Entre récupération de la démocratie et normalisation de l’autoritarisme
Esquisse d’un cadre analytique de l’état d’exception
p. 401-414
Texte intégral
1En 2018, déjà, le débat sur l’état d’exception commençait à refroidir1. Le dernier état d’urgence sécuritaire en France, qui avait duré 719 jours à partir du 13 novembre 2015, avait été levé le 31 octobre 2017. Bien que cette fin ait été critiquée par certains comme inappropriée, car elle avait conduit à introduire des dispositions exceptionnelles dans le droit ordinaire, à l’issue de ces deux années, la normalisation de ce dispositif avait rendu l’exception normale. Il en avait été de même avec l’état d’exception en Turquie : déclaré en réaction à un coup d’État militaire dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, les conséquences pour la société turque furent énormes. Le coup d’État avait fait plus de 290 victimes, entraîné la mise à pied de dizaines de milliers d’employés de l’État et – peut-être la conséquence la plus importante d’un point de vue juridique – donné naissance à une nouvelle constitution dite présidentielle, pour ne pas dire autoritaire. Critiquée pour avoir été établie à la faveur d’une situation de crise grave, cette constitution sert aujourd’hui de cadre juridique et institutionnel à la politique turque. Ce que montrent ces deux exemples de renforcement de l’action exécutive due à une situation de crise soudaine et grave, se trouve confirmé au niveau de la communication publique, qui suit une même logique. Une fois que l’état d’exception a pris fin – ou, du moins, qu’il a été déclaré tel – les conséquences qu’il a pu avoir, même si elles ont été jugées antidémocratiques, disparaissent très vite de la couverture médiatique. Et par suite, du discours public.
2Mais cela ne devrait pas être le cas, car de nombreuses voix critiques soulignent qu’après la déclaration d’un état d’exception, le statu quo ante peut difficilement être rétabli. En d’autres termes, une capacité exécutive renforcée a tendance à se maintenir et à infecter profondément la culture démocratique de l’État dans lequel elle a été appliquée. Ainsi, même si l’intérêt pour cette question s’est estompé, le silence autour de l’état d’exception pourrait être une bonne – et aussi une urgente – occasion de réfléchir sur ce que le renforcement des capacités exécutives a fait aux cultures politiques démocratiques dans les sociétés qui ont connu ce type d’intervention de crise. En amont, ce pourrait être une occasion aussi de réfléchir sur la manière dont il est possible d’évaluer ces impacts. L’état d’exception n’étant pas un événement standardisé mais plutôt très particulier, il nécessite une dissection et une réflexion adéquates en ce qui concerne sa forme et sa condition spécifiques. Une analyse suffisamment différenciée exige donc un accès empirique à l’état d’exception en tant que pratique dans son caractère unique sur le plan politique, juridique, social, etc. Découvrir l’ADN d’un état d’exception devient la condition préalable pour réfléchir à son impact sur la culture démocratique. En d’autres termes, parler de la normalisation de l’exception doit être précédé par son analyse empirique.
3Dans ce qui suit, je voudrais développer cette idée. Je montrerai donc d’abord à quoi pourrait ressembler une définition de l’état d’urgence. C’est important pour pouvoir centrer la réflexion sur les questions d’état d’exception proprement dites, et non, par exemple, sur les troubles civils, les guerres de sécession ou d’autres événements de crise qui ne répondent pas aux critères d’un état d’exception. Ensuite, je proposerai trois perspectives de recherche scientifique sur l’état d’exception, suivies de quatre dimensions d’analyse différentes. Prises ensemble, ces dimensions peuvent être considérées comme un cadre de base pour l’étude systématique de l’état d’exception, nous permettant de considérer chaque phénomène d’intervention renforcée de l’exécutif comme un cas unique.
État d’exception : réflexions sur le concept
4Comme toujours, au commencement d’une analyse de sciences sociales, les concepts clefs doivent être correctement définis. Une bonne définition est d’autant plus importante que les faits politiques et sociaux à observer ont tendance à être controversés. Cela s’applique en particulier au concept d’état d’exception2. Très souvent, le terme provoque – au moins en ce qui concerne les débats en science politique, et en particulier dans le domaine de la théorie politique – la même réaction spontanée : Carl Schmitt. Autant ce réflexe peut être justifié en théorie constitutionnelle, autant il est improductif en termes d’analyse politique et juridique concrète. En effet, le concept d’état d’exception de Schmitt se limite à un débat très étroit et anti-libéral en théorie politique. Ce faisant, il est incapable de refléter l’état d’exception dans sa pratique politique, juridique, sociale, etc. immensément accélérée et condensée sur un plan empirique. Par conséquent, le concept Schmittien ne peut saisir de manière adéquate l’effet d’érosion des états d’exception sur les démocraties libérales. Après tout, l’état d’exception n’est pas un problème quotidien, comme l’a fait remarquer Clinton L. Rossiter à propos des États constitutionnels démocratiques en général : « La dictature constitutionnelle est une chose dangereuse3. »
5Qu’est-ce que l’état d’urgence et qu’est-ce qui le rend si dangereux ? Dans une perspective centrée sur l’État, l’état d’exception et les mécanismes d’intervention de crise qu’il prévoit se produisent dans le contexte « de l’État moderne, c’est-à-dire institutionnalisé. Ces mécanismes ont en commun qu’ils renforcent tous le pouvoir d’action et de décision du gouvernement, si les conditions requises pour déclencher un état d’exception sont remplies. L’objectif déclaré de ces instruments est de revenir le plus rapidement possible à la situation d’avant-crise4. »
6Selon cette définition, l’état d’exception dans le contexte d’un État moderne semble être un ensemble de mécanismes de réaction aux crises empiriquement détectables. Ces outils ont en commun d’être destinés à accroître la capacité d’action et de décision du gouvernement lorsque les circonstances l’exigent. L’objectif de leur application est le retour le plus rapide possible au statu quo ante, c’est-à-dire à la situation qui prévalait avant que la crise (qui a déclenché l’état d’exception) ne survienne.
7Une définition générale de l’état d’exception nécessite néanmoins de prendre en considération ses implications institutionnelles, procédurales et dynamiques, ainsi que de tenir compte des institutions et des procédures de l’exception, telles qu’elles sont prévues dans l’ordre constitutionnel de chaque État. En ce qui concerne son organisation institutionnelle, on peut distinguer deux grandes variantes. L’état d’exception peut être considéré comme (1) extra-légal par rapport à l’ordre constitutionnel environnant. Ou bien, il peut être compris comme (2) légalement intégré dans la constitution de l’État. En outre, dans le second cas, (2.1) les dispositions orientées vers l’exécutif et (2.2) les dispositions non orientées vers l’exécutif peuvent être distinguées davantage. Dans ce qui suit, j’exposerai brièvement les perspectives respectives ouvertes par ces deux types fondamentaux, ainsi que la différenciation à l’intérieur du type.
8(1) Un état d’exception peut être qualifié d’extra-légal si son application place l’intervention de crise au-delà de l’ordre constitutionnel, tant que l’état d’exception reste activé. L’exemple historique paradigmatique d’un état d’exception extra-légal est la nomination d’un dictateur, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours de la période classique de la République romaine5. Selon les sources historiques de l’historiographie romaine6, le Sénat pouvait ordonner de nommer un dictateur lorsque les circonstances l’exigeaient, par exemple pour faire la guerre ou organiser des jeux. Si le dictateur était nommé, il pouvait remplir sa mission sans être lié par les règles juridiques habituelles, comme, par exemple, le principe de collégialité. Cela indique clairement que la nomination du dictateur suspendait temporairement l’ordre constitutionnel – idéalement avec une limitation à une période maximale de six mois. Pendant la Renaissance italienne, Niccolò Machiavel a réitéré l’idée que les républiques, confrontées à des situations de crise graves et à des circonstances exceptionnelles, devaient avoir la possibilité de bénéficier d’un processus décisionnel simplifié. Il a insisté sur le fait que l’institution de la dictature était le dernier recours pour les républiques en proie à de telles difficultés. Si elles choisissaient de ne pas l’avoir, elles risquaient de périr si des défis fondamentaux venaient à se présenter.
9(2) Un état d’exception est dit juridiquement intégré si, lors de sa proclamation, l’ordre constitutionnel n’est que « partiellement » suspendu, indépendamment de ce que signifie exactement partiellement dans chaque cas concret. Afin de se maintenir pendant l’application d’un état d’exception, la constitution elle-même ou les lois ultérieures doivent contenir des dispositions, par exemple, pour le processus d’attribution des compétences à l’exécutif, l’organisation de la séparation des pouvoirs pendant l’état d’exception, pour la durée de l’état d’urgence, et, enfin, concernant les droits fondamentaux qui peuvent être restreints.
10La différenciation supplémentaire de ce type d’état d’exception est due aux variantes imaginables de l’implication de divers organes constitutionnels au moment de sa proclamation. L’exécutif peut-il déclarer seul l’état d’exception (2.1) ? Ou le pouvoir exécutif dépend-il de la coopération avec d’autres organes constitutionnels, tels que le Parlement (2.2) ?
11(2.1) Les exemples d’une variante orientée vers l’exécutif et juridiquement intégrée sont nombreux. On peut les trouver dans les règlements de l’Ausnahmezustand en vertu de l’article 48 de la Constitution de Weimar (WRV), ou dans l’état d’urgence, basé sur la loi 358/55, qui s’est vue récemment appliquée en France. Ces deux exemples d’états d’exception ont en commun de reposer sur une attribution claire des compétences d’intervention en situation de crise à l’exécutif. Cette attribution de compétences signifie à la fois l’initiative même de la proclamation d’un état d’exception et la capacité d’agir une fois qu’il est déclaré. Dans l’histoire des idées, l’exemple typique de cette variante de l’état d’exception orientée vers l’exécutif et intégrée juridiquement est la dictature de commissaire de Carl Schmitt.
12(2.2) Une forme beaucoup moins courante d’état d’urgence juridiquement intégré est celle des arrangements institutionnels qui attribuent des pouvoirs importants au pouvoir législatif lorsqu’il s’agit de déclarer la nécessité d’une intervention exceptionnelle en cas de crise. Dans ces cas, l’état d’exception ne peut être activé que si le Parlement, ou au moins une partie du Parlement, y consent. C’est le cas, par exemple, pour le Notstand allemand (articles 35 et 91 GG), qui est conceptuellement basé sur l’expérience de l’application de l’article 48 WRV, et qui cherche donc à éviter une concentration non appropriée de pouvoirs entre les mains de l’exécutif7. C’est dans ce sens que cette variante peut être décrite comme un état d’exception juridiquement intégré, non orienté vers l’exécutif. L’implication du pouvoir législatif est perçue comme un autre moyen d’interdire une concentration non souhaitée du pouvoir dans un dispositif institutionnel démocratique. Indépendamment de l’implication spécifique du Parlement dans les processus décisionnels fondamentaux lors de la déclaration de l’état d’exception, l’objectif principal reste bien sûr la mise en place de la capacité d’intervention en cas de crise la plus efficace possible.
13Outre cette différenciation formelle sur la base des caractéristiques institutionnelles/procédurales, la définition de l’état d’exception, telle que proposée ci-dessus, fait ressortir un autre élément. Cet élément dynamique consiste en l’identification des critères pertinents pour la déclaration d’un état d’exception. L’identification de ces critères dépend fortement de la situation spécifique et des personnes responsables de la prise de décision. Déclarer qu’une crise est en cours et qu’elle ne peut être gérée par des moyens conventionnels semble être une tâche véritablement politique. Déclarer une crise grave implique l’obligation pour l’exécutif démocratiquement élu de rendre publiquement plausible sa perception de la situation. La plausibilité publique au sens d’un framing8 d’une situation ou d’une action spécifique signifie toute déclaration, qu’elle soit justifiée ou non, qui postule la nécessité situationnelle d’un état d’exception comme indispensable. Cette composante discursive d’un état d’exception en tant que pratique politique semble être la principale porte d’entrée pour un développement antidémocratique de capacités exécutives renforcées. C’est par rapport à cette composante discursive, c’est-à-dire dynamique et ouverte de tout état d’exception, que Karin Loevy a articulé sa compréhension conceptuelle des situations d’urgence :
Problems of change and continuity in emergencies, I contend, should not be described exclusively within the master narrative about expansion of exceptional powers on the backdrop of continuity of normal powers. We should therefore describe the legal politics of emergencies on the backdrop of dynamic, dental, historical processes [...]9.
14Par conséquent, selon Karin Loevy, l’état d’urgence ne peut être traité de manière suffisante sur le plan analytique, si l’analyse est réduite à la perspective de sa manifestation juridique. Les schémas discursifs et leur dynamique doivent également être pris en compte.
Analyser les états d’exception
15Ainsi, si les états d’exception, en ce qui concerne leur pratique politique, combinent les questions institutionnelles/procédurales et discursives, toute analyse qui ne prend pas en compte cette complexité échouera. Si cela est vrai, la question se pose de savoir quelle serait une approche appropriée des pratiques complexes et changeantes de l’exception. L’état d’exception en tant que dynamique politique, juridique, sociale, etc. est basé sur des éléments juridiques et politiques et, par conséquent, discursifs, ainsi que dans leur interaction. Alors que le cadre juridique de l’état d’exception doit avoir été établi avant sa proclamation afin de permettre les actions des acteurs institutionnels, les éléments politiques et discursifs sont principalement déterminés par la crise qui déclenche l’application d’un état d’exception. Afin de bien saisir ces relations complexes, un cadre analytique, qui respecte également les approches sur et les dimensions de l’état d’exception, me semble nécessaire. Dans ce qui suit, je vais essayer de décrire plus en détail les différentes composantes de ce cadre.
Trois perspectives
16Un cadre approprié pour une analyse de l’état d’exception devra distinguer trois perspectives différentes, que j’expliquerai dans ce qui suit. En ce qui concerne la (1) perspective disciplinaire, l’état d’exception requiert nécessairement une interdisciplinarité. Même si cela peut sembler banal dans la rhétorique bien connue de la gestion de projets, cette référence explicite est néanmoins incontournable. Toute analyse visant à comprendre l’état d’exception d’un point de vue purement juridique sera vouée à l’échec car elle ne tient pas compte de l’élan politique. En revanche, toute analyse qui se concentre uniquement sur les éléments discursifs et politiques risque d’ignorer les changements dans les modèles institutionnels et procéduraux de l’état d’exception et pourrait négliger les tendances antidémocratiques dans la pratique concrète de l’exécutif renforcé10. Afin d’éviter ces points aveugles, l’analyse d’un état d’exception nécessite une vision combinée de la politique et du droit.
17En outre, une analyse appropriée de l’état d’exception doit sur le plan de la méthode (2) pouvoir superviser et relier différentes formes de données pertinentes générées dans une phase de forte densité, d’action et de communication liées à la crise. Dans la mesure où la proclamation d’un état d’exception, comme je l’ai déjà montré, dépend de la capacité de l’exécutif à justifier de manière adéquate sa nécessité auprès du public politique, l’analyse aura un intérêt majeur dans les données linguistiques et les schémas de discours, tels que les protocoles parlementaires, la couverture des journaux et le contenu des médias sociaux. Mais d’autres types de données, telles que les projets de loi ou les statistiques de la police, contenant par exemple le nombre de perquisitions, d’arrestations temporaires ou d’interdictions de manifestation, peuvent également être importantes ici.
18Enfin, en ce qui concerne la perspective temporelle (3), toute enquête sur un état d’exception nécessite une analyse de long terme. Celle-ci doit couvrir les trois étapes d’une application de l’état d’exception, c’est-à-dire la période de l’état d’exception elle-même, mais aussi la situation précédente et les conséquences. Ce n’est qu’en combinant ces trois étapes qu’un état d’exception spécifique peut être observé comme un processus dans son ensemble. Ce processus est constitué de divers événements ou actions qui se suivent ou s’influencent mutuellement : l’élément ou le contexte qui conduit à l’acceptation publique d’un événement spécifique en tant que crise de déclenchement ; les débats publics ultérieurs et continus qui reflètent l’action politique ; les amendements légaux et/ou constitutionnels qui affectent la situation des droits de l’homme mis en œuvre ; et, enfin, la manière spécifique de mettre fin à l’état d’exception avec toutes les conséquences qui s’en suivent. Cette liste n’est certainement pas exhaustive. Mais les événements et/ou actions mentionnés ci-dessus pourraient très bien illustrer ce que cela signifie lorsque nous disons que l’intervention de crise dans un état d’exception constitue une séquence. La compréhension de cette séquence qu’est l’état d’exception en tant que processus, ne donne pas seulement une image globale du déroulement des événements ; elle nous permet également de juger dans quelle mesure un retour substantiel au statu quo ante a effectivement été réalisé.
Quatre dimensions
19En ce qui concerne le contenu du cadre analytique, la prise en compte de quatre aspects spécifiques – que j’appellerai ci-après dimensions – de l’état d’exception s’est avérée utile dans mes travaux précédents. Je vais décrire brièvement chacune de ces quatre dimensions ci-dessous. Chacune d’entre elles devrait, sous une forme ou une autre, être présente dans toute application de l’état d’exception, et possède sa propre signification. Ainsi, bien que je les numérote de 1 à 4, cela n’implique aucun classement ou position hiérarchique entre elles.
20(1) La dimension de crise se réfère à tous les événements possibles qui conduisent à la déclaration d’un état d’exception. Ici, la littérature s’accorde globalement sur la distinction entre les événements provoqués par l’homme et ceux qui ne le sont pas. Alors que les seconds font référence aux catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre, les inondations ou, plus récemment, les changements climatiques, les premiers comptent les attaques terroristes, les tentatives de coup d’État ou même les grèves. C’est surtout dans cette deuxième catégorie d’événements d’origine humaine que la déclaration d’un état d’exception encadrant la crise revêt une importance particulière. J’y reviendrai dans le contexte de la quatrième dimension. En outre, il pourrait être nécessaire d’examiner, en plus de la différenciation catégorique entre les événements d’origine humaine et ceux qui ne le sont pas, si l’état d’exception a été déclenché par un événement singulier, récurrent ou même permanent. Un événement singulier est censé déclencher l’état d’exception, tandis que, vus dans le temps, des événements récurrents ou permanents peuvent entrer en collision avec une action exécutive renforcée. Dans ce cas, la cause et la (ré)action risquent d’entrer dans une dynamique de réciprocité, s’accélérant l’une l’autre.
21(2) La dimension du droit éclaire le cadre constitutionnel ou tout autre cadre juridique pour l’application de l’action d’exception. Cette dimension exige plus qu’un simple bilan. L’examen de l’environnement juridique de l’action exécutive renforcée doit tenir compte du fait qu’il pourrait lui-même être affecté pendant et par un état d’exception. Par exemple, la quasi-totalité des dispositions relatives à l’état d’exception prévues dans diverses constitutions permettent à l’exécutif de porter atteinte à l’habeas corpus. Ainsi, la dimension du droit pourrait être soumise à une pression considérable, si le cadre juridique normal – surtout les droits à la liberté individuelle – se voyait soumis à une suspension pendant l’état d’exception.
22(3) La dimension de la réponse comprend toutes les mesures prises pour lutter contre la crise. Deux aspects sont essentiels pour cette dimension. Premièrement, elle exige l’observation de toutes les mesures prises par l’exécutif sur la base du cadre juridique pertinent, ainsi que l’examen des parties de l’action de l’exécutif qui tendent à dépasser les limites légales ou constitutionnelles existantes. Ce dernier aspect est de la plus haute importance lorsqu’il s’agit de juger le potentiel destructeur d’une action exécutive renforcée : plus les actions spécifiques tendent à être qualifiées comme dépassant le droit existant ou même les principes constitutionnels existants, moins il est probable que le système politique revienne au statu quo ante. Deuxièmement, les actions de l’exécutif doivent être évaluées à l’aulne d’une question centrale : dans quelle mesure les actions prises ont-elles réellement aidé à surmonter la crise ? Dans quelle mesure certaines pratiques ont-elles des résultats ou des solutions évaluables en ce qui concerne la crise à laquelle l’état d’exception est censé réagir ? Ou bien, les actions prises ont-elles manqué d’impact et n’ont-elles servi qu’à un niveau symbolique, peut-être même seulement pour un groupe spécifique de destinataires ?
23(4) Enfin, la dimension politique qui englobe – au moins dans une certaine mesure – les trois dimensions susmentionnées. L’observation de la pratique politique de l’état d’exception revêt donc une importance particulière. Le phénomène le plus important à observer ici est celui des processus de négociation et d’interprétation de l’état d’exception dans son ensemble, de la crise initiale à la réaction. Ce phénomène se manifeste dans les schémas de langage dans le discours public, c’est-à-dire dans le discours politique. Le discours politique est une arène contestée qui peut être observée sous diverses variantes, selon la manière dont elle est exécutée. La forme la plus courante du discours public se trouve certainement dans le processus parlementaire, mais aussi dans les discours politiques publics, dans les articles des journaux, ainsi que dans les réseaux sociaux ou – éventuellement – dans l’art ou dans toute autre manifestation qui prétend intervenir publiquement sur des questions politiques d’actualité. Le discours politique n’offre pas seulement un cadre spécifique à la crise initiale, ce qui permet d’ailleurs de distinguer les états d’exception selon leurs modes de légitimation spécifiques. Au-delà de cela, après un moment initial de fort consensus suite à une situation de crise, avec un intervalle de temps croissant entre la crise et l’action renforcée de l’exécutif, la critique et l’interprétation alternative deviennent plus visibles dans le débat public. L’évaluation de l’intensité de ces positions, telles que la critique de l’inefficacité réelle des mesures exécutives ou la revendication de l’invalidité de certains cadres, peut servir d’indicateur concernant la probabilité d’une tendance à la normalisation de l’exception.
24L’application d’une analyse empirique basée sur les quatre dimensions décrites ci-dessus à des formations spécifiques d’états d’exception présente au moins deux avantages majeurs : elle permet une analyse approfondie de chaque action exécutive renforcée, dévoilant l’ADN spécifique de chaque état d’exception. En outre, la construction d’une analyse des états d’exception sur la base de ces quatre dimensions permet une approche comparative systématique d’une variété de pratiques d’intervention en situation de crise exceptionnelle ; cela pourrait même aller jusqu’à identifier des facteurs décisifs conduisant à une normalisation d’un état d’exception – ce qui constitue une érosion de la démocratie.
Une tendance à la normalisation ?
25Kretschmann et Legnaro affirment dans leur article sur l’Ausnahmezustand que « dans les démocraties établies, l’état d’exception [...] est un instrument délicat et utilisé à contrecœur11 ». C’est une évaluation de l’action exécutive renforcée actuelle que je récuse. Au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, les états d’exception ont été des outils de réaction aux crises assez courants. Après le 11 septembre, les États-Unis, l’Espagne, la France, le Royaume-Uni, les Îles Marshall, Israël et la Turquie – pour ne citer que certains cas – ont appliqué de manière occasionnelle, répétée ou cohérente une action exécutive renforcée sous le label d’états d’exception. On pourrait donc être tenté de conclure que l’état d’exception est devenu un élément majeur de la routine de la gouvernance démocratique. Il est devenu au moins une sorte de normalité.
26Restons-en à un exemple afin de mieux comprendre ce que signifie la référence normative, le diagnostic de l’état d’exception en tant que norme. En France, depuis 1955, l’état d’exception a été proclamé à plusieurs reprises, par exemple, après les attentats de Paris en novembre 2015. Il a été supprimé deux ans plus tard. Mais est-ce vraiment une description adéquate de la dimension juridique de cet état d’exception ? Que s’est-il passé 719 jours après que trois terroristes ont tué 89 personnes au Théâtre Bataclan le 13 novembre 2015, que d’autres terroristes ont abattu plusieurs personnes dans différents cafés de rue des Xe et XIe arrondissements de Paris et qu’un troisième groupe s’est fait sauter à proximité immédiate du Stade de France ? Le gouvernement avait prolongé l’état d’urgence à six reprises jusqu’au 31 octobre 2017 et y a mis fin de jure le lendemain12. Ce qui s’est également passé, c’est que le 1er novembre 2017, le Code de la sécurité intérieure a été modifié, de sorte que les dispositions exceptionnelles issues de la loi 358/55 sur l’état d’urgence ont trouvé leur place dans la législation normale. Par cette modification, les dispositions exceptionnelles ont été intégrées dans la législation normale et ont été, en principe, établies de manière permanente. L’état d’urgence a été normalisé, comme l’ont dit de nombreux critiques. Dans une perspective de théorie démocratique normative, la question se pose de savoir si une telle extension temporelle des dispositions d’état d’exception a conduit ou non à une détérioration significative de la qualité démocratique et constitutionnelle en France. Sur ce type de question, le concept de normalisation nécessite sans aucun doute une différenciation plus poussée : en effet, il faut considérer une différence dans la qualité de la démocratie, considère-t-elle que « seules » les libertés individuelles sont soumises à certaines restrictions temporelles et/ou locales, ou que tout l’ordre constitutionnel est soumis à un changement dictatorial. D’un point de vue normatif, aucune de ces évolutions n’est, sans aucun doute, souhaitable, car elles conduisent tôt ou tard à l’inverse d’un régime démocratique – un État autoritaire13. Afin de pouvoir mieux appréhender ces évolutions, il me semble nécessaire de développer des catégories pour analyser ce potentiel de normalisation de l’état d’exception, qui permettent une évaluation différenciée quant à leur danger potentiel respectif. Par exemple, il serait possible d’examiner si une différenciation des degrés de normalisation pourrait être faite sur la base du contenu juridique exempté et de son extension temporelle et/ou personnelle. Ou encore, on pourrait évaluer la persistance de schémas de langage critiques liés à une action exécutive renforcée, tels qu’ils se produisent dans le discours public. Ou encore, on pourrait combiner les deux.
27Lorsqu’il s’agit d’analyser de manière appropriée les états d’exception, même au-delà des questions abordées ici, d’autres questions se posent qui doivent être clarifiées. Ces questions ouvrent encore davantage la complexité des pratiques liées à l’état d’exception : dans quelles conditions un état d’exception devient-il un état permanent ? Serait-il plus sage pour les démocraties, comme le suggèrent Kretschmann et Legnaro en parlant de « gouvernance sans état d’urgence14 », de s’abstenir de disposer d’un outil juridique ou constitutionnel permettant une action renforcée du pouvoir exécutif, juste pour ne pas mettre en péril l’intégrité des procédures et des institutions démocratiques ? Et comment inverser une évolution dans laquelle l’état d’exception est devenu permanent ? Quels sont les groupes politiques et sociaux qui, dans des circonstances particulières, sont touchés par les pratiques exceptionnelles de l’État ? Et enfin, selon ma lecture du plaidoyer d’Anne-Marlen Engler pour une analyse différenciée de la relation entre la norme et l’exception15 : lorsque l’état d’urgence est devenu la norme – que signifie alors le terme normalité ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Ce texte a été rédigé avant le début de la crise du Covid-19 en 2020.
2 Deux études récentes me paraissent particulièrement importantes pour une mise en perspective fondamentale du débat actuel : d’une part, celle de Jonas Heller (2018), qui porte sur la dialectique du droit et son application : « Menschenrechte und Ausnahmezustand sind zwei Weisen, durch die der moderne Staat seine rechtliche Ordnung nicht nur begründet und erhält, sondern auch immer wieder durchbricht. Zwischen ihnen besteht ein Gegensatz : Wo der Ausnahmezustand erklärt wird, werden Menschenrechte eingeschränkt. » D’autre part, l’ouvrage de Jona van Laak (Dissertation TU Munich 2019), dans lequel l’auteur poursuit la question de savoir comment la gestion exceptionnelle des crises est devenue un moyen de plus en plus courant de la politique quotidienne.
3 Rossiter 1948, p. 243.
4 Lemke 2018, p. 374.
5 Même si le dictateur est nommé par le sénat selon une procédure réglée, l’extra-légalité consiste dans le fait qu’après, les normes constitutionnelles sont suspendues.
6 Cf. ci-dessus p. 21-35.
7 Lemke 2017, p. 127-135.
8 Wehling 2017, p. 42 sq.
9 Loevy 2016, p. 309.
10 Van Laak 2019.
11 Kretschmann – Legnaro 2018, p. 207.
12 Des études détaillées sur l’application de l’état d’exception en France entre 2015 et 2017 et ses conséquences se trouvent dans Jobard 2019 et Lemke 2019.
13 Heller 2018.
14 Kretschmann – Legnaro 2018, p. 208.
15 Engler 2019.
Auteur
-
Matthias Lemke
École supérieure fédérale d’administration publique – Matthias.Lemke@polizei.bund.de
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Victor Saxer
2001
Offices et papauté (XIVe-XVIIe siècle)
Charges, hommes, destins
Armand Jamme et Olivier Poncet (dir.)
2005
La politique au naturel
Comportement des hommes politiques et représentations publiques en France et en Italie du XIXe au XXIe siècle
Fabrice D’Almeida
2007
La Réforme en France et en Italie
Contacts, comparaisons et contrastes
Philip Benedict, Silvana Seidel Menchi et Alain Tallon (dir.)
2007
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge
Jacques Chiffoleau, Claude Gauvard et Andrea Zorzi (dir.)
2007
Souverain et pontife
Recherches prosopographiques sur la Curie Romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846)
Philippe Bountry
2002