S’abaisser pour mieux s’élever
Les pratiques charismatiques d’un empereur citoyen
p. 205-248
Texte intégral
1Certains savants ont invité à dépasser le « rendez-vous manqué » entre Weber et les antiquisants1, mais les débats demeurent vifs quant à l’usage que l’on peut faire de Weber en général et du charisme en particulier, notamment chez des romanistes parfois réticents à penser la domination en termes wébériens, en partie en raison d’une tradition historiographique qui accorde la primauté aux critères institutionnels d’analyse du pouvoir2. Exemple extrême de cette posture de rejet, J. Lendon a récusé la pertinence de toute analyse wébérienne du pouvoir impérial, fustigeant un “allergic rash” et une “intellectual laziness” en affirmant que le Principat est un régime qui n’avait nul besoin de réaffirmer périodiquement sa domination par des stratégies de communication qui auraient, de toute manière, eu trop peu d’impact pour effectivement convaincre les sujets d’adhérer. Dans le même ordre d’idées, on a évoqué ailleurs le scepticisme d’un Paul Veyne face à l’hypothèse d’un empereur charismatique3. Par réaction, et en prenant soin de rappeler que certains travers imputés à Weber proviennent en fait de ses commentateurs (telle la focalisation accrue sur les modalités de communication de l’autorité plutôt que sur l’autorité elle-même), M. Sommer a, de son côté, réaffirmé la pertinence de la typologie wébérienne de la domination pour l’étude du Principat : elle permettrait, selon lui, de dépasser les approches constitutionnaliste, pragmatique ou de l’« Akzeptanz-System » et de penser avec plus de souplesse les diverses facettes du régime impérial et de l’autorité du prince4. Malgré ce type d’efforts, la reconnaissance de la pertinence du concept de charisme pour l’Antiquité varie5 et dépend de l’effort déployé afin de cerner et d’acclimater le concept à l’Antiquité. On remarque depuis quelques années, surtout chez certains hellénistes français (V. Azoulay, P. Cournarie) et romanistes allemands (H. Bruhns, W. Nippel, K.‑J. Hölkeskamp), l’affirmation d’une position épistémologique qui, cherchant à se situer à mi-chemin entre le rejet du concept et son utilisation galvaudée6, voit dans le charisme un outil pertinent si l’un des buts de son maniement est précisément d’en dégager l’ampleur épistémologique et de le soumettre à l’acclimatation, bref de l’appréhender et de l’utiliser en opérant un « ajustement réciproque » entre charisme et situation antique7.
2Comment procéder à un tel « ajustement » dans le cas de l’empereur romain ? Il faut essayer en premier lieu d’évaluer ce qui, dans les sources, relève d’une domination charismatique du prince : en ce domaine, la sensibilité aux dimensions institutionnelles du pouvoir impérial conduira plutôt à circonscrire les cas de charisme, alors qu’une appréhension de la cité sous l’angle élargi des pratiques du politique conduira tendanciellement à en élargir la portée, parfois jusqu’à l’excès. Ce flottement, qu’il faut tenter de limiter en cherchant des mentions explicites (qui ne sont pas révélées par un sondage lexical, et pour cause) de ce qui peut s’apparenter à du charisme dans la documentation, provient aussi du fait que toute autorité durable – et celle de l’empereur ne fait pas exception – est pour Weber la somme des dominations charismatique, légale‑rationnelle et traditionnelle8. L’agencement variable de ces types de domination a des conséquences sur l’articulation entre les pratiques politiques et un charisme qui n’est pas uniquement personnel, mais qui peut, dans certains cas, être un charisme de fonction (Amtscharisma), de clan (Gentilcharisma) ou héréditaire (Erbcharisma). Mandataire du populus, chef d’une domus, membre d’une dynastie, aristocrate parfois parvenu au pouvoir par le hasard des événements ou lors d’une crise politique (et étant ainsi porteur d’un charisme « situationnel »), le prince jouissait de tous ces types de charismes, agencés d’une manière qu’une analyse historicisée peut contribuer à révéler. Une autre question qui se pose est celle de la provenance du charisme impérial, en partie parce que l’une des conséquences de l’influence de R. Sohm sur Weber a été de faire du charisme une qualité extraordinaire qui, conférée au chef, doit être confirmée par ses actions9. Qui conférait initialement son charisme au prince ? Ce dernier devait sans doute disposer d’un capital charismatique dès son accession à la pourpre10, mais le maintien de ce charisme provenait avant tout, entre l’époque d’Auguste et de Sévère Alexandre au moins, de sa capacité à séduire le senatus populusque romanus afin d’assurer la « communautarisation émotionnelle » (emotionale Vergemeinschaftung) des citoyens11. C’est avant tout la cité, entendue en son sens politique, qui dotait le mandataire du populus12 de son aura particulière, à condition que son pouvoir soit régulièrement mis en scène et que les demandes de la communauté soient satisfaites : le charisme du prince relevait ainsi de l’acquis plutôt que de l’inné.
3Déjà favorisé par les hellénistes13, ce déplacement de l’analyse, depuis la lecture individuelle voyant dans le charisme une qualité vers l’analyse des pratiques faisant du charisme un processus, implique de manier une documentation piégeuse. Outre des sources épigraphiques dont Fr. Hurlet pointe certains biais dans sa contribution à ce volume, les sources littéraires qui permettent d’étudier les pratiques charismatiques de l’empereur relèvent d’un discours pro-sénatorial formalisé aux Ier et IIe s. p.C., qui privilégie une analyse centrée sur la personnalité des princes et aborde avant tout leurs rapports avec l’aristocratie sénatoriale et équestre. Velleius Paterculus, Sénèque, Pline le Jeune, Suétone, Tacite, Plutarque, Cassius Dion, Hérodien, l’Histoire Auguste, Macrobe ou les panégyristes tardifs alimentent ainsi un discours binaire qui oppose les « bons princes » aux « tyrans » et qui fait des vertus, des vices et du tempérament des empereurs, le principal élément explicatif de leur principat. Cela a plusieurs incidences sur l’étude du charisme. D’abord, ce discours « individualisant » pose le problème du « grand homme », le danger étant de réduire le charisme des princes aux capacités d’hommes exceptionnels plutôt que de l’envisager sous l’angle de la singularité de la position impériale. Pour le dire autrement, sous peine de tomber dans une analyse psychologisante par essence fragile, poser la question du caractère extraordinaire de chaque empereur compte moins que de prendre en considération le pouvoir charismatique intrinsèquement lié au rôle de prince14. Cette « désindividualisation » de l’analyse (qui ne saurait être confondue avec une dépersonnalisation) peut aussi permettre d’éviter le piège d’une lecture seulement émotive, qui fait du charisme un lien purement affectif, personnel et spécifiquement irrationnel, impliquant un abandon total au chef15. Aborder la question des émotions du prince ou envers lui implique donc de nuancer la bipartition stéréotypée entre émotions du « bon prince » et du « tyran » autant qu’à privilégier une analyse relationnelle et contextualisée des affects16 : nous proposerons ainsi une étude « à l’intersection des pratiques et des sentiments17 » du prince et de ceux que Weber nomme les « adeptes ».
4Considérer le charisme impérial sous l’angle de l’interaction entre le chef et ses adeptes nécessite également, afin de ne pas évacuer la question de l’empan du groupe concerné (plus ou moins directement) par le charisme du prince, d’élargir la focale depuis la politique en son sens le plus resserré (séances du Sénat, pratiques de cour) vers les marques plus diffuses de la politique (discussions informelles, gestes anodins) puis vers le politique, entendu au sens large (rumeurs, émotions collectives, apparitions plus ou moins formelles du prince devant la plèbe et les soldats). Il est nécessaire de penser les intersections entre ces « cercles du charisme » que sont la famille impériale, les aristocrates, le populus, la plèbe ou les soldats, afin de saisir comment chaque sous-groupe de la communauté pouvait accepter de conférer au prince une partie de son charisme, lors de moments propices à la mise en scène du charisme (adventus, salutatio, funérailles), mais aussi de manière plus « quotidienne ». Il faut alors faire un sort à la contradiction entre un charisme présenté comme en perpétuelle naissance (statu nascendi18) par Weber et des pratiques qui permettent à ce charisme d’être périodiquement réactivé, sans pour autant « se quotidienniser », disparaître ou devenir une autre forme de domination. Il est alors envisageable, voire souhaitable, d’« aller vers la routine » du charisme et d’étudier les formes quotidiennes de ce qui, n’étant pas uniquement irrationnel ou personnel, demeure du charisme19.
5Sans permettre de résoudre l’ensemble de ces problèmes, l’analyse du primus inter pares (« premier entre les pairs ») évoluant au sein des cercles aristocratiques et du civilis princeps (prince citoyen) actif dans l’ensemble de la cité permet une étude ajustée de certaines pratiques charismatiques de celui qui était le chef d’une res publica monarchique marquée par un idéal de gouvernement collégial hérité d’une République de plus de cinq siècles20. Cette civilitas du prince renvoie, de manière générale, à des pratiques qui contribuent à « faire du prince un citoyen » et qui, rendues à la fois personnelles et politiques par la recomposition du politique qu’engendra l’avènement d’une monarchie21, vont des plus évidentes aux plus anodines. Il s’agissait pour l’empereur de cumuler les vertus « citoyennes » et de faire étalage d’une moderatio que les sources qualifient parfois de « civilitas ». Pour ce faire, il devait périodiquement rappeler sa soumission au Sénat, respecter la loi, respecter la personne et l’avis des aristocrates, refuser des pouvoirs excessifs. Il devait aussi se montrer accessible et interagir directement avec les citoyens, c’est‑à‑dire être proche de ses amici, apparaître en public lors des spectacles, se montrer accessible dans la rue, garder sa maison ouverte ou encore accepter de quitter le Palatin. Il devait enfin, comme nous le verrons, être ému comme le premier des citoyens. Cette civilitas, qui irrigue la documentation (on compte plusieurs dizaines d’épisodes exploitables) ne renvoie pas à l’attitude d’un citoyen « normal », mais au comportement généralement modéré d’un monarque qui devait s’efforcer de s’abaisser et de se comporter comme un privatus précisément parce qu’il ne l’était pas22. Fondée sur le poids de la tradition républicaine et sur le respect par le prince des règles sociales et juridiques d’une cité romaine du face-à-face, cette civilitas impériale se situe à l’intersection parfaite des modes de domination traditionnel et légal-rationnel.
6Ainsi, tout en ayant conscience que le comportement « civil » du princeps était aussi (peut-être plutôt que surtout) l’expression d’une continuité institutionnelle qui fondait son autorité et non pas seulement son charisme, l’hypothèse de cet article – qui entend par là replacer les enjeux institutionnels dans un ensemble plus large de pratiques politiques – est que la civilitas de l’empereur est porteuse d’une domination qui, bien que différente de la mission héroïque associée au charisme de Weber23, peut parfois être qualifiée de charismatique. C’est aussi en s’affichant comme un collègue parmi ses collègues, comme un homme parmi les hommes, comme un soldat parmi les soldats et comme un citoyen parmi ses semblables que l’empereur réactivait la dynamique charismatique autour de lui. Plutôt que de conduire à négliger la composante extraordinaire au fondement du charisme wébérien en insistant sur son caractère « quotidiennisé », la prise en compte de l’attitude d’abaissement du prince citoyen doit, au contraire, permettre de saisir, dans le cadre d’une « monarchie républicaine » tout à fait singulière, l’inscription de l’extraordinaire dans le quotidien et du quotidien dans l’extraordinaire24.
Un charisme de l’entre-deux : les mécanismes d’un « effet primus inter pares »
Le charisme faussement paradoxal d’un impossible privatus
7Weber définit le charisme comme une qualité que possèdent des personnages dotés de forces surnaturelles, envoyés par Dieu ou exemplaires25. C’est de cette exemplarité que le primus inter pares tire son charisme, puisque la civilitas renvoie en premier lieu à la capacité de cumuler des vertus « citoyennes » qui, telles la clementia26, la liberalitas ou l’humanitas27, font du prince un souverain modeste, bienveillant et évergète : Agrippa aurait ainsi encouragé Auguste à être modeste, généreux et vertueux, pour être aimé de la cité28. Chaque fois que l’empereur y consentait, une relation verticale s’instaurait, la capacité du prince à conférer des bienfaits et des dons procédant et témoignant de sa position de supériorité, selon une logique charismatique bien connue. Cependant, de manière plus originale, la civilitas désigne aussi la capacité du prince à afficher sa moderatio29, c’est-à-dire la simplicité d’un homme qui avait été un privatus avant son accession à l’Empire et qui devait se comporter en homo privatus alors qu’il ne l’était plus. La civilitas recoupe ainsi ce que J. Béranger a naguère qualifié d’« idéologie du privatus30 » : si (il faudrait écrire « parce que ») le prince ne pouvait être un citoyen parmi les autres, sa civilitas résidait dans sa capacité à se comporter « comme s’il était un privatus31 ». Marc-Aurèle expose ainsi, dans ses Pensées, le danger de « se césariser32 » : l’invention de ce néologisme révèle que le prince citoyen est celui qui, précisément en raison d’un pouvoir illimité, devait conserver intactes ses vertus de citoyen et agir avec une moderatiod’autant plus importante qu’elle était constamment menacée. Si la civilitasest synonyme de moderatio, c’est que les auteurs qui en décrivent les effets sont issus d’une aristocratie directement concernée par l’attitude d’un prince sur lequel ils entendaient exercer une forme théorique de contrôle. Il est donc peu surprenant que ce soit dans des textes qui jouent le rôle de specula principum qu’apparaisse l’idée selon laquelle la civilitasest porteuse de charisme.
8Nous reviendrons sur le De Clementia de Sénèque, mais il faut d’emblée pointer l’importance du Panégyrique de Trajan, achevé par Pline le Jeune peut-être vers 110 p.C.33. Ce texte est central dans l’élaboration du modèle du primus inter pares et verbalise le paradoxe d’un empereur qui devait s’abaisser pour mieux s’élever :
Nos yeux ont eu le spectacle insolite du prince sur le même pied que les candidats et debout en même temps qu’eux ; ils ont pu voir celui qui donnait l’honneur l’égal de ceux qui le recevaient. Cette conduite, avec quelle sincère admiration elle a été acclamée par le Sénat tout entier : « il n’en est que plus Grand, plus Auguste ». Car celui qui ne peut plus rien ajouter à son élévation, ne peut monter que d’une seule façon, en descendant, sûr de sa grandeur : aucun danger n’est plus éloigné de la fortune des princes que celui de l’humilité34.
9Dans ce traité qui fait de l’optimus princeps un civilis princeps et réciproquement35, la modération de l’empereur s’incarne dans son refus d’assumer un quatrième consulat, ce qui justifie l’écriture même du Panégyrique. Cette modération trouve également, dans le passage cité, une traduction dans la station debout du prince, ce qui attire l’attention sur les gestes anodins (cf. infra) contribuant à faire de l’empereur un primus inter pares charismatique. Car Pline est clair : la modération de Trajan provoque le consensus du Sénat et le rend « plus Grand, plus Auguste ». Ainsi que l’affirme l’auteur à la fin du passage, le charisme du primus inter pares réside dans sa capacité à s’abaisser au niveau de ses pairs théoriques. D’emblée, deux questions se posent : celle de la sincérité de la démarche d’abaissement du prince et celle des effets du prisme sénatorial et équestre de nos sources. Parfois avancée par certains historiens (antiques et modernes), l’hypothèse d’une comédie dépourvue de sens ou d’un vernis hypocrite36 semble mal posée, au sens où il ne s’agit pas tant de savoir si le prince jouait la comédie (qui peut d’ailleurs être un jeu sérieux) que de relever que cette comédie devait prendre le visage de l’abaissement. Sincère ou non, la nécessité théorique pour le prince de s’abaisser en dit long sur la singularité de ce « premier Principat ».
10Comment alors comprendre les mécanismes au fondement de ce phénomène, a priori paradoxal ? On peut d’abord mobiliser la notion d’« effet primus inter pares », outil emprunté à la psychologie sociale qui réunit les tendances, de prime abord contradictoires, à la conformité et à la différenciation37. « L’effet PIP » suppose que, dans un système régi par des normes politiques ou sociales, le personnage le plus conforme auxdites normes était mécaniquement placé au‑dessus des autres membres du groupe. L’analyse de ce « principe de conformité supérieure de soi » permet alors de considérer l’attitude d’un empereur qui construisait une partie de son charisme en affectant de faire partie d’une cité dont il était à la fois le membre, le chef, le garant et l’incarnation. On a aussi trace de ce que P. Bourdieu nommait « stratégies de condescendance » :
En abdiquant temporairement et ostentatoirement sa position dominante afin de « descendre » au niveau de son interlocuteur, le dominant profite encore de sa relation de domination, qui perdure, en la déniant. La dénégation symbolique (au sens freudien de Verneinung), c’est-à-dire la mise entre parenthèses fictive du rapport de pouvoir, exploite cette relation de pouvoir en vue de produire la reconnaissance du rapport de pouvoir que cette abdication appelle38.
11Consentir à s’abaisser était une marque indéniable de supériorité ; et il est alors possible de formuler l’hypothèse selon laquelle plus le prince s’abaissait, plus il s’élevait, et plus il s’élevait, plus il devait affecter de s’abaisser. S’il prenait soin d’alimenter cette dynamique, qui avait les apparences de l’horizontalité mais qui fondait autant qu’elle procédait de la verticalité du pouvoir, l’empereur était loué comme un bon monarque parce qu’il était un bon citoyen et réciproquement. Cette tension fondait le charisme de celui qui était un monarque exceptionnel par son abaissement autant qu’un citoyen extraordinaire par son élévation.
12Cette situation d’entre-deux, symptomatique d’une monarchie encastrée dans un système social hérité de la République, confirmait la position surplombante du prince, fondée sur le surcroît d’autorité qu’il conférait au système en l’honorant, comme le rappelle là encore Pline le Jeune, qui souligne que les magistratures étaient magnifiées par le fait même que le prince les occupe39. Les relations entre un « prince-magistrat40 » puissant et des sénateurs de facto dépossédés d’une grande partie de leurs pouvoirs expliquent donc que « l’empereur traite les nobles comme ses pairs, sans prendre des airs royaux, cependant que, de leur côté, les nobles le traitent comme un roi » et que « le panégyriste de Trajan s’adresse à l’Optimus Princeps comme à un supérieur pour le louer de s’adresser aux sénateurs comme à des égaux41 ». Véritable « architrave de l’idéologie politique sénatoriale sous le Principat42 », la civilitas relève avant tout de rituels politiques destinés à rassurer des sénateurs préoccupés par le mos maiorum et assimilant le bon empereur à celui qui était prompt à gouverner (au moins symboliquement) avec eux43. En le louant de bien vouloir apparaître comme leur égal, les sénateurs confortaient le princeps dans son rôle prééminent. De son côté, lorsqu’il respectait la structure existante, l’empereur confirmait le bien-fondé d’un système dont il avait effectivement besoin pour gouverner et dont il constituait le sommet44. Produit par des sources étroitement liées à l’ordre sénatorial et/ou cherchant à encadrer les relations des grands avec l’empereur, le modèle du primus inter pares vise donc à déterminer le comportement modéré du bon prince envers les aristocrates, afin de le différencier de l’attitude démesurée du tyran. Il serait alors tentant d’y voir un modèle philosophique ou une théorie politique sans effets. Pour autant, ce mode de domination (faussement) paradoxal trouve une traduction concrète dans les pratiques de presque tous les empereurs et ne se limite pas aux fondateurs de dynastie que furent Auguste, Vespasien, Trajan ou Pertinax. Ces derniers furent néanmoins des modèles de princes citoyens, puisqu’ils avaient pour rôle de reconstruire la cité après une période de guerre civile
et/ou de vacance du pouvoir, et qu’ils ne pouvaient pas, pour ce faire, s’appuyer sur le bilan d’un prédécesseur, qu’ils récusaient assez fréquemment dans le but de mieux s’en distinguer.
13Une fois restitués les soubassements philosophico-politiques et mécanismes psychologiques sur lesquels repose la position du primus inter pares, il faut considérer les pratiques qui peuvent illustrer la portée parfois charismatique de cet « effet primus inter pares » et qui permettent de contrôler le risque d’une analyse circulaire et systémique, qui postulerait la présence du charisme à partir du constat autoréférentiel selon lequel l’« effet primus inter pares » était porteur de charisme.
Quelques pratiques charismatiques du primus inter pares, sénateur et homme parmi ses semblables
14L’attitude d’abaissement du primus inter pares impliquait le rappel périodique de sa soumission aux sénateurs qui, par leur consensus, lui conférait son autorité supérieure45. Dans ce cadre, le refus des pouvoirs et des honneurs alimentait le charisme du primus inter pares. Auguste pointe par exemple, dès le début des Res Gestae, son refus de charges trop nombreuses par un usage fréquent de la formule « non recepi », insistant ainsi sur ce qu’il refusait plutôt que sur ce qu’il acceptait, et rappelant n’accepter que face au consensus insistant de la cité46. De son côté, Suétone rapporte que, alors que le populus l’enjoignait de devenir dictateur, Auguste refusa avec effusion, selon des codes gestuels proches de ceux des orateurs et faisant d’Octavien, vêtu de la toge, l’incarnation du mos maiorum47. Réactivation d’une recusatio imperii consubstantielle du Principat dès sa fondation48, ce phénomène de refus encourage à relire le paragraphe 34 des Res Gestae d’une manière qui éclaire peut-être la portée charismatique de l’« effet primus inter pares » :
Pendant mon sixième et mon septième consulat [en 28 et 27 a.C.], après avoir éteint les guerres civiles, étant en possession du pouvoir absolu avec le consentement universel, je transférai la République de mon pouvoir (potestas) à la libre disposition du Sénat et du peuple romain. […] Depuis ce temps, je l’emportais sur tous en autorité (auctoritate omnibus praestiti), mais je n’avais pas plus de pouvoir (potestas) que tous ceux qui ont été mes collègues dans toutes les magistratures49.
15Outre les victoires et accomplissements dont il est fait mention dans le reste des Res Gestae, c’est peut-être aussi parce qu’Auguste ne disposait pas d’une potestas supérieure à celle de ses collègues et qu’il avait restauré la res publica en droit50 qu’il fut auréolé d’une auctoritas difficile à saisir, mais qui est sans doute la notion indigène la moins éloignée du charisme tel que l’entendait Weber51. À la mort d’Auguste, Tibère prit lui aussi soin de refuser l’Empire puis les honneurs, qu’il n’accepta qu’une fois assuré de leur conformité à la tradition et de l’approbation unanime des grands52. Ce respect des magistratures et des charges auquel consent finalement le prince confirme le charisme de celui qui, seul, est appelé à occuper un pouvoir personnel et qui est vu comme apte à déterminer les modalités d’une bonne conduite de la cité. Voir dans ce refus un cérémonial ou un simulacre dépourvu de significations est insatisfaisant. Il faut plutôt suivre la piste de l’anthropologie politique et penser ce refus comme une réactivation effective du compromis originel établi entre Auguste et la cité romaine, lors duquel le princeps devint un mandataire du populus après que le senatus populusque romanus l’a « obligé » à occuper la position de premier des citoyens.
16Le prince ne pouvait refuser d’occuper le pouvoir face au consensus, mais il devait affecter de ne pas trop le concentrer et devait l’exercer avec ses collègues, c’est-à-dire en leur compagnie et avec leur approbation. L’enjeu était alors de conserver un difficile équilibre53 : refuser la charge de princeps pouvait paraître hypocrite aux yeux des auteurs anciens, mais affecter de refuser ou, au moins, de différer la prise du titre de pater patriae revenait, pour les sénateurs comme pour les auteurs, à paraître modéré. De même, exercer quelques consulats ou la censure était une marque de respect pour la magistrature qu’honorait le prince en la revêtant, mais gérer dix-sept consulats ou exercer la censure de manière perpétuelle revenait à corrompre le système des honneurs hérité de la République.
17Ces textes d’époque impériale – mettant en lumière un rituel proche de celui des papes qui, par humilité, devaient refuser trois fois leur charge avant de l’accepter54 – rendent compte d’une pratique qui relève d’une invention monarchique (partielle) de la tradition républicaine. En effet, le thème du refus du pouvoir est certes attesté sous la République, mais il est souvent mal perçu et/ou témoigne de la verticalité du pouvoir qu’impliquait l’action d’imperatores comme Pompée ou César55. De surcroît, c’est dans la littérature d’époque augustéenne qu’on trouve les exemples les plus frappants de citoyens illustres ayant refusé le pouvoir ou l’ayant accepté de manière temporaire afin de sauver la République, avant de le rendre56. S’il n’est donc pas une stricte conséquence de l’avènement de la monarchie, ce refus est cependant lié à l’émergence de l’idée d’un pouvoir extraordinaire confié à un seul citoyen57. Il pouvait avoir des effets charismatiques que rapportent les sources, par exemple dans le cas de Trajan ou de Sévère Alexandre :
Il y a là [dans le refus des honneurs] à mon sens plus de beauté que dans toutes les inscriptions, puisque ton nom n’est point gravé sur les architraves ni sur les blocs de pierre, mais dans les monuments impérissables de l’Histoire58.
« Mais pourquoi accepterai-je le nom de Grand ? Qu’ai-je fait de grand, alors que ce nom, Alexandre le reçut après de grands exploits, Pompée après de grands triomphes ? Restons-en donc là, sénateurs vénérables, et, vous qui êtes pleins de grandeur, tenez-moi pour l’un des vôtres plutôt que de m’imposer le nom de Grand. » On l’acclama alors : « Aurelius Alexandre Auguste, que les dieux te gardent ! » […] Il s’acquit une gloire bien plus éclatante pour avoir refusé des titres qui ne lui revenaient pas que s’il les avait acceptés59.
18Si le Principat reposait sur l’illusion selon laquelle le prince n’avait pas d’autres pouvoirs que ceux qu’il exerçait en tant que magistrat ou en qualité de sénateur, c’est que la question du pouvoir effectif ne se posait plus : le charisme que pouvaient éventuellement conférer les sénateurs au princeps était l’une des dernières formes symboliques de pouvoir dont ils disposaient. Toutefois, les sénateurs ne réduisaient pas l’écart entre le prince et eux, mais au contraire l’élargissaient : le fait d’être appelé aux honneurs et d’avoir, seul, le pouvoir de les refuser et de provoquer l’émoi pour cette raison, est l’un des mécanismes du charisme du primus inter pares :
Spontané ou traditionnel, sincère ou hypocrite, le geste du refus gardait un sens. Il stylisait un dialogue conventionnel entre le peuple (ou la fraction représentante) et le chef élu. En affectant de céder à la voix publique, le souverain tenait à affirmer bien haut qu’on lui imposait le pouvoir. […] Il ne saurait briguer une magistrature « impériale » inexistante. Le prince reste, strictement parlant, un privatus. […] Aussi insiste-t-il sur sa qualité de simple citoyen. Même muni des insignes du pouvoir, il ne cesse de le rappeler. C’était le meilleur moyen d’affirmer sa fidélité à la République qui a imploré son secours, à l’égard de laquelle il agit comme les libérateurs de la plus belle eau […]. Le refus attestait les qualités du citoyen, traduisant sa résolution de défendre la liberté et donnant caution de ses sentiments républicains. […] Par un acte d’humilité, sincère ou non, mais plein de sens, il suscitait une explosion de loyalisme. […] Si le devoir du bon citoyen était d’assumer la gestion des affaires publiques, la bienséance dictait une pose d’humilité : paraître ne pas convoiter la charge souhaitée […]. Le peuple flatté avait l’illusion de commander, en choisissant celui qui allait le fouetter60.
19Sénateur parmi ses collègues, le prince devait aussi rester un homme parmi les hommes. Tirant une part de son autorité de sa condition de père (pater), il devait veiller à ne jamais devenir un « maître » (dominus)61. Dans la documentation, cette attitude modérée distingue d’un côté le prince citoyen qui refuse des honneurs le séparant du reste de la cité terrestre, de l’autre les tyrans qui souhaitent s’élever au-dessus des hommes62. Ainsi, alors que l’hybris de César provoque sa mort63, le principat d’Auguste, les débuts du principat tibérien, puis les principats de Claude, Vespasien, Hadrien ou Sévère Alexandre laissent observer un comportement inverse64. La redondance du refus des honneurs s’accompagne parfois de la mention explicite des effets charismatiques dudit refus, illustrant l’idée selon laquelle plus le prince affectait de s’abaisser, plus les citoyens le louaient et voulaient l’honorer65. Ainsi Claude :
Le jour du premier anniversaire de son élévation à l’Empire, il ne fit rien d’extraordinaire ; seulement il donna vingt-cinq drachmes aux soldats prétoriens, ce qu’il fit chaque année par la suite. Quelques préteurs, néanmoins, par un mouvement spontané et sans aucun décret, célébrèrent au nom de la res publica ce jour et celui de la naissance de Messaline. Car tous ne le firent pas, il n’y eut que ceux qui le voulurent ; tant était grande la liberté qui leur était laissée. Claude montra d’ailleurs en toutes ces choses une modération si vraie que la naissance d’un fils, qui reçut alors les noms de Claude Tibère Germanicus, et, plus tard, celui de Britannicus, ne lui inspira aucun orgueil ; il ne permit pas qu’on lui décernât le titre d’Auguste, ni à Messaline celui d’Augusta66…
20C’est à nouveau Pline le Jeune qui décrit le mieux ce mécanisme :
Que nos flatteries n’égalent pas l’empereur à un dieu, qu’elles ne l’égalent pas à une divinité. Nous ne parlons pas d’un tyran, mais d’un concitoyen, nous ne parlons pas d’un maître, mais d’un père. C’est là son mérite extraordinaire de se considérer comme l’un des nôtres, de se rappeler qu’il est homme et aussi qu’il gouverne les hommes67.
21Cette ostentation fait de l’empereur un pater exceptionnel par son abaissement, qui exerce le pouvoir par dévouement et de concert avec les autres citoyens, et non pas en qualité de dominus qui dominerait verticalement ses sujets68. Ainsi, Auguste refusa le titre de dominus, (peut-être) au moment même où il fut honoré comme pater patriae par les citoyens69 :
Considérant le titre de « maître » comme une injure infamante, il le repoussa toujours avec horreur. Durant des jeux auxquels il assistait, les mots « Ô maître juste et bon ! » (O dominum aequum et bonum) ayant été prononcés dans un mime, tous les spectateurs ensemble lui en firent l’application et les approuvèrent avec enthousiasme ; mais lui, non content d’avoir aussitôt, par son geste et son regard, mit fin à ces adulations indécentes, les blâma encore le lendemain dans un édit tout à fait sévère. Par la suite, il ne se laissa jamais appeler maître, fût-ce par ses enfants ou ses petits-enfants, ni sur un ton sérieux, ni pour plaisanter, et leur interdit même entre eux les cajoleries de ce genre70.
22L’évocation finale de la sphère familiale attire l’attention sur l’articulation entre dominus, paterfamilias et pater patriae, qu’on retrouve dans un mot où Auguste déclarait, inter amicos, avoir deux filles capricieuses : Julie et la res publica71. Si les incertitudes demeurent à propos de la date à laquelle Auguste fut honoré du titre de pater patriae, et si la thèse d’une datation antérieure à 2 a.C. (peut-être dès 10, après sollicitations de la plèbe) semble aujourd’hui prévaloir72, cette plaisanterie assimile la domus Augusta à la res publica et fait d’Auguste le membre supérieur d’une collectivité civique à laquelle il est intégré, tel un paterfamilias en sa maison73. Ainsi, Pertinax chez Hérodien :
Si, en raison de sa vie tempérante, Pertinax recueillait les éloges et si son comportement à la guerre lui valait de la gloire, il n’en était pas moins, pour la noblesse, d’une origine bien inférieure à celle des patriciens. Le jour levé, il se rendit au bâtiment où siégeait le Sénat, en interdisant qu’on le fît précéder de flambeaux de cérémonie et qu’on levât les autres marques de la dignité impériale avant qu’il connût lui-même les intentions de cette assemblée. Mais aussitôt qu’il apparut, tous les sénateurs l’acclamèrent à l’unisson en le nommant Auguste et empereur. Dans un premier temps, Pertinax voulut échapper à l’envie que suscitait le pouvoir et, invoquant sa vieillesse, demanda indulgence en affirmant que la dignité impériale convenait mieux à nombre de patriciens. Pertinax veut alors faire monter Manius Acilius Glabrio sur le trône, mais ce dernier refuse. Comme tous le pressaient et le suppliaient d’accepter, Pertinax, non sans hésitation ni difficulté, monta sur le trône impérial et tint en substance le discours suivant : « L’extrême cordialité avec laquelle vous m’attribuez ces prérogatives, l’ardeur extraordinaire et hors du commun avec laquelle vous m’avez préféré aux nobles qui sont en si grand nombre dans vos rangs, toutes ces marques d’honneur, loin de me faire soupçonner que vous cherchez à me flatter, me prouvent votre sympathie et me donnent confiance en vous. […] Vous devez savoir cela pour partager mon fardeau, et vous devez considérer l’administration de l’Empire comme une tâche qui nous est commune. Vous supporterez le poids d’une aristocratie, non plus d’une tyrannie : soyez donc, vous‑mêmes, optimistes et assurez de mes bonnes intentions tous les sujets de l’Empire. » Tel fut en substance le discours de Pertinax. Il fit énormément plaisir aux sénateurs, qui, de concert, l’acclamèrent. Pertinax obtint d’eux toutes sortes de marques d’honneurs et de déférence. […] Lorsqu’on eut appris un peu partout les propos tenus par Pertinax au Sénat et le contenu des écrits qu’il avait adressé au peuple, ce fut une liesse générale : on espérait trouver en lui un chef vénérable et bienveillant et un père, pas un roi (σεμνὸν καὶ ἤπιον ἄρχοντα καὶ πατέρα, οὐ βασιλέα ἕξειν ἐλπίζοντες)74.
23Malgré une inflexion sous Domitien, qui se fit publiquement appeler « dominus et deus », puis sous Commode qui imposa de manière non-officielle le titre « dominus noster », l’attitude d’un empereur tirant parti de son autorité (parfois charismatique) de sa condition de pater persista jusqu’au règne de Sévère Alexandre au moins75. De même, le refus initial du titre de pater patriae ne concerna pas seulement Tibère, qui aurait pu craindre de souffrir la comparaison avec Auguste76, et l’on garde trace d’une acceptation légèrement différée de ce titre chez Vespasien ou Antonin77. On perçoit alors l’équilibre précaire que devait respecter le prince qui voulait activer son charisme de primus inter pares : il devait refuser des marques d’honneur qui se faisaient de plus en plus nombreuses au fur et à mesure de son règne et de l’installation de la monarchie impériale sur le temps long, afin de ne pas passer de la position enviable de princeps ou de pater à celle, honnie, de dominus ou de tyrannus. Pour que les citoyens reconnaissent la valeur suprême de celui qui demeurait un homme parmi les hommes et qui était loué comme un monarque exceptionnel par son abaissement, il fallait enfin que le princeps soit apte à rediriger les honneurs vers la cité. Le cas d’Auguste est, à cet égard, éclairant :
Il est facile de mesurer toute l’affection que lui valurent de pareils mérites (pro quibus meritis quanto opere dilectus sit, facile est aestimare). Je laisse de côté les sénatus-consultes, parce qu’ils peuvent paraître commandés soit par la nécessité soit par la déférence. Mais les chevaliers romains, de leur propre mouvement et d’un commun accord (sponte atque consensu), célébrèrent toujours pendant deux journées l’anniversaire de sa naissance. […] Pour les calendes de janvier, ils apportaient, même en son absence, des étrennes au Capitole : avec cet argent, Auguste achetait de magnifiques statues de dieux, qu’il consacrait dans les différents quartiers, comme Apollon Sandaliarius, Jupiter Tragédien, et d’autres…78
24On peut renforcer l’hypothèse avec une anecdote relative au palmier de Tarraco : tandis qu’on annonçait à Auguste un prodige allant dans le sens de son patronage divin, le prince répondit aux Tarraconais de veiller au déroulement du culte lié à son autel, ce qui lui permettait de rappeler l’importance de l’orthopraxie, pilier de la pax deorum et de la cité dont il détenait son autorité supérieure79. Dans le cas de Vespasien, « une délégation lui annonçant qu’on avait décidé de lui élever à frais publics une statue colossale d’un prix considérable, il pria ses membres de l’ériger tout de suite, de préférence, et leur montra le creux de sa main, en disant : “Le socle est tout prêt.”80 » Le premier Flavien apparaît hermétique aux honneurs, sa gestion austère et pragmatique des finances après le principat (présenté comme) démesuré de Néron le conduisant à refuser les dépenses publiques adoptées pour le flatter. En refusant l’adulatio, Vespasien mettait un point d’honneur à prélever des fonds pour relever la res publica, son avarice devenant alors, non sans (faux) paradoxe, une « valeur exemplaire du prince, dont Vespasien était bien conscient en cultivant son image de civilis princeps81 ».
25Ce refus généralisé des honneurs excessifs côtoie enfin d’autres pratiques qui, d’apparence plus anodine, viennent aussi alimenter le charisme singulier du primus inter pares. Dans le cas d’un empereur qui affectait de respecter non pas uniquement le pouvoir abstrait et collectif des sénateurs, mais aussi leurs personnes, on note l’importance de la station debout ou de la capacité du prince à connaître, de mémoire et sans l’assistance d’un nomenclator, le nom de ses collègues. Si César avait attisé la haine en refusant de se lever en présence des sénateurs et en fustigeant Aquila qui refusait de se lever en sa présence82, si Caligula avait forcé un consulaire à embrasser sa sandale décorée83, Auguste prit soin d’agir de manière inverse84, tout comme Tibère85, Claude, Néron86, Trajan, Hadrien87, Septime Sévère88 ou Sévère Alexandre89. Cette attitude pouvait avoir des effets charismatiques, rapportés par Suétone et Eutrope à propos de Claude et de Trajan :
Quand il s’agit de se grandir soi-même, [Claude] se montra raisonnable et se comporta comme un citoyen ordinaire ; il s’abstint de prendre le prénom d’imperator, refusa les honneurs excessifs (at in semet augendo parcus atque civilis praenomine Imperatoris abstinuit, nimios honores recusavit) et célébra discrètement, dans une simple cérémonie privée, les fiançailles de sa fille et la naissance de son petit-fils […]. Il sollicita auprès des consuls la permission de tenir des marchés dans ses propres domaines. Il participa souvent aux procès dirigés par des magistrats, en qualité de membre de leur conseil : et quand ces magistrats donnaient des spectacles, lui-même se levait aussi pour leur rendre hommage de la voix et du geste avec le reste de la foule. Auprès des tribuns de la plèbe qui venaient le trouver à son tribunal, il s’excusa de devoir, faute de place, les laisser debout pour les entendre. Aussi, en peu de temps, gagna-t-il tant d’affection et de faveur (in brevi spatio tantum amoris favorisque collegit…) qu’après son départ pour Ostie, le bruit s’étant répandu qu’il était mort assassiné, le peuple hors de lui accabla de malédictions terribles les soldats et les sénateurs, traitant les uns de traîtres, les autres de parricides, et il fallut pour l’apaiser que les magistrats fissent paraître à la tribune aux harangues un ou deux puis plusieurs témoins, assurant qu’il était sauf et s’approchait de Rome90.
[Trajan], ne blessant aucun sénateur, ne faisant rien d’injuste pour grossir le fisc ; libéral envers tous, enrichissant tout le monde sur le plan public comme sur le plan privé et élevant par les honneurs même des gens avec lesquels il n’avait eu qu’une médiocre familiarité. Il édifia des monuments dans le monde entier, attribuant de nombreux privilèges aux cités ; n’agissant que dans la tranquillité et le calme au point que, dans toute sa vie, un seul sénateur fut condamné, et cela par le Sénat, à l’insu de Trajan. Considéré pour cette raison presque comme un dieu par toute la terre, il fut l’objet d’une égale vénération vivant et mort (Ob haec per orbem terrarum deo proximus nihil non venerationis meruit et vivus et mortuus)91.
26Par son refus d’être un rex, le primus inter pares alimentait son charisme de princeps. Par son refus d’être un dominus, il assurait son charisme de pater (patriae). Ce ne sont pas la monarchie ni les dieux qui, à eux seuls, conféraient son charisme à l’empereur romain, mais bien les citoyens. On perçoit alors à quel point les pratiques du primus inter pares relèvent, de manière banale, d’une combinaison des modes de domination : la domination charismatique « pure » n’existe pas chez Weber et ne saurait, de toute manière, être pérenne ou suffisante, surtout dans une société à ce point marquée par le droit et par les pratiques socio-politiques héritées de la République. Cependant, plutôt que de relever d’un simple mélange de dominations, qui s’exerceraient tour à tour et/ou selon les circonstances, l’attitude d’abaissement de l’impossible privatus alimente une domination charismatique qui a cela de singulier qu’elle tire sa force du respect affiché des pouvoirs légaux-rationnels et traditionnels au fondement de la cité.
27Ces pratiques au fondement de la civilitas du primus inter pares ne se limitent cependant pas à des rites ponctuels, observés entre grands et dans la seule enceinte du Sénat. Elles concernent aussi l’inclusion « quotidienne » du civilis princeps dans l’ensemble de la cité. S’il ne permet pas de neutraliser tous les biais de la documentation, le « passage » du primus inter pares au civilis princeps conduit à évoquer, sous l’angle élargi du politique, certaines pratiques qui nourrissent le charisme à la fois extraordinaire et journalier d’un monarque citoyen qui, par son abaissement consenti, rappelait de manière périodique l’exceptionnalité de son comportement et de sa position. Cette forme « quotidienne » de charisme limitait (en partie seulement) le risque de « quotidiennisation » d’un charisme par essence transitoire, au sens où le caractère extraordinaire de l’abaissement comme de l’élévation du prince était réaffirmé, sans trop nettement s’affaiblir ou totalement disparaître.
Civilis princeps, ou le charisme « quotidien » du premier membre de la cité
28Quotidien autant qu’extraordinaire, le charisme du civilis princeps repose notamment sur sa capacité à se comporter conformément aux souhaits de la « communautarisation émotionnelle » du populus romanus et à être accessible aux autres citoyens.
Les pratiques du civilis princeps et la « communautarisation émotionnelle » du populus
29Chez Weber, le charisme suppose l’existence d’une « communautarisation émotionnelle » (emotionale Vergemeinschaftung), fondée sur l’adhésion d’« adeptes » qui confèrent au chef son aura charismatique92. La littérature ancienne permet de pointer l’existence de telles communautarisations dans le cas du prince citoyen, en des circonstances exceptionnelles comme de manière plus diffuse. Une telle communautarisation temporaire se lit par exemple le cas de Titus, qui tira son charisme de sa capacité à combattre parmi ses soldats avant même son accession à l’Empire93. Une même appartenance du princeps au groupe des soldats expliquerait une partie de la liesse des citoyens lors de l’accession de Commode à la pourpre, selon Hérodien :
Quand la nouvelle se fut propagée et que des hérauts arrivèrent dans la capitale en y annonçant l’arrivée de l’Empereur, le peuple de Rome fut au comble de la joie ; il concevait de douces espérances sur la venue du jeune empereur, car il se figurait que l’adolescent se comporterait comme son père. […] On le reçut partout [pendant le voyage] avec les égards dus à l’Empereur et ses apparitions furent marquées par des fêtes populaires : tous le trouvèrent aimable et adorable. Lorsqu’il fut parvenu à proximité de Rome, l’ensemble des sénateurs et la totalité des habitants de la capitale, incapables de se maîtriser et désireux, chacun, d’être le premier à le voir, s’avancèrent aussi loin qu’ils le purent de la ville pour découvrir leur jeune et noble empereur. […] S’ils désiraient tant sa présence, c’est qu’ils éprouvaient pour lui une réelle affection ; car Commode était né et avait été élevé parmi eux, et il devait à trois générations antérieures d’être empereur et de faire partie de l’aristocratie de Rome94.
30Ce passage suggère que l’avènement d’un prince suscitait un attachement a priori, notamment si ce dernier était l’héritier d’un bon empereur : une partie du charisme de Marc-Aurèle, loué par Commode pour sa proximité avec les soldats95, se transféra à son fils dans le cadre d’une dynastie héréditaire, selon un processus proche de l’« Erbcharisma » de Weber. Dans le cas de Commode (et de Trajan, tel que le rappelle le Panégyrique à plusieurs reprises), l’adventus est propice à l’exaltation de la civilitas du princeps et c’est son attitude envers les aristocrates dans ce cadre qui est déterminante pour les auteurs anciens : Hérodien précise quelques lignes plus loin que l’attachement des premiers citoyens s’estompa dès que Commode rompit avec les pratiques de Marc-Aurèle et assuma sa position de monarque. On sait en revanche que la plèbe fut plus longtemps favorable à cet empereur, ce qui pourrait s’expliquer, entre autres choses, par son enfance au sein du populus, évoquée à la fin du passage. Le charisme du prince citoyen s’activait donc avec la prise de la pourpre et pouvait, par la suite, s’affaiblir ou perdurer.
31Bien que moins spectaculaire, une telle « communautarisation émotionnelle » pouvait en effet dépasser l’extra‑quotidien de l’exploit militaire ou de l’avènement, à condition que le prince demeure civilis « au quotidien ». Rédigé en 55/56 afin d’encourager le jeune prince Néron à la modération, le De Clementia de Sénèque explicite de la manière suivante les liens entre le comportement journalier du princeps et son charisme, fondé sur l’amour des cives :
Celui qui prend à cœur l’ensemble des affaires, tout en donnant à certaines plus d’attention, à d’autres moins, donne ses soins à toutes les parties de la res publica comme s’il s’agissait de lui ; enclin à la douceur, même s’il est utile de sévir, montrant toute sa répugnance s’il met la main à un remède dur, dans le cœur duquel il n’y a rien d’hostile, rien de farouche, qui exerce sa puissance de façon calme et salutaire, désirant faire approuver par ses concitoyens l’exercice de sa souveraineté, s’estimant comblé de bonheur s’il a fait partager sa bonne fortune, d’une conversation affable, d’un abord et d’un accès faciles, d’un visage aimable qui gagne au plus haut degré les bonnes grâces des populations, enclin à la bienveillance pour les requêtes justifiées, sans dureté quand elles sont injustifiées, un tel homme est aimé, défendu, honoré par la cité toute entière (a tota ciuitate amatur, defenditur, colitur)96.
Quoi de plus beau que de vivre avec les souhaits de tous, sans qu’ils prononcent ces vœux sous surveillance ? Que d’exciter, si notre santé a un peu chancelé, non pas l’espoir des gens mais leur crainte ? Que de voir rien n’être tellement précieux pour quelqu’un qu’il en refuse l’échange pour le salut de son chef ? Oui, sans aucun doute, celui qui a la bonne fortune de devoir vivre aussi pour lui-même est parvenu à cette fin en prouvant par des marques continues de sa bonté que ce n’était pas la res publica qui lui appartenait, mais lui qui appartenait à la res publica (… in hoc adsiduis bonitatis argumentis probavit non rem publicam suam esse, sed se rei publicae)97.
32En se comportant de manière continue comme un civilis princeps vertueux et accessible, l’empereur suscitait de la part de ses concitoyens un attachement durable, qui provenait également d’une synergie émotionnelle entre le princeps, les dieux et la cité, évoquée par Pline puis Hérodien :
Il y eut un temps, qui ne dura que trop, où nos malheurs et nos bonheurs ne coïncidaient pas avec ceux du prince : maintenant entre nous et toi les joies comme les tristesses sont communes, et nous ne pouvons pas plus être heureux sans toi que toi sans nous (nunc communia tibi nobiscum tam laeta, quam tristia : nec magis sine te nos esse felices, quam tu sine nobis potes) […] Rien pour toi ne passe avant l’amour des citoyens, si bien que tu veux d’abord être aimé par nous, ensuite par les dieux, et par ceux-ci à condition d’être aimé de nous98.
L’Empereur accomplit les sacrifices rituels en cas d’expédition guerrière, puis escorté du Sénat et du peuple tout entier, quitta Rome, non sans se retourner incessamment vers la Ville avec des larmes dans le regard. Il n’y eut pas un citadin qui l’escortât sans pleurer, car Alexandre avait donné des raisons de le regretter à la foule, au sein de laquelle il avait grandi et qu’il avait gouvernée avec modération tant d’années durant99.
33Afin de saisir les enjeux et les mécanismes de cet alignement, formulons l’hypothèse selon laquelle le comportement d’un empereur ému à cause de la cité, capable d’exprimer ses émotions en demeurant au sein de cette cité, et sachant mettre à profit ses affects personnels afin de gouverner la res publica provoquait une convergence émotionnelle avec le populus, qui lui conférait son charisme. Les sources rapportent à plusieurs reprises l’émotion du prince face à la situation de la res publica : le désastre de Varus causa l’affliction d’Auguste100, les malheurs de Smyrne celle de Marc-Aurèle101, la détresse d’Autun les larmes de Constantin, les difficultés de Nicomédie la tristesse de Julien102. Ces « larmes de charisme103 » relèvent d’un rite politique qui présente l’empereur comme un citoyen concerné par ses semblables et comme le seul homme apte à relever la res publica. L’équilibre entre les grands et le prince citoyen réclamait également de ce dernier qu’il soit ému selon des modalités témoignant de sa moderatio : Suétone présente ainsi Auguste en larmes lorsque le Sénat lui accorde le titre de père de la patrie (qu’il s’était évertué à refuser)104 et le Panégyrique plinien évoque les larmes de Trajan face au consensus des sénateurs105. L’émotion du prince marque ici son inclusion au groupe des sénateurs et justifie le consensus au fondement de son auctoritas de premier parmi ses pairs, selon le principe déjà évoqué de l’« effet primus inter pares ».
34Hors du seul Sénat, le prince devait aussi se présenter comme un membre ému du populus afin de construire son charisme. Titus pleura ainsi en public peu avant de mourir et Suétone de préciser, quelques lignes plus loin, que les citoyens le pleurèrent « ainsi qu’ils l’auraient fait pour un deuil personnel106 ». Fondée sur la présence physique du prince à Rome et sur une transparence affective absolue voyant le prince faire don de ses émotions aux citoyens107, la réciprocité émotive entre le souverain et le populus explique que les comportements émotifs déconnectés de la cité soient perçus comme une rupture de civilitas et puissent contribuer à ternir le charisme du prince. Ainsi, le refus des larmes à l’occasion de la mort de Germanicus (qui avait démontré sa civilitas et était pleuré par la cité entière108) isola Tibère de la communauté des cives109. La binarité civilis/incivilis apparaît ainsi articulée à une distinction entre affects personnels et sentiments collectifs : l’empereur dépourvu de toute émotion personnelle ou, au contraire, qui ressentait uniquement comme un privatus et non en tant que mandataire du populus devenait incivilis parce que ses affects ou son manque d’affects illustraient sa déconnexion vis-à-vis des citoyens110.
35Toutefois, plutôt que d’encourager à conclure à une opposition entre affects personnels et rôle public, la prise en considération de la position singulière du civilis princeps conduit à penser l’imbrication de ces deux éléments afin de ne pas faire de l’empereur un souverain uniquement fondé à ressentir en tant que chef politique. C’est l’imbrication entre les affects du privatus et la conduite du gouvernement, avec les arbitrages que cette imbrication impliquait, qui guidait le comportement d’un civilis princeps qui devait être ému à la fois pour lui-même et pour la cité, et qui devait savoir tirer profit de cette tension entre affects personnels et décisions politiques111. Les sources louent ainsi la capacité de certains empereurs à refouler des affects qui pourraient avoir un impact négatif sur le gouvernement de la cité, autant qu’elles soulignent la capacité du bon prince à faire passer la « raison d’État » avant ses propres sentiments112. Un passage de la Vie de Claude par Suétone permet de considérer un cas où les émotions du prince prirent le pas sur son rôle de mandataire :
Conscient de sa tendance à la colère et au ressentiment, il s’excusa de ces deux défauts dans un édit (irae atque iracundiae conscius sibi, utramque excusavit edicto), et il les distingua, en promettant que l’une serait brève et sans conséquence, et que l’autre ne serait pas injuste. […] Il accorda soudainement son pardon, presque assorti d’excuses, aux habitants d’Ostie, qu’il avait vertement tancés pour n’avoir pas envoyé de barque à sa rencontre, à son entrée dans le Tibre, et à qui il en voulait tellement qu’il avait écrit une lettre où il disait avoir été rabaissé113.
36Les émotions et excuses de Claude prennent ici une tournure officielle, faisant de l’émotion la modalité d’une domination fondée sur la modération de celui qui ne devait pas trop s’émouvoir d’avoir été traité avec une insuffisante solennité. Cet usage des affects dans un but politique impliquait donc que le civilis princeps soit capable de prendre des décisions publiques d’abord passées au tamis de ses émotions. Le cas d’Helvidius Priscus permet de considérer la civilitas émotive de Vespasien qui, ému de faire mettre à mort un citoyen, dut s’y résoudre en raison du danger qu’il représentait114. En se montrant empathique, mais capable de placer la sauvegarde de la res publica avant ses affects, Vespasien faisait étalage de sa civilitas, à l’inverse du tyran soumis à ses émotions et rompant, pour cela, la communautarisation émotionnelle avec les citoyens. Ainsi dans le cas de Tibère :
La cherté du blé provoqua presque une sédition, et pendant plusieurs jours il y eut au théâtre maintes réclamations avec plus de licence que d’habitude à l’égard de l’empereur. Ému de ces manifestations, celui-ci reprocha aux magistrats et aux sénateurs de n’avoir pas employé l’autorité publique pour réprimer le peuple (quis commotus incusavit magistratus patresque quod non publica auctoritate populum coercuissent) et il indiqua en outre de quelles provinces et en quelle quantité, combien plus abondante que sous le règne d’Auguste, il faisait venir une provision de blé. Ainsi, pour châtier la plèbe, on prit un sénatus-consulte d’une sévérité antique et non moins énergique fut un édit des consuls. Le silence du prince lui-même, loin d’être civil, comme il l’avait cru, passait pour de l’orgueil (silentium ipsius non civile, ut crediderat, sed in superbiam accipiebatur)115.
37Un problème public, relayé par la libre parole des cives, fut perçu comme une attaque personnelle et conduisit à mettre en cause l’indépendance des magistrats. L’affaire se conclut par une décision qui limitait les libertés et par une absence de dialogue avec les citoyens, décrite comme « non civilis » et ternissant le charisme de Tibère, retiré à Capri depuis 27 et jugé distant. Cette fragilisation de la convergence émotionnelle au fondement du charisme du prince citoyen se retrouve dans le cas de la mort de la sœur de Caligula en 38 lorsque l’empereur incivilis, ne pouvant susciter l’empathie spontanée des Romains, dut les forcer à partager son affliction par le recours au droit et à la répression116.
38Finalement, l’attitude émotive attendue de la part du civilis princeps est résumée dans une notice suggestive de la Vie de Titus de Suétone :
Au milieu de toutes ces catastrophes [l’éruption du Vésuve en 79, l’incendie de Rome en 80], [Titus] ne témoigna pas seulement de la sollicitude d’un empereur, mais aussi de l’incomparable tendresse d’un père, tantôt en consolant les gens dans ses édits, tantôt en mettant en œuvre tous les moyens à sa disposition pour leur venir en aide117.
39Cet épisode lie explicitement la capacité de Titus à être ému face à la situation de ses concitoyens et son aptitude à faire de ses émotions privées le moteur de décisions publiques non seulement prises pour le bien de la res publica, mais exprimées d’une manière conforme à la position d’un prince qui était à la fois un magistrat assurant ses administrés de sa sollicitude par des édits, un monarque en position d’aider les citoyens et un père qui, prenant garde de ne pas être dominus, montrait qu’il aimait ses « enfants ». Ainsi, le prince qui parvenait à ressentir, à exprimer ses émotions et à utiliser ses affects dans le cadre de la cité favorisait une convergence au fondement d’une communautarisation émotionnelle voyant les membres émus du populus lui conférer une partie de son charisme. Pour autant, ce recours aux émotions ne pouvait constituer, à lui seul, l’assise de la domination charismatique du prince et l’on voit revenir, dans les textes mobilisés jusqu’à présent, un autre élément déterminant pour le charisme du prince citoyen : sa présence physique118.
L’inaccessible accessibilité « quotidienne » de l’empereur : les cercles du charisme
40Durant l’Antiquité grecque et romaine, l’accessibilité du chef est indissociable de son charisme119. Dans le cas de l’empereur, son « corps monarchique sans monarchie120 » impliquait que le princeps puisse, en théorie, être vu, apostrophé, voire touché par tous121. Du De Clementia jusqu’à l’Histoire Auguste, la documentation forge ainsi l’idéal d’un empereur accessible à tous :
On est libre, quand le prince s’avance dans la foule, de s’arrêter, d’aller à sa rencontre, de l’accompagner, de passer outre. Tu te promènes parmi nous sans penser que ce soit pour nous une aubaine et laisses jouir de toi sans nous nous en tenir rigueur. Quiconque t’a abordé peut rester près de toi ; sa discrétion marque le terme de l’entretien et non ta morgue. […] Avant toi les princes, par mépris de nous et par je ne sais quelle crainte de l’égalité (aequilitatis metu), avaient perdu l’usage de leurs jambes. Eux, des épaules et des cous d’esclaves les portaient au-dessus de nos têtes ; toi, la renommée, la gloire, l’amour des citoyens, la liberté te portent au-dessus des princes même, toi tu es élevé jusqu’aux cieux par cette humble terre commune à tous et où les traces du prince se mêlent aux nôtres122.
41Marcher parmi les citoyens et refuser de circuler en litière était le signe d’une moderatio qui confirmait la position d’un prince accessible, aimable et aimé par ses semblables. Ainsi Sévère Alexandre « était aussi aimable avec tous ; certains l’appellent “pieux” et tous sans hésiter le regardaient comme un homme digne d’être vénéré, utile à la res publica123 ». L’accessibilité au prince impliquait notamment l’absence de gardes autour de lui et ce critère ne manque pas d’être utilisé par les auteurs anciens afin d’estimer la qualité d’un principat124. Cet idéal d’accessibilité se retrouve dans la manière dont le Prince devait habiter la Ville. La demeure de l’aristocrate républicain étant caractérisée par son ouverture, afin que son propriétaire puisse « demeurer sous les regards125 » et accueillir quiconque souhaitait s’entretenir avec lui, il est peu surprenant de voir ces attendus transférés au princeps, résidant sur le Palatin dès l’époque d’Auguste. Lorsqu’il aborde l’amour des citoyens pour le prince, Sénèque rappelle ainsi :
Point n’est besoin de dresser des citadelles élevées, de fortifier des collines difficiles à escalader, de tailler les flancs des montagnes, de se faire une barrière de murs et de tours multiples : la clémence assurera son salut au roi à découvert (salvum regem clementia in aperto praestabit). Une seule fortification est imprenable : l’amour de ses concitoyens (unum est inexpugnabile munimentum amor civium)126.
42Ce thème est largement repris par Pline le Jeune dans son Panégyrique de Trajan :
Combien plus sûre, combien plus tranquille est cette même demeure maintenant que le maître de maison est défendu non pas par la cruauté en faction, mais par l’amour, non par la solitude et les barrières, mais par l’affluence des citoyens ! […] Ce qui est une citadelle inaccessible, ce qui est un rempart inexpugnable, c’est de n’avoir pas besoin de rempart (haec arx inaccessa, hoc inexpugnabile munimentum munimento non egere)127.
43La littérature ancienne use ainsi du thème de l’ouverture de la maison impériale et du topos de la citadelle du tyran afin de développer une opposition entre les civils Auguste, Vespasien, Titus, Trajan ou Marc-Aurèle et les incivils Tibère (après 27), Caligula, Néron (après 59), Domitien ou Commode. Ces notices fournissent la base d’une étude qu’A. Chastagnol a consacré au thème du princeps clausus128 : à partir notamment d’une analyse de l’Histoire Auguste, l’auteur montre que le thème du princeps clausus émergea fortement au moment même où l’introduction d’un cérémonial de type « perse » devint le point focal de la critique sénatoriale contre les empereurs distants, peut-être dès le règne d’Élagabal, puis bien plus nettement à partir de Constantin129. L’identification de ce processus permet de comprendre pourquoi le choix par l’empereur d’une villégiature extra-urbaine permanente fut présenté comme un rejet de la civilitas130 : la consultation régulière et directe des grands par le prince fondait son statut de premier des sénateurs et le princeps clausus, dont le choix résidentiel transformait la res publica en res privata et modifiait cette manière collective de gouverner la cité131. Plus que la seule absence du prince de la Ville, la distance géographique du prince devait surtout ne pas signifier son éloignement politique vis-à-vis des citoyens132. À ce prix était l’amour des cives, dont le civilis princeps tirait son charisme.
44On se doute que cet idéal d’accessibilité entra dès l’époque d’Auguste en contradiction avec les réalités du pouvoir monarchique, l’empereur n’étant jamais accessible à tous. Chaque cercle politico-social était soumis à divers codes, modalités et fréquences d’interaction avec l’empereur qui, par ce biais, mettait en scène un charisme modulable. Les princes passaient une bonne partie de leur temps en compagnie d’amici133 et les sources font du partage de la litière un symbole de proximité entre eux et le princeps134. L’autre motif récurrent est celui des fêtes et banquets, c’est-à-dire de rencontres qui, sous la République, étaient l’occasion d’interactions directes entre membres de la classe dirigeante. Lors du banquet, se dessinait le personnage du prince citoyen qui, à la différence du tyran répressif, affectait d’accepter la libre parole et déployait son urbanitas et/ou sa frugalitas135. L’atmosphère d’égalité théorique entre participants du convivium n’empêchait pourtant pas la réaffirmation de l’auctoritas inégalable du prince, qui affleure parfois dans les sources136. On note enfin l’évocation redondante de maladies, qui conduisent le prince à se déplacer auprès de ses amis ou des premiers citoyens afin de leur redonner du courage par sa présence même137. Ces divers éléments ont fait l’objet d’un passage du Bréviaire d’Eutrope, qui rappelle que la « sociabilité constitutive de la civilitas de Trajan repose en fait sur un certain nombre de moments symboliques somme toute peu nombreux (maladie, solennités privées, commensalité et transport), plus que sur une véritable familiarité138 » :
[Trajan] surpassa sa gloire militaire par une attitude pleine de civilité et de modération, se comportant à Rome et dans les provinces comme l’égal de tous, rendant visite pour les saluer à ses amis, ou malades, ou les recevant à sa table lors de leurs jours de fête ou participant à la leur indistinctement, prenant souvent place dans leurs litières139.
45Ces topoi attirent l’attention sur des rituels marquant l’acceptation par le prince du principe du face-à-face, hérité de la République et au fondement de l’« effet primus inter pares140 ». Pour que le princeps soit présenté par les sources comme civilis, comptait en premier lieu la mise en scène de son accessibilité directe auprès des premiers citoyens, dans et en dehors du Sénat. Cependant, en des occasions certes plus rares, les Romains qui ne faisaient pas partie de l’aristocratie ou de la cour pouvaient interagir directement avec le prince, par exemple à l’occasion d’audiences. Un épisode révèle l’ambivalence de l’accès au prince dans ce cadre :
Tel est le mot célèbre d’Auguste, qui, voyant un soldat lui présenter une pétition en tremblant : « Ne fais pas comme si tu donnais un as à un éléphant »141.
46Les versions successives de cet épisode offrent de suivre la valorisation du portrait d’Auguste entre le Ier et le Ve s., reposant sur un élargissement de l’identité sociale du pétitionnaire : Quintilien en fait un soldat, Suétone un plébéien et Macrobe reste imprécis sur son identité, comme si celle-ci était secondaire. Cette dernière notice présente Auguste comme un monarque qui, apte à dialoguer avec n’importe quel habitant de l’Vrbs142 sans toutefois jamais être leur égal, fondait son charisme de premier citoyen sur cette tension omniprésente.
47Groupe qui représente de loin la part la plus nombreuse du populus présent dans la Ville, la plèbe urbaine avait aussi l’occasion de voir et de communiquer avec le prince143. Ces interactions se déployèrent dans les lieux de spectacle (ce qui témoigne des mutations des lieux du politique sous l’Empire), lors des triomphes ou des funérailles impériales. Ces rencontres collectives reposaient sur la présence d’un empereur qui, protecteur de la cité devant répondre aux besoins de la plèbe, usait de paroles et de gestes afin de mettre en scène un dialogue égalitaire avec elle, par exemple lors de jeux qu’il devait suivre avec attention, comme tout bon citoyen. Claude rappela ainsi ses bienfaits pour la cité et réduisit la distance symbolique entre lui et les citoyens qui, réunis dans l’amphithéâtre, furent qualifiés, par un procédé d’inversion flatteuse et plaisante, de « domini », alors même que le prince citoyen s’évertuait, on l’a vu, à refuser ce titre pour lui-même :
Il n’était sorte de spectacle où il se montrât plus familier ni plus badin, car il allait jusqu’à compter tout haut sur ses doigts, en tendant la main gauche, avec le peuple, les pièces d’or offertes au vainqueur, et souvent jusqu’à stimuler par ses exhortations et ses prières la gaîté des spectateurs, les appelant sans cesse des « maîtres »144.
48On retrouve ce type d’échange dans le cas de Titus, prompt à plaisanter avec le peuple lors des jeux et instaurant par ce biais une forme d’égalité théorique :
Affichant sa préférence pour les gladiateurs thraces, il eut souvent, comme tout bon partisan, des chicanes, en gestes et en paroles, avec le public, mais sans que cela amoindrît sa majesté ou son équité (verum maiestate salua nec minus aequitate). Pour ne passer aucune occasion de soigner sa popularité, il admit parfois la plèbe dans ses thermes, quand il s’y baignait145.
49Ces comportements renvoient à la « Jovialität » théorisée par M. Jehne afin de décrire les modalités d’interactions codifiées entre élites et populus à l’époque républicaine, au sens où cette attitude bienveillante, qui relève de la stratégie de condescendance, devait adoucir la violence symbolique impliquée par les rapports de pouvoir verticaux146. Une telle attitude était risquée, en ce qu’elle revenait à jouer de l’équilibre subtil entre la comitas bienvenue du bon prince et la levitas propre à ceux qui recherchaient la popularité à tout prix147. Cependant, la mise en scène habile d’une telle civilitas devant la plèbe définissait le rôle tenu par chacune des parties et permettait de réactiver la légitimité du prince citoyen148. Celle-ci était confirmée par les réactions de la plèbe et notamment par des acclamations qui « revêtaient une importance particulière. Chaque empereur devait assurer son propre pouvoir, puis ensuite le faire renouveler tout au long de son règne. À ce prix était aussi le fondement de son auctoritas149 ». Le charisme du prince citoyen résultait donc d’interactions modulables entre le souverain, un noyau d’aristocrates et un « espace élargi de domination150 ».
50Cette confrontation entre l’idéal d’accessibilité et les pratiques journalières du pouvoir monarchique encourage à considérer certains signes révélateurs d’une « inaccessible accessibilité » au fondement de cet entre-deux d’où pouvait surgir le charisme impérial. Cette présence ambivalente du prince dans la cité affleure par exemple lorsque Suétone évoque la civilitas d’Auguste. Après avoir mentionné le refus du titre de dominus et avant d’évoquer l’épisode de l’éléphant, l’auteur antonin rapporte :
Le plus souvent, il ne quittait la capitale ou un bourg quelconque, il n’entrait quelque part que dans la soirée ou dans la nuit, afin que personne n’eut à changer son programme pour venir le saluer comme il se devait. Pendant la durée de ses consulats, il circulait en règle générale à pied quand il était à l’extérieur ; en dehors de ces périodes il recourait souvent à une litière fermée/ouverte (in consulatu pedibus fere, extra consulatum saepe adoperta/adaperta sella per publicum incessit)151.
51L’entrée discrète de l’empereur devenait une marque de sa civilitas puisque, s’il se déplaçait à pied lorsqu’il était magistrat et se montrait ainsi conforme au modèle d’accessibilité citoyenne, il circulait dans une litière ouverte152 lorsqu’il ne revêtait aucune charge publique, refusant d’être approché par les pétitionnaires afin de ne pas être l’objet de marques d’honneurs qui entreraient en contradiction avec son statut de privatus théorique153. Il était donc seulement en partie visible :
En rentrant [d’être allé assister aux jugements rendus par les consuls, Hadrien] se faisait porter en litière, afin de ne fatiguer personne à le suivre. Les jours qui n’étaient consacrés ni à des sacrifices ni à des fêtes publiques, il se tenait chez lui et n’admettait personne même à le saluer, à moins d’un cas de nécessité, afin de ne pas causer une grave incommodité au peuple. Sans cesse, tant à Rome qu’au-dehors, il avait à ses côtés les citoyens les plus distingués ; il assistait même à leurs festins, et, pour cela, il arrivait souvent, porté en quatrième dans une litière154.
52L’intenable situation du prince citoyen impliquait qu’il se retire parfois de la vue de la cité, en distinguant les apparitions publiques de l’exercice quotidien du pouvoir monarchique. Chez Auguste ou Hadrien, le critère de la participation à la vie civique détermine l’accessibilité au prince dans la Ville et, partant, le caractère plus ou moins distant de ses interactions avec le populus. Résultat d’une civilitas par essence ambivalente du princeps, cette « inaccessible accessibilité » contribuait au charisme d’un empereur qu’il fallait savoir saisir au vol.
53Sans aborder ici le détail archéologique d’un palais impérial seulement en partie accessible155, la manière impériale d’habiter Rome pouvait enfin être « citoyenne », à condition que le princeps accepte le voisinage des grands et consente à quitter les hauteurs du Palatin. Outre les relations entre aristocrates156, le thème de la « descente palatine » éclaire les interactions entre le princeps et une plus large frange du populus :
Lorsque César descendait du Palatin, quelque rimailleur grec lui tendait toujours quelque épigramme composée en son honneur. Il l’avait déjà fait plusieurs fois sans résultat et Auguste, voyant qu’il allait recommencer, traça de sa main sur un feuillet une courte épigramme en grec et, comme l’autre allait l’aborder, il la lui envoya. L’individu, à la lecture, le loue et exprime son admiration par la voix et la physionomie ; puis il s’approcha du siège d’Auguste, mit la main dans sa maigre bourse pour en tirer quelques deniers à l’intention du prince, avec ces mots : « Par ta fortune, Auguste, si j’avais plus je te donnerais plus. » Tous éclatèrent de rire : Auguste manda son intendant et fit compter cent mille sesterces au petit Grec157.
54Cet épisode topique dépeint Auguste en bienfaiteur qui, théoriquement proche de n’importe quel habitant de l’Vrbs (incarné ici par un graeculus stéréotypique), quittait le Palatin et se montrait étranger à la distance des tyrans retirés sur le Palatium ou hors de Rome158. De son côté, Cassius Dion rapporte que Vespasien prenait soin d’être accessible lorsqu’il était en sa demeure, mais qu’il savait aussi quitter le Palatin afin de se mêler aux sénateurs et au reste du populus :
Il s’entretenait, le matin, encore dans son lit, avec ses plus intimes amis, les autres le saluaient dans les rues. Les portes de la demeure impériale étaient ouvertes tout le jour, et aucun garde n’était placé à l’entrée. Il allait assidûment au Sénat et communiquait à ce corps toutes les affaires ; souvent il rendait la justice sur le Forum159.
55Une telle attitude transparaît enfin chez Hadrien, qui, lorsqu’il résidait à Rome, rendait la justice « tantôt dans le palais, tantôt sur le Forum, dans le Panthéon ou dans un autre endroit, assis sur son tribunal, afin que ce qui s’y passait fût public160 ». La « descente palatine » apparaît donc comme l’un des signes d’une accessibilité fondée sur un abaissement topographico‑symbolique consenti par le prince et sur l’entretien de sociabilités héritées de la République, qui permettaient l’exercice d’un pouvoir collectif et transparent à l’origine du charisme du civilis princeps.
Conclusion
56S’il faut en croire des sources littéraires majoritairement issues des ordres sénatorial ou équestre et au premier chef attentives au comportement de l’empereur dans la Ville, le bonus princeps devait, sous peine de voir le consensus de ses concitoyens se déliter, se comporter comme un primus inter pares égal aux autres aristocrates autant que comme un civilis princeps accessible à l’ensemble du populus. Souverain de l’entre-deux, l’empereur est un impossible privatus et ses pratiques ambivalentes ou (faussement) paradoxales alimentent une civilitas qui pouvait justifier la forme supérieure d’autorité que ses concitoyens acceptaient de lui conférer. Extraordinaire en soi, la capacité consentie et constamment réactivée du prince à se conformer (au moins en partie) à des règles d’égalité et de collégialité héritées d’une res publica aristocratique transformée par l’avènement de la monarchie alimentait une partie de ce qu’on peut nommer, en prenant soin de privilégier la documentation la plus explicite possible, le charisme du prince citoyen. Fondé sur des pratiques « quotidiennes » qui évitaient en partie la dissolution du charisme dans la « quotidiennisation » en ce qu’elles réaffirmaient l’exceptionnalité de l’abaissement autant que de l’élévation du prince, ce charisme singulier ne fut pas figé dans le temps. Il pouvait s’estomper ou se modifier au long d’un règne161 et il disparut en bonne partie au fil des transformations que connut l’Empire entre les IIIe et VIe s. p.C. : tirant son charisme de la cité aux trois premiers siècles, l’empereur devint par la suite un monarque assumé qui tenait son charisme de la monarchie puis de Dieu, ce qui amenuisa le poids de la civilitas dans l’activation du charisme impérial162.
57Considérer le cas singulier d’un empereur romain qui devait s’abaisser pour mieux s’élever afin d’alimenter un charisme citoyen en plus d’être héroïque, acquis plutôt qu’inné, quotidien tout autant qu’extraordinaire, rappelle que le concept wébérien est un outil heuristique qu’il ne faut pas craindre d’ajuster afin de l’utiliser d’une manière propice à allonger le questionnaire historique163. La proposition d’acclimatation formulée dans ces quelques pages, amenées à être développées dans le cadre d’une étude de plus vaste ampleur actuellement en cours d’achèvement164, entend contribuer à faire (ré)émerger des pratiques politiques qui, parfois sous-estimées ou reléguées au rang d’une comédie dépourvue de toute signification, constituent pourtant l’un des fondements du politique dans une cité romaine soumise à un monarque qui tirait son pouvoir, son autorité et son charisme d’une combinaison, constante et dynamique, entre des formes de dominations légales‑rationnelles, traditionnelles et charismatiques165.
Notes de bas de page
1 Azoulay 2014, p. 170-173.
2 Sommer 2011, p. 161-162 : “Its value for the Roman period has repeatedly been disputed, most fervidly by those maintaining that the Rome Empire’s system is explainable in constitutional terms.”
3 Montlahuc à paraître (avec références à Veyne 2002b et 2005a notamment).
4 Lendon 2006 (p. 60-63) contra Sommer 2011 (p. 155-162) : Weber permettrait, selon Sommer, de contourner les apories d’une lecture constitutionnaliste qui fait du Principat une dyarchie uniquement envisagée sous l’angle du droit et qui clarifie mal les modalités concrètes faisant de l’empereur un magistrat. La lecture wébérienne offrirait également de pallier les limites d’une lecture pragmatique (postulant l’existence d’un vernis constitutionnel qui masque une autocratie impériale de type hellénistique) peinant à rendre compte des efforts pour ancrer le pouvoir du prince dans une tradition « républicaine ». Enfin, les propositions de Weber pourraient résoudre certains problèmes posés par le modèle d’E. Flaig, qui voyait dans la monarchie un « Akzeptanz-System » fondé sur l’adhésion à la seule personne de l’empereur, ce qui peut avoir tendance à réduire le succès du régime à la capacité du prince à dialoguer avec les aristocrates, les soldats et la plèbe.
5 Certains antiquisants négligent d’évoquer le cas du charisme ou choisissent de ne pas le retenir parmi les concepts pertinents pour l’étude de l’Antiquité : ainsi Meier 2016 [1988], Winterling 2001 et Chazel 2018, qui pourtant reconnaissent la pertinence générale de la sociologie wébérienne. De son côté, M. Finley, fréquent introducteur des concepts empruntés aux sciences sociales en histoire ancienne, reconnaît la validité des propositions de Weber sur l’économie, mais demeure réservé sur sa typologie des dominations et sur le cas du charisme (Finley 1987, p. 163-166).
6 C’est-à-dire entre la position de Lendon, qui part du postulat selon lequel, puisque le charisme est inutile à moins d’être clairement défini, il faut le rejeter (Lendon 2006, p. 57) et l’utilisation extensive du concept qu’ont pu faire Taeger 1957-1960 ou Hatscher 2000 dans son étude sur la République. Les risques sont de faire un usage trop lâche du concept, de l’essentialiser, de le rejeter en bloc, de lire l’ensemble de la vie politique comme une manifestation charismatique et/ou de le plaquer tel quel sur les sources (c’est la critique de Bruhns 2014b, p. 155 envers Hatscher, qui plaque le charisme sur les textes anciens et propose une « analyse qui se subordonne au modèle » [David 2002, p. 441]).
7 Bruhns 2000 et 2014, Azoulay 2004a et 2014, Bernadou et al. 2014 ou, plus récemment, Cournarie 2018. Même bien ajusté, le charisme n’est pas un « sésame interprétatif » miraculeux, mais bien un outil heuristique de clarification toujours en chantier (Azoulay 2014, p. 169, Bruhns 2014b, p. 165 et Nippel 2014, p. 118) et/ou un idéal-type fécond. Ainsi, lorsqu’il évoque de potentielles perspectives pour l’histoire de la République romaine, Hölkeskamp 2008 appelle à une « utilisation pragmatique et empirique » des concepts wébériens et prend l’exemple du charisme (p. 114-115).
8 Pour l’empereur, voir Sommer 2011, p. 162-167 sur la domination « légale-
rationnelle », 167-171 sur le pouvoir « traditionnel » et 171-180 sur la co-présence des types de dominations. David 2002, p. 441-442 : « S’ils peuvent [les concepts de Weber] aider à la réflexion, c’est probablement plus en ce qu’ils peuvent stimuler l’analyse des diverses manifestations du charisme politique à Rome qu’ils ne permettent d’identifier un idéal-type de domination au milieu des enchaînements complexes de conduite et de représentations. »
9 Monod 2017 [2012], p. 33-37 sur le « passage » du charisme depuis la théologie vers la sociologie.
10 Ce capital provenait notamment d’Auguste (Ando 2000, p. 277-278), qui avait lui-même capté et réadapté une partie de certains éléments charismatiques sur lesquels César fondait son pouvoir (Bruhns 2000, p. 28). Octavien aurait réussi à capter ce « charisme » héréditaire (Bruhns 2014b, p. 158) et serait parvenu à se défaire de l’image néfaste de César parce qu’il avait capté son charisme en amont (Ando 2000, p. 29). Yavetz 1990, p. 210-212 sur le charisme et les pouvoirs extraordinaires de César, ainsi que B. Augier et Fr. Rohr Vio dans ce volume. Le charisme initial du prince provenait aussi du fait qu’il était parfois désigné par son prédécesseur (Weber 1995 [1971], p. 334) ou bien qu’il était parvenu au pouvoir par d’extraordinaires aptitudes militaires.
11 Weber 1995 [1971], p. 322-324.
12 Voir Veyne 2002b et 2005a sur l’empereur comme mandataire du populus. Sur le rôle de ces articles dans l’historiographie relative à l’empereur romain, voir Montlahuc à paraître.
13 À la suite de son étude de 2004 sur Xénophon, V. Azoulay a rappelé la nécessité de déplacer la thèse wébérienne d’un charisme donné vers un charisme acquis « de façon à prendre en compte les pratiques concrètes qui, en situation et selon un mouvement réciproque, fabriquent l’aura du chef et l’adhésion des sujets » (Azoulay 2014, p. 185-186).
14 Ando 2000, p. 385.
15 Weber 1995 [1971], p. 321.
16 Les études récentes privilégient cette approche constructiviste, qui conçoit les émotions et leurs expressions comme le produit d’interactions sociales contextualisées et évolutives (voir en ce sens Allard – Montlahuc 2018).
17 Azoulay 2004a, p. 435.
18 Weber 1995 [1971], p. 323-325. Pour l’histoire romaine, voir Ando 2000, p. 27 et Nippel 2014, p. 110-111.
19 Cournarie 2018, p. 29.
20 Moatti 2018 sur les transformations de la res publica sur le temps long. C’est moins la dimension « républicaine » de la civilitas impériale que ses relations avec le charisme qui retiendront ici notre attention, au sens où l’historiographie du charisme impérial et celle de la civilitas ont rarement fait converger les deux thèmes. Ainsi, l’article fondamental de Wallace-Hadrill 1982 sur le civilis princeps n’évoque pas la question du charisme. Pour une bibliographie récente sur la civilitas, voir Bono 2018.
21 Azoulay 2006 (notamment p. 152) sur le tournant oligarchique/monarchique et sur la reconfiguration du politique dont Isocrate et Xénophon furent témoins, leurs écrits révélant une mise en avant des vertus du détenteur du pouvoir plutôt que des seules institutions de la polis.
22 Toutes ces pratiques se combinent parfois au sein d’une même notice, par exemple chez Sén., Ben., 3, 27 (à propos d’Auguste), D.C., Hist. Rom., 57, 11 (Tibère) ou 60, 12 (Claude), Suét., Vesp., 12, 1-5 (Vespasien), Eutrop., Abr. Hist. Rom., 8, 4 (Trajan), SHA Pius, 11 (Antonin) ou SHA Sev. Alex., 4, 1-5 et 18-20 (Sévère Alexandre).
23 [La domination charismatique « pure »] « à son origine dans une excitation qui est commune à un groupe d’hommes et dans l’abandon à l’héroïque (das Heroentum), quel que soit son contenu » (Weber 1972, p. 661, traduit par Bruhns 2000, p. 18 : nous renvoyons ici à l’édition allemande en raison de la traduction différente proposée par Bruhns).
24 De ce point de vue, le présent article peut être lu comme une forme de réponse à Veyne 1995 [1976], p. 500-523 (qui considère le charisme du prince uniquement sous l’angle de son action évergétique et du culte impérial) et Veyne 2002b, p. 68 ( = 2005a, p. 61-62), pour qui les empereurs ne sont pas des chefs charismatiques, au sens où ils ne sont pas exceptionnels et sont aimés et respectés pour leur pouvoir, et non pas en raison d’une fascination à leur égard. Toutefois, au détour d’un article sur le faste monarchique et la propagande, Veyne accorde au pouvoir d’Auguste tel qu’il se donne à voir dans l’art une dimension charismatique (Veyne 2005b, p. 414-418). Il explique alors ce charisme d’une manière proche de la nôtre : « un chef charismatique doit éviter de déployer trop de faste ; il laisse cela au tout-venant des rois. Auguste n’en déployait guère ; son vêtement était aussi modeste que son logis […] Ainsi s’est mis en place ce qui restera l’originalité unique du césarisme pendant quatre siècles : le prince est un bon citoyen qui a pu se mettre en avant pour prendre en main les intérêts de ce qui s’appellera jusqu’à la fin République » (p. 415).
25 » Qualité extraordinaire […] d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains, ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un “chef” (Führer) » (Weber 1995 [1971], p. 320 ;
trad. H. Bruhns). Une partie des réflexions sur le charisme sont réunies dans Weber 2015 [2013], p. 269-362.
26 Suét., Aug., 51, 1 (clementiae civilitatique) ou Vesp., 12, 1 (civilis et clemens). Flamerie de Lachapelle 2011, p. 135 sur l’aspect civil de la clémence. Sur le cumul des vertus citoyennes : Aur. Vict., Ces., 10, 1 (Titus), Eutrop., Abr. Hist. Rom., 8, 8, 3 (Antonin).
27 Sur cet art de « renoncer courtoisement à une supériorité », voir Veyne 1992 (p. 433) puis Vesperini 2015.
28 D.C., Hist. Rom., 52, 39, 3-4 : « Comment tous ne te regarderont-ils pas, ne t’aimeront-ils pas comme un père et comme un sauveur, lorsqu’ils verront que tu es modeste, réglé dans ta vie, redoutable à la guerre, ami de la paix ? […] Quoi de plus agréable, quoi de plus heureux que de pouvoir, lorsqu’on jouit de tous les biens de l’humanité, en faire part aux autres ? » Sur les vertus du bon prince aux trois premiers siècles p.C., voir désormais Gangloff 2019.
29 C’est l’une des thèses principales de Wallace-Hadrill 1982.
30 Béranger 1958.
31 SHA Pius, 11, 6 : Omnia quasi privatus fecit.
32 Marc-Aur., Pensées, 6, 30, 1-3 : « Prends garde de te “césariser” (ἀποκαισαρωθῇς) à fond, de t’imprégner de cet esprit, car c’est ce qui a lieu. Conserve-toi donc simple, honnête, pur, grave, naturel, ami de la justice, pieux, bienveillant, affectueux, ferme dans l’accomplissement des devoirs. Lutte pour demeurer tel que la philosophie a bien voulu te former. » Sur ce texte : Brunt 1974, p. 10 (et n. 57) puis Veyne 2002b, p. 64 n. 111 ( = 2005a, p. 51 n. 164).
33 Voir en ce sens la démonstration convaincante de Whitton 2019.
34 Plin. le J., Panég., 71, 3-5 : Contigit ergo oculis nostris insolita facies, princeps et candidatus [equitis] simul stantes : [contigit] intueri parem accipientibus, honorem qui dabat. Quod factum tuum a cuncto senatu quam vera acclamatione celebratum est, Tanto Maior, Tanto Augustior ! Nam cui nihil ad augendum fastigium superest, hic uno modo crescere potest, si se ipse submittat, securus magnitudinis suae. Neque enim ab ullo periculo fortuna principum longius abest, quam ab humilitate.
Trad. CUF légèrement modifiée.
35 Cizek 1983, p. 231-237. Dion de Pruse fait également de Trajan un civilis princeps dans son Agamemnon, écrit au début du règne du premier des Antonins (voir les remarques de Gangloff 2009, p. 14-17 à ce propos).
36 Veyne 2002b, p. 54 et 2005a, p. 27 ou Beard 2014, p. 130 (avec une critique dans Montlahuc 2016, p. 493).
37 Codol 1975.
38 Bourdieu – Wacquant 2014 [1992], p. 194.
39 Plin. le J., Panég., 19, 2 : « Mais toi, tu étais plus grand que tous et plus grand sans diminuer personne : chacun conservait en ta présence la même autorité qu’en ton absence, plus d’un même devait un surcroît de respect au respect que tu lui témoignais » et 57, 5 : « Es-tu à ce point plus modeste que les Papirius et les Quinctius, toi un Auguste, un César, un Père de la Patrie ? Eux c’était la République qui les appelait. Quoi donc, toi, n’est-ce pas aussi la République, le Sénat, le consulat lui-même qui est rehaussé et magnifié si tu le portes sur tes épaules ? »
40 Benoist 2001, p. 250-253 sur ce point.
41 Veyne 2002b, p. 59 ( = 2005a, p. 37) pour les citations.
42 L’expression (ici traduite de l’italien) est de Benedetti 2012a, p. 1.
43 Wallace-Hadrill 1982, p. 45-48, dont : “It is the senate that lies at the heart of the ceremonial of civilitas” (p. 45).
44 Wallace-Hadrill 1982, p. 47 : “To act, by contrast, as a member of that society, as the peer of its most elevated members, was (symbolically) to associate autocratic power with the social structure. Civility both reinforced the social hierarchy by demonstrating imperial respect for it, and strengthened the autocracy by linking it with the social structure.”
45 Voir, parmi de nombreux exemples : Suét., Tib., 29 (Tibère), D.C., Hist. Rom., 59, 6, 1 (Caligula), Tac., Ann., 12, 5, 3 (Claude), Plin. le J., Panég., 63, 6 (Trajan), SHA Hadr., 8, 1 (Hadrien) ou SHA Pius, 6, 5 (Antonin). Voir également la synthèse de Wilkinson 2012, p. 138-148 à propos de la consultation du Sénat par le prince.
46 RGDA, 5, 1 : « La dictature me fut conférée par le Peuple et par le Sénat, en mon absence et en ma présence, sous les consuls Marcus Marcellus et Lucius Arruntius [en 22 a.C.], je ne l’ai pas acceptée (non recepi/οὐκ ἐδεξάμην) » ; 5, 3 : « Le consulat annuel et perpétuel qu’on me conféra alors, je ne l’acceptai pas non plus (consulatum quoque tum annuum et perpetuum mihi delatum non
recepi/Ὑπατείαν τέ μοι τότε διδομένην κὶ ἐνιαύσιον καὶ διὰ βίου οὐκ ἐδεξάμην) » et 6, 1 : « Sous les consuls Marcus Vinicius et Quintus Lucretius [en 19 a.C.], puis Publius et Gnaeus Lentulus [en 18], et une troisième fois sous les consuls Paullus Fabius Maximus et Quintus Tubero [en 11], quand le Sénat et le Peuple romain furent unanimes pour proposer de m’élire seul curateur des lois et des mœurs, avec un pouvoir suprême, je n’ai accepté aucune magistrature qui me fût conférée à l’encontre de la coutume ancestrale (nullum magistratum contra morem maiorum delatum recepi/ἀρχὴν οὐδεμίαν παρὰ τὰ πάτρια ἔθη διδομένην ἀνεδεξάμην). »
47 Suét., Aug., 52, 2 : « Alors que le peuple lui offrait la dictature avec une forte insistance, il se mit à genoux, jeta sa toge à bas de ses épaules et, la poitrine nue, supplia que cette charge lui fût épargnée. » Nicolet 1967, p. 58 : « Dans bien des cas, on lui offre des pouvoirs dont il ne veut pas, ou dont il n’use qu’avec répugnance, parce que son intervention détruirait une façade qu’il a voulu restaurer. »
48 D.C., Hist. Rom., 53, 11 sur le compromis de 28 a.C. et le refus de la monarchie par Auguste. Huttner 2003 sur la recusatio imperii.
49 RGDA, 34, 1-3 : …per consensum universorum potens rerum omnium rem publicam ex mea potestate in senatus populique Romani arbitrium transtuli […] Post id tempus auctoritate omnibus praestiti, potestatis autem nihilo amplius habui quam ceteri, qui mihi quoque in magistratu conlegae fuerunt/Ἀξιώμὰτι πάντων διήνεγκα, ἐξουσίας δὲ οὐδέν τι πλεῖον ἔσχον τῶν συναρξάντων μοι.
50 Mantovani 2008.
51 Sur ce point, voir Nippel 2007 ainsi que les remarques nuancées de Fr. Hurlet dans le présent volume.
52 Vell., 2, 124, 2 : « La cité ne fut toutefois le théâtre que d’un seul combat, si l’on peut s’exprimer ainsi, celui du Sénat et du peuple romain contre César parce qu’ils voulaient qu’il reprît le poste de son père, tandis que lui désirait qu’il lui fût permis de se comporter en citoyen égal aux autres plutôt qu’en prince supérieur à eux (ut potius aequalem civem quam eminentem liceret agere principem). À la fin, il se laissa convaincre, mais plus par la raison que par l’attrait de la charge. » Dans le même sens, Suét., Tib., 26, 1 : « Il se comporta d’abord en tout point comme un citoyen ordinaire, et presque plus humblement qu’un simple particulier. Parmi une masse de très grands honneurs, il n’en accepta qu’une poignée, sans grand prestige. »
53 Wilkinson 2012, p. 166 parle d’une “tightrope”.
54 Après A. van Gennep, Béranger 1953, p. 160 évoque un « rite de socialisation de la responsabilité » et décrit son développement dans le cas des évêques des IIIe-VIe s. p.C. (p. 161-167). Il fournit la liste de papes qui refusèrent la charge avant de l’accepter et soutient qu’ils étaient, de ce point de vue, les héritiers des empereurs romains. Les attestations relatives aux empereurs ayant refusé une charge sont regroupées p. 139-140.
55 Béranger 1953, p. 157-159.
56 Cincinnatus (dictateur de 458 a.C.) est évoqué par Liv., Hist. Rom., 3, 26, 8-12 ; 27, 1-6 et 29, 4-7. Numa Pompilius et son refus de la royauté apparaissent chez DH, Ant. Rom., 2, 60, 1-3. Enfin, Diod., 19, 1-9 rapporte le cas d’Agathocle de Syracuse qui, vainqueur à la guerre, retourna à sa vie de citoyen et passa de l’habit militaire à la toge.
57 Aussi peut-on suivre, en y apportant quelques nuances, Wallace-Hadrill 1982, p. 37 et 41 : “Refusal is not republican : it is a gesture designed to substantiate an elaborate pretence that things are not as it seems. […] Refusal and condescension is the historically distinctive element in Roman monarchic style.” Voir aussi Wilkinson 2012, p. 164.
58 Plin. le J., Panég., 54, 7.
59 SHA Sev. Alex. 11, 4-12, 3 : […] Post haec adclamatum est : « Aureli Alexander Auguste, di te servent. » […] Multo clarior visus est alienis nominibus non receptis quam si recepisset. L’insistance sur le thème du civilis princeps chez Sévère Alexandre provient notamment de la volonté de l’opposer à son prédécesseur, le débauché Élagabal.
60 Béranger 1953, p. 149-152 et 157 (dont certains passages cités ne sont pas exempts de remarques psychologisantes).
61 L’association entre royauté et paternité remonte à Homère et perdure durant toute l’Antiquité (Azoulay 2004a, p. 357‑370, Gangloff 2009, p. 22). Sur la distinction entre les figures, faussement proches, du père et du maître chez Kojève, voir Monod 2017 [2012], p. 61-74.
62 D.C., Hist. Rom., 59, 3, 2 (Caligula) : « Après s’être, dans les premiers temps, montré populaire au point de ne rien prescrire au peuple ni au Sénat par édit et de ne pas se donner les titres ordinaires aux princes, ses manières devinrent monarchiques au point que certains titres qu’Auguste, pendant un si long règne, n’avait acceptés qu’avec peine, et qui ne lui avaient été décernés qu’un à un par décrets successifs, titres dont Tibère refusa même complètement quelques‑uns, il les prit tous en un seul jour. Il ne différa que pour celui de Père de la Patrie, et encore ne tarda-t-il pas à se l’attribuer aussi » ou Suét., Dom., 13, 2 : « Il accueillit même avec plaisir, dans l’amphithéâtre, un jour de festin public, cette acclamation : “Bonheur au maître et à la maîtresse.” »
63 Suét., Ces., 76, 1-2 : « Il passe pour avoir abusé de la toute-puissance et mérité d’être assassiné. Il ne lui suffit pas, en effet, d’accepter des honneurs excessifs, comme plusieurs consulats de suite, la dictature et la préfecture des mœurs à perpétuité, sans compter le prénom d’imperator, le surnom de Père de la Patrie, une statue parmi celles des rois, une estrade dans l’orchestre, mais il se laissa attribuer des prérogatives qui l’élevaient même au-dessus de l’humanité [...]. »
64 Suét., Tib., 26, 3-5 : « Il défendit qu’on lui consacrât des temples, des flamines, des prêtres, ou même qu’on lui dressât des statues et qu’on exposât son portrait sans sa permission, et, quand il le permit, ce fut à la seule condition qu’ils figureraient, non parmi les images des dieux, mais comme ornements des édifices. […] Il refusa aussi le prénom d’imperator, le surnom de Père de la Patrie, et n’accepta pas de couronne civique dans son vestibule ; même le nom d’Auguste, dont il avait cependant hérité, il ne l’ajouta au sien que dans ses lettres aux rois et aux souverains. Il n’exerça pas plus de trois nouveaux consulats, le premier, pendant quelques jours, le second, pendant trois mois, le troisième sans être à Rome, jusqu’aux ides de mai » (voir aussi D.C., Hist. Rom., 57, 8, 2). Sur Claude, Eutrop., Abr. Hist. Rom., 7, 13, 4 : « Il montra tant que civilité envers certains de ses amis qu’il alla jusqu’à suivre lors de son triomphe Plautius, un noble qui avait accompli beaucoup d’exploits dans l’expédition de Bretagne, et qu’il marcha à sa gauche lors de sa montée au Capitole. » Suét., Vesp., 12, 2 : « Il tourna en dérision certaines personnes qui prétendaient faire remonter l’origine de la race des Flavii aux fondateurs de Réate et à un compagnon d’Hercule. » SHA Hadr., 8, 2 : « Il dédaigna les jeux du cirque votés en son honneur en dehors des jeux anniversaires de sa naissance », enfin SHA Sev. Alex., 18, 3 : « Il s’opposa même à ce qu’on l’adorât, alors qu’Élagabal avait commencé à se faire adorer à la manière des rois perses. »
65 Veyne 2002b, p. 56-57 ( = 2005a, p. 34-35) pointe la contradiction à vouloir un chef à la fois tout-puissant et égal de ses pairs, que la « pente naturelle du psychisme » [sic] mène à exalter et que le cérémonial isole du reste des hommes.
66 D.C., Hist. Rom., 60, 12.
67 Plin. le J., Panég., 2, 3-4 : Nusquam ut deo, nusquam ut numini blandiamur : non enim de tyranno, sed de cive ; non de domino, sed de parente loquimur. Unum ille se ex nobis, et hoc magis excellit atque eminet, quod unum ex nobis putat ; nec minus hominem se, quam hominibus praeesse meminit.
68 Plin. le J., Panég., 7, 6 : « Qui doit commander à tous doit être choisi entre tous ; il ne s’agit pas de donner un maître à de vils esclaves, si bien qu’on puisse se contenter d’un héritier “nécessaire”, mais pour un empereur de donner un prince aux citoyens. »
69 Cassius Dion (voir note suivante) situe l’anecdote en 2 a.C., afin de souligner le décalage entre le titre excessif de dominus et celui de Père de la Patrie, conféré « universi repentino maximoque consensu » (Suét., Aug., 58).
70 Suét., Aug., 53, 1-2, repris par Oros., Hist., 6, 22, 4 et D.C., Hist. Rom., 55, 12, 2. Le passage renvoie, selon Orose, à l’année « où César établit une paix très sincère selon le plan de Dieu, [et où] naquit le Christ ». L’auteur chrétien recopie le passage suétonien, mais confère à l’anecdote une portée religieuse par son parallèle avec le dominus chrétien, même si l’utilisation de « domine » n’était pas rare à la fin du Ier siècle a.C. (Wardle 2014, p. 375). Voir également Louis 2010, p. 381-382 et, sur le titre de dominus, Alföldi 1977 [1970], p. 209-213.
71 Macr., Sat., 2, 5, 4 : « Entre amis, il disait qu’il avait deux filles gâtées, dont la charge lui incombait, la res publica et Julie » ([…] duas habere se filias delicatas, quas necesse haberet ferre, rem publicam et Iuliam).
72 Courrier 2014, p. 716-717.
73 Breebaart 1987, p. 102-103 : “The homo priuatus, presenting himself as the ideal homo publicus, turns himself and his family into public property and, like a father, plays on the conscience of the populus.” Sur les associations entre la figure du paterfamilias et celle du « père de la patrie », voir Dubouloz 2013 et Rizzelli 2017, p. 51-58.
74 Hérod., Hist., 2, 3, 2-2, 4, 1.
75 SHA Sev. Alex., 4, 1 : « Il refusa d’être appelé “maître” et ordonna qu’on lui écrivît comme à un simple particulier en mentionnant uniquement son titre d’empereur. »
76 Suét., Tib., 27, 2 : « Quelqu’un lui ayant donné le nom de maître, il lui intima l’ordre de ne plus faire cet affront (dominus appellatus a quodam denuntiavit, ne se amplius contumeliae causa nominaret) ; un autre qualifiant ses occupations de sacrées, et un troisième déclarant qu’il s’était présenté au Sénat sur son ordre, il les força de modifier leurs expressions et de dire non pas “sur son ordre”, mais “sur son conseil” et “laborieuses” au lieu de “sacrées” » (on a un récit proche chez Tac., Ann., 2, 87) ou D.C., Hist. Rom., 57, 8, 1 : « [Tibère] ne se laissa pas appeler “maître” par des hommes libres, ni “imperator”, si ce n’est par les soldats ; il repoussa catégoriquement le nom “père de la patrie” ; le titre “Auguste” il ne l’utilisa pas. »
77 Suét., Vesp., 12, 4 : « Il n’accepta pas même tout de suite la puissance tribunicienne, et seulement fort tard le titre de Père de la Patrie (patris patriae appellationem nisi sero recepit) » et SHA Pius, 6, 6 : « Il accepta avec force paroles de remerciement le nom de Père de la Patrie que lui conféra le Sénat et qu’il avait d’abord différé d’assumer (patris patriae nomen delatum a senatu, quod primo distulerat, cum ingenti gratiarum actione suscepit). »
78 Suét., Aug., 57.
79 Quint., Inst. Or., 6, 3, 77 : « Comme les habitants de Tarragone annonçaient à Auguste qu’un palmier avait poussé sur son autel : “On voit bien, dit Auguste, que vous y allumez souvent du feu.” » L’échange intervint après la demande de Tarraco d’élever un autel à Auguste, entre 26/25 et 16/13 a.C. Il est possible d’y lire un reproche d’Auguste face à un usage insuffisant de l’autel comme espace sacrificiel de la part d’une cité qui était, à sa propre demande, à l’origine d’une première forme de culte à Auguste en Occident.
80 Suét., Vesp., 23, 6 (idem chez D.C., Hist. Rom., 65, 14, 5).
81 Ripoll 1999, p. 139.
82 Suét., Ces., 78 et Eutrop., Abr. Hist. Rom., 6, 25.
83 Sén., Ben., 2, 12, 2 : « Il trouva le moyen de ravaler la liberté romaine au-dessous de ses genoux. N’est-ce pas mettre la res publica sous ses pieds (Non hoc est rem p. calcare…) et encore, bien que ce détail paraisse à quelques-uns sans importance, sous son pied gauche ? Il n’avait pas en effet poussé l’insulte à un degré suffisant d’ignominie et de folie, en gardant les sandales pour juger au criminel un personnage consulaire ; il fallait encore qu’il mît, lui, l’empereur, les clous de sa semelle dans la bouche d’un sénateur. » Voir, sur ce passage, Badel 2007, p. 151.
84 Suét., Aug., 53, 6 : « Les jours où les sénateurs tenaient séance, il ne les salua jamais ailleurs que dans la curie, et même après les avoir fait asseoir, en désignant chacun par son nom, sans que personne le lui rappelât ; même quand il partait, il prenait congé de la même manière, sans les obliger à se lever. » Talbert 1984, p. 70-72, 174‑184 et 408-409.
85 D.C., Hist. Rom., 57, 11 : « [Tibère] respectait toujours les magistrats comme dans une démocratie, et se levait pour les consuls. Chaque fois qu’il les invitait à dîner, il les recevait à l’entrée près de la porte et les raccompagnait à leur départ. »
86 Suét., Ner., 10, 3-4 : « [Néron] saluait par leur nom, sans hésiter et de mémoire, des gens de tous les ordres sociaux (omnes ordines subinde ac memoriter salutavit). Au Sénat qui lui rendait grâce, il répondit : “Quand je l’aurai mérité.” »
87 SHA Hadr., 20, 9 : « Sans l’aide du nomenclateur, [Hadrien] redonnait leurs noms à un très grand nombre de personnes après les avoir entendues une seule fois et toutes ensemble à la fois, au point que bien souvent il reprit ses nomenclateurs qui se trompaient. » Sur les nomenclatores, voir Kolendo 1989.
88 Hérod., Hist., 2, 14, 3 : « Il descendit au Sénat et adressa à tous les sénateurs, qu’il salua collectivement et personnellement, des paroles d’une grande douceur et remplies de belles espérances. Il était venu, leur déclara‑t‑il, pour punir le meurtre de Pertinax, fonder et introduire dans l’Empire un gouvernement aristocratique […]. » Hérodien rapporte au paragraphe suivant que la dissimulation de Septime, perçue par les anciens sénateurs, allait rapidement se révéler exacte.
89 SHA Sev. Alex., 18, 2 : « [Sévère Alexandre] accordait à tous les sénateurs le droit de s’asseoir à ses côtés […]. »
90 Suét., Claud., 12. Voir également D.C., Hist. Rom., 60, 5, 3-6 ; 60, 6, 1 ou 60, 12 (ce dernier passage est cité supra).
91 Eutrop., Abr. Hist. Rom., 8, 4 (voir aussi, dans le même sens, Plin. le J., Panég., 71, 6-7).
92 » Il est tout à fait indifférent de savoir comment la qualité en question devrait être jugée correctement sur le plan “objectif”, d’un point de vue éthique, esthétique ou autre ; ce qui importe seulement, c’est de savoir comment la considèrent effectivement ceux qui sont dominés charismatiquement, les adeptes (Anhänger) » (Weber 1995 [1971], p. 321). Voir aussi Nippel 2014, p. 114 et Monod 2017 [2012], p. 49-50 sur la conquête des masses par le chef.
93 Suét., Tit., 5, 3 : « Lors de l’assaut final contre Jérusalem, il abattit douze défenseurs en décochant le même nombre de flèches et prit la ville le jour anniversaire de la naissance de sa fille. La joie et l’attachement des soldats à son égard étaient si profonds qu’ils le saluèrent imperator au moment de le féliciter et qu’ils essayèrent de le retenir quand il quitta, tout de suite après, la province : ils lui demandaient, dans des prières qui n’excluaient pas les menaces, ou bien de rester là, ou bien de les emmener avec lui ([…] tanto militum gaudio ac favore, ut in gratulatione imperatorem eum consalutaverint et subinde decedentem provincia detinuerint nec non et minaciter efflagitantes, aut remaneret aut secum omnes pariter abduceret). » Sur le charisme du chef combattant avec ses soldats, voir B. Augier dans ce volume.
94 Hérod., Hist., 1, 7, 1-4 : […] Ὡς δὲ πλησίον ἐγένετο τῆς Ῥώμης, πᾶσά τε ἡ σύγκλητος βουλὴ καὶ πανδημεὶ ὅσοι τὴν Ῥώμην κατῴκουν ἄνθρωποι, μὴ κατασχόντες αὑτῶν ἀλλ' ἕκαστος φθάσαι θέλων, δαφνηφόροι τε καὶ πάντα ἐπιφερόμενοι ἄνθη τότε ἀκμάζοντα, ὡς ἕκαστος οἷός τε ἦν, πόρρω τῆς πόλεως ὑπήντων, θεασόμενοι τὸν νέον καὶ εὐγενῆ βασιλέα. Ἐπόθουν γὰρ αὐτὸν ἀληθεῖ ψυχῆς διαθέσει ἅτε παρ' αὐτοῖς γεννηθέντα τε καὶ τραφέντα καὶ ἄνωθεν ἐκ τριγονίας βασιλέα τε καὶ εὐπατρίδην ὄντα Ῥωμαίων.
95 Hérod., Hist., 1, 5, 3 (lors du discours de Commode à l’armée, juste après la mort de Marc-Aurèle) : « Du vivant de mon père, je ne me jugeais pas supérieur à vous, car il nous aimait tous comme si nous ne faisions qu’un. Il prenait plaisir à m’appeler son compagnon d’armes plutôt que son fils : cette seconde désignation relevait, selon lui, de la nature tandis que la première m’associait à votre valeur. »
96 Sén., Clem., 1, 13, 4 (trad. CUF légèrement modifiée).
97 Sén., Clem., 1, 19, 7-8 (trad. CUF légèrement modifiée).
98 Plin. le J., Panég., 72, 2-3.
99 Hérod., Hist., 6, 4, 2, lors du départ de Sévère Alexandre pour la Perse en 231 p.C.
100 Suét., Aug., 23 : « Il était si affligé, rapporte-t-on, que pendant des mois et des mois, la barbe et la chevelure hirsutes, il lui arriva de se frapper la tête contre les portes en criant “Quinctilius Varus, rends-moi les légions” ; qu’en outre chaque année il tenait la date anniversaire du désastre pour un jour de deuil et d’affliction. »
101 Philostr., Vie de Sophistes, 2, 9 p. 214-217 : « Quand cette cité fut anéantie par le séisme et les crevasses (qui s’ensuivirent), [Aelius Aristide] se lamenta auprès de Marc-Aurèle, au point que l’empereur gémit fréquemment à l’écoute d’autres passages de cette monodie. Mais à l’écoute des mots suivants : “Elle est devenue un désert sur lequel souffle le zéphyr”, il fondit en larmes sur la lettre (καὶ δάκρυα τῷ βιβλίῳ ἐπιστάξαι τὸν βασιλέα ξυνοικίαν). »
102 Panég. Lat., VIII (5).6 (à propos de Constantin en 310 p.C.) : « Sur ce visage coulaient des larmes salutaires pour nous, glorieuses pour toi (ibant per haec ora lacrimae nobis salutares, tibi gloriosae) : en nous la douleur s’était désormais dissipée, et à notre tour nous pleurions de joie […] Ces larmes trahissaient chez toi la piété et non point la douleur » et Amm. Marc., 22, 9, 4 (sur Julien en 358 p.C.) : « À la vue de ses édifices réduits à un misérable amas de cendres, laissant s’exprimer son bouleversement par des larmes silencieuses, il s’avança à pas plus lents vers le palais ; et ce qui provoquait surtout ses pleurs sur les épreuves de la cité, c’est que la curie et le peuple se présentèrent à lui dans un état de dénuement alors qu’ils avaient été autrefois florissants. »
103 » Les larmes des grands personnages portent en elles une valeur exceptionnelle. Elles se différencient des larmes banales de l’homme commun, car elles émanent des meilleurs, de ceux dont la dignitas et l’auctoritas rayonnent et dépassent celles des autres membres de la communauté. Bref, ce sont des larmes de charisme » (Hostein 2006, p. 217).
104 Suét., Aug., 58 : « Tout le monde lui décerna, en une soudaine et complète unanimité, le surnom de Père de la Patrie [d’abord la plèbe, puis le Sénat]. Valérius Messala : “[…] le Sénat, en accord avec le peuple romain, salue en toi le Père de la Patrie.” Auguste lui répondit par ces mots mêlés de larmes (cui lacrimans respondit Augustus his verbis) (je les ai retranscrits exactement, comme ceux de Messala) : “Maintenant que j’ai obtenu la réalisation de mes vœux, Pères Conscrits, que me reste-t-il à demander aux dieux immortels sinon qu’il me soit donné de préserver cet accord (consensus) parmi vous jusqu’au dernier jour de ma vie ?” »
105 Plin. le J., Panég., 73, 3-5 : « S’il dépend de toi que nous soyons dans la joie, il ne dépend plus de nous de la mesurer. Tu as confirmé de ton côté aussi la sincérité de nos acclamations par la vérité de tes larmes. Nous avons vu tes yeux humides et ton visage défait par la joie, avec autant de rougeur sur la figure que de modestie dans le cœur (Vidimus humescentes oculos tuos, demissumque gaudio vultum, tantumque sanguinis in ore, quantum in animo pudoris). Et cette vue nous a fait brûler de demander aux dieux que tu n’aies jamais d’autre cause de larmes, et que ton front ne soit jamais insensible. »
106 Suét., Tit., 10, 2 et 11, 2 : « À l’issue d’un spectacle à la fin duquel il avait pleuré à chaudes larmes en présence du public, il s’achemina vers le pays sabin d’humeur assez sombre […]. Quand la nouvelle fut rendue publique, tous les citoyens le pleurèrent ainsi qu’ils l’auraient fait pour un deuil personnel (Quod ut palam factum est, non secus atque in domestico luctu maerentibus publice cunctis…). » Voir également D.C., Hist. Rom., 66, 26, 1.
107 Rey 2017, p. 99 et 102. Voir, dans le même sens, Schulten 2005, p. 19-20, dont : “Showing shared emotions could cement the social cohesion with the citizens.”
108 Suét., Calig., 3, 5 sur la civilitas de Germanicus ; Tac., Ann., 3, 1 sur les pleurs de la cité lors de son trépas.
109 Tac., Ann., 3, 3, 1 : « Tibère et Augusta s’abstinrent de paraître en public : peut-être pensaient-ils qu’il était au‑dessous de leur majesté de pleurer devant le peuple (inferius maiestate sua rati si palam lamentarentur), peut‑être craignaient-ils plutôt que tous ces regards, scrutant leurs visages, n’y lussent l’hypocrisie » (aussi Tac., Ann., 1, 76, 6-7). De même, la peur isole le prince de ses concitoyens : Suét., Tib., 12, 2 ; 63, 1 et 65, 6 ; Claud., 35, 1 et Dom., 3, 1.
110 Sur l’absence d’émotion de la part de l’empereur : Tac., Ann., 3, 15 (Tibère face à Pison Père), Tac., Ann., 11, 38, 2-3 (Claude lors de la mort de Messaline) ou Tac., Ann., 16, 10, 4 (sur l’insensibilité de Néron face aux supplications de la fille de L. Vetus). Le cas de Néron, tel que le présente Suétone, confirme la clef de lecture qui blâme les conséquences néfastes d’une appréhension uniquement personnelle par le prince de ses émotions (Suét., Ner., 23, 4, 24, 1, 41, 2 et 49).
111 Voir, par exemple, SHA Pius., 10, 5 : « Comme Marc-Aurèle pleurait la mort de son précepteur et que les serviteurs du palais l’engageaient à réfréner les marques visibles de son affection, l’empereur [Antonin] aurait déclaré : “Laissez-le se comporter comme un homme, car ni la philosophie ni le pouvoir n’étouffent les sentiments.” »
112 Suét., Aug., 55-56, 1, Macr., Sat., 2, 4, 19 (Auguste), Suét., Ner., 39, 2-4 ou D.C., Hist. Rom., 65(66), 11, 1 (Vespasien).
113 Suét., Claud., 38, 1-2.
114 Suét., Vesp., 15, 2-3 et D.C., Hist. Rom., 66, 12.
115 Tac., Ann., 6, 13 (trad. CUF modifiée) : l’épisode pourrait avoir eu lieu en 32.
116 Sén., Consol. ad Pol., 17, 5 : « Ne sachant jamais s’il préférait que sa sœur fût pleurée ou adorée, il lui faisait élever des temples et rendre des honneurs divins et, dans le même temps, châtiait avec la dernière cruauté quiconque ne se montrait pas assez triste », Suét., Calig., 24, 3 : « Ce fut un crime capital d’avoir ri, de s’être baigné, d’avoir dîné avec ses parents, sa femme ou ses enfants » ou D.C., Hist. Rom., 59, 10, 8. Un deuil public toucha l’Empire durant plusieurs mois et fut contrôlé de manière excessive, ce qui a même conduit Bauman 1974, p. 105-106 à penser que le non-respect du deuil put être assimilé à une action de maiestas, alors que la lex maiestatis avait peut-être été abolie par Caligula.
117 Suét., Tit., 8, 8 : In iis tot adversis ac talibus non modo principis sollicitudinem sed et parentis affectum unicum praestitit, nunc consolando per edicta, nunc opitulando quatenus suppeteret facultas.
118 Ces pages rejoignent certaines réflexions proposées dans Montlahuc 2021.
119 Azoulay 2013 et Cournarie 2018 sur le monde grec. Chez Cicéron, qui théorise le premier le rôle d’un « princeps », puis chez Cornélius Népos (qui applique une partie des modèles littéraires qu’il développe au cas d’Octavien), Pompée et Miltiade sont élevés au-dessus des citoyens en raison même de leur accessibilité : Cic., Manil., (14)41 : « Bien que sa dignité l’élève au-dessus des plus puissants, son affabilité semble le mettre au niveau des plus humbles » (voir Marcone 1990, p. 477) et Nep., Milt., 8, 4 : « En Miltiade, on rencontrait d’une part une si grande affabilité, d’autre part une si étonnante condescendance qu’il n’était personne, si humble fût-il, qui ne pouvait avoir accès à lui. Grande était son influence dans toutes les cités, illustre son nom, immense sa gloire militaire » (voir La Penna 1981, p. 189). Chez Plut., Ant., 4, 4-5, le charisme de Marc-Antoine se fonde sur sa capacité à vivre avec les soldats : « Son habitude de vider des coupes en public, de s’asseoir à côté des dîneurs et de prendre ses repas à la table des soldats, tout cela inspirait à ses hommes une affection et un attachement étonnants. »
120 Selon l’expression de Meister 2012 et 2015.
121 D.C., Hist. Rom., 69, 6, 3 : « Une femme lui ayant adressé une demande dans une rue où il passait, [Hadrien] lui répondit : “Je n’ai pas le temps.” Celle-ci lui ayant réparti d’un ton élevé : “Alors cesse d’être empereur”, il se retourna et lui donna audience. » Chez Plutarque (Démétr., 42, 7 et Apopht. Reg. et Imp., 179 C), l’épisode concerne Philippe II de Macédoine : l’identité des protagonistes s’efface ici devant leur qualité de monarque et d’acteur anonyme, les modèles hellénistiques d’accessibilité étant associés à celle des empereurs et réciproquement.
122 Plin. le J., Panég., 24, 3 et 24, 5.
123 SHA Sev. Alex., 4, 5 : Erat praeterea cunctis hominibus amabilis et ab aliis pius appellabatur, ab omnibus certe sanctus et utilis rei p.
124 Quand il vante la civilitas de Vespasien, Suét., Vesp., 12, 5 rappelle son accessibilité et D.C., Hist. Rom., 68, 7 dépeint Trajan comme un empereur accessible. De même, Antonin aurait partagé ses repas et fait les vendanges avec ses amis « à la manière d’un particulier » (SHA Pius, 11, 2 et 11, 4). Marc-Aurèle y fait référence quand il dit refuser de se césariser (Pensées, 1, 17, 5 et 6, 30, 1‑3). À l’inverse, Claude, « bien qu’il affectât les manières d’un citoyen ordinaire, n’osa paraître à des banquets sans être entouré de gardes du corps armés de lances » (Suét., Claud., 35, 1).
125 Selon l’expression célèbre de Cic., Planc., 66.
126 Sén., Clem., 1, 19, 6. Fertik 2015 sur le thème de l’ouverture de la demeure impériale dans ce texte de Sénèque.
127 Plin. le J., Panég., 49, 2-3.
128 Chastagnol 1985.
129 Sur cette visibilité décroissante du prince, voir Benoist 2001.
130 Gascou 1984, p. 362-364 puis Devillers 2014, p. 292.
131 Sur ce point, Béranger 1953, p. 159, Brunt 1984, p. 444 et Wilkinson 2012, p. 148.
132 Hollard 2014, p. 231-234 ou 237 sur « l’otium républicain » des empereurs.
133 D.C., Hist. Rom., 57, 11, 7 (Tibère), Suét., Vesp., 21, 2-3, D.C., Hist. Rom., 69, 7, 4 (Hadrien), SHA Sev. Alex., 4, 3.
134 D.C., Hist. Rom., 68, 7 : « Chéri de tous et redoutable seulement aux ennemis, [Trajan] prenait part aux chasses des citoyens, à leurs festins, à leurs travaux et à leurs projets, comme aussi à leurs distractions ; souvent même il occupait la quatrième place dans leur litière et il ne craignait pas d’entrer sans garde dans leur maison. »
135 Roller 2001, p. 146-154.
136 D.C., Hist. Rom., 54, 23, 1-4 (Auguste), Sén., Ir., 2, 33, 3-5 et Suét., Calig., 32, 7 (Caligula). Bien qu’il puisse être accueilli sans trop de solennités, l’empereur ne pouvait jamais être réduit à son statut d’ami. Ainsi, Macr., Sat., 2, 4, 13 : « Quelqu’un l’avait invité à dîner et lui avait servi un repas assez maigre, presque l’ordinaire de tous les jours ; en effet, Auguste ne refusait pratiquement jamais une invitation. Donc, après ce repas frugal et sans aucune recherche, prenant congé de son hôte qui le saluait, il se contenta de murmurer : “Je ne pensais pas être à ce point de tes intimes”. » Sur l’hilaritas civile dont Claude fit preuve lors d’un banquet, voir Plut., Galb., 12, 4-5.
137 Suét., Aug., 53, 8 : « Quoique le sénateur Gallus Cerrinius ne fût pas de ses intimes, quand il devint subitement aveugle et résolut pour ce motif de se laisser mourir de faim, Auguste alla en personne le consoler et lui rendit goût à la vie. » SHA, Sev. Alex., 20, 1 rapporte que l’empereur visitait aussi les malades des classes inférieures.
138 Suspène 2005, p. 364.
139 Eutrop., Abr. Hist. Rom., 8, 4.
140 Wilkinson 2012, p. 148-150. Ces topoi sont retournés par Suétone afin de blâmer Caligula (Calig., 27, 6).
141 Quint., Inst. Or., 6, 3, 59, puis Suét., Aug., 53, 5 et Macr., Sat., 2, 4, 3.
142 D’autres princes refusèrent d’être isolés du reste de la cité par leur entourage : voir Plin. le J., Panég., 19, 4, SHA Pius, 6, 4 ou SHA Sev. Alex., 4, 3.
143 Courrier 2014, p. 605-735 sur la plèbe et le prince (p. 650-682 sur leur « face-à-face direct »).
144 Suét., Claud., 21, 9 (trad. CUF très légèrement modifiée).
145 Suét., Tit., 8, 5-6.
146 Jehne 2000 : ce concept renvoie au comportement jovial (un terme qui, en allemand, signifie « condescendant sans mépris » et non pas « joyeux ») que les magistrats républicains devaient adopter lors de leurs interactions directes avec le populus, afin de préserver en toute circonstance la libertas des citoyens et de contrebalancer des inégalités socio-politiques objectives, dans le but final de maintenir l’obéissance des citoyens.
147 Wallace-Hadrill 1982, p. 42.
148 Le refus du dialogue avec la plèbe sur un pied d’égalité symbolique pendant les jeux pouvait être mal perçu par les habitants de la cité : Courrier 2014, p. 677-679, Hawkins 2017, p. 140-148.
149 Courrier 2014, p. 664.
150 Pour reprendre l’expression d’Elias 1985 (ici p. 12).
151 Suét., Aug., 53, 3-4. Pour un récit proche, sans mention de la litière, voir D.C., Hist. Rom., 54, 25, 3-4.
152 Dans sa traduction des Vies des Césars (editio minor, 2016, p. 400), G. Flamerie de Lachapelle propose de revenir à la version du manuscrit de Bologne daté de 1506, stipulant que la litière d’Auguste était « adaperta » (« ouverte ») et non « adoperta » (« voilée »).
153 Voir l’article fondamental de Jehne 2005 sur ce point. Suét., Tib., 27, 1 : « À l’égard des flatteries, son aversion fut telle qu’il ne laissa aucun sénateur aborder sa litière, soit pour lui rendre hommage, soit pour traiter d’affaires. »
154 D.C., Hist. Rom., 69, 7, 2-3.
155 À ce sujet, voir les synthèses de Royo 1999 et Gros 2017, p. 30-121.
156 Sén., Clem., 1, 15, 3-4 : « Un tel exemple me donne l’occasion de citer celui qu’on peut comparer à un bon père, un bon prince. Tarius, pour mener l’enquête sur son fils, appela César Auguste à son conseil ; il vint en ce foyer privé, s’assit, prit part à un conseil qui n’était pas le sien, au lieu de dire : “mais non, qu’il vienne en ma maison” ; car, en ce cas, l’enquête allait être celle de César, non celle du père. » De même, dans Sén., Ben., 3, 27 (passage où Sénèque vante la civilitas d’Auguste), Rufus réclame le pardon du prince au moment où ce dernier descend du Palatin.
157 Macr., Sat., 2, 4, 31.
158 Différent de son attitude distante après son départ pour Capri, le comportement affable de Tibère au début de son principat s’incarna dans sa volonté de participer aux jeux et de se montrer accessible au plus grand nombre, par exemple en logeant chez certains privati (D.C., Hist. Rom., 57, 11, 4-5).
159 D.C., Hist. Rom., 66, 10, 4-5.
160 D.C., Hist. Rom., 69, 7, 1.
161 Les sources associent l’étiolement de la civilitas du prince avec le moment où ce dernier se montre dangereux et/ou distant envers les aristocrates. Doit-on suivre Polybe lorsqu’il affirme qu’« on pourrait dire de tous les rois qu’au début de leur règne ils parlent de la liberté comme d’un cadeau qu’ils offrent à tous, et donnent à tous ceux qui sont ainsi des partisans fidèles le nom d’amis et d’alliés : mais une fois leur autorité établie, ils se mettent aussitôt à traiter ceux qui ont placé leur confiance en eux non pas comme des alliés mais comme des domestiques » (Pol., Hist., 15, 24, 4) ? Dans les cas où l’on parvient à dater les épisodes concernés (chose rare), il est parfois possible de suivre l’auteur grec, mais ce schéma demeure imparfait en raison de l’état de la documentation comme de la diversité des situations observées (un principat né de la guerre civile ou non, les durées variables des règnes, des comportements personnels différents, etc.). De surcroît, Polybe identifie une évolution semblable dans le cas des régimes monarchiques sur le temps long, évoquant des monarques qui vivaient comme/parmi leurs semblables, avant de succomber au faste de la royauté (Pol., Hist., 6, 7).
162 La permanence des pratiques citoyennes de l’empereur en contexte d’adventus d’une part, et de son charisme de l’autre (les deux étant désormais dissociés), se lit par exemple dans Panég. Lat., 12(2).21 à propos de l’adventus de Théodose en 389 p.C. Sur la tension entre la civilitas et le modèle du bon empereur chrétien, voir Bureau 2016.
163 Veyne 2006 [1995], p. 174 : « Cette formulation en termes abstraits, généraux, d’un événement qui est peut-être unique, formulation obtenue au terme d’une sorte d’effort de scrutation, n’est autre que l’allongement du questionnaire […]. C’est au terme de cet effort qu’on a fini par prononcer des mots tels que féodalité, charisme, sociétés à ordres, capitalisme, millénarisme qui sont devenus notre bagage indispensable pour comprendre le présent et le passé. »
164 Montlahuc en préparation.
165 Je remercie, pour leurs suggestions dans la mise au point du présent texte : B. Augier, L. Autin, V. Azoulay, P. Cournarie, S. Duc, J.-P. Guilhembet, Fr. Hurlet, M. Jehne et R. Laignoux. Malgré leurs amicales remarques et critiques, les conclusions formulées ici n’engagent que leur auteur.
Auteur
-
Pascal Montlahuc
Université Paris Cité – UMR 8210 ANHIMA – pascal.montlahuc@hotmail.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Thermalisme en Toscane à la fin du Moyen Âge
Les bains siennois de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle
Didier Boisseuil
2002
Rome et la Révolution française
La théologie politique et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799)
Gérard Pelletier
2004
Sainte-Marie-Majeure
Une basilique de Rome dans l’histoire de la ville et de son église (Ve-XIIIe siècle)
Victor Saxer
2001
Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle)
Charges, hommes, destins
Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.)
2005
La politique au naturel
Comportement des hommes politiques et représentations publiques en France et en Italie du XIXe au XXIe siècle
Fabrice D’Almeida
2007
La Réforme en France et en Italie
Contacts, comparaisons et contrastes
Philip Benedict, Silvana Seidel Menchi et Alain Tallon (dir.)
2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002