’autre en lien avec son action hors de la ville, résultent ainsi d’un enregistrement documentaire non pas immédiat, mais en décalage d’environ un siècle. Un décalage important qui confirme les enseignements du récent travail de Enrico Faini sur les premiers développements de la commune florentine. Celui-ci a démontré de manière très convaincante qu’en dépit des indices évoqués, qui laissent entrevoir l’existence d’une organisation communale dès la fin du premier tiers du XII^e siècle, ce sont bien cependant les années 1170-1180 qui constituèrent le moment décisif d’ancrage de la commune : une structure institutionnelle assez précisément définie et hiérarchisée se substitua alors à des formes d’organisation politique jusque-là encore évanescentes9. Or, cette stabilisation advint au moment précis où s’était formée une élite citadine suffisamment puissante pour chercher à étendre sa domination sur un espace qui dépassât largement les murs de la ville. Autrement dit, les institutions communales florentines émergèrent difficilement et ne s’imposèrent définitivement qu’en tant qu’instrument efficace de prise de contrôle du territoire environnant par un groupe dirigeant restreint, avant tout parce qu’elles permirent le financement et la conduite d’opérations militaires toujours plus nombreuses.

7C’est par conséquent seulement et exactement au moment où la commune s’imposait définitivement comme la principale organisation structurante du pouvoir dans la ville qu’elle commença à se projeter hors de ses murs, passant, selon un schéma commun à la majorité des communes italiennes après la paix de Constance, d’une expansion radiale et d’une domination occasionnelle du territoire à une expansion périmétrale et à un contrôle continu et organisé10, qui consista moins en la « conquête d’un espace qu’en une opération de contrôle progressif d’une structure territoriale préexistante11 ». Dans le cas florentin, les frontières du territoire de la commune émergente, bien que toujours fluctuantes et relativement incertaines, se superposèrent en effet globalement à celles, ecclésiastiques, des diocèses de Florence et de Fiesole, dont on comprend mieux l’importance, matérielle et idéelle, de la prise précoce, définitivement actée un siècle plus tard, en 1228, lorsque le pape Grégoire IX valida le transfert du siège épiscopal fiésolan à Florence12. Le contado florentin eut ainsi pour origine un cadre de pouvoir nettement antérieur à l’affirmation de la commune puisqu’il fut initialement organisé par l’Église, dont on sait, pour l’Italie communale comme pour l’ensemble du monde occidental, le rôle décisif dans le processus de « reterritorialisation » du pouvoir que l’on observe au cours du Moyen Âge central13. Il fit ensuite l’objet d’une progressive appropriation par la commune entre la fin du XII^e siècle et le début du XIV^e siècle, selon des modalités qui méritent d’être brièvement rappelées.

8La prise de contrôle communale du contado passa d’abord par la réduction des oppositions constituées principalement de grandes familles seigneuriales qui, grâce à la possession de nombreux castelli, dominaient encore une grande partie de l’espace autour de la ville. Cette réduction s’appuya sur quatre stratégies complémentaires. La première, à laquelle la commune recourut surtout durant les prémices de son expansion, consista en une destruction pure et simple de ces lieux fortifiés qui entravaient la croissance de l’emprise florentine, comme dans le cas de Monte di Croce, possession de l’une des plus puissantes familles toscanes, les Guidi, entièrement rasée en 115414. La deuxième, un peu plus tardive, vit la commune encourager des hommes dont elle était sûre – qu’ils fissent partie de la première élite dirigeante ou de l’entourage épiscopal, ce qui revenait globalement au même – à racheter divers droits et privilèges seigneuriaux, qu’elle pouvait ainsi contrôler indirectement15. Une troisième manœuvre, entreprise principalement au cours du XIII^e siècle, consista en un soutien réel autant qu’intéressé aux communautés rurales qui entraient en conflit avec les seigneurs locaux. En échange de l’obtention du statut de commune, les premières s’engageaient à reconnaître l’autorité de la cité, au risque sinon d’en subir les foudres, comme l’apprit à ses dépens la communauté de Semifonte, assiégée puis détruite en 120216. Enfin, la création de terre nuove constitua la quatrième et dernière étape. Ces fondations, décidées à l’orée du XIV^e siècle et mises en pratique entre 1299 et 1337, permirent à la cité de répondre à un certain trop-plein démographique et surtout d’assurer une présence plus effective, au niveau militaire comme symbolique dans des zones – Valdarno supérieur, Apennins – encore menacées par certaines puissantes familles seigneuriales17.

9L’affirmation de l’autorité de la commune sur le contado au détriment de concurrents plus ou moins anciennement installés dans la région se doubla d’un contrôle de l’exploitation et de la circulation des ressources qui prit là aussi plusieurs formes. En premier lieu, la mise en place d’un réseau de marchés aux mailles resserrées : en sus des dizaines de petits lieux spécifiquement consacrés aux échanges qui fleurirent au cours des XII^e et XIII^e siècles, il faut souligner le développement de trois grands centres de commerce situés aux points cardinaux – Empoli à l’ouest, Poggibonsi au sud, Figline à l’est – auxquels fut alors conférée une fonction d’avant-poste marchand de la cité florentine18. La croissance démographique continue de la cité requérait en outre la mise en place d’un système capable d’assurer un approvisionnement sans cesse plus élevé, au risque sinon de disettes toujours porteuses de dangereuses remises en cause de l’ordre public19. Or, le contado fraîchement soumis, avec moins de 5 % de plaines exploitables et près de 27 % de zone montueuse, n’offrait qu’une faible proportion de terrains propices à la culture céréalière, en dehors de la basse vallée de l’Elsa et du Valdarno supérieur20. La commune dut par conséquent, afin de compenser ces conditions défavorables, organiser un acheminement aussi efficace que possible du faible nombre de denrées disponibles. Ce besoin impérieux justifia le lancement d’une véritable « révolution routière », qui modifia durablement le paysage de la Toscane florentine21. Les Florentins, qui souffraient d’une position relativement éloignée des grands flux et des principaux carrefours, ouvrirent de fait dans ce domaine un très grand chantier. La via Francigena fut l’objet à la toute fin du XII^e siècle d’un tracé qui la doublait dans le Valdelsa, traversant ainsi le sud-ouest du contado florentin, puis, quelque temps plus tard, d’une déviation qui la relia directement à Florence22 ; surtout, un chapitre inséré dans les statuts de 1322-1325, mais remontant sans doute à la fin des années 1260, indique l’existence d’une série de dix routes qui reliaient chaque partie du territoire aux portes de la cité23. Outil indispensable d’un accès aisé à l’ensemble du contado, le nouveau réseau de voies de communication facilita de plus la mise en œuvre d’une véritable politique annonaire. Venant consacrer cette grande entreprise, une nouvelle magistrature au nom évocateur vit le jour dans les mêmes années : les Sei del Biado (littéralement les « Six des céréales »), notamment responsables de la gestion et de l’entretien des routes, et qui peuvent d’ailleurs, comme l’a relevé Andrea Zorzi « être considérée comme la première magistrature centrale pour le territoire24 ».

10En sus des versants militaires et économiques de la prise de contrôle du contado, la commune de Florence s’évertua à mettre en place un système d’encadrement qui ressortissait à trois objectifs principaux : assurer un prélèvement fiscal conséquent ; obtenir le recrutement suffisant d’hommes en état de combattre dans les armées de la cité ; garantir le maintien de l’ordre public à travers l’administration d’une justice apte à désamorcer les éventuels conflits internes. Si l’on peut identifier les prémices d’une première organisation dès 1172, lorsqu’une nouvelle enceinte florentine fut érigée, triplant la superficie urbaine et divisant surtout la ville en six parties, les sestieri, à chacun desquels fut rattachée une portion du contado, il faut toutefois attendre le siècle suivant pour que se mette en branle un mouvement global, qui reprit d’abord le cadre diocésain, avant de s’en détacher partiellement25.

11Désireux avant toute chose de soumettre ses adversaires potentiels, le gouvernement florentin préféra, pour gérer ce contado sur lequel sa puissance rencontrait de moins en moins d’obstacles, laisser son autorité se fondre dans des cadres administratifs précommunaux, et cela jusqu’à la seconde moitié du XIII^e siècle. Le double diocèse dont la cité avait fait son champ naturel d’expansion posait, on l’a vu, les bases solides d’une première forme d’ordonnancement territorial, lequel reprenait lui-même une partie des jalons posés au cours de l’Antiquité tardive. Une source exceptionnelle, maintes fois scrutée par les spécialistes, permet d’évaluer assez précisément cette continuité : en 1260, dans le cadre des préparatifs d’un affrontement militaire contre les Siennois, la célèbre bataille de Montaperti, les officiers florentins rassemblèrent divers documents, et notamment une liste des circonscriptions rurales chargées de fournir selon leurs capacités respectives du grain aux soldats. Le « livre de Montaperti », dont le nom évoque, ironie du sort, la retentissante défaite de la coalition guelfe menée par la commune de Florence, constitue ainsi un formidable instantané de l’organisation administrative du contado florentin à une date relativement précoce26. Une subdivision multiple ressort clairement de ce témoignage : l’unité territoriale de base, le popolo, était intégrée à un ensemble plus vaste, le plebato ou district ecclésiastique, lequel faisait à son tour partie de l’un des six sestieri qui fractionnaient le contado27. Une certaine autonomie, sans doute partielle, semble accordée dans ce système à chaque popolo, avec à sa tête un rector choisi par une assemblée des hommes de cette unité de base. Or, la responsabilité de cet officier n’était pas mince, puisque le gouvernement florentin lui confiait la charge de recouvrir les impôts et d’organiser les recrutements militaires28. Dans tous les plebati, les rectores désignaient un sindicus, qui représentait alors le plebato à Florence. Sur le plan judiciaire, les mêmes rectores présidaient par ailleurs au règlement de tous les conflits locaux mineurs, ne laissant la main aux magistrats urbains que pour la haute justice.

12La situation ici décrite, caractérisée par la faiblesse des organes centraux d’administration et par l’autonomie relative dont disposaient les communautés du contado, ce qui laisse donc percevoir des liens peut-être encore assez lâches entre la cité et les habitants de son territoire, resta en grande partie valable pour la période qui s’étend jusqu’au dernier quart du XIII^e siècle. Des modifications aux enjeux multiples intervinrent ensuite, et modelèrent alors de manière quasi définitive le paysage administratif du contado florentin. Les évolutions politiques de la commune jouèrent un rôle décisif dans l’évolution de l’organisation administrative du contado, et la montée en puissance du popolo modifia notamment en profondeur les rapports qu’entretenait Florence avec son territoire. Une première structure d’offices et de circonscriptions territoriales apparut ainsi progressivement à partir des années 1280 de manière empirique, sous l’égide du second régime populaire, et fit l’objet d’une véritable institutionnalisation quelques décennies plus tard, au cours du premier tiers du Trecento. Dans un premier temps, l’autonomie relative des communautés du contado fut mise à mal, sans pour autant que les circonscriptions héritées de l’organisation diocésaine fussent immédiatement remplacées. De manière subtile, le gouvernement urbain diminua le pouvoir réel des rectores et des sindici susdits, qui incarnaient le seul vecteur d’expression des communautés dominées. Tout en continuant de s’appuyer sur les plebati pour ses exigences fiscales, la cité se tourna de plus en plus vers les communes rurales dont elles avaient soutenu la création aux dépens des pouvoirs seigneuriaux, en plaçant à la tête de chacune de ces minuscules communes un podestat directement issu de la ville, et qui en représentait les intérêts. La multiplication de ces podestats internes s’accompagna de l’apparition de vicaires, auxquels était dévolu le contrôle militaire d’une aire qui correspondait peu ou prou au sestiero. Décidée au gré des contingences (menaces externes, rébellions…), et au coup par coup, la nomination de ces nouveaux délégués de la cité affermissait chaque fois un peu plus la domination de celle-ci sur son contado29.

13D’une autre ampleur fut cependant l’action entreprise dans les premières années du XIV^e siècle, qui conduisit en moins de trente ans à la mise en place d’un système administratif beaucoup plus dense, à travers lequel la commune posa les bases d’une organisation territoriale cette fois pensée et inscrite dans ses structures mêmes. Ce mouvement doit être réinscrit dans un processus général de consolidation des structures communales de gouvernement dans les domaines normatif – compilation des statuts du capitaine du peuple et du podestat en 1322-1325 –, politique et judiciaire – proclamation des ordonnances de justice de 1293-1295 et institution de leur exécuteur en 1306 – et financier – consolidation de la dette publique avec la fondation du Monte en 1343-1347. Le caractère particulièrement troublé de la fin du XIII^e siècle fut sans aucun doute à l’origine de cette dynamique : ayant entrepris une politique très hostile à un certain nombre de grandes familles, dont les membres, désignés comme magnats, furent mis à l’index par une série de mesures politiques et judiciaires, la commune dut faire face à la menace constante exercée par ces réprouvés, qui pour une bonne partie d’entre eux trouvèrent refuge dans les possessions qu’ils détenaient au sein du contado, où ils exerçaient parfois encore certains droits seigneuriaux. À ce danger interne, surtout sensible dans la seconde décennie du XIV^e siècle, vint faire écho la menace externe incarnée par la réactivation régionale du camp gibelin sous l’égide d’Uguccione della Faggiola puis de Castruccio Castracani à l’orée des années 1320. En réponse à ce périlleux contexte, le gouvernement florentin institua un système nouveau, qui se substitua presque entièrement aux anciennes circonscriptions. Environ quarante nouvelles unités spatiales, les leghe, furent créées pour couvrir l’ensemble du territoire, dès 1306 pour les plus précoces, avant 1322 pour les plus récentes, et pour répondre d’abord principalement à un objectif de maintien de l’ordre et de défense armée30. À la tête de chaque lega, un capitaine, citoyen florentin nommé directement par l’organe suprême de la commune, la Seigneurie (composée depuis 1282 des six prieurs des Arts et du gonfalonier de justice), obtint, en sus des prérogatives militaires, l’exercice de la juridiction civile inférieure en lieu et place des rectores. Ses compétences furent par ailleurs élargies à la fiscalité, une provvisione ordonnant en 1332 d’organiser la collecte des impôts sous son unique autorité31. Enfin, l’ensemble du réseau des leghe, né d’abord de manière empirique et pragmatique, fut la même année réorganisé et mieux adapté aux nouvelles réalités économique et sociale du territoire32.

14Le développement et la réglementation des leghe eurent en définitive une double conséquence majeure. Pour la première fois, le pouvoir florentin s’appliqua à institutionnaliser une organisation territoriale non plus seulement héritée d’une autorité préexistante, mais également adaptée aux récents besoins de la commune. Celle-ci, sans supprimer les cadres ecclésiastiques traditionnels, les reprit pour les insérer dans des alvéoles plus vastes, qu’elle fonda de toutes pièces. Une maîtrise complète et fortement rationalisée du territoire soumis à Florence, par le biais d’un encellulement militaire, juridique et fiscal à la fois ancien et inédit, devint l’un des caractères principaux du rapport de domination de la commune sur le contado : en cherchant à imposer une tutelle totale sur un espace politique qu’il s’était évertué à conquérir depuis un siècle et demi, le gouvernement florentin posa les bases conceptuelles et pratiques d’une domination qu’il tenta par la suite de systématiser. Ce nouvel encadrement conduisit par ailleurs à la définition d’un autre type de relations avec les communautés du contado. Alors que jusqu’au dernier quart du XIII^e siècle le système calqué sur les circonscriptions ecclésiastiques laissait aux populations locales un certain champ d’autonomie par le biais des rectores et des sindici, qui pouvaient espérer porter les revendications des hommes qu’ils représentaient auprès des instances communales, l’irruption d’officiers directement nommés depuis Florence plaça les communautés dans un rapport de sujétion totale, au sein duquel seul l’intérêt de la cité était pris en compte.

15L’élan vers la territorialité, autrement dit vers un système de pouvoir basé sur le contrôle étroit d’un espace et des hommes qui le peuplent, se retrouve enfin dans un aspect bien mis en valeur par Paolo Pirillo. Celui-ci a souligné les efforts entrepris par la commune durant la même période pour définir avec une précision jusqu’ici inédite des frontières linéaires et non plus zonales dans les confins du contado, volonté qu’éclaire en 1337 une série de rencontres avec des représentants bolonais, en vue justement d’aplanir un différend frontalier déjà ancien33. Ce qui se jouait dans cette affaire relevait bien d’un seul et même enjeu : l’affirmation d’une souveraineté pleine et entière sur un territoire nettement délimité. Objet d’une attention et d’une domination sans cesse plus serrée, le contado devint ainsi un espace sous contrôle, au sein duquel les multiples communautés perdirent peu à peu leur autonomie, à l’origine importante, et furent soumises à un régime de comitatinanza, soit une domination directe et sans contrepartie34.

Quasi-città et cités inachevées

Entre origine antique et émergence médiévale

16C’est en marge de cet espace de domination que se situent Colle Valdelsa, San Gimignano, Volterra, Prato, Pistoia et San Miniato, soit les six principaux centres assujettis à Florence à partir du deuxième tiers du XIV^e siècle ; et c’est bien leur position particulière, à la lisière extérieure du contado florentin, qui leur permit de maintenir jusqu’à cette époque un certain degré d’autonomie. Formaient-ils alors pour autant un groupe cohérent ? Une comparaison de leurs conditions d’émergence puis de leurs dimensions démographique et territoriale est nécessaire pour tenter de répondre à cette question.

17Tous se trouvent dans la Toscane centro-septentrionale, celle des collines et des bassins de l’Arno et de ses affluents, celle qui constitue, par sa richesse et par sa densité démographique le cœur de la région à la fin du Moyen Âge35. Tous, à l’exception peut-être de Volterra. Celle-ci, dressée sur une sommité à plus de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer entre les vallées de l’Era et de la Cecina et entourée surtout de terres arides que ne compensent qu’en partie d’importants gisements métallifères, renvoie davantage à la réalité de la Toscane méridionale, beaucoup plus pauvre et dépeuplée que la première. Elle peut néanmoins se prévaloir de l’origine la plus ancienne, puisque sa fondation remonte aux Étrusques, dont elle fut l’une des villes principales36. Devenue municipe après avoir été conquise par les Romains en 260 avant J.-C., centre ensuite d’une circonscription administrative dirigée par un gastald sous les Lombards aux VII^e et VIII^e siècles puis par un comte sous les Carolingiens au X^e siècle, Volterra est aussi et surtout, au plus tard depuis la fin du V^e siècle, le siège d’un évêché, dont le pouvoir d’abord seulement spirituel, s’étend peu à peu également à la sphère temporelle. Davantage que le comte, c’est en effet bien l’évêque qui devient à partir du IX^e siècle la principale d’autorité dans une ville dont l’impressionnante enceinte étrusque semble à cette époque devenue bien trop large, et qui renaît alors justement autour du noyau formé par la cathédrale et les bâtiments épiscopaux37. La renaissance reste cependant relativement modeste : vers 1300, alors que la croissance démographique a atteint son maximum avec un nombre d’habitants sans doute supérieur à 10 000, la muraille construite dans les années 1260 englobe à peine un tiers de la surface comprise à l’intérieur de l’enceinte étrusque38. La puissance des évêques, régulièrement renforcée par des privilèges impériaux au cours des XI^e et XII^e siècles, constitue d’autre part un fort obstacle au développement de la commune. Bien que des consuls soient pour la première fois attestés dès 1150, celle-ci ne parvient à s’imposer définitivement que dans la seconde moitié du XIII^e siècle et seulement dans une petite partie du diocèse : à la fin du XIII^e siècle, le territoire sur lequel s’étend l’autorité communale dépasse ainsi à peine les 250 km², soit guère plus d’un dixième de la superficie diocésaine39.

18Très tôt grignoté par l’expansion des Pisans et des Siennois à l’ouest et à l’est, le diocèse volterran est également le théâtre, au nord, de la naissance de deux centres nouveaux, Colle Valdelsa et San Gimignano, situés à quelques kilomètres l’un de l’autre dans le haut Valdelsa, soit la vallée méridionale d’un affluent de l’Arno, l’Elsa. Relativement ignorée durant l’Antiquité, cette zone, à la frontière des diocèses de Volterra, de Florence et de Sienne, connaît un formidable essor à l’époque médiévale en devenant le centre d’un dense réseau routier40. En sus des deux vie Volterrane, qui menaient de Florence à Volterra en passant par Arezzo et Cortone et dont les premières traces remontent aux Étrusques, un premier tronçon de la via Francigena, la principale artère qui reliait l’Europe du Nord à Rome, est construit au cours du VIII^e siècle puis dédoublé autour du milieu du XII^e siècle, faisant de la vallée le carrefour incontournable de la Toscane41. Très vite, le flux croissant de voyageurs contribue à un développement de grande ampleur, et cet espace de passage devient également un foyer de peuplement, promu et contrôlé par les principaux seigneurs féodaux de la région, laïques – les Cadolingi, les Guidi, les Alberti – ou ecclésiastiques. L’occupation de la vallée, longtemps dispersée, se densifie en effet brusquement autour de l’an Mil, en un moment qui, ici comme dans le reste de l’Italie centro-septentrionale, correspond à la fois au pic maximal de parcellisation d’une multitude de pouvoirs pratiquement autonomes les uns des autres, et au début de la stabilisation de ces pouvoirs sur le territoire. La compétition entre les différents prétendants à l’Empire et au royaume d’Italie accélère en effet la concession de parcelles de terre et de juridictions publiques à des seigneurs laïques et ecclésiastiques, qui réussissent progressivement à pérenniser leur présence en l’ancrant dans le territoire42.

19C’est précisément dans ces circonstances que naissent dans le haut Valdelsa trois centres de peuplement, dont la distance qui les sépare forme un triangle équilatéral de moins de dix kilomètres de côté. Les étapes de leur croissance déclinent les différentes modalités d’un même processus d’incastellamento. San Gimignano, à l’ouest, est ainsi au départ un castrum détenu par l’évêque de Volterra et attesté pour la première fois en 929, tandis que Colle Valdelsa naît, à l’est, du regroupement de minuscules bourgs dépendant respectivement des Aldobrandeschi et de l’abbaye de Spugna, et dont la première apparition documentaire sous le nom de castrum Collis remonte à 1115. Ces deux castri parviennent l’un et l’autre à dénouer le lien qui les subordonnait à leurs seigneurs respectifs – la pieve, soit l’église dotée de fonts baptismaux, de Colle Valdelsa obtenant par ailleurs grâce à deux bulles du pape Pascal II en 1112 et 1115 le statut de nullius diocesis qui la rattache directement au pape43 – et à former une commune autonome au tournant des XII^e et XIII^e siècles44. Mais c’est le centre situé à la pointe nord du triangle, Poggibonsi, qui forme à cette époque la communauté la plus importante. Développé là aussi sous l’égide d’une abbaye au XI^e siècle, passé ensuite sous l’autorité de la famille comtale des Guidi, le castrum est une première fois détruit par les Florentins en 1115, puis reconstruit en 1155 par les Guidi avec l’aide des Siennois, et partagé entre les deux grandes cités en 1176. Il parvient ensuite à gagner son autonomie vis-à-vis de celles-ci en se plaçant sous la protection des empereurs, et en particulier de Frédéric II, qui en fait l’une de ses places fortes durant sa période de domination en Toscane entre 1237 et 1250. Poggibonsi atteint alors son expansion maximale, mais fait les frais du progressif délitement du camp gibelin dans la région, et surtout de son appartenance au diocèse de Florence : le centre subit les assauts répétés des Florentins durant toute la seconde moitié du XIII^e siècle, jusqu’à intégrer définitivement le contado de la cité en 129345.

20De cette « ébauche de civitas avortée » que formaient les centres de Colle Valdelsa, San Gimignano et Poggibonsi, pour reprendre l’heureuse formule de Charles-Marie de La Roncière, c’est bien donc le dernier qui « dans la lignée de son développement aurait dû s’imposer comme la grande plaque tournante, l’irremplaçable carrefour régional, capable à lui seul de confisquer tout le trafic du Valdelsa46 ». Son déclin amorce au contraire le développement des deux autres, ainsi que l’indique clairement le tableau de leur évolution démographique entre XIII^e et XIV^e siècles47.

21Une cité au long passé, mais entravée dans son développement médiéval, deux castri nés autour de l’an Mil connaissant une forte croissance entre XII^e et XIV^e siècles : cette caractéristique de la lisière méridionale du contado florentin est également observable à la frontière occidentale.

22La cité est ici celle de Pistoia. Si elle ne peut se vanter d’un passé aussi antique que celui de Volterra, son histoire commence cependant bien avant le Moyen Âge central : simple oppidum romain, le lieu, sis à quelques kilomètres au sud des Apennins dans une plaine traversée par de nombreux cours d’eau, devient un siège épiscopal au plus tard à la fin du V^e siècle et connaît surtout une période particulièrement faste sous les Lombards, dont elle accueille un gastald48. Son dynamisme, un temps ralenti par la conquête carolingienne, reprend très vite dès les débuts du mouvement communal, dont les Pistoiais sont à l’avant-garde. Non seulement la cité est l’une des premières en Toscane où sont attestés des consuls, dès 1105, mais elle demeure également peut-être la première dans toute l’Italie communale à se doter de statuts, en 1117 – bien que cette datation soit aujourd’hui fortement remise en cause – et à être gouvernée par un podestat, en 115849. Tandis, cependant, que la ville compte déjà plus de 10 000 habitants au début du XIII^e siècle, sa croissance se bloque alors puisqu’elle n’en compte guère davantage un siècle plus tard50. Un coup d’arrêt qui s’explique à la fois par la concurrence des cités voisines – Florence à l’est, Bologne au nord, Lucques à l’ouest – et par l’exiguïté du territoire pistoiais, d’une superficie d’environ 900 km²51, soit bien moins que les 3 900 km² du contado florentin et même que les 1 500 km² du territoire lucquois, pour prendre deux cas extrêmes parmi les principales cités toscanes.

23Cette exiguïté est liée aux dimensions originelles réduites du diocèse pistoiais, mais aussi, comme dans le cas de Volterra, au surgissement au sein de ce diocèse d’une communauté sur laquelle la cité ne réussit pas à imposer son autorité, en l’occurrence Prato. L’émergence de ce centre présente d’importantes similitudes avec celle de Colle Valdelsa et de San Gimignano. Comme ces derniers, il est situé au carrefour de nombreuses routes ouvertes pour la plupart dès l’Antiquité, et naît d’un regroupement de plusieurs noyaux de population au cours des X^e-XI^e siècles sous l’impulsion d’une grande famille féodale, ici les comtes Alberti, dont les habitants s’émancipent progressivement jusqu’à former une commune : l’existence de celle-ci semble attestée en 1142, date de la première apparition documentaire de consuls pratésans, et pleinement établie dans les décennies suivantes52.

24Enfin, à mi-chemin de Volterra et de Pistoia surgit le dernier centre compris dans notre étude, San Miniato al Tedesco, dont le nom même dit bien la particularité. Car s’il présente certains des principaux caractères identifiés dans les autres castri évoqués – proximité de routes importantes, ici le croisement des vie Pisana et Francigena, et d’un fleuve, ici l’Arno et l’Elsa ; incastellamento impulsé par des seigneurs, ici issus de l’entourage de l’évêque de Lucques, dont la pieve locale dépendait –, San Miniato a la particularité de devoir son développement aux liens étroits qui l’unissent très tôt aux empereurs53. À partir du règne d’Henri III (1046-1056), le centre, rapidement muni d’une imposante forteresse, devient en effet un lieu de résidence privilégié des vicaires impériaux, accueillant même à l’époque de Frédéric I^er Barberousse le siège du tribunal de suprême instance impérial. La population locale ne se détache alors que tardivement – une commune n’y est formellement attestée qu’à la toute fin du XIII^e siècle – et partiellement – cette même commune n’obtenant une véritable autonomie qu’après la mort, en 1250, de Frédéric II.

Indices de dimension des centres au début du XIV^e siècle

25Ce très bref aperçu de l’émergence des six centres à l’époque communale laisse entrevoir d’un côté deux cités aux origines anciennes, et de l’autre quatre castri, issus d’un incastellamento mis en œuvre autour de l’an Mil, et progressivement désignés dans les documents par le nom de terra à partir de la seconde moitié du XIII^e siècle54. Ces terre ont deux points communs essentiels : elles sont toutes situées aux frontières de diocèses, autrement dit dans une sorte de zone grise où l’autorité de la cité épiscopale reste mal assurée et permet par conséquent le développement de leur autonomie ; elles se trouvent par ailleurs au carrefour de routes et de fleuves, donc dans une aire de passage qui constitue la condition primordiale de leur croissance. Cette croissance atteint son apogée au début du XIV^e siècle, époque pour laquelle les données disponibles permettent d’évaluer assez précisément le poids démographique et la dimension territoriale des six centres par rapport aux autres communautés urbaines de la région.

26Rappelons d’abord qu’à l’exception de Volterra, ils font tous partie de l’aire centro-septentrionale de la Toscane, qui constitue probablement, autour de 1300, la zone la plus urbanisée d’Europe après la plaine du Pô55. La distribution interne de cette exceptionnelle densité dessine une très nette prépondérance florentine : avec plus de 100 000 habitants, Florence en compte deux fois plus que les deux autres cités les plus peuplées, Sienne et Pise, qui ne dépassent pas les 50 000, chiffre qui représente cependant encore une fois le double des deux cités suivantes, Lucques – entre 20 et 25 000 – et Arezzo – sans doute un peu moins de 20 000 ; viennent ensuite Prato (15-18 000), Pistoia (11-13 000) et Volterra (9 500-12 000), puis San Gimignano (8 000), Colle Valdelsa et San Miniato – sans doute autour de 5 000 pour l’un et l’autre centres. De telles données fournissent ainsi deux indications56. Par rapport à la répartition générale de la population urbaine dans la région, les six centres se situent en dessous des principales cités, mais forment un groupe relativement compact qui les suit directement au classement, puisque seules peut-être deux villes périphériques, Cortone et Massa Marittima, viennent s’intercaler entre Volterra et San Gimignano avec plus de 8 000 habitants. On observe par ailleurs une certaine hiérarchisation interne, qui permet d’établir une première distinction entre trois localités, Prato, Pistoia et Volterra qui dépassent le seuil des 10 000 habitants, une quatrième, San Gimignano celui des 5 000, et les deux dernières, Colle Valdelsa et San Miniato, qui l’atteignent tout juste.

27Cette première hiérarchie issue des estimations du niveau démographique de chacun des centres peut être affinée par d’autres indices. À partir de l’irruption sur la scène italienne de Charles I^er d’Anjou dans les années 1260, les six communes sont toutes solidement ancrées à l’alliance guelfe, ancrage qui prend la forme de contributions militaires et fiscales, dont au moins cinq sont connues dans le détail. Au début de l’année 1268, le nouveau roi de Sicile lève ainsi une taxe exceptionnelle auprès des communes toscanes qui ont reconnu son autorité, afin de mener à bien la construction d’une forteresse à Poggibonsi, qui venait d’être prise par les forces guelfes après un long assaut57. Or, la liste des sommes exigées nuance assez largement la première hiérarchie esquissée par les données démographiques : si Colle Valdelsa ferme bien le rang avec un prélèvement de 120 livres de florins petits, San Gimignano, Prato et Volterra sont cette fois placées sur un pied d’égalité (260 livres) ; Pistoia, surtout, se détache très nettement, qui doit verser plus du double des précédentes (564 livres) et même légèrement davantage qu’Arezzo (540 livres). Durant les décennies suivantes, ces communes fournissent par ailleurs à plusieurs reprises un contingent militaire à la ligue guelfe, dont on connaît le détail pour des opérations menées en 1288, 1297 et 131258. Pour la première date, les chiffres confirment en tout point les indications esquissées par la répartition du prélèvement de Charles I^er d’Anjou, avec Colle Valdelsa au dernier rang (30 cavalieri) derrière San Gimignano, Volterra, Prato et cette fois San Miniato, qui envoient chacune 50 cavalieri, tandis que Pistoia se distingue de nouveau largement, avec 150 cavalieri. Les deux relevés suivants tempèrent certes la distinction au bas de l’échelle (5 cavalieri pour Colle Valdelsa, 7 pour San Gimignano, 15 pour Prato et 18 pour Volterra en 1297 ; 50 cavalieri et 200 pedoni pour Colle Valdelsa, San Gimignano et San Miniato, 100 et 300 pour Volterra, 50 et 400 pour Prato en 1312), mais confirment encore et toujours la prépondérance de Pistoia (47 cavalieri en 1297, 100 cavalieri et 500 pedoni en 1312).

28La raison de cet écart important entre les données démographiques d’une part et fiscales et militaires d’autre part et la place particulière de Pistoia dans la hiérarchie interne doit sans nul doute être cherchée du côté de l’espace contrôlé par chacune des communes au-delà des murs. Si toutes déploient en effet leur autorité sur un territoire environnant, la taille et le peuplement respectifs de celui-ci donnent à voir un autre élément de distinction. Aucun ne s’approche des 3 900 km² du contado florentin ou des 3 000 km² des contadi siennois et pisan, ni même des 2 000 km² qui représente la superficie moyenne du territoire des cités italiennes59. La différence est même saisissante dans presque tous les cas : le territoire de Colle Valdelsa ne dépasse pas les 100 km², ceux de Prato, de San Gimignano et de San Miniato sont compris entre 130 et 160 km², et celui de Volterra atteint tout juste 250 km²60. Une nouvelle fois cependant, et de manière beaucoup plus forte, Pistoia fait exception, avec, on l’a vu, un territoire qui s’étend sur environ 900 km²61. On retrouve logiquement la même tendance en ce qui concerne la population de ces territoires, bien que les estimations dont on dispose soient sur ce point plus incertaines, voire inexistantes en ce qui concerne Colle Valdelsa et San Miniato. Elles sont en revanche assez précises à Prato, San Gimignano et Volterra, où elles donnent à voir un nombre d’habitants extra-urbains systématiquement plus faible que le total de la population urbaine : le rapport est de 2 à 3 dans les deux premières, dont le territoire compte respectivement environ 12 000 et 4 500 habitants vers 1300, et même de 1 à 3 à Volterra où guère plus de 3 000 personnes vivent en 1327 en dehors de la ville et de ses faubourgs62. De la démographie du territoire de Pistoia, on n’a des évaluations que très précoces ou très tardives. Ils suffisent néanmoins pour en confirmer la spécificité par rapport aux précédentes, puisque le chiffre de 32 000 habitants en 1244 aussi bien que celui de 11 000 à la fin du XIV^e siècle, après donc l’effondrement démographique général, laissent entrevoir un rapport de 3 à 1, similaire voire supérieur à celui que l’on observe dans les cités majeures63. On comprend dès lors mieux l’écart entre Pistoia et les autres centres quant aux contributions militaire et fiscale à l’alliance guelfe dans le dernier tiers du XIII^e siècle : c’est parce qu’elle s’appuie sur les ressources humaines et économiques d’un espace extra-urbain plus étendu que la commune pistoiaise est en mesure de fournir bien davantage de soldats et d’argent64.

29Les différents indicateurs dessinent ainsi une classification interne des centres en trois niveaux : au sommet, Pistoia, dont l’ampleur relative du territoire compense le niveau moyen de la population urbaine, et dont l’importance des ressources militaires et fiscales semble lui conférer une dimension nettement plus importante ; au seuil intermédiaire se trouvent ensuite Prato, Volterra et San Gimignano, la première comptant un nombre d’habitants plus élevé, mais un territoire en proportion plus étroit ; enfin, le troisième niveau est composé de San Miniato et de Colle Valdelsa. Une telle classification tempère nettement une autre distinction a priori plus importante, qui distingue Pistoia et Volterra des quatre autres centres. Sur le plan juridique en effet, seuls les deux premiers détiennent le statut de civitas, strictement lié en Italie à la présence d’un siège épiscopal65. Les quatre autres ont beau atteindre un niveau de développement politique assez équivalent, ils ne peuvent prétendre, en raison de l’absence en leur sein d’une cathédrale, à ce statut de civitas. Ils entrent dès lors dans la catégorie de quasi-città proposée par Giorgio Chittolini66, qui englobent les centres ayant atteint « une dignité, des dimensions et des caractéristiques sociales de centres urbains au cours de la croissance démographique et du développement économique régional des XI^e-XIII^e siècles, s’affirmant comme pôles d’agrégation territoriale ou de scission des territoires d’origine (ou “comitati”-diocèses) qui relevaient d’autant de cités67 ». Largement reprise et discutée par l’historiographie68, cette distinction entre cités et quasi-città ne semble pas avoir dans notre cas une importance fondamentale. On retiendra surtout la proposition de Francesco Salvestrini de déporter l’attention sur la réalité de la dimension de ces centres et de leur rapport avec les cités majeures, plutôt que sur leur statut juridique, ce qui conduit à inclure Volterra et Pistoia, civitas au sens juridique, dans les rangs des quasi-città, compris cette fois comme centres intermédiaires entre la multitude de communautés de dimensions plus réduites et les cités majeures que sont en Toscane Florence, Sienne, Pise et Lucques69. On se trouve par conséquent bien face un groupe relativement cohérent de six centres intermédiaires, six communes de taille respectable, dont il reste maintenant à mesurer le degré d’indépendance politique avant leur assujettissement à Florence.

Carte . La dimension démographique des principaux centres toscans au début du XIV^e siècle.

Une prééminence florentine précoce, mais fragile

30Les six centres présentés étaient tous parvenus à maintenir leur autonomie malgré le développement toujours plus important des principales cités voisines, et ce n’est qu’à partir du deuxième tiers du Trecento qu’ils furent progressivement assujettis juridiquement à la commune de Florence. Faut-il pour autant considérer cet assujettissement comme une véritable rupture avec la situation antérieure ou le considérer au contraire comme la conséquence linéaire et inéluctable d’une emprise en réalité déjà sensible depuis plusieurs décennies, voire plus d’un siècle ? Sur un plan strictement militaire, la réponse est depuis les années 1280 indéniablement positive. Alors que la majorité des communes toscanes avait une dizaine d’années plus tôt prêté allégeance à Charles I^er d’Anjou, roi de Sicile et vicaire impérial pour l’Église en Toscane, le gouvernement florentin profita de l’effacement de celui-ci en 1279 pour prendre progressivement le contrôle de la coalition militaire guelfe que le roi avait mise sur pied, ce qui lui permit de mobiliser périodiquement des hommes et des ressources auprès des communes participantes, dont faisaient partie nos six centres70.

31Sur le plan politique en revanche, la question mérite d’être posée, ou plus exactement reposée. Les études menées sur la circulation des magistrats forestieri – dont la provenance est à juste titre considérée comme le meilleur indicateur de l’influence exercée par leur commune d’origine – ont en effet souligné la très forte prééminence florentine dans ce domaine et en ont induit l’hypothèse d’une domination informelle mais précoce de la cité dans la région, et en particulier sur les communes situées à la lisière immédiate du contado. Elles ne sont cependant pas pleinement convaincantes, car elles reposent, on le verra, sur un double biais : d’une part, le nombre de magistrats florentins engagés dans les différentes communes est rarement rapporté au nombre total de magistrats forestieri, ce qui tend à surévaluer l’importance numérique des premiers ; d’autre part, cette présence n’est pas périodisée, ce qui conduit à en surestimer la linéarité chronologique. Il s’avère par conséquent nécessaire de reprendre les données disponibles sur la provenance des officiers issus d’autres communes dans chacun des centres étudiés et de les distribuer en différentes périodes qui correspondent chacune à un contexte politique précis.

Un instrument de mesure : la provenance des recteurs forestieri

32Jamais abordée de front par l’historiographie, la question d’une éventuelle « prédomination » florentine avant l’assujettissement a seulement été traitée de manière très marginale dans les travaux sur la construction du territoire florentin. Le principal auteur de ces travaux, Andrea Zorzi, a cependant dessiné au détour de rapides observations l’ébauche d’un schéma interprétatif qui constitue un bon point de départ : « Dans la seconde moitié du Duecento, Florence exerçait désormais une hégémonie presque stable sur une vaste aire qui comprenait le contrôle de centres comme Prato, Pistoia, San Miniato, Volterra, San Gimignano, Colle Valdelsa […]. Une hégémonie exercée, en sus des alliances militaires, à travers le fonctionnariat politique local, occupé quasiment constamment par des Florentins : non pas encore une domination directe, mais une influence politique qui aurait progressivement conduit au cours du Trecento au contrôle militaire puis au plein exercice de la juridiction71. » Cette brève analyse de l’évolution des rapports entre Florence et les centres étudiés propose par conséquent une interprétation que l’on pourrait qualifier de continuiste. La formalisation juridique de la domination florentine est comprise dans ce cadre comme le prolongement en droit d’une situation déjà établie dans les faits. Autrement dit, l’assujettissement de ces centres à la commune de Florence au XIV^e siècle ne serait que la conséquence logique et inéluctable, l’étape ultérieure et finale d’un processus d’hégémonisation politique entamé près d’un siècle plus tôt.

33On note par ailleurs que l’élément qui constitue à la fois l’indice et l’instrument de cette précoce hégémonisation florentine est le contrôle du « fonctionnariat politique local », c’est-à-dire des principaux magistrats de chaque commune. Rappelons en effet que l’Italie communale se distingue à partir du début du XIII^e siècle par la généralisation d’un système de gouvernement très particulier, dont on ne trouve pas d’équivalent ailleurs au Moyen Âge et qui consiste en la nomination à la tête de chaque commune d’un puis deux officiers – au podestat est adjoint au cours de la seconde moitié du XIII^e siècle un capitaine du peuple –, l’un et l’autre venus de l’extérieur et donc théoriquement capables de gouverner avec la totale impartialité que leur confère le fait d’être étranger aux luttes de faction ainsi que la brièveté de leur séjour, limité à un an jusqu’au milieu ou au dernier tiers du XIII^e siècle selon les cas, puis à six mois72.

34La circulation de ces officiers relève d’un système complexe, pour la compréhension duquel la grande enquête prosopographique coordonnée par Jean-Claude Maire Vigueur a fourni de précieuses clés73. On y trouve en particulier des contributions qui semblent confirmer les observations d’Andrea Zorzi. Sergio Raveggi, dans son analyse de la destination des magistrats provenant de Florence souligne ainsi le poids relatif des centres mineurs, qui concentrent à eux seuls 57 % de l’ensemble des offices exercés par des magistrats florentins entre 1199 et 1350, et situe à la fin du XIII^e siècle – sans toutefois fournir cette fois de chiffres précis – le moment d’ancrage de la présence florentine dans ces centres, qui marquerait alors également le début d’un inéluctable « chemin vers une soumission progressive74 ». Jean-Claude Maire Vigueur, dans son essai d’interprétation générale de la circulation des officiers étrangers dans l’Italie communale, consacre quant à lui un long développement à l’une des formes possibles de cette circulation, les « flux unidirectionnels et circuits infrarégionaux », qui correspondent à la mise en place d’un véritable système de domination par le biais de l’envoi d’officiers75. C’est dans ce cadre qu’il définit un modèle spécifique florentin, caractérisé par trois éléments : la coïncidence entre la systématisation à partir des années 1280 de l’envoi de recteurs florentins dans les communautés du contado et la densification des « flux unidirectionnels en direction des centres situés aux marges extérieures du contado », qui serait l’indice d’une volonté du pouvoir florentin de « créer les conditions d’une parfaite continuité spatio-territoriale entre “l’État” [entendu ici comme la ville et son contado] et l’aire de domination politique » ; l’imposition aussi bien dans le contado que dans les centres mineurs d’une forme de gouvernement « qui réduit toujours davantage la liberté de manœuvre, tandis que croissent évidemment les prérogatives de la dominante » ; le niveau social modeste des officiers appelés à exercer dans les centres mineurs, du moins par rapport à celui des officiers recrutés dans les cités majeures situées hors de la Toscane76.

35Ces deux contributions défendent par conséquent elles aussi une interprétation continuiste des rapports entre Florence et les centres mineurs, la seconde soulignant également l’existence d’une forte homologie avec l’évolution de la domination florentine dans le contado. L’une et l’autre, me semble-t-il, s’appuient cependant sur des données beaucoup trop restreintes pour réellement étayer l’hypothèse d’une hégémonisation constante et linéaire. En effet, seul le total des magistratures exercées par un florentin dans chacun des centres est pris en compte, et ces chiffres n’étant ni rapportés au total des magistratures exercées dans chaque centre, ni distribués dans le temps, ils perdent toute valeur heuristique, du moins dans l’optique d’une analyse de l’évolution des rapports entre Florence et les centres mineurs. À titre d’exemple, les deux auteurs donnent le chiffre de 80 ou 82 officiers florentins à Prato entre 1199 et 135077. Si on le rapporte au total de 224 officiers attestés dans la commune durant la période, on en arrive à une proportion d’un peu plus d’un florentin sur trois officiers, proportion certes respectable, mais loin d’être hégémonique, ni même peut-être majoritaire, puisque rien ne dit qu’une autre commune de provenance n’a pas un taux supérieur78. On sait par ailleurs que 28 de ces 80 ou 82 officiers exercèrent durant la seule décennie 1320, contre aucun pendant les vingt-cinq années précédentes. Remises donc en perspective, ces données ne démontrent en aucun cas une hégémonie florentine à Prato, sinon pour une période très circonscrite et tout à fait discontinue. Le cas de Colle Valdelsa, l’unique autre centre mineur toscan ayant fait objet d’une analyse spécifique dans le volume, confirme d’ailleurs la discontinuité : ici, le taux de présence florentine est effectivement globalement très élevé, pour une moyenne de 60 % entre 1224 et 1350, mais connaît tout de même de fortes variations dans le temps, passant en particulier de 76 % en 1281-1300 à 49 % en 1301-133179.

36Ces deux brefs exemples indiquent la nécessité, si l’on accepte l’idée que la provenance des magistrats étrangers constitue bien un indicateur fiable de la nature des rapports entre la commune destinataire et la commune exportatrice, de replacer les données dont on dispose à la fois dans le temps et dans le contexte local, en partant de chacun des centres mineurs et non de Florence. Notons qu’une telle démarche avait déjà été entreprise par Andrea Zorzi, quelques années avant la publication de l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Claude Maire Vigueur80. Si son enquête s’était limitée aux six principales cités toscanes ainsi qu’à Prato et San Gimignano, sa méthode, basée sur la répartition des grandes aires de provenance des recteurs forestieri dans les différents centres et sa distribution sur plusieurs périodes pose les jalons pour mener notre analyse.

37Celle-ci s’appuie ainsi sur un recensement préalable des podestats et des capitaines du peuple de chacune des six communes étudiées fondé sur les données publiées dans divers travaux et sur des recherches ponctuelles dans les archives florentines pour Volterra afin d’établir des listes les plus complètes possibles81. Une fois ces données collectées, l’origine des recteurs a été répartie en neuf zones de provenances : les quatre principales cités toscanes (Florence, Sienne, Pise et Lucques), les autres communes toscanes, les autres communes d’Italie, la provenance locale, celle extérieure au monde communal (seigneurs féodaux et membres de l’entourage royal ou impérial), et celle enfin que l’on n’a pas pu identifier ; une première répartition ensuite synthétisée en cinq entrées (Florence, Toscane hors Florence, Italie hors Toscane, Autre, Inconnue). Ces données ainsi classées ont été par ailleurs distribuées sur six périodes qui présentent une certaine cohérence à l’échelle régionale et sont déterminées soit par un certain type de rapport avec les pouvoirs supérieurs extracommunaux, soit par des innovations politiques internes : la première s’étend de l’apparition des premiers podestats à la mort de Frédéric II (fin XII^e siècle-1250) ; la deuxième s’ouvre au lendemain d’une décennie de domination impériale et se caractérise par l’arrivée au pouvoir des premiers régimes de popolo et par la reprise d’une intense compétition territoriale entre les principales cités désormais cristallisée autour des pôles guelfe et gibelin (1251-1266) ; la troisième correspond à la seigneurie exercée sur la quasi-totalité des communes par Charles I^er d’Anjou (1267-1279) ; la quatrième comprend la réémergence des régimes de popolo et la mise en œuvre de la première législation contre les magnats (1280-1295) ; la cinquième est marquée par le conflit entre guelfes blancs et noirs (1296-1310) ; la sixième par le brusque retour des pouvoirs supérieurs dans la région, depuis la descente d’Henri VII en Italie jusqu’au départ de Louis IV de Bavière (1311-1329), au lendemain duquel la commune de Florence commence à étendre sa domination au-delà du contado.

38Précisons également que le podestat et le capitaine du peuple ne furent pas les seuls officiers étrangers, mais que les informations sur les autres « fonctionnaires itinérants » (par exemple le iudex comunis ou le capitaine de guerre) demeurent beaucoup trop lacunaires pour être prises en compte. Enfin, à défaut de pouvoir proposer une présentation précise des fonctions propres au podestat et au capitaine du peuple dans chacune des six communes, ni même des modalités propres d’élection très variables selon les lieux et les périodes – reposant tantôt sur un choix de personne, tantôt sur un choix de lieu d’origine – je me contenterai de donner dans le tableau de synthèse ci-dessous les différentes dates correspondant à l’apparition des deux offices et à leur stabilisation.

L’évolution de la présence de recteurs florentins entre la fin du XII^e siècle et 1329

De l’apparition des premiers podestats à la mort de Frédéric II (fin XII^e siècle-1250)

39La première période, qui s’étend de l’apparition des premiers podestats à la mort de Frédéric II en 1250, est à la fois caractérisée par un processus – certes non linéaire – d’autonomisation des communes italiennes vis-à-vis du pouvoir impérial et par le début de la compétition politique entre ces communes, en particulier en Toscane. Le premier commence en fait moins après la paix de Constance de 1183, qui concerna principalement les cités lombardes, qu’avec la mort, en 1197, d’Henri VI, laquelle marqua le véritable début d’un net allégement de la présence impériale en Toscane82. La même année, une ligue de Tuscia réunit en une alliance anti-impériale la majorité des forces politiques de la région, à l’exception de Pise et de Pistoia, et constitua un « levier de la genèse du podestat étranger » dans beaucoup de communes de la région83. Malgré cet apparent front commun, la compétition politique entre ces communes ne tarda pas à se mettre en branle. Après deux premiers brefs épisodes d’opérations militaires entre Florence et Sienne à l’aube du XIII^e siècle, la première grande bataille fut remportée le 21 juin 1222 à Casteldelbosco par les Florentins alliés aux Lucquois face à une coalition à la tête de laquelle se trouvaient les Siennois, les Pisans et les Pistoiais84. Cette victoire fut renforcée par une nouvelle série d’affrontements entre 1228 et 1235, au terme de laquelle se confirma la nette prééminence florentine85. Prééminence cependant presque immédiatement remise en cause par l’entrée en scène dans la région de Frédéric II, dont la venue en 1239 inaugura une décennie de nette domination impériale, qui se manifesta notamment par l’envoi de recteurs dans certaines communes86.

40Dans l’ensemble, la provenance des podestats à Colle Valdelsa, San Gimignano, Prato, Pistoia et Volterra – les données demeurent très lacunaires pour San Miniato – durant ce demi-siècle inaugural révèle deux enseignements intéressants. Elle est quasi exclusivement toscane sauf à Pistoia, où les podestats furent très majoritairement recrutés dans diverses cités d’Italie septentrionale. Donnée importante si on la rapporte à la corrélation entre la proportion d’officiers toscans et l’autonomie des centres soulignée par Andrea Zorzi, selon lequel « le pourcentage de fonctionnaires toscans recrutés par chaque cité reflétait le degré d’autonomie de chacune d’entre elles, et leur capacité à se prémunir de l’influence politique des autres communes » de la région87. Si l’autonomie des communes étudiées paraît donc, à l’exception de Pistoia, relativement faible, cette faiblesse, c’est le second enseignement, ne profite qu’en partie à Florence, dont sont issus entre un quart – à Volterra et à San Gimignano – et un cinquième – à Colle Valdelsa et à Prato – des podestats. La majorité est cependant le plus souvent concentrée sur la période comprise entre la victoire de Casteldelbosco de 1222 et la fin des années 1230 : sept sur dix à San Gimignano, six sur neuf à Volterra, deux sur trois à Pistoia, et quatre sur quatre à Colle Valdelsa. Retenons par conséquent qu’à l’exception des années 1220 et 1230, la prédominance florentine entre la fin du XII^e siècle et le milieu du XIII^e siècle, reste fugace et relative, voire même très faible à Pistoia.

Du primo popolo à la fin de la domination gibeline (1251-1266)

41La deuxième période débute avec la mort de Frédéric II le 13 décembre 1250 et la fin subséquente d’une décennie de domination impériale, et s’étend jusqu’en 1267, lorsque les communes toscanes repassèrent sous l’autorité d’un autre pouvoir souverain extracommunal, celui du nouveau roi de Sicile, Charles I^er d’Anjou88. Elle est marquée, on l’a dit, par la reprise de la compétition régionale entre les principales cités de la région dans un contexte d’émergence des institutions du popolo aux côtés de celles de la commune et de cristallisation de la conflictualité autour des pôles guelfe et gibelin.

42L’imbrication de ces trois phénomènes est particulièrement nette à Florence. Désormais gouvernée par ce qui sera plus tard nommé le régime du primo popolo, la cité connut durant la décennie 1250 « une période d’extraordinaire extension » démographique – Florence devenant probablement à cette époque la première ville de Toscane –, économique – ainsi que l’indique la première frappe en 1252 du florin d’or – et surtout territoriale89. Déjà ébauché après une première série de victoires dans les années 1220-1230, puis mis en sommeil par la domination impériale, l’expansionnisme florentin dans la région s’exprima alors de plus en plus nettement aux dépens des deux autres grandes cités, Pise et Sienne. En réaction à la farouche identité gibeline de celles-ci, la commune de Florence s’orienta vers un guelfisme plus affirmé qui rendit impossible toute cohabitation pacifique des deux factions. Chassées une première fois de la ville en 1251 pour avoir refusé de participer à une action militaire aux côtés de l’armée communale, les familles gibelines furent réintégrées dès l’année suivante, avant d’être de nouveau contraintes à l’exil à l’été 1258 après une tentative manquée de coup de force. Elles se réfugièrent alors à Sienne, dont la commune sut profiter du soutien de Manfred, fils illégitime de Frédéric II et nouveau roi de Sicile, auquel elle prêta allégeance en 1259, pour se préparer à une nouvelle guerre. Après plusieurs affrontements mineurs, la bataille décisive se déroula le 4 septembre 1260 à Montaperti et vit les Siennois, renforcés par des troupes du roi et de Pise, obtenir une éclatante victoire sur une vaste coalition de communes toscanes regroupées autour de l’armée florentine. L’événement entraîna la prise de pouvoir des gibelins à Florence, où le régime populaire fut par ailleurs immédiatement supprimé, et dans la plupart des communes de la région pendant les six années suivantes90. La victoire des gibelins semble avoir réduit brutalement la puissance régionale de Florence, comme le démontrerait la chute globale du nombre d’officiers exportés par cette cité après 126091. Une telle césure est-elle confirmée par l’origine des officiers en exercice dans les centres étudiés durant ce laps de temps ? Là encore, on dispose de données suffisamment fournies pour tenter de répondre à cette question.

43Ces données dessinent bien une période de véritable hégémonie florentine avant 1260, toutefois très circonscrite dans le temps. L’hégémonie n’est en effet pas immédiatement consécutive à la mort de Frédéric II et à l’avènement du régime populaire à Florence – entre 1251 et 1253, parmi les 20 officiers recensés dans l’ensemble des six centres, un seul est florentin ; on note d’ailleurs une grande diversité de provenance qui semble indiquer pour ces centres une brève phase d’autonomie très ouverte92 –, mais s’instaure brusquement à partir de 1254, « l’année victorieuse », selon l’expression de Giovanni Villani93. Le 1^er février, des représentants de Pistoia, constamment attaquée à partir de juillet 1251 en raison de son adhésion à la ligue gibeline aux côtés de Pise et Sienne, et assiégée depuis l’automne 1253, signèrent la capitulation de leur commune, qui s’engagea à réintégrer les guelfes exilés et à se tenir désormais aux côtés de l’armée florentine94. Celle-ci, après avoir imposé au début de l’été une paix humiliante à Sienne puis à Pise, fondit sur Volterra et parvient après un bref affrontement à obtenir la reddition de la population, à des conditions particulièrement dures : non seulement la commune dut incorporer à ses normes statutaires les « Ordinamenta populi que venerunt de Florentia », mais elle fut également sommée de nommer à l’avenir un podestat originaire de Florence, et de permettre en outre aux Florentins de construire et d’occuper en permanence une forteresse dans la ville95. Des termes donc très contraignants, qui finirent par être également imposés trois ans plus tard à Pistoia, où après des émeutes très probablement antiflorentines la commune fut contrainte à son tour d’accueillir à l’avenir un podestat de Florence et d’abriter une forteresse adossée à la porte de la ville orientée en direction de cette cité96. Dans la foulée de ces campagnes, la présence de podestats florentins devint très fortement prépondérante jusqu’en 1260, non seulement à Volterra – huit sur dix à partir de 125497 – et à Pistoia – trois consécutifs entre 1257 et 1260 – mais également à Prato – trois sur cinq entre 1256 et 1260 –, à San Miniato – trois sur quatre entre 1254 et 1258 – et surtout à San Gimignano – six sur six entre 1254 et 1260 – et à Colle Valdelsa – cinq sur cinq entre 1254 et 1260. Les données ne laissent ainsi guère de doute : dans la seconde moitié des années 1250, la commune de Florence parvient pour la première fois à exercer un contrôle hégémonique sur les centres mineurs jusqu’à la bataille de Montaperti, à laquelle tous participèrent à ses côtés.

44Pour les années 1261-1266, ces mêmes données semblent en revanche nuancer fortement l’idée d’un effondrement de l’hégémonie florentine durant la période de domination gibeline. Celui-ci est certes observable à Pistoia et dans une moindre mesure à Volterra : la première retrouva immédiatement son bassin de recrutement précédent, l’Italie septentrionale, au point que les trois podestats florentins de 1257-1260 apparaissent comme une simple parenthèse imposée et maintenue seulement par les armes98 ; la seconde accueillit bien encore deux Florentins en 1261, mais semble ensuite passer très nettement sous l’influence des ennemies traditionnelles de Florence, de Sienne et surtout de Pise, qui tendit alors à monopoliser la podestatie99. La rupture est en revanche beaucoup plus discutable à Prato, dont deux officiers sur cinq sont florentins après 1260, et à Colle Valdelsa, dont un des trois podestats recensés est florentin contre deux siennois, et même hors de propos à San Gimignano, où le monopole de Florence fut à peine entamé par la présence isolée d’un podestat siennois en 1262 puis d’un podestat pisan au début de l’année 1267100. À y regarder de plus près cependant, le maintien statistique d’une présence florentine plus ou moins conséquente masque une évolution importante quant à la distribution individuelle de cette présence. Alors qu’entre 1254 et 1260, les 31 magistratures exercées par des Florentins avaient impliqué 22 hommes provenant de 17 familles différentes101, dix des onze magistratures comprises entre 1261 et 1266 furent occupées par des membres des Uberti, dont cinq par le seul Neri di Piccolomino à San Gimignano (quatre) et Colle Valdelsa (une). La famille fut de fait, on le sait, l’une des grandes bénéficiaires de la prise de pouvoir des gibelins à Florence102.

45On a ainsi l’impression très nette que la présence florentine dans les centres mineurs représenta durant la phase guelfe un instrument d’expansion de l’influence politique de la commune, pour ensuite devenir durant la phase gibeline celui d’une famille spécifique. Plus globalement, il apparaît que la période 1251-1266 constitua bien le premier moment d’ancrage florentin dans les centres étudiés. La césure de Montaperti n’en fut une que dans ceux où cet ancrage avait été imposé par la force, à Pistoia et à Volterra. Elle ne le fut nullement en revanche à San Miniato (pour laquelle cependant les données demeurent encore une fois très lacunaires), San Gimignano et Colle Valdelsa où la présence florentine apparaît bien hégémonique, recouvrant quasiment les deux tiers du total des magistratures de ces trois terre sur l’ensemble de la période, ni à Prato, où cette présence augmenta légèrement pour atteindre un quart du total – les proportions étant cependant ici en partie biaisées par le fort taux de recteurs de provenance non identifiées. Notons enfin que dans trois cas, une autre cité toscane disposa durant cette période d’une présence supérieure à un cinquième du total : on compte ainsi 22 % de Siennois à Colle Valdelsa, 30 % de Pisans à Volterra et 30 % de Lucquois à San Miniato. Cette présence importante d’une autre cité semble indiquer que Colle Valdelsa, Volterra et San Miniato furent non seulement prises dans le champ d’attraction de Florence, mais aussi de l’autre puissante voisine, respectivement Sienne, Pise et Lucques.

Le temps du vicariat angevin (1267-1279)

46Débarqué en 1265 en Italie pour s’emparer du royaume de Sicile avec le soutien du pape Urbain IV, Charles I^er d’Anjou parvint d’une part à défaire les descendants de Frédéric II, Manfred puis Conradin, vaincus respectivement à Bénévent le 26 février 1266 et à Tagliacozzo le 23 août 1268 et d’autre part à imposer sa suprématie en Toscane où les dernières forces gibelines, encore dominantes à Sienne et à Pise furent définitivement battues à Colle Valdelsa le 17 juin 1269103. En sus de son action militaire, le nouveau roi réussit à étendre son pouvoir sur la région en obtenant à la fois le titre de « vicarius imperii in Tuscia per Ecclesiam Romanam » du pape Clément IV en avril 1268104, et un serment de fidélité de l’ensemble des communes toscanes, qui reconnurent formellement son autorité éminente à travers des « soumissions » régulièrement renouvelées jusqu’en 1279105.

47De récentes études ont permis de préciser la chronologie et les modalités de cette soumission106. Durant une première phase, comprise entre 1266 et 1269, et à l’exception des cas de Florence et de Lucques où la magistrature podestarile fut d’emblée directement confiée à Charles pour une période renouvelable de plusieurs années107, le roi se contenta d’une alliance militaire asymétrique avec les communes qui lui faisaient l’une après l’autre allégeance, dont Prato, Pistoia, San Gimignano et Colle en mai 1267 puis Volterra en janvier 1269 ; après la bataille victorieuse de Colle Valdelsa, il obtint la dédition des derniers centres récalcitrants, dont San Miniato en 1272, et renforça son autorité en imposant partout un droit de regard sur la nomination des podestats108.

48À la différence de ce que l’on observe pour les communes septentrionales soumises au pouvoir angevin à la même époque, la domination de Charles I^er d’Anjou n’entraîna jamais en Toscane l’organisation d’un prélèvement fiscal régulier puisque le roi se contenta de contributions irrégulières et ponctuelles109. Elle eut en revanche un impact important sur l’évolution interne des régimes politiques : l’aristocratie guelfe obtint quasiment partout un rôle prépondérant et les institutions populaires furent supprimées dans les communes où elles avaient été remises sur pied après la chute des gouvernements gibelins, à l’exception de Pistoia, où la magistrature du capitaine du peuple instituée en 1263 fut maintenue pendant toute la période110. C’est aussi durant celle-ci que s’imposa définitivement la semestrialisation des magistratures (1272 à Pistoia, 1273 à Volterra, 1276 à Prato, 1279 à San Gimignano et au plus tard en 1280 à Colle Valdelsa), selon une tendance générale, et sans lien apparent avec la tutelle angevine111.

49Contrairement à Florence, où l’origine des vicaires représentant le roi connut une forte mutation – aucun n’y avait déjà exercé auparavant et près d’un tiers fut recruté hors d’Italie parmi des fidèles provençaux du nouveau roi –, le bassin de recrutement des magistrats étrangers resta exclusivement italien dans tous les centres étudiés112. Si l’on se concentre cependant sur la proportion de Florentins, on observe, à l’exception de Volterra où elle demeura stable à hauteur d’environ un tiers, des évolutions non négligeables. Elle baisse assez nettement à San Gimignano et de manière plus relative à Colle Valdelsa (bien que les données ici restent très lacunaires), où elle demeure toutefois respectivement à hauteur d’un peu moins et d’un peu plus de la moitié. Elle connaît une véritable chute à San Miniato (avec des données cependant là aussi très limitées) où elle dépasse à peine le dixième, et surtout à Pistoia, où elle devient quasi inexistante, comme d’ailleurs la proportion d’officiers toscans, très largement éclipsée par celle des officiers septentrionaux et en particulier bolonais. Elle monte en revanche de façon spectaculaire à Prato, où le taux atteint plus de 60 %. Il faut par ailleurs signaler la disparition quasi définitive de Pise comme centre de provenance, ce qui indique nettement la perte d’influence régionale de la cité après la défaite des gibelins en Toscane113.

50Retenons en fin de compte que si dans le cas de Prato, la brusque augmentation indique indubitablement une certaine mainmise des Florentins, qui semblent de fait avoir obtenu vers 1274 la garde de l’imposante forteresse construite sur ordre de Frédéric II trois décennies plus tôt114, la domination angevine en Toscane entre 1267 et 1279 ne constitua nullement un instrument de diffusion des magistrats florentins dans les autres centres de notre étude, où leur présence diminua systématiquement. Ainsi, comme l’a justement souligné Gabriele Taddei, à l’inverse de ce que l’on peut observer dans les expériences contemporaines de seigneuries pluricitadines septentrionales – celles d’Ezzelino da Romano en Vénétie ou des Della Torre en Lombardie, caractérisées par la domination d’une cité « capitale » (respectivement Vérone et Milan) sur les autres communes –, « la seigneurie angevine, de fait hétéronome, ne hiérarchisa pas les communautés qui en firent partie », en établissant au contraire avec chacune d’entre elles un rapport direct et égal de subordination115.

Le début de l’éclipse des pouvoirs supérieurs et la mise en œuvre des législations contre les magnats (1280-1295)

51Inquiet du pouvoir croissant de Charles I^er d’Anjou en Toscane, Nicolas III, nouveau pape élu le 25 novembre 1277, chercha très vite à reprendre la main dans la région : d’une part en en éloignant le roi, contraint de renoncer à sa charge de « vicarius imperii in Tuscia per Ecclesiam Romanam » le 24 septembre 1278, renoncement en dépit duquel Charles continua de nommer ses propres vicaires dans les communes de la région pendant encore un an ; d’autre part, en prétendant mettre en œuvre une pacification du conflit entre guelfes et gibelins toscans, en particulier à Florence où fut envoyé à l’automne 1279 le cardinal Latino, nouveau légat pontifical, qui fit jurer une paix générale entre les deux factions concurrentes de la cité le 18 janvier 1280116. Ce fort interventionnisme du pape doit cependant être compris comme le dernier acte d’une période d’intervention massive des pouvoirs souverains dans la région. La mort précoce de Nicolas III le 22 août 1280 et l’éloignement de Charles I^er d’Anjou, conjugués à la faiblesse de l’Empire, ouvrirent en effet une nouvelle séquence, par laquelle « la Toscane s’apprêtait à jouir d’une autonomie formelle telle qu’elle ne l’avait jamais connue auparavant117 ».

52Bien que la domination des gibelins à Arezzo et à Pise (où ils avaient repris le pouvoir à partir de 1289) entraînât de nouveaux affrontements, dont le plus célèbre reste la bataille de Campaldino, au cours de laquelle une alliance guelfe dirigée par les Florentins défit l’armée arétine, le conflit resta de basse intensité et ne modifia pas les équilibres politiques locaux dans une région libérée au moins momentanément des pressions extérieures. C’est en revanche à la même époque qu’un certain nombre de communes connut d’importantes mutations internes avec l’instauration d’un nouveau régime populaire, caractérisé par deux éléments principaux : la prépondérance des corporations et l’exclusion d’une partie de l’élite traditionnelle à travers sa stigmatisation dans une catégorie nouvelle, celle des magnats118.

53Le phénomène fut particulièrement prégnant à Florence, mais également à Pistoia – bien qu’ici le poids des corporations restât moindre – et à Prato : contrairement à ce que l’on pourrait supposer, c’est d’ailleurs d’abord à Pistoia en 1283-1284 puis à Prato en 1292 qu’une législation visant spécialement les magnats fut adoptée, avant que de l’être également à Florence en 1293-1295119. Si elle ne donna pas lieu à des dispositions aussi fortes, l’affirmation du popolo à la tête du régime communal est également attestée à Volterra, à San Miniato et à Colle Valdelsa par la présence de capitaines du peuple, régulière dans les deux premières à partir de 1281, sans doute encore balbutiante dans la troisième puisque seulement certifiée entre 1287 et 1289, tandis que le cas de San Gimignano reste plus incertain120. On peut par conséquent se demander si la principale caractéristique de la période, soit la pérennisation d’une nouvelle figure politique observable dans la majorité des cas, fut profitable à celle de Florence. Autrement dit, l’institution du capitanat du peuple, régi par les mêmes modalités de recrutement que la podestatie contribua-t-elle à densifier la présence florentine dans les différents centres étudiés ?

54La réponse est clairement positive à San Miniato, où la nette augmentation de recteurs florentins – 65 % du total contre 12,5 % pour la période précédente – doit beaucoup à un quasi-monopole de la grande cité sur la nouvelle magistrature puisqu’à l’exception d’un Colligian en 1283 et d’un « Guelfo » de provenance inconnue en 1295, les 18 capitaines du peuple recensés en sont tous originaires. Elle l’est également à Prato, où l’on compte 12 capitaines issus de Florence sur les 19 recensés, mais elle y masque une sensible diminution de la proportion de recteurs florentins, qui passe de 61 % à 29 %.

55Ces deux cas font cependant doublement figure d’exception, car on ne retrouve dans les autres centres ni prépondérance florentine sur le capitanat là où il est désormais solidement établi, ni modification profonde de l’origine des recteurs par rapport à la période précédente, les statistiques de la provenance des recteurs forestieri confirmant au contraire les tendances entrevues précédemment. Encore une fois, la présence florentine demeure ainsi très faible à Pistoia, toujours très majoritairement tournée vers des communes situées hors de la Toscane – 86 % du total – non plus seulement en Italie septentrionale, mais également, fait nouveau, en Italie centrale – soulignons à ce propos que les lois contre les magnats furent à Pistoia largement inspirées de celles prises en 1282 à Bologne, inspiration que l’on doit assurément mettre en lien avec la présence à Pistoia de quatre podestats bolonais entre 1281 et 1283. À San Gimignano et surtout à Colle Valdelsa, le poids proportionnel des Florentins se renforce encore un peu plus – respectivement 58 % et 75 % du total – et n’est que faiblement contrebalancé par la présence de Siennois – respectivement 12,5 % et 14 % du total. Enfin, ce poids reste moyen à Volterra qui paraît beaucoup plus équitablement attirée par les trois grandes cités guelfes de la région : en sus des 30 % de Florentins, on y trouve en effet 22 % de Siennois et 14 % de Lucquois.

L’explosion du conflit entre Blancs et Noirs (1296-1312)

56Les années considérées ici sont marquées par une reprise brutale des conflits internes dans les communes toscanes, d’abord à Pistoia, où une violente opposition entre deux branches de la famille locale des Cancellieri divisa au début des années 1290 la cité en deux camps, Noirs et Blancs, qui provoqua finalement l’intervention armée des Florentins à l’été 1295, lesquels prirent le contrôle de la ville pour les cinq années suivantes en mai 1296121. Un conflit similaire éclata cependant à Florence même au tournant du siècle, où les Blancs prirent brièvement le pouvoir au début de l’année 1301 avant d’en être chassés en novembre après l’intervention du frère de Philippe le Bel, Charles de Valois, envoyé par le pape Boniface VIII122. Pistoia, restée aux mains des Blancs et par conséquent désormais ouvertement hostile au gouvernement florentin, devint la cible de celui-ci, qui réussit, avec l’aide de son homologue lucquois et après plusieurs années de guerre larvée puis un long siège particulièrement éprouvant123, à conquérir la cité en 1306 et à y imposer une domination partagée avec la commune de Lucques. La provenance des recteurs étrangers à Pistoia reflète parfaitement ces vicissitudes. Pour la première fois depuis la fin des années 1250, on trouve une proportion importante de Florentins, avec 22 podestats et capitaines du peuple consécutifs entre 1296 et 1301, puis 10 entre 1306 et 1312, période durant laquelle furent également présents 8 officiers originaires de Lucques. Entre les deux, à l’inverse, aucun recteur florentin à l’exception de Tolosato degli Uberti, qui ne doit cependant en aucun cas être compris comme un représentant de sa cité, dont il avait alors été exclu pour son appartenance au camp des Blancs.

57Si la présence de recteurs florentins pour la période 1296-1312 demeure à un taux très élevé à Colle Valdelsa – 69 % –, elle connaît une baisse significative à San Gimignano et à Volterra – respectivement 41 % et 21 % – tandis que la proportion d’officiers siennois se renforce dans les deux cas – respectivement 44 % et 24 %. La chute est plus nette encore à San Miniato, où seuls 28 % des recteurs proviennent de Florence, là aussi au profit de l’autre grande cité voisine, Lucques, qui fournit 33 % du total. Reste le cas de Prato, plus complexe qu’il n’y paraît. Car les données, qui indiquent une totale absence des Florentins durant cette période au profit de recteurs pour la première fois massivement originaires de centres non toscans, masquent en réalité deux périodes durant lesquelles la commune est sous domination externe : celle de Charles de Valois, exercée par son représentant, Musciatto Franzesi, en 1303-1304, et celle surtout des Florentins entre 1309 et 1312, qui leur conférait notamment le droit de nommer eux-mêmes les recteurs forestieri124.

Le retour des pouvoirs supérieurs en Toscane (1313-1329)

58La dernière période correspond à un moment de grandes mutations, ouvert par la descente du nouveau roi des Romains Henri VII dans la péninsule et marqué par le retour massif des pouvoirs supérieurs sur l’échiquier politique de la Toscane, dont j’analyserai beaucoup plus longuement les conséquences au chapitre suivant. Contentons-nous pour le moment de souligner que cette période correspond à deux phénomènes concomitants : une crise générale du système de circulation intercommunale des podestats et des capitaines du peuple, progressivement supplanté par le recours à des vicaires envoyés par les souverains, puis dans certains cas par des expériences de régime seigneurial local ou supralocal ; un évident décrochage de la présence florentine, aussi bien dans ses bastions traditionnels – Colle Valdelsa et San Gimignano, où elle chute respectivement à 28 et 24 % du total des recteurs étrangers – qu’à Pistoia, où elle redescend à 24 %, et qu’à Volterra, où elle devient même extrêmement limitée, y atteignant seulement 8 %. La concomitance des deux phénomènes semble particulièrement évidente à Colle Valdelsa et à Pistoia, où l’émergence dans les années 1320 de la seigneurie des Tancredi dans la terra et des Tedici dans la cité marque l’arrêt du recrutement d’officiers florentins.

59Cette chute plus ou moins brutale de la présence florentine ne concerne pas cependant les deux autres centres étudiés, où les recteurs issus de Florence furent au contraire de nouveau très nombreux durant la période, mais selon des modalités différentes. À Prato, la concession de la seigneurie à Robert d’Anjou avait certes permis un éloignement momentané des Florentins, mais la fin de l’une en 1319 entraîna aussi très vite celle de l’autre : dès le printemps 1320, les Florentins imposèrent à leurs voisins une nouvelle domination, dont les données sur les recteurs permettent de mesurer l’ampleur, puisque sur les 29 magistratures exercées entre 1321 et 1329, pas moins de 26 le furent par des hommes originaires de Florence125. À San Miniato, la présence massive de recteurs florentins est à l’inverse plus régulièrement distribuée dans la durée, et s’explique en grande partie par la situation géographique du centre, dont le territoire confinait avec la zone contrôlée durant la période par les forces gibelines, sous l’égide successive de deux condottieri, Uguccione della Faggiola puis Castruccio Castracani. C’est bien pour contenir cette menace constante que le régime guelfe local se tourna de nouveau vers Florence pour recruter ses magistrats126.

60L’analyse détaillée de l’origine des recteurs étrangers dans les six centres étudiés tend en définitive à nuancer largement l’hypothèse continuiste, selon laquelle l’assujettissement de ces centres à la commune de Florence entre les années 1330 et 1370 ne constituerait que la dernière étape d’un processus progressif et linéaire commencé dès le mitan du XIII^e siècle, et dont le principal instrument aurait été une présence hégémonique des Florentins aux magistratures de la podestatie et du capitanat du peuple. Les données recueillies indiquent certes bien que Florence est de loin le plus important lieu de provenance des magistrats, puisqu’on recense un total de 395 magistrats issus de cette cité, soit quasiment trois fois plus que le deuxième lieu de provenance, Sienne. Ce nombre ne représente toutefois que près d’un tiers des 1 216 individus recensés au total : plutôt que d’hégémonie, c’est davantage de prédominance qu’il faut parler, et de prédominance en réalité discontinue, à la fois selon les centres et les périodes.

61Le tableau de synthèse (tableau 11) où sont reportés les lieux de provenances des officiers depuis leur apparition jusqu’en 1329 met clairement en exergue le premier contraste, qui distingue Pistoia, Volterra et Prato d’une part, et San Gimignano, Colle Valdelsa et San Miniato de l’autre. Notons d’emblée qu’un tel contraste reproduit non pas la distinction juridique entre civitates et terre mais bien les écarts démographiques entre les centres peuplés par une population supérieure ou égale à 10 000 habitants, et ceux dont le nombre d’habitants restait compris entre 5 et 8 000. Dans le premier groupe, la proportion de recteurs florentins correspond pour chacun des trois centres à environ un quart du total. Au-delà de cette homogénéité, la part respective d’officiers non toscans, dont on a vu qu’elle constituait un bon indice du degré d’autonomie locale par rapport aux grandes cités de la région, permet d’établir des distinctions internes. Tandis qu’elle représente quasiment la moitié du total à Pistoia, elle chute à moins d’un tiers à Prato et même à moins d’un cinquième à Volterra, qui est non seulement l’un des centres où le circuit intrarégional est le plus important, mais également le seul où la proportion de Siennois – 23 % du total – équivaut peu ou prou à celle des Florentins. Le second groupe est caractérisé par une présence florentine beaucoup plus forte, avec 39 % du total à San Gimignano, 47 % à San Miniato et 49 % à Colle Valdelsa. Cette proportion assez considérable tend à indiquer que ces centres étaient bien déjà dans l’orbite florentine avant l’assujettissement. Elle confirme donc l’hypothèse d’une certaine hégémonie de Florence, surtout si l’on prend en compte l’écart avec la proportion de recteurs envoyés par la deuxième cité la plus représentée, qui est à chaque fois la plus proche géographiquement (Sienne pour San Gimignano et Colle Valdelsa, Lucques pour San Miniato), mais ne fournit dans les trois cas qu’un sixième du nombre total d’officiers.

62Analysées de manière globale pour l’ensemble de la période, les données indiquent ainsi une présence florentine importante pour Pistoia, Prato et Volterra et franchement massive pour San Gimignano, Colle Valdelsa et San Miniato. Importante ou même massive, la présence florentine ne l’est cependant jamais et nulle part de manière linéaire, comme le montre bien le graphique de son évolution périodique. Le décollage statistique de celle-ci a indéniablement lieu dans les années 1250 et n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, remise en cause par la défaite des guelfes à Montaperti ; elle tend d’ailleurs à baisser légèrement à l’époque du vicariat angevin puis à remonter ensuite à partir de 1280, se stabilisant alors à un niveau très élevé à Colle Valdelsa jusqu’en 1312, redescendant quelque peu à Volterra et plus nettement à San Gimignano et à Volterra à partir de 1295, s’élevant brusquement à la même date à Pistoia, sous l’effet d’une intervention armée. Puis, et c’est indéniablement l’élément essentiel qui ressort de cette périodisation, elle chute très fortement à partir de 1313. À partir de cette année, et de manière encore plus nette durant la troisième décennie du XIV^e siècle, les Florentins perdent presque complètement leur position privilégiée et par là même le relatif contrôle dont ils disposaient sur chacun des centres étudiés. Le schéma vaut globalement pour l’ensemble de ceux-ci, à l’exception de Prato et de San Miniato, dont la situation géographique les exposait directement à la menace d’expansion gibeline, ce qui explique la farouche volonté des Florentins de s’en assurer le contrôle au cours d’une période où, on l’aura déjà compris et l’on va maintenant tenter d’en expliquer les raisons, leur prééminence régionale est brutalement remise en cause.

Graphique 1. Distribution proportionnelle de la provenance des recteurs étrangers de la fin du XII^e siècle à 1250.

Graphique 2. Distribution proportionnelle de la provenance des recteurs étrangers de 1251 à 1266.

Graphique 3. Distribution proportionnelle de la provenance des recteurs étrangers de 1267 à 1279.

Graphique 4. Distribution proportionnelle de la provenance des recteurs étrangers de 1280 à 1295.

Graphique 5. Distribution proportionnelle de la provenance des recteurs étrangers de 1296 à 1312.

Graphique 6. Distribution proportionnelle de la provenance des recteurs étrangers de 1313 à 1329.

Graphique 7. Distribution proportionnelle de la provenance des recteurs étrangers de la fin du XII^e siècle à 1329.

Graphique 8. L’évolution de la présence florentine dans les six centres étudiés entre la fin du XII^e siècle et 1329.