[…] La société ne promet pas à ses membres une demi-protection, une quasi-défense […] Elle ne leur dit pas : je vous garantirai, s’il ne m’en coûte rien ; je vous protégerai ; si je ne cours pas de risques. Elle dit : je vous défendrai envers et contre tous ; je vous sauverai et vous vengerai ou je périrai moi-même1.

1Cette thématique sécuritaire déjà présente dans l’œuvre de Pierre-Joseph Proudhon résonne au cours de la dernière décade du XIX^e siècle, lorsque la France et l’Italie sont confrontées à la fuite en avant d’une partie des compagnons vers « la propagande par le fait2 ». Et pour cause, à la charnière des années 1890, une série d’attentats à la bombe et d’assassinats politiques frappent de plein fouet les deux sœurs latines ce qui entraîne une répression étatique tous azimuts de part et d’autre des Alpes.

2Le 24 juin 1894, le président de la République française Sadi Carnot est poignardé à mort par l’anarchiste Sante Geronimo Caserio et quelques jours plus tard en Italie, Paolo Lega attente à la vie du président du Conseil Francesco Crispi. Le 22 avril 1897, l’anarchiste italien Pietro Acciarito tente de poignarder sans succès le roi d’Italie à Rome. Quatre mois après, un autre anarchiste, Michele Angiolillo, tue de quatre coups de revolver le président du Conseil espagnol, Antonio Cánovas del Castillo. Puis le 10 septembre 1898, Luigi Lucheni poignarde à coups de lime l’impératrice « Sissi » à Genève. Ce dernier assassinat marqua une prise de conscience et un tournant dans la répression de l’anarchisme.

3Pour défendre la société, les contemporains se questionnent : faut-il combattre le « terrorisme anarchiste » en respectant les grands principes démocratiques, les lois internationales et nationales ? Et face à un comportement extrême qui justement bafoue toutes les règles, est-ce efficace ? Faut-il alors adopter des mesures radicales pour combattre le terrorisme sur son propre terrain et par là même s’exposer à des dérapages ? Car ces attentats qui ensanglantèrent l’Europe soulevaient la question de savoir si ces actes résultaient d’individualités ou de l’ombre d’une vaste conspiration de « l’Internationale noire3 ». Ce fut à l’époque la plus grande préoccupation des États européens. Cet avis était partagé par d’éminents juristes tel Beltrani-Scalia. Ce dernier interprétait en effet ces multiples assassinats et régicides comme les prodromes d’une vaste conspiration de niveau internationale4. Élisée Reclus n’écrit-il pas en 1898 que « les grands jours s’annoncent. L’évolution s’est faite, la révolution ne saurait tarder5 ».

4Si le graphique ci-dessous nous montre que le point d’acmé des attentats anarchistes se situe autour des années 1891-1894, il nous montre aussi que l’assassinat de Sissi se situe dans une période de régression de la menace terroriste et donc comme le note très justement Jenny Raflik « la perception du danger importe ici plus, pour les contemporains, que la réalité6 ».

Fig. 1 – Nombre d’attentats anarchistes dans le monde, 1876-1914, graphique élaboré à partir d’une analyse de la liste des attentats anarchistes du site www.acratie.eu, dans J. Raflik, Terrorisme et mondialisation, Paris, Gallimard, 2016, p. 101.

5De fait, le corollaire de ces attentats est l’obsession sécuritaire, l’élaboration de mesures prophylactiques avec l’extension des dispositifs sécuritaires, la mise en place de législations d’exception afin de combattre un ennemi invisible et insaisissable. Et pour cause, à la suite de cet attentat, la politisation de cette urgence amena l’Italie et les gouvernements européens à déclarer la « secte anarchiste » ennemi public numéro un du monde civilisé7, débouchant sur la convocation de la première conférence multilatérale prenant place dans le jeu du « concert européen » réunie sur le problème du « terrorisme anarchiste8 ». Cette conférence internationale pour la défense sociale contre les anarchistes, plus connue sous le nom de « conférence anti-anarchiste », s’est tenue dans la ville éternelle du 24 novembre au 21 décembre 18989. À cette réunion participèrent vingt et un pays regroupant une cinquantaine de délégués : représentants des services de Police, de la Justice et des Affaires étrangères.

6Il n’est pas question ici d’analyser les débats de la conférence anti-anarchiste, étant donné que l’autonomie législative et administrative des États était la condition sine qua non de la participation des États à la conférence romaine, c’est-à-dire une participation non contraignante10. Il s’agissait avant tout d’établir un consensus autour d’un ensemble d’options sur la meilleure façon de faire face au « terrorisme anarchiste11 ». Or il apparut d’emblée aux délégués que l’arsenal législatif mis à disposition par les législations française et italienne était le mieux adapté à lutter contre le mouvement libertaire. Sous le poids des attentats et assassinats, la France et l’Italie ont en effet pris une kyrielle de mesures tant législatives qu’administratives pour lutter contre l’anarchisme12. Notre propos vise ici à étudier à l’aune des résultats de cette conférence ce qui sous-tend la construction de ces législations d’exception.

7En cette fin de XIX^e siècle, l’Italie et la France traversent ce que l’historiographie appelle communément la crise fin de siècle ou « crisi di fine secolo ». Durant cette période les sœurs latines sont plus ou moins marquées par une simultanéité de crises (économique, sociale, politique et idéologique) qui transforment le malaise fin de siècle en crise institutionnelle, c’est-à-dire en crise de régime13. La France et l’Italie ne vont donc pas hésiter à instrumentaliser le « péril anarchiste » pour mieux réprimer les mouvements sociaux, juguler la presse et détourner l’attention de l’opinion des scandales parlementaires.

Les mesures anti-anarchistes de 1893-1894 en France

8Si les actes de « propagande par le fait » ont débuté en France dès le début des années 1880, ils ne prennent une dimension singulière qu’à la suite de la fusillade de Fourmies le 1^er mai 1891. Cet événement donna en effet aux militants anarchistes partisans de l’action violente le prétexte d’une attaque frontale contre l’État et ses représentants. Ces attaques tonnantes – exacerbées par une presse avide de faits divers – engendrèrent un cycle de violence-répression-vengeance entre les anarchistes insurrectionnels et l’État français14. Certains compagnons vont multiplier les attentats à la bombe, relayer leurs actes dans la presse partisane et transformer les procès dont ils font alors l’objet en tribunes politiques.

9Puis le 9 décembre 1893, l’anarchiste Auguste Vaillant lance une bombe dans l’hémicycle de la Chambre des députés pour venger l’exécution de Ravachol. À la différence des précédentes actions de propagande par le fait, cet attentat ne recueille au sein du mouvement libertaire que des approbations. L’attentat de Vaillant contre « l’aquarium a secoué les puces de la racaille gouvernementale15 » et si « jusque-là les actes de révolte ne les concernaient pas […] du jour où l’on s’attaqua à eux » les députés « devinrent enragés16 ». Et de fait, les parlementaires ont savamment exploité l’acte de Vaillant. Dès le 11 décembre 1893, c’est-à-dire moins de trois jours après l’attentat, le gouvernement français dépose une première série de lois déployant une rigueur inique à l’égard de certaines catégories de personnes jugées a priori dangereuses car susceptibles de troubler l’ordre politico-social. Votées avec célérités – sans discussions préalables, ni débats réels –, ces lois d’exception, plus connues sous le nom de « Lois scélérates » ont été le fer de lance contre le mouvement libertaire : un « véritable code de la répression de l’anarchisme17 ». Elles vont de fait légitimer une période de répression sans précédent depuis la saignée de la Commune18.

10Par ces lois, le gouvernement français s’attache à réprimer la présumée agressivité des compagnons et à interdire tout type de propagande anarchiste – par voie de presse, orale etc.19. Mais aussi et surtout l’État, par l’article 265 de la loi du 19 décembre 1893, réhabilite une mesure de l’ancien Code pénal napoléonien de 1810 tombée en désuétude : l’association de malfaiteur.

Toute association formée, quelle que soit la durée ou le nombre de ses membres, toute entente établie dans le but de préparer ou commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés, constitue un crime contre la paix publique.

11Grâce au caractère polysémique de la notion d’entente, la loi évacue la nécessité de caractériser l’association. Il suffit désormais au juge de constater l’existence de liens, même ponctuels, entre au moins deux personnes et donc avec « une lettre, une conservation, le hasard d’une rencontre » l’on pouvait dès lors « faire partie d’une association sans s’être jamais vu ni avoir correspondu20 ». Ces nouvelles dispositions furent complétées – au lendemain de l’assassinat du président Carnot par Sante Caserio – par une nouvelle loi ayant pour but de réprimer les menées anarchistes. Le mouvement anarchiste en France se trouva désintégré : la presse anarchiste fut interdite et bon nombre de militants furent incarcérés – quand d’autres furent contraints de prendre le chemin de l’exil.

12Mais contrairement à la France, les mesures adoptées en Italie par le gouvernement italien prennent racine dans les conflits sociaux qui touchent la Sicile à la fin du XIX^e siècle.

Les mesures anti-anarchistes de 1894 et la loi de juillet 1898 en Italie

13En janvier 1894, les « fasci siciliani dei lavoratori », mouvement populaire d’inspiration démocratique, des associations locales regroupant des paysans et des ouvriers, s’autonomisèrent et prirent un caractère foncièrement politique et insurrectionnel. En conséquence, Crispi décréta l’état de siège et la loi martiale envoyant le général Morra soutenu par 15 000 soldats dans le but d’annihiler le mouvement21. Si la répression le réduisit à néant, la gestion de la crise par Crispi entraîna la chute de son gouvernement le 5 juin 1894. Néanmoins, le 14 juin 1894, il obtint de nouveau la confiance du roi pour former un nouveau gouvernement.

14Le 18 juin 1894, l’anarchiste italien Paolo Lega tenta d’assassiner le Bismarck italien en réaction à la répression sanguinaire des fasci et au soulèvement de la Lunigiana22. L’attentat de Lega constitua pour Crispi une aubaine politique puisqu’il fit la démonstration à la classe dirigeante qu’elle devait se défendre en adoptant des lois d’exception contre les anarchistes d’abord, mais ensuite contre le mouvement en ouvrier en général23. Aussi dans un contexte marqué par une recrudescence des attentats – 8 bombes explosent à Rome entre janvier 1893 et mai 189424 – Crispi prit-il acte du retard de l’Italie dans la mise en place de mesures anti-anarchistes25.

15C’est dans cette perspective qu’en janvier 1894, le président du Conseil diligenta l’inspecteur de la Sûreté publique Ettore Sernicoli26, alors en mission à Paris pour surveiller les milieux anarchistes, pour étudier les rouages de la répression mise en place par les autorités françaises suite aux attentats anarchistes. Sa mission consistait à en rapporter les grandes orientations afin, le cas échéant, d’inspirer des mesures administratives et législatives en Italie27. L’attentat contre Crispi et l’assassinat de Sadi Carnot28 tombèrent donc à pic au sens où le consensus créé autour de la personne du chef du gouvernement déclencha en Italie une véritable psychose anti-anarchiste, induisant une accélération de l’adoption des lois d’exception.

16Sans entrer dans le détail de ces lois d’exception – voir le tableau en annexe –, il faut noter un point essentiel : les trois lois votées le 19 juillet 1894 sont draconiennes et se singularisent par l’importance accordée aux moyens de prévention, notamment le recours extensif à l’« ammonizione » et au « domicilio coatto29 ». Elles dotaient ainsi l’État d’une nouvelle discipline administrative en introduisant de fortes limitations aux libertés fondamentales telles que le droit d’association et la liberté expression. Mais disons-le tout de suite, le gouvernement de Crispi n’invente rien. Il ne fait que reprendre à son compte des mesures préexistantes qui elles-mêmes datent selon toute vraisemblance de l’époque médiévale30. En Italie, ces mesures avaient été initialement introduites contre les « maffiosi » et pour faire face au brigandage en Italie méridionale31. Présentées et pensées comme des mesures prophylactiques et de défense sociale32, elles ont été étendues aux délits politiques et aux anarchistes italiens dès la fin des années 1870 pour trouver leur apogée sous l’ère Crispi33. Dans un ouvrage intitulé L’Italie telle qu’elle est, publiée en 1890 en France et destiné à avertir le public français sur l’état de la répression en Italie, l’avocat anarchiste Francesco Saverio Merlino dénonçait l’iniquité du système politico-judiciaire italien en arguant « qu’il n’a rien à envier au régime bourbonien dont il en a toutes les énormités plus une – la monstrueuse, la sauvage institution de l’ammonizione et du domicilio coatto34 ». La conséquence majeure de ces mesures est qu’elles entraînent dans les milieux révolutionnaires italiens une vague migratoire importante en direction de la France, car selon les lois spéciales tout individu fiché comme anarchiste était destiné à la résidence surveillée, ou à la prison. Peu ou prou, la seule solution viable dont disposaient les compagnons était alors de choisir la voie de l’exil35.

Vers une criminalisation de l’anarchie, l’anarchiste et l’acte anarchique

17La formation du projet de lois en France et en Italie montre bien que les législations anti-anarchistes ont été le fruit d’une réflexion commune à l’échelle de l’Europe et qu’elles s’inscrivent dans deux tendances plus anciennes36.

18La première consiste à réprimer toute atteinte contre l’État en général. Dans L’Italie telle qu’elle est, Merlino dénonçait l’apparition dans le Code pénal italien de 1889 de toute « une forêt de dispositions, qui se répètent, s’entrelacent, se reprennent et se complètent réciproquement afin qu’aucune action, aucun écrit, aucune parole n’échappe à la répression37 ». Cette tendance se retrouve en Italie dans les législations anti-anarchistes adoptées par les gouvernements successifs. Toutefois, Tamburini a bien mis en évidence une contradiction dans la législation anti-anarchiste italienne en ce que, si en principe les dispositions du Code pénal Zanardelli avaient associé les « délits anarchistes » aux délits de droit commun, les autorités italiennes continuèrent à adopter des législations anti-anarchistes ad hoc38.

19La seconde tendance est de refuser aux délits anarchistes la qualification de délits politiques en en faisant des délits de droit commun. Il fallait donc nier toute légitimité aux opposants politiques en les criminalisant et en les réprimant comme des criminels de droit commun39. À partir des années 1870, les autorités s’employèrent à démontrer qu’un phénomène biologique, une sorte de tropisme invisible, conduisait les anarchistes au banditisme et les bandits à l’anarchisme40. Sous le poids des attentats et assassinats anarchistes et avec l’aide de l’anthropologie criminelle, ce tropisme devint une vérité admise41. La conférence anti-anarchiste n’est dès lors que l’aboutissement de ce processus puisqu’elle entérine une résolution de l’Institut de Droit international datée 1892 et qui affirme :

Sont réputées délits politiques, les infractions complexes ou connexes à des délits politiques, à moins qu’il ne s’agisse des crimes les plus graves au point de vue de la morale ou du droit commun, tels que l’assassinat, le meurtre, l’empoisonnement, les mutilations, les blessures graves, volontaires ou préméditées, les tentatives de crimes de ce genre et les attentats aux propriétés par incendie, explosion, inondation, ainsi que les vols graves, notamment ceux commis à main armée et avec violence42.

20En reprenant à leur compte cette définition, les conférenciers ont donc défini l’anarchisme comme une organisation criminelle, symbole de terrorisme43.

21En France, si la répression s’apaise à partir de 1895 et rend caduques de nouvelles mesures anti-anarchistes, les « lois scélérates » restent en vigueur. En 1899, l’anarchiste Émile Pouget, le vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme, Francis de Pressensé et Léon Blum – sous pseudonyme – dénoncent de concert les lois votées quelques années plus tôt dans le cadre de la répression des attentats anarchistes44. Ils y expliquent que la répression, disproportionnée, continue, remet en cause les libertés fondamentales.

22En Italie, la cinglante défaite italienne à Adoua provoque la chute du dernier gouvernement de Crispi et marque le retour de la droite historique au pouvoir. Le nouveau gouvernement formé par Antonio Di Rudinì amnistie sur-le-champ les condamnés des tribunaux militaires pour les émeutes de Sicile et de la Lunigiane45. Néanmoins si les mesures exceptionnelles cessent d’être en vigueur à partir du 31 décembre 1895, leur utilisation ne cesse pas pour autant. Le graphique ci-dessous représentant le nombre de personnes en résidence surveillée de 1877 à 1913 le souligne :

Fig. 2 – Nombre d’individus astreints au « domicilio coatto » au 31 décembre de chaque année entre 1877 et 1913, graphique élaboré à partir des données recueillies par Fozzi, 2010, p. 304-306.

23Au printemps 1898, l’Italie se trouve ébranlée par des émeutes qui éclatent à travers tout le pays, des Marches à la Sicile, de la Toscane aux Pouilles contre le prix du pain. L’état de siège et la loi martiale sont une nouvelle fois déclarés46. La gestion de la crise incombe alors au Lieutenant-Général Sénateur Luigi Pelloux qui arrive aux affaires le 28 juin 1898 dans une situation qui, nous dit-il, « était telle qu’on aurait dit que nous étions au bord d’un abîme, dans lequel l’Italie allait précipiter, et s’effondrer47 ! ». Son programme, selon ses mots « était fort simple, il s’agissait de rétablir l’ordre et arriver à la pacification des esprits par une politique conservatrice et libérale en même temps, conservatrice pour sauvegarder l’ordre public et les institutions, libérale dans tout le reste48 ».

Des législations d’exception anti-anarchistes ou anti-subversion ?

24Si les gouvernements soulignèrent de manière réitérée que cette législation était exclusivement destinée à réprimer les faits anarchistes, ces lois d’exception soulevèrent de vives inquiétudes de part et d’autre des Alpes. La première loi sur les explosifs n’a rencontré que peu d’oppositions, mais les socialistes insistèrent avec véhémence sur le fait que l’épithète « anarchiste » pouvait englober dans la pensée des gouvernements l’ensemble du mouvement socialiste. Les lois d’exception empêcheraient non pas la propagande anarchiste, mais bien la propagande socialiste, le progrès du socialisme49. En Italie, le 22 octobre 1894, Francesco Crispi décrétait la dissolution de toutes les organisations socialistes. Si la naissance du « Partito dei Lavoratori Italiani » le 15 août 1892 au Congrès de Gênes marqua la rupture définitive avec les thèses anarchistes et la naissance du socialisme moderne en Italie50, elle suscita également pour l’État italien une prise de conscience du danger que pouvait représenter le socialisme pour les institutions.

25La répression dont a fait l’objet le mouvement socialiste lors des émeutes de 1898 pouvait accréditer les craintes des socialistes italiens. Dans un long rapport daté du 4 septembre 1898, Blondel, le chargé d’Affaires à Rome soutenait ce point de vue. Il évoquait « la rigueur de la répression des émeutes de Milan » par l’intermédiaire de tribunaux militaires. Pour Blondel la répression était « injustifiée », car la plupart des personnes poursuivies ne l’étaient que pour « propagande socialiste » dont plusieurs députés « condamnés à des peines variant de 5 à 12 années de réclusion ». La majorité des personnes poursuivies, écrit-il, sont seulement coupables de « délits d’opinion51 ». Le transfuge Giuseppe Ciancabilla dans un article paru dans le journal anarchiste Les Temps Nouveaux confirma l’opinion de Blondel et tout en stigmatisant l’ataraxie « des grands prêcheurs de paix socialistes » et l’impréparation des insurgés, exposa le caractère ridicule de l’accusation de complot52.

26Les « ennemis de la patrie », comme les nomment les autorités italiennes, permettent à l’État italien de renforcer la répression au nom du « péril socialo-anarchiste ». La dénonciation du complot « socialo-anarchiste » n’étant ni plus, ni moins qu’un moyen de faciliter la mise en place de mesures coercitives de façon à éradiquer l’ensemble des forces d’opposition53. Au mois de novembre 1898, les députés socialistes Andrea Costa en Italie et Victor Dejeante en France dénoncent l’iniquité des lois d’exception, mais aussi la tenue prochaine de la conférence de Rome54. Sera-t-elle véritablement une conférence anti-anarchiste ou englobera-t-elle l’ensemble du mouvement ouvrier ? La concordance des propos tenus par les deux députés révèle de fait le scepticisme de part et d’autre des Alpes sur le but inavoué de la conférence anti-anarchiste55.

27La conférence anti-anarchiste fut-elle un biais pour servir l’ambition des États de mater les forces d’opposition ? Rien n’est moins sûr, même si les préoccupations de certains hommes politiques comme Victor Dejeante ou Andrea Costa peuvent être prises en considération, aucune preuve tangible dans les archives ne peut étayer ce point de vue. C’est l’affrontement idéologique « libéraux-conservateurs » durant la conférence qui stoppa les ambitions de certains États. Les pays « réactionnaires » à l’instar de l’Allemagne, la Russie ou encore l’Autriche-Hongrie auraient sans aucun doute voulu trouver un moyen de transformer la conférence de Rome en une conférence contre l’ensemble du mouvement révolutionnaire56, mais face à l’opposition de la Grande-Bretagne, de la France et dans une certaine mesure de l’Italie, les empires centraux ont dû revoir leurs exigences à la baisse. Néanmoins l’illusion bénéfique au plan sociopolitique qu’elle a temporairement produite – en raison de son secret – nous semble indéniable57.

28En mai 1900, le gouvernement répressif de Luigi Pelloux tomba suite à l’arrêté de la Cour de cassation du 20 février 1900 qui déclara périmé son décret portant atteinte aux libertés et les élections le mois suivant montrent une percée des « libéraux ». Les socialistes obtinrent en effet une nette victoire et la nouvelle physionomie du Parlement mit en exergue le tournant démocratique58.

29Toujours est-il que la répression sanglante menée par les gouvernements italiens successifs conforta les stéréotypes d’une époque qui percevait l’État italien comme un État faible et violent à la fois, incapable de répondre à des conflits sociaux sans utiliser la force armée. C’est justement le meilleur moyen d’inciter inconsciemment ses ennemis à en faire autant. Cela ressort d’un discours de Giolitti à propos des lois d’exception dans une allocution à la Chambre des députés en mars 1897 :

Les mesures exceptionnelles rendent populaires les personnes touchées ; elles créent des martyrs et des néophytes ; elles discréditent le pays qui y a recours, remettant en cause la solidité des ordres sociaux et l’audace des partis extrêmes ; et en faisant disparaître l’apparence du danger, elles éloignent les gouvernements des mesures vraiment sérieuses, tout en laissant, de par leur nature temporaire, une situation pire à la fin de leur action59.

30Dans les faits, le point de vue de l’ancien président du Conseil se vérifia deux ans après les émeutes de Milan lorsque l’anarchiste italien Gaetano Bresci assassina le roi d’Italie à Monza le 29 juillet 1900. Lors de ses auditions, l’anarchiste déclara avoir agi au nom de la race des opprimés, pour venger les victimes des émeutes de Milan60. En réponse, le gouvernement Saracco proposa le 2 février 1901 un nouveau projet de loi sur les « dispositions pour la répression des délits anarchistes », mais il ne vit jamais le jour car le gouvernement tomba le 7 février61. Quoi qu’il en soit la lutte contre le mouvement anarchiste ne cessa pas, mais le « virage libéral » amorcé en Italie par Giovanni Giolitti explique le refus réitéré d’adopter de nouvelles lois d’exception ou de participer à un nouvel accord anti-anarchiste62.

31Raphaël Kempf, en revenant dans son récent ouvrage Ennemis d’État. Les lois scélérates des « anarchistes » aux « terroristes » sur l’élaboration et l’application de ces lois d’exception, s‘interroge : sommes-nous encore sous le joug de ces lois d’exception63 ? Le juriste montre que les lois scélérates ont marqué le début d’une législation qui, sans être encore qualifiée d’anti-terroriste, a ouvert la voie aux juridictions d’exception qui se sont développées ensuite en France. Ainsi Raphaël Kempf note-t-il les similitudes qui existent entre la loi « contre les menées anarchistes » du XIX^e siècle et les lois « anticasseurs » et « antiterroristes » du XXI^e siècle en France en insistant sur le fait qu’elles ont une potentialité et une effectivité bien plus larges puisqu’elles peuvent être instrumentalisées pour réprimer le cas échéant des mouvements sociaux. Certaines mesures exceptionnelles sont désormais intégrées dans le droit commun, notamment par le biais de la justice anti-terroriste, le législateur conservant un arsenal de procédures « exceptionnelles » applicables dans certaines circonstances – ce que Codaccioni nomme « le droit commun d’exception ». Il englobe notamment le fait de pouvoir arrêter des gens de manière anticipée. Le caractère « préventif » est en effet dérogatoire au principe du droit pénal dans la mesure où il contrevient à la présomption d’innocence. La législation anti-anarchiste, tout comme la législation anti-terroriste, peuvent donc susciter des préoccupations relatives au fonctionnement des régimes démocratiques64.

Fig. 3 – Tableau comparatif des législations anti-anarchistes en France et en Italie.