De la dictature à l'état d'exception
| ,Du XXe siècle aux temps présents
Les figures de l’état d’exception dans l’empire de Russie et en Urss (1864-1941)
Texte intégral
- 1 Wortman 1976 ; 2005. Borisova 2013 ; Borisova-Burbank 2018.
- 2 L’historien Baberowski estime que l’exception fut le mode de gouvernement choisi notamment par le (...)
1La place du droit en Russie est une question souvent débattue sous le prisme normatif d’une absence d’État de droit. Des historiens soulignent néanmoins l’attachement politique des souverains impériaux, soviétiques et russes à la loi, au droit comme mythe, ornement et idéal dans la culture politique russe, une fiction culturelle ré-haussant l’image du monarque. Pour reprendre les analyses de Richard Wortman, la monarchie, le régime soviétique et le gouvernement russe actuel affirment et réaffirment l’importance de la loi et des institutions légales, mais sans abandonner leur crainte à l’égard de l’expertise juridique et des juristes. Le chercheur fait ainsi face à un modèle singulier où le droit fonctionne comme mythe, incarnation du pouvoir du souverain, mais reste soumis à l’exécutif. À la fois sollicités et mis sous surveillance, les juristes sont peu autonomes. Dans cette étroite limite, la poursuite de la légalité n’a pas été incompatible avec un régime autoritaire. La tension entre l’affirmation du principe de légalité et la suspicion constante de l’autorité exécutive russe à l’égard du modèle (libéral, capitaliste…) de l’État de droit, permet de rendre de compte de dynamiques socio-politiques à première vue contradictoires1. Interroger les figures de l’exception dans l’État russe et soviétique permet d’éclairer les dynamiques, impériales et révolutionnaires, de son histoire2. Sa dimension impériale d’abord, les règles de droit ne furent jamais appliquées de manière uniforme sur le territoire, la relation au contexte historique et politique d’autre part, impliquant des redéfinitions des normes au nom de l’imminence de crises, de dangers, légitimant la suspension des droits et du cours régulier de la justice, le recours à la « Terreur » et à l’extrajudiciaire.
- 3 Solomon 1996.
2Dans cet article, nous proposons d’abord d’étudier l’utilisation des décrets instaurant l’état d’exception (chrezvychainoe polozhenie, usilennaia okhrana, voennoe polozhenie, osadnoe polozhenoe) de manière plus ou moins ponctuelle et territoriale dans une période de grands troubles politiques et sociaux, selon une tradition impériale depuis 1881. Nous envisageons ensuite l’influence exercée par les épisodes où l’exception devint la règle dans les moments de crises extrêmes, la guerre et les révolutions, la guerre civile, le Grand Tournant stalinien (1929-1932) et la Grande Terreur (1937-1938). Enfin, nous tenterons de saisir l’influence de ces moments paroxysmiques sur le droit et la pratique de la justice. Dans les moments d’accalmie, les juristes produisirent des textes et se montrèrent soucieux de leurs prérogatives contre les institutions désignées sous le terme d’extrajudiciaires (vnesudebnye) ou d’extraordinaires (chrezvychajnye). Ils défendirent une stabilisation des relations sociales en rupture avec les temps troublés. Mais ils étaient aussi des révolutionnaires et mirent en avant leur capacité à construire un droit nouveau, révolutionnaire, socialiste, susceptible de défendre l’ordre nouveau, et d’intégrer des éléments de la réalité produite par l’extraordinaire de la révolution. Ils reprenaient les objectifs (en en traduisant une partie dans la langue du droit) qui avaient expliqué la terreur, donnant ainsi sens à la violence politique quand ils agissaient pour la stopper. L’existence hors du champ strict de la terreur et de la politique révolutionnaire, d’une justice régulière, respectueuse des procédures et réglant les litiges ordinaires des Soviétiques, n’exclut pas le fait que l’exception était entrée dans le droit à travers des notions comme « l’analogie », la « légitime défense sociale », la « conscience révolutionnaire3 ». En outre, dans leurs pratiques, juges, procureurs et avocats étaient en lien avec des instances porteuses de l’exception, le Parti communiste ou la Police politique, avançant d’autres principes que la lettre de la loi et notamment la perception de contextes historiques et de menaces internes ou externes, exigeant des mesures extraordinaires, décidées directement par « le souverain » (Lénine ou Staline) sans médiation ni législative, ni juridique.
Une tradition impériale qui perdure, une administration différenciée des territoires
- 4 Lohr 2012 ; Wortman 2005 ; Tissier 2009.
3Il n’existait pas de Constitution en Russie avant 1918. Pourtant à partir des Grandes Réformes, et notamment de la réforme judiciaire de 1864, historiens et juristes discutent de savoir si l’empire n’était pas devenu un régime semi-constitutionnel, garantissant certains droits aux individus pour les régions centrales de l’empire de Russie. La réforme judiciaire introduisit par exemple le principe de l’autonomie des juges, de l’égalité devant la loi et de la publicité des débats4, mais seulement dans les territoires centraux de l’Empire : ailleurs l’administration de la justice restait dépendante des pouvoirs de police des Gouverneurs de provinces. En outre, rapidement, ces dispositifs libéraux furent remis en cause au nom de la menace de troubles et du terrorisme, notamment après l’attentat réussi qui aboutit au décès d’Alexandre II en 1881. Le régime impérial introduisit alors des « mesures de préservation de l’ordre d’État et de la tranquillité publique » dans les provinces. À la demande de leurs gouverneurs, ces mesures temporaires comprenaient interdiction des réunions, arrestations préventives sur simple suspicion, amendes, exils, jugements expéditifs par des tribunaux militaires.
- 5 Daly 1998 ; 2004.
- 6 Lohr 2003.
- 7 Holquist 1997.
- 8 Holquist 2002 ; Engelstein 2017.
4À ces statuts, s’ajoutèrent l’état de guerre, l’état de défense extraordinaire, au moment de la Révolution de 1905-1907. En ces années, sur les 87 régions que comptait l’empire des Romanov, 40 étaient en état de guerre, 27 étaient en état de défense extraordinaire, et 15 en état de défense renforcée. L’état de défense extraordinaire (polozhenie chrezvychajnoj okhrany) donnait aux gouverneurs de province la possibilité de commander les armées et les tribunaux militaires étaient habilités à juger des civils de manière préventive. Lénine qualifia l’ensemble de ces mesures d’exception de véritable constitution de la Russie, puisqu’elles visaient à réprimer les mouvements d’opposition au tsar, les mouvements ouvriers, les grèves5. La guerre, les révolutions et la guerre civile aboutirent à la multiplication de mesures d’exception, de suspension drastique des droits à travers des déplacements forcés de populations, associés à la confiscation de leurs biens, aux réquisitions obligatoires ou encore à la dévolution à l’armée de prérogatives judiciaires6. Là encore, l’application de « l’état de guerre » se fit au nom des circonstances exceptionnelles, de la nécessité de préserver l’État, ses frontières, et bientôt les Révolutions de février et octobre 19177. Cette tradition de suspension des droits au nom d’un péril temporaire, d’une défense contre une menace intérieure ou extérieure perdura en Union soviétique. La Première Guerre mondiale constitua une étape dans la remise en cause des libertés publiques dans l’ensemble des pays belligérants ; mais si ce régime d’exception cessa avec le retour à la paix, l’expérience russe fut tout autre, puisque cet état de guerre avec mobilisation de l’ensemble des forces et encadrement de la population se prolongea dans la guerre contre la Pologne, la guerre civile et la dictature. L’état de guerre se perpétua, ou fut réactivé après des crises qui succédèrent à des moments ponctuels d’accalmie, ou de normalisation politique. L’historien Peter Holquist parla d’un continuum de crises pour la période allant de 1914 à 1921, fin de la guerre avec la Pologne8.
- 9 Mozokhin 2011.
- 10 Rendle 2011 ; 2013 ; 2020.
5Avec la guerre et la guerre civile, le lien entre territoire et régime de droits fut maintenu, non seulement car les Bolcheviks ne contrôlaient pas l’ensemble du pays, mais parce que les mesures d’exception et la dévolution des pouvoirs judiciaires à l’exécutif et à l’armée, à la police et la Police politique, chargés de surveiller, enquêter et parfois juger et condamner, étaient non seulement vues comme temporaires, mais idéalement limitées à certains territoires. Dans le contexte de communisme de guerre, les « tribunaux » de la Police politique (la Tchéka) furent habilités à proposer aux pouvoirs locaux, les Soviets, de proclamer l’état d’exception ou l’état de guerre, « état des mesures exceptionnelles de défense de l’ordre révolutionnaire ». En décembre 1918, l’état de guerre s’étendit aux voies ferrées. Ces mesures étaient associées aux pratiques de la « terreur rouge », prises d’otages, exécutions sans jugement, censure de la presse, interdictions des manifestations, surveillance des étrangers et des « bourgeois », arrestations sans sanction des tribunaux, expropriations et extorsions. Les tentatives d’ordonner dans ce conflit extrêmement troublé les prérogatives pénales de différentes juridictions, notamment de la Tchéka, des tribunaux révolutionnaires et des tribunaux militaires, opposaient surtout Moscou aux directions régionales. En février 1919, le droit de condamnation à mort pour la Tchéka fut limité, il ne pouvait s’exercer que si la région était considérée et définie par un décret comme « en état de guerre ». La Tchéka conserva pourtant la possibilité d’enquêter, mais les tribunaux du peuple et les tribunaux révolutionnaires étaient les seuls à avoir la compétence de juger dans les régions pacifiées. Un décret de 20 juin 1919 ordonna la « suspension des juridictions générales des lieux soumis à l’état de guerre9 ». Avec la fin de la guerre contre la Pologne et la pacification du pays, puis la Nouvelle Politique Économique (NEP), lancée en 1921, la direction bolchevique et notamment le commissariat à la Justice tenta de reprendre la main et suspendit les pouvoirs de la Tchéka tandis que les tribunaux révolutionnaires furent démantelés. Ce démantèlement s’expliquait moins par leur implication dans la guerre civile, que par leur tendance à se montrer trop cléments vis-à-vis des ennemis du régime10. La Tchéka, renommée GPU, et l’Armée rouge, qui furent les institutions qui avaient mis en œuvre la politique répressive, visant l’intimidation dans un contexte de guerre et de guerre civile, ne furent pas démantelées, même si elles perdirent certaines prérogatives et compétences, qui leur furent de nouveau attribuées au cours des nouvelles campagnes répressives décidées par le commandement stalinien.
L’instrument de l’exception, le cas de la Police politique
- 11 Mozokhin 2011.
6Ainsi, outre cette lecture territoriale, certaines institutions aux juridictions fluctuantes incarnèrent l’exception. Pour la période soviétique, dans le domaine pénal, ce fut en particulier le cas de la Police politique, parfois intégrée au commissariat à l’Intérieur. La commission extraordinaire pan-russe de lutte contre la contre-révolution, le sabotage et la spéculation (Tchéka), créée dès décembre 1917, reçut donc en février 1918, par le décret « la Patrie est en danger », la possibilité de condamner. Des dvoïki (siégeant à deux) et des troïki (siégeant à trois) se constituèrent en « tribunaux » de justice extraordinaires, et furent provisoirement pourvus (avec les tribunaux révolutionnaires) de la capacité de juger et de condamner à mort à l’été 191811. Avec la NEP, la Tchéka perdit ses prérogatives de tribunal d’exception, mais la direction stalinienne décida de s’appuyer de nouveau sur la Police politique, pour mettre en œuvre les opérations de collectivisation associée à la « dékoulakisation », soit la condamnation à mort ou à la déportation, des soi-disant koulaks, ou paysans désignés localement comme plus riches. Les troïki se formèrent de nouveau, de manière assez anarchique, pour répondre aux directives du centre de déportation des quotas de koulaks par région.
- 12 Shearer 2009 ; Hagenloh 2009.
- 13 Viola 2004.
- 14 Werth 2020.
7En ville, ce fut aussi la police qui forma des troïki pour mettre en œuvre les opérations de « passeportisation » à partir de 1933, soit de contrôle accru de territoires jugés stratégiques par le régime et dont les éléments suspects, ou indésirables, étaient expulsés. Prostitués, mendiants, anciens marchands ou prêtres, mais aussi membres de minorités suspectes (Polonais, Allemands, Tchétchènes Ingouches), furent ainsi déportés12. La campagne répressive qui accompagna la collectivisation des campagnes13 et déboucha sur un cataclysme social, dont la famine qui tua plus de 7 millions de Soviétiques constitue le point d’orgue en 1932-193314. Elle s’acheva après une dénonciation des excès répressifs qui rendait certains membres de l’appareil répressif et du Parti responsables de la Terreur. Les troïki, dvoïki furent démantelés, et l’appareil de justice ordinaire stabilisé, notamment par la Constitution de 1936, garantissant sur le papier l’autonomie des juges. Pourtant, les grands procès politiques des années 1930, mises en scènes organisées par le Parti, le Parquet et la Police politique afin de condamner comme traitres des opposants à Staline, offrirent rapidement un exemple flagrant de l’absence de coupure entre le politique et le judiciaire.
- 15 Viola 2017 ; Werth 2011.
8Finalement, dès 1937-1938, ce qui fut appelé par les historiens (en référence à la « Terreur » de la France révolutionnaire) la Grande Terreur, relança les tribunaux expéditifs de la Police politique, dvoïki et troïki qui condamnèrent à mort 681 692 personnes en quelques mois, tandis que 1,4 million de personnes étaient arrêtées, parmi lesquelles celles qui ne furent pas exécutées furent déportées et enfermées au Goulag. Au pic de la répression, mille cinq cents personnes étaient exécutées chaque jour. Depuis Moscou, les directions de la Police politique recevaient des ordres pour démasquer les ennemis du régime, ouvrir des enquêtes et les condamner. Les prévenus étaient classés en deux catégories et les premiers, rapidement exécutés après un jugement nocturne décidé par des « tribunaux » ad hoc. De peur des rébellions, la sentence n’était pas annoncée aux condamnés, qui étaient exécutés par balles juste après le simulacre de procès. Des directives secrètes exigeaient donc de traquer les anciens opposants du régime, les soi-disant éléments anti-soviétiques, les ex-koulaks, ex-marchands, ex-prêtres, ex-criminels, dont les noms et coordonnées se trouvaient dans l’uchet, catalogue des personnes suspectes tenu par la Police. À l’ordre 00447 de juillet 1937 s’ajoutèrent des ordres visant la purge des membres de certaines nationalités (polonaise, allemande, finnoise, estonienne, lettone, grecque, roumaine, chinoise…) pouvant constituer, quand on suit la paranoïa stalinienne, une cinquième colonne en cas d’attaque. Ces opérations secrètes contre les nationalités furent mises en œuvre par des dvoïki, formés de chefs régionaux du Parti et de la Police politique. Les directions régionales de la Police politique discutaient avec Staline et le chef de la Police politique, Ezhov, du nombre de personnes à condamner et exécuter. Faisant preuve de zèle, au cours de ces 18 mois, elles exigèrent une augmentation de ces quotas punitifs. Afin de démasquer ces prétendus ennemis, la Police politique compulsait donc ses uchety, les casiers judiciaires, les listes d’anciens condamnés ou de personnes présumées suspectes, les arrêtaient, les interrogeaient, en usant de torture, et les jugeaient sans témoin, les condamnaient, les fusillaient ou les déportaient15.
L’exception dans le droit
- 16 Berman 1950 ; 1983.
- 17 Borisova 2013.
9La rupture révolutionnaire introduit une autre dimension à l’usage de l’exception en Russie, non réductible à cette gestion territoriale, guerrière et policière, classique même si elle prit des proportions inégalées dans l’empire et en Russie. Comme le souligne Harold J. Berman dans son ouvrage Droit et Révolution16, les révolutions, en Occident, bouleversent les principes de stabilité de la loi auxquels elles s’opposent, mais elles en perpétuent pourtant les concepts, institutions et normes issues d’une tradition que nous appelons le droit. Aussitôt après la révolution d’Octobre 1917, les Bolcheviks suspendirent les lois du gouvernement provisoire et supprimèrent les tribunaux impériaux, mais ils continuèrent à publier l’équivalent du journal officiel, d’abord en utilisant un vocabulaire révolutionnaire mais très rapidement reprenant le langage plus formel du droit17. Alors que le nouveau pouvoir bolchevique multipliait les décrets, un double appareil judiciaire (tribunaux révolutionnaires et tribunaux du peuple) fut mis en place dans la précipitation. À ce système s’ajouta donc la Tchéka (Police politique), autorisée à enquêter, et parfois à juger et exécuter les ennemis de la Révolution, définis dans un sens large. La trinité justice régulière, justice révolutionnaire et terreur, souvent appelée extrajudiciaire, fut instaurée dans le but de protéger le nouveau régime et de construire un nouvel ordre social.
- 18 Burbank 1995.
- 19 Newton 2015.
- 20 Rendle 2020.
10Contrairement aux révolutionnaires français, les Bolcheviques, en marxistes, avaient dénoncé le droit comme fiction, ne le reconnaissaient pas comme valeur à porter au fondement de l’ordre social, et avaient récusé sa prétention à la neutralité18. Mais ils reprenaient l’idée que la loi créait plutôt qu’elle ne reflétait les normes sociales : le droit fut mis au service, assujetti à la construction d’un nouvel ordre social, économique et moral. Le renversement des institutions politiques, leur remplacement, aboutirent à la construction d’un droit différent, un droit qui se définissait par sa finalité qui était la protection de la révolution et de l’État socialiste, et la construction d’une société sans classe, socialiste19. Depuis le début de la Révolution, pendant un an, les tribunaux furent des instruments au service des autorités locales alors que trois décrets sur les cours étaient publiés par les Bolcheviques en 1917-2018. Le premier abolit toutes les institutions judiciaires précédentes dans un contexte où la justice était rendue par différentes formes spontanées de tribunaux partout dans le pays, au sein de l’Armée rouge, par les Soviets. Le 15 février 1918, le second décret indiquait que comme défenseurs et accusateurs, il était possible de s’en remettre à des juristes (pourtant formés par l’Ancien régime), mais ces derniers devaient être élus par les Soviets. En outre, l’article 11 laissait la possibilité pour les affaires civiles et pénales, de juger en fonction des lois civiles et pénales anciennes, si elles n’avaient pas été abolies par le nouveau gouvernement. Mais la décision de justice ne devait pas contredire la « conscience révolutionnaire » du juge qui devait juger moins en fonction d’un formalisme lié à l’application des codes et lois que selon son sens du juste (spravedlivost’). Les « Tribunaux révolutionnaires » étaient formés de membres élus par les Soviets et ils organisaient les départements d’enquêtes des Soviets20.
- 21 Vasilyev 2017.
- 22 Jansen 1982.
11Les premiers concepteurs du nouveau système de justice soviétique saluaient l’idée d’un tribunal tenu par le peuple, reflet de ses valeurs et de ses besoins, prenant des décisions improvisées, issues de leur conscience révolutionnaire. Mais afin d’unifier la compétence légale et la justice populaire, le tribunal du peuple fut organisé autour d’un fonctionnaire permanent et deux juges non professionnels élus. L’appel à la « conscience révolutionnaire » renvoyait à l’influence de théories du droit prenant en compte les émotions, en lien avec l’école de psychologie allemande, qui se diffusa chez certains juristes proches des Bolcheviques21. Cette injonction donnait aux juges un large pouvoir d’interprétation. Au cours de véritables procès-spectacles comme celui dirigé contre le Socialistes Révolutionnaires en 1922, des juges politiques du Parti faisaient appel aux sentiments de colère de la foule et à l’intervention du public dans les débats22.
- 23 Retish 2013.
- 24 Crowe 2019.
12Dans les premières années de la Révolution, les juges étaient subordonnés aux pouvoirs locaux, les Soviets et les congrès de Soviets publiaient leurs propres ordonnances sur les formes de tribunaux, leurs pouvoirs et procédures, et parfois, les Soviets s’étaient octroyé le droit de revoir les décisions des cours, les politiciens locaux demandant aux juges obéissance, en leur donnant des ordres dans des cas particuliers et renvoyant ceux qui refusaient d’obéir. À Moscou, afin de mieux protéger les juges, Nikolai V. Krylenko, et le commissariat à la Justice proposèrent d’en revenir à des postes à vie, afin de les rendre autonomes des pressions locales et augmenter l’autorité des cours. L’absence de Code pénal donnait aux juges un pouvoir plus important, mais l’instabilité des décisions judiciaires fit l’objet de critiques. Pour un même crime, les prévenus encouraient des peines très différentes, et Lénine s’offusqua d’une loi qui n’était pas la même à Moscou ou à Kalouga. Aussi, le congrès pan-soviétique des juristes en 1920, se prononça finalement en faveur d’un code qui définissait crimes et peines selon des principes généraux. Cette décision leur parut d’autant plus nécessaire que les pratiques des juges étaient mieux étudiées par les études criminologiques. Et pour les crimes dont les peines n’étaient pas définies dans les divers décrets du gouvernement bolchevique, en absence d’un code, pour les meurtres, les vols, ou autres crimes ordinaires, les juges réutilisaient les codes impériaux, possibilité que le second décret sur les cours avait suggérée. Certains se désolaient de la difficulté éprouvée par les juges à suivre simplement leur « conscience révolutionnaire » puisqu’ils utilisaient très largement le Code pénal de 1845, et en absence de code, ils avaient tendance à juger de manière clémente. Ils étaient non seulement soumis aux pouvoirs locaux, mais à une population exsangue, en demande de justice, d’une justice clémente et juste23. Pour la direction bolchevique, le code permettrait de construire l’autorité centrale. Sans lui on risquait un retour à la justice « de hordes de nomades », toujours d’après Lénine. La notion de « conscience légale socialiste » fut préservée, l’adjectif légal permettait d’en préciser la teneur : certes cette conscience socialiste se distinguait de la loi ancienne, mais elle ne devait pas signifier la conscience de tel ou tel juge, mais bien l’accumulation d’expériences juridiques. Dans son commentaire du code de 1922, le juriste Ilia Slavin précisait bien que la révolution ne devait pas être posée sur une étagère, la « conscience légale révolutionnaire » devait ressortir dans chaque verdict, si elle avait été restreinte par les normes écrites, inscrites dans un code, elle n’avait pas pour autant été abolie. Le code fut donc construit autour de la notion de défense de l’État des travailleurs, et les peines étaient conçues comme des mesures de « défense sociale ». Le juriste Petr Stuchka expliquait dans son encyclopédie De l’État et du droit de 1925 que pendant la guerre civile, le gouvernement bolchevique avait été obligé de prendre des mesures d’exception et qu’elles furent portées comme règles générales quand il avait fallu conceptualiser la « légalité révolutionnaire ». Lénine qui supervisa dans sa correspondance l’écriture du code, insistait pour inclure un langage qui permettait de punir toute activité politique d’opposition en liant l’activité en question avec la bourgeoisie internationale et son combat à l’application de la peine de mort24. Les articles 58-60 du Code pénal listaient ces activités. Mais par ailleurs, le code était particulièrement clément, reflétant les réflexions libérales et critiques des juristes marxistes envers la tradition pénale des pays libéraux.
- 25 Solomon 1996 ; Huskey 1986 ; Newton 2013.
13Le nouvel édifice contenait quelques originalités, la pleine reconnaissance de la discrétion des juges appelés à agir selon leur conscience (légale) révolutionnaire, le refus du principe « nullem crimen, nulla poena sine lege », par l’introduction de l’analogie : si un crime n’était pas décrit dans le code, le juge devait condamner en se fondant sur un article concernant le crime qui lui paraissait le plus proche. Comme le dira un des principaux protagonistes des débats, Stuchka, les circonstances révolutionnaires et les changements rapides que vivait le pays nécessitaient d’introduire ce dispositif. Trois nouveaux principes donc, l’analogie, car tous les crimes ne pouvaient être anticipés dans une période révolutionnaire ; la discrétion judiciaire, les juges pouvaient appliquer un large spectre de sanctions (dont des peines sans détention, le travail correctif, en lien avec leur conscience légale socialiste, ils pouvaient sanctionner en dessous de la peine indiquée dans le code), les peines étaient des peines de défense sociale, le juge devant juger de la dangerosité du crime pour la société plutôt que d’une faute morale. Sa conscience révolutionnaire était privilégiée plutôt que la lettre de la loi. Enfin le troisième principe retenu fut le favoritisme de classe. Le Code pénal de 1922 posa le principe de la défense du gouvernement des travailleurs contre la contre-révolution, les actions contre la classe laborieuse, l’agitation en aide à la bourgeoisie mondiale. Dans la liste des circonstances atténuantes, le crime par faim ou besoin, était reconnu et globalement, le code était donc clément, reflétant la réflexion des juristes et criminologues marxistes. En octobre 1924, les nouveaux principes fondamentaux de la législation pénale firent le lien entre appartenance à une classe du prévenu et possibilité ou non de lui appliquer des mesures plus ou moins clémentes25.
- 26 Pashukanis 1976.
14Aussi, l’expérience de la révolution fut inscrite dans le texte des codes à travers des notions comme les crimes contre-révolutionnaires, les éléments socialement dangereux, l’analogie, la discrétion du juge et le biais de classe. L’ensemble devait permettre d’infléchir l’édifice légal en faveur de la construction d’une nouvelle forme de pénalité, non fondée sur la peine, la culpabilité et la réparation, mais sur la dangerosité sociale. Dans ce nouvel édifice, les verdicts devaient permettre une réparation sociale, et les peines se définir comme des « mesures de défense sociale », fondées sur la forme et le degré de danger social. Selon le juriste, Pashukanis, dans sa théorie générale du droit et du marxisme, « la contrainte en tant que mesure de défense sociale est un acte de pure opportunité conforme à une fin26 ».
- 27 Davies-Khlevniuk 2003 ; Cadiot 2021.
15Au cours des années 1930, les décrets pénaux furent directement rédigés par Staline et introduits tels quels (quand ils n’étaient pas tenus secrets) dans le Code pénal. Le cas de l’aggravation drastique de la punition pour vol de la propriété socialiste en offre un bon exemple. En pleine famine, en août 1932, alors que Staline se trouvait en repos à Sotchi, il décida de punir les voleurs de la propriété socialiste, les paysans affamés se saisissant des céréales, d’une peine de mort par fusillade ou de dix ans de camps. Dans sa correspondance avec le Comité central, il expliqua ce choix et rédigea la circulaire, que les juristes du Comité central reprirent quasiment tel quel. L’ordre fut publié rapidement dans les grands journaux soviétiques et mis en œuvre immédiatement sans aucune médiation législative27.
L’exception et sa relation aux institutions dites régulières
16Sous Staline, une partie des condamnations décidées au cours des campagnes répressives passèrent aussi par les tribunaux dans les « collèges des affaires spéciales » des tribunaux régionaux. L’appel à la suspension des normes et procédures ordinaires ne signifia pas seulement une répression effectuée d’abord par un appareil (et des procédures) qualifié d’extra-judiciaire (vnesudebnye), mais par l’imprégnation des institutions judiciaires plus régulières, notamment le parquet ou la police. Comme nous l’avons vu, dans le contexte du communisme de guerre, la Tchéka devint une instance de jugement, ce qui fut remis en cause pendant la NEP avec le passage aux tribunaux de la compétence de réprimer à l’aide du Code pénal. Mais au sein de ce dernier, l’article 58, concernant les crimes contre-révolutionnaires, ou menaces politiques, était le reflet des pratiques de la Tchéka. Cette dernière fut démantelée en 1921 pour devenir la GPU, qui, dès 1924, put de nouveau condamner à la déportation ou à l’envoi dans des camps de concentration sans passage par le tribunal. Un « tribunal » expéditif, appelé Conférence spéciale, OSO (osoboe soveshchanie) fut institué en plus en son sein et ne fut démantelé qu’à la mort de Staline.
- 28 Fraenkel 2014.
17Aussi, plutôt qu’une coupe diachronique, on observe la coexistence d’un ordre judiciaire et de procédures extra-judiciaires en tensions et collaborations pendant toute la période stalinienne. La délimitation est évidente, l’extrajudiciaire était secret, les procédures étaient expéditives, les juristes y étaient peu influents. On peut conclure, comme le fit Ernst Fraenkel en son temps au sujet de l’Allemagne nazie, à l’existence d’un État double, à double face : l’État normatif incarné par la justice régulière, respectueuse des procédures, et l’État prérogatif, défenseur de la révolution et incarné non par des juges mais par des membres du parti et de la police politique. Les relations entre ces deux États étaient inégales, le second dominant le premier, mais ne l’ayant pas aboli.28.
18Dès juin 1932, avec la première dénonciation dans la Pravda des excès de la dékoulakisation (dans le texte « sur la légalité socialiste »), les troïki furent dénoncés, et dans le même temps, au sein des tribunaux ordinaires, une procédure secrète fut mise en place pour les spets dela (affaires spéciales). Ces dernières étaient traitées par des juristes, au sein des tribunaux, mais avec un personnel (procureur, juge, avocat) trié, soit validé par le Parti et la Police politique. À partir de 1934, ces special’nye kollegii, aux portes closes, s’occupèrent aussi des affaires d’agitation contre-révolutionnaire.
- 29 Afanaśev -Kozlov 2004.
- 30 Cadiot – Elie 2017 ; Khlevniuk 2004.
- 31 Afanaśev -Kozlov 2004.
19L’ambivalence était évidente dans la dénonciation des excès punitifs, les décrets d’apaisement publiés après les campagnes répressives commençaient toujours par reconnaître la nécessité de la purge. Ainsi, le 8 mai 1933, le comité central (TsK) parlait de la nécessité, au vu des actes terroristes et incidents des « koulaks », d’accomplir des arrestations de masse et d’appliquer des formes sévères de répression, mais il reconnaît des arrestations arbitraires. Aussi, il reprochait à la police et la police politique d’avoir perdu le sens de la mesure et d’avoir procédé à des arrestations sans fondement : « arrêtons d’abord et après on trie » […] et il continuait « ils n’ont pas compris que ces arrestations infondées rognaient l’autorité du pouvoir soviétique ». Cette reconnaissance d’abus, visant à dédouaner le Parti et la direction du pays, s’accompagna d’un arrêt des déportations, et par l’interdiction d’arrestations par des institutions qui n’en avaient pas le droit, mais le texte reconnaissait que ces dernières pouvaient être effectuées par le procureur, le chef de la police ou de l’OGPU, avec sanction du procureur ou chef OGPU. En novembre 1933, la décision fut prise de mettre sous l’autorité du procureur général de l’URSS, l’ensemble des procureurs, qui ont reçu aussi comme mission de surveiller la Police politique l’OGPU. En 1935 et 1936, des amnisties se multiplièrent avec révision des condamnations issues de la vague répressive et retour des condamnés. Le Parquet général, dirigé par Andreï Vyshinskii, le grand réformateur de la justice soviétique, profita de cette accalmie pour remettre de nouveau en cause l’autorité de la Police politique, et pour réclamer sa place dans les processus tant d’enquêtes que de jugement. En 1935, un bilan établissait en effet l’importance de l’extra-judiciaire, 90-95 % des instructions étaient menées par la Police politique (NKVD), alors que ses commissions (dvoïki, troïki et conférence spéciale) étaient responsables du jugement de 41,3 % des condamnés se trouvant dans les camps. Les tribunaux réguliers dépendant du commissariat à la Justice avaient prononcé seulement 58,7 % des jugements. En juillet 1935, Genrikh Iagoda à la tête de la Police politique se plaignit pourtant du passage de l’examen des affaires du NKVD aux tribunaux, il critiquait « le manque de vigilance de classe », le bureaucratisme, et l’inefficacité (cela prenait trop de temps) de la justice ordinaire, le Parquet ne faisant rien. Les instances régulières auraient ainsi perverti la légalité révolutionnaire, alors que Genrikh Iagoda énumérait une suite d’erreurs. Enfin, il soulignait le manque d’autorité de tribunaux réguliers qui n’inspiraient pas de respect. Les juges étaient mal habillés et n’avaient pas le niveau culturel requis par leur tâche, leur action ne correspondait donc pas à la « conscience du droit » du peuple soviétique, et à la grandeur du pays. Aussi, le chef de la Police politique proposait tout simplement que pour les affaires dont les peines pouvaient excéder trois ans, leur juridiction sorte de la compétence des tribunaux du peuple29. Depuis 1934, déjà, la Police politique avait récupéré presque entièrement la gestion de la population carcérale, en devenant la direction unique des camps et villages spéciaux du Goulag30. La compétition entre Police politique et Parquet ne s’arrêta pas, puisqu’en février 1936, Vyshinskii s’en prit au tribunal de la police politique (OSO), critiquant des examens des affaires in abstentia, sans les accusés et sans témoins, et souligna le danger de faire des erreurs, d’autant que les affaires de la Police politique se fondaient souvent sur des informations issues du réseau de surveillance, donnant des indications en contradiction avec les dires des accusés qui refusaient catégoriquement de s’avouer coupables. Or justement concernant de telles affaires une vérification particulièrement précise et impartiale des données de l’instruction préalable était nécessaire, d’après le procureur général de l’URSS31.
20Ainsi, la fin de la campagne répressive du Grand tournant de la collectivisation se solda par une lutte d’appareils et de légitimité entre appareil extrajudiciaire et la justice régulière. Cette lutte cessa avec la décision stalinienne d’initier une nouvelle vague répressive, la Grande Terreur. Ses « tribunaux », troïki tentaient une synthèse en étant composés du chef de la direction de la Police politique, du procureur et du secrétaire du Parti, mais en cédant un rôle subalterne au procureur. Il existait en outre des procureurs de la police politique. Mais le parquet était bel et bien impliqué, Andreï Vyshinskii mettait au courant les procureurs des différents ordres secrets des opérations de meurtres et déportations et il exigeait que les procureurs aident à faire l’opération.
21La campagne s’acheva à la fin de l’été 1938, et des condamnations d’individus pour « infraction à la légalité socialiste » furent ordonnées, les anciens exécutants de la Terreur risquaient enquête et condamnations. En parallèle, le 17 novembre 1938, le gouvernement soviétique (Sovnarkom) et le Comité central (TsK) publièrent une circulaire secrète sur les arrestations, le contrôle du parquet et la conduite des enquêtes, parlant d’arrestations de masse et sans motifs, de négligence dans l’organisation des réseaux de surveillance, ainsi que dénonçant la mauvaise qualité des enquêtes, la falsification des dossiers pénaux. Aussi, la circulaire constatait que des « ennemis du peuple » avaient agi au sein du parquet et de la Police politique comme procureurs. Les troïki furent démantelées. La conduite simplifiée des enquêtes fut une fois encore critiquée. En réponse à ce tournant politique, le 22 décembre 1938, Beria, à la tête du commissariat à l’Intérieur, décida de ne pas donner force de loi aux décisions des troïki quand elles n’avaient pas encore été appliquées, et tous les verdicts des troïki furent renvoyés au tribunal. Quelques jours plus tard, Intérieur et Parquet examinaient toutes les plaintes et pétitions concernant les décisions des troïki, et si ces dernières n’étaient pas prouvées en droit, ils clôturaient les dossiers. De son côté, le parti rétablissait 77 000 communistes dans ses rangs.
- 32 Viola 2017.
22Une « purge des purgeurs » eut bien lieu, soit un millier d’anciens bourreaux qui furent poursuivis, quelques exécutions de second couteau furent effectuées. Après vérification, 7 372 employés de la Police politique furent renvoyés en 1939, soit 22,9 % du personnel central. L’arrestation ne concerna que 973 d’entre eux, qui reçurent des condamnations légères sauf pour quelques-uns qui furent exécutés. L’idée était de protéger les jeunes qui avaient enfreint la « légalité socialiste » sous pression d’exigences jugées maintenant criminelles, alors que Nikolaï Ezhov, qui avait été à la tête de la Police politique pendant la Grande Terreur, fut lui-même exécuté. L’étude des dossiers d’instruction de ces purgeurs purgés, les exécutants directs de la Grande Terreur, montre que la torture physique avec aval de la hiérarchie était systématiquement utilisée, des chambres d’interrogatoire, salles spécialement dédiées à la torture, aménagées, avaient été mises en place ; en outre, les biens pillés des prévenus étaient revendus dans les marchés environnants, les familles et les voisins en furent les témoins. Les plus sadiques de ces exécutants étaient alors bien vus, et se défendirent en soulignant qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres en traquant des ennemis du régime et qu’ils craignaient d’être dénoncés comme trop libéraux s’ils n’obtenaient pas de confessions (preuve ultime de la culpabilité des prévenus) et de nouveaux noms de personnes à incriminer. Des meurtres pendant l’instruction et à la suite de séances d’interrogatoire usant de torture furent ainsi documentés, le tout dans les dossiers secrets de la Police politique et du parquet, pour préparer des procès tenus secrets dans les tribunaux militaires. Bien qu’au courant, et ancien complice, Andreï Vyshinskii parla alors de torture systématique et odieuse, de falsification des enquêtes, de faux témoignages, et souligna que ces comportements avaient pris un caractère de masse. Le parquet général dénonça donc les méthodes moyenâgeuses de torture, les morts dans les prisons d’instruction, la fabrication des enquêtes, de faux témoins. Andreï Vyshinskii donna l’exemple de Zhitomir en Ukraine où plus de 2 000 personnes avaient été fusillées sans aucune preuve, sans qu’aucune trace écrite des protocoles d’enquête, interrogatoire et jugement ait été retrouvée32.
- 33 Khaustov–Naumov–Plotnikova 2004.
- 34 Cadiot 2016.
23Mais ces dénonciations ne témoignaient que de la tentative du parquet de s’absoudre de la répression, et paradoxalement, ces prises de distance aboutirent à une forme de « légalisation », ou de légitimisation de la torture, au plus haut niveau. Suite à ces débats, restés confinés dans les plus hautes instances judiciaires et politiques, Staline décida d’intervenir. Dans un télégramme chiffré de décembre 1939, il expliquait que la torture physique dans la pratique de la Police politique avait été appliquée en 1937 avec l’accord du Comité central en justifiant : « il est connu que tous les services de renseignement bourgeois appliquent la torture physique en relation avec les représentants du prolétariat socialiste et en outre l’appliquent dans les formes les plus hideuses, on se demande pourquoi le service de renseignement socialiste devrait être plus humain en relation avec les agents invétérés de la bourgeoisie, les ennemis jurés des travailleurs et des kolkhozes. Le comité central estime que les méthodes de torture doivent être obligatoirement appliquées et à l’avenir comme exception en relation aux ennemis […] comme méthode tout à fait juste et utile. » Ce télégramme, envoyé d’abord à la direction du Parti, fut aussi diffusé aux procureurs régionaux ainsi qu’aux présidents des tribunaux dans tout le pays33. Ainsi, les directions des hautes instances judiciaires étaient tenues au courant des pratiques de torture et de l’assentiment de la direction du pays de la pratiquer. Témoins, certains juristes pouvaient aussi avoir été des acteurs de la répression. La direction du barreau de Moscou au début des années 1940 était composée d’anciens procureurs de la Police politique, dont certains, accusés d’avoir mal agi, avaient vu leur position sociale se dégrader, l’entrée dans le barreau signifiant une descente sociale34.
- 35 Agamben 2003.
24L’état d’exception a pris plusieurs formes en Russie et en URSS, une forme classique de suspension des droits et de dévolution à la police et à l’armée des questions d’ordre public, de manière temporaire, territoriale, délimitée. La création d’une institution extrajudiciaire dont les compétences varièrent, mais devinrent tentaculaires sous Staline, la Police politique (connue sous diverses appellations, Tchéka, GPU, OGPU, NKVD) incarna aussi une des figures de l’exception. Les institutions judiciaires régulières furent soumises à la fois à l’injonction de suspendre leur contrôle sur les procédures et d’introduire dans le droit positif une série de décrets pénaux staliniens décidés par le dictateur. Le jeu entre extrajudiciaire et judiciaire fut pensé par la direction soviétique non en opposition, mais comme complémentaires, la seconde permettant par la publicité de faire preuve de pédagogie, mais aussi de surveiller les procédures des premières quand trop expéditives, ou excessives. Comme le souligne Giorgio Agamben « en vérité, l’état d’exception n’est ni extérieur, ni intérieur à l’ordre juridique et le problème de sa définition concerne un seuil ou une zone d’indistinction, où intérieur et extérieur ne s’excluent pas, mais s’indéterminent. La suspension de la norme ne signifie pas son abolition et la zone d’anomie qu’elle instaure n’est pas (ou du moins prétend n’être pas) sans relation avec l’ordre juridique35 ».
25Jusqu’ici l’histoire institutionnelle de la justice pénale en URSS est décrite comme l’histoire d’une réhabilitation. Cette réhabilitation progressive du droit, de ses institutions, procédures et techniques s’opéra de façon non linéaire et en dépit des épisodes de terreur d’une rare violence. Les étapes de ce retour au principe du respect de la légalité sont connues : depuis l’écriture des codes dans le cadre de la Nouvelle Politique Économique (NEP) du début des années 1920, en passant par la rédaction d’une nouvelle Constitution sur ordre de Staline en 1936, par les travaux de rédaction de nouveaux codes qui ne verront le jour qu’au début des années 1960, les appels à une professionnalisation des juristes dans l’après-guerre, jusqu’à la dénonciation de la terreur stalinienne après sa mort en mars 1953. Mais ce récit est incomplet, car il ne rend pas compte de la prégnance d’une « idéologie », d’un fantôme, « d’une idée » de l’exception qui prévalut, fondée sur la nécessité de préserver l’État au moyen de méthodes policières et de l’influence exercée par la Police politique, ou même du Parti. Les conséquences de cette présence sont difficiles encore à saisir sur le long terme de l’histoire russe, notamment car les archives sont encore en partie fermées, le travail sur les exécutants à peine entamé, mais elles continuent de hanter les habitants des pays issus de l’URSS et l’exercice du droit et de la justice dans la Russie contemporaine.
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Notes
1 Wortman 1976 ; 2005. Borisova 2013 ; Borisova-Burbank 2018.
2 L’historien Baberowski estime que l’exception fut le mode de gouvernement choisi notamment par le pouvoir révolutionnaire pour exercer son autorité dans la période de la guerre civile comme sous Staline. Baberowski 2016.
3 Solomon 1996.
4 Lohr 2012 ; Wortman 2005 ; Tissier 2009.
5 Daly 1998 ; 2004.
6 Lohr 2003.
7 Holquist 1997.
8 Holquist 2002 ; Engelstein 2017.
9 Mozokhin 2011.
10 Rendle 2011 ; 2013 ; 2020.
11 Mozokhin 2011.
12 Shearer 2009 ; Hagenloh 2009.
13 Viola 2004.
14 Werth 2020.
15 Viola 2017 ; Werth 2011.
16 Berman 1950 ; 1983.
17 Borisova 2013.
18 Burbank 1995.
19 Newton 2015.
20 Rendle 2020.
21 Vasilyev 2017.
22 Jansen 1982.
23 Retish 2013.
24 Crowe 2019.
25 Solomon 1996 ; Huskey 1986 ; Newton 2013.
26 Pashukanis 1976.
27 Davies-Khlevniuk 2003 ; Cadiot 2021.
28 Fraenkel 2014.
29 Afanaśev -Kozlov 2004.
30 Cadiot – Elie 2017 ; Khlevniuk 2004.
31 Afanaśev -Kozlov 2004.
32 Viola 2017.
33 Khaustov–Naumov–Plotnikova 2004.
34 Cadiot 2016.
35 Agamben 2003.
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