Conclusion générale
p. 541-546
Texte intégral
1Au terme de cette étude, le monde du poisson apparaît comme un système spatial et social négocié qui permet de comprendre la façon dont un aliment nécessaire aux habitants et habitantes vénitiens est perçu, exploité et géré dans une société d’Ancien Régime. Étudier ces marchés de la mer XVIIIe siècle révèle des bouleversements dans la gestion des circuits dont les nouveautés sont économiques, politiques, environnementales et sociales.
2Depuis l’Antiquité, les pêcheurs et poissonniers étaient des métiers bien représentés dans la société vénitienne compte tenu de la situation de cette ville et de son milieu. Ils agissaient au sein d’un marché encore peu encadré jusqu’au Moyen Âge, l’espace lagunaire étant propice à un ravitaillement fonctionnel, et les autorités intervenant de manière minime dans ces approvisionnements. À partir du XIVe siècle, ces approvisionnements sont progressivement organisés entre les producteurs d’un côté et les vendeurs de l’autre, et ce afin de régler les échanges économiques locaux au cœur de la ville. Cette évolution se traduit par une volonté des autorités de légiférer davantage dans ces domaines. Toutefois, dans un premier temps, les marges de gestion directe de ces circuits par les communautés ne sont guère remises en cause. Au contraire, les associations de pêcheurs et de poissonniers continuent d’être sollicitées par les autorités pour structurer ce domaine d’approvisionnement, afin d’assurer à la fois l’abondance sur les marchés et la subsistance des nombreux acteurs de la population urbaine qui s’adonnaient à ces activités. La materia del pesce apparaît ainsi comme un système dont les logiques sont celles des circuits annonaires, le poisson étant un aliment consommé par toutes et tous et devant être en permanence proposé sur les étals vénitiens. Le modèle d’administration en vigueur rappelle des formes d’économie morale sur deux aspects : celui des principes moraux qui régissent les échanges économiques de ce secteur, et celui de la consultation des gouvernés au sujet des lois émises par les gouvernants, la materia del pesce apparaissant comme un système complexe d’inclusion sociale. Les principes éthiques se doublent de critères de justice, la volonté de contrôle des prix ayant pour objectif de rendre justice à l’ensemble des individus intégrés dans ces échanges.
3Au XVIIe siècle, ces circuits se complexifient pour deux raisons. La première est la prégnance de l’idée d’un stock de produits qui diminue dans l’espace nourricier qu’est la lagune, préoccupation existante au Moyen Âge, mais qui est placée au centre des discussions politiques par les magistrats de la Giustizia Vecchia à cette période. Ces derniers contrôlent le marché et, progressivement, deviennent les garants de ce secteur. La seconde raison tient à l’évolution des techniques de pêche qui se développent en Adriatique et particulièrement à Chioggia depuis le XVIIe siècle. C’est au XVIIIe siècle que les campagnes de pêche en pleine mer sont rationalisées au point que les autorités les intègrent dans le système de ravitaillement comme une solution au risque de la pénurie lagunaire, créant ainsi de véritables marchés de la mer.
4Cette nouveauté déstabilise l’ensemble du fonctionnement des circuits, et notamment l’équilibre créé autour des communautés lagunaires de pêcheurs, dominées par les Nicolotti, pêcheurs vénitiens les plus influents. Les restrictions de pêche dans la lagune, l’importance de la communauté de Chioggia et, dans une moindre mesure, de celle de Burano, marginalisent peu à peu l’importance économique de la communauté de San Nicolò qui entame une lutte pour conserver ses privilèges juridiques. Pourtant, l’élargissement des zones de production inclut dans le système du poisson de nouvelles sources de ravitaillement et notamment les communautés d’Istrie et de Dalmatie, qui accentuent les déséquilibres entre toutes ces communautés de pêcheurs. Cet équilibre rompu offre alors de nouvelles marges d’action aux autorités.
5La magistrature dédiée à l’approvisionnement de la ville devient l’arbitre entre ces communautés, dont les relations tendues provoquent de nombreux conflits entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle, par exemple entre les Nicolotti et les Chioggiotti, ou entre les Chioggiotti et les Rovignesi. Cette position d’arbitre s’affirme. Au XVIIIe siècle, la concertation existante depuis le Moyen Âge entre les communautés de pêcheurs et les autorités vénitiennes s’estompe au profit d’un mode d’administration plus direct, basé sur une application du droit plus strict et davantage de contrôles qui limitent les trafics informels. Cette évolution, sans doute liée aux difficultés d’approvisionnement provoquées par ces changements d’équilibre, est aussi influencée par de nouvelles conceptions étatiques et un renforcement de la sphère d’intervention de l’État. Les communautés de pêcheurs sont peu à peu tenues à l’écart des modes de gouvernement de la materia del pesce, les principaux problèmes identifiés par les autorités étant souvent attribués aux actions mêmes de ces communautés. S’installent alors peu à peu une méfiance et une distance entre ceux qui rédigent les lois, ceux qui doivent les faire appliquer, et ceux qui leur sont soumis.
6Ces réseaux sociaux denses et complexes se distendent peu à peu au profit d’une relation plus directe et plus frontale entre ceux qui représentent l’État et ceux qui deviennent les administrés. Si certaines concertations perdurent, la méfiance est doublée d’un contexte international qui propulse les savoirs savants et scientifiques au cœur des réflexions politiques pour exploiter les milieux marins et lagunaires. Les connaissances savantes remplacent peu à peu celles issues de l’expérience et des communautés, pour fonder les expertises sur lesquelles s’appuient les nouvelles décisions prises par les autorités. L’État et les experts savants qui travaillent pour lui deviennent alors les garants de ces circuits, confisqués aux pêcheurs au motif d’une protection du poisson qui se veut plus efficace. Pourtant les liens entre gouvernants et gouvernés ne sont pas rompus : ils sont seulement profondément renouvelés. Ainsi, si les individus issus des milieux les plus populaires sont progressivement écartés, les partenaires privilégiés des autorités deviennent les élites économiques du poisson, remettant en cause l’organisation des acteurs en communautés au profit d’individus, dans le sens des théories chères à Max Weber et à Ferdinand Tönnies. L’État, d’abord arbitre de ce monde du poisson avant le XVIIIe siècle, puis devenu garant de ces circuits au XVIIIe siècle, semble réfléchir alors à la possibilité de confier ces échanges à des individus considérés comme capables d’administrer ces ressources à d’autres échelles, dans un contexte plus libéral. Ainsi, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les magistrats de la Giustizia Vecchia, dont les décisions dans le domaine du poisson sont largement reliées aux grandes décisions économiques et politiques de la République, fragilisent le modèle de la communauté dès 1748, remettent en cause le travail des pêcheurs dans la lagune en 1760, ou encore restreignent de plus en plus la pêche lagunaire entre 1780 et 1790 au profit de la production des valli da pesca et des grands exploitants de la lagune. L’extension de ces valli lagunaires, la place faite aux individus et aux investisseurs qui ont des capitaux, répondent aux nouvelles conceptions économiques qui tendent à confier peu à peu ces marchés de la mer à des acteurs économiques influents. De ces décisions politiques découlent deux conséquences majeures. D’une part, l’État, garant des biens communs nécessaires au ravitaillement de la population, se décharge au profit d’individus considérés comme capables d’une exploitation plus massive des ressources halieutiques, en vertu d’attentes précises : un marché plus efficace pour ravitailler l’ensemble de la ville. D’autre part, les communautés de pêcheurs, vidées de leur fonction d’interlocuteur privilégié, deviennent des organisations sociales économiquement fragiles qui tentent encore de défendre des privilèges juridiques anciens, mais qui, à la fin du XVIIIe siècle, ne semblent avoir que peu d’influence sur les marchés de la mer. La politique et l’économie deviennent progressivement des secteurs d’experts qui s’éloignent de la connaissance pratique des territoires lagunaires et marins, et des ancrages sociaux et environnementaux locaux ; les questions qui les traversent ne sont plus débattues au sein de la société ni des groupes de travailleurs, mais au sein de l’État et des magistratures.
7À partir des circuits du poisson apparaissent donc une série de questions environnementales, sociales, économiques et politiques qui permettent de montrer que le XVIIIe siècle est un moment de transformations.
8Les premières réflexions concernent la gestion d’un milieu et l’action des hommes sur leur environnement. En effet, le site lagunaire de Venise implique tôt une réglementation forte sur ces ressources que sont l’eau, le sel, le bois ou encore le poisson. De nombreuses études se sont attachées à montrer les mesures prises par les autorités vénitiennes comme le reflet d’une pensée écologique précoce. La République entreprend en effet dès le XIe siècle des travaux pour aménager la lagune, mais ces interventions sont aussi très lourdes sur le milieu, à l’image de détournements de fleuves pour éviter l’ensablement de la lagune. À partir du XIVe siècle, des lois punissent les surpêches et trafics d’alevins, au point que certains historiens ont pu parler d’une forme de conscience écologique de la part des autorités vénitiennes. Toutefois ces restrictions ne concernent que les zones lagunaires et les littoraux, et rien n’indique que les problèmes de raréfaction des ressources halieutiques soient pensés à l’échelle du bassin Adriatique. Au contraire, si la lagune est perçue comme un espace fragile, la haute mer semble envisagée comme un réservoir inépuisable. Au XVIIIe siècle, les contrôles lagunaires s’affinent, de plus en plus d’outils de pêche sont interdits : l’impression première est celle d’un accroissement de ces mesures de restriction de la pêche pour sauvegarder les ressources. Pourtant, paradoxalement, cette époque est aussi celle où sont légalisées les pêches plus importantes sur les petits poissons, qui fragilisent le renouvellement des espèces : ainsi l’action de la République oscille ici entre la volonté de conserver des ressources pour lesquelles le danger de pénurie est connu depuis au moins cinq siècles, et la détermination à trouver des solutions économiques viables pour un système dont les mécanismes anciens apparaissent grippés aux yeux des magistrats. Plus que la protection des ressources lagunaires, les autorités mettent finalement en place un accès différencié aux ressources, créant un marché de la mer mais aussi des marchés de la mer, les individus les plus influents étant finalement favorisés dans l’appropriation des poissons de la lagune au détriment des pêcheurs les plus fragiles de plus en plus contraints dans leur activité.
9La mise en place de mesures politiques et économiques laissant plus de possibilités aux acteurs individuels va ainsi de pair avec une exploitation plus importante des ressources de la mer, que les autorités encadrent fortement. Dans une volonté de contrôle accru sur les hommes et les territoires, les magistrats de la Giustizia Vecchia veulent favoriser ainsi une exploitation raisonnée et structurée des produits de la mer autour des valli da pesca au détriment d’un métier imprévisible, qui dépend du temps et dont les rendements incertains sont contraires à l’ensemble des principes économiques promus par les autorités à cette époque.
10Enfin, dans ces évolutions structurelles importantes, la place des acteurs qui vivent de l’exploitation du poisson est fondamentale. À travers l’exemple des pêcheurs vénitiens se dessine également une définition plus large des travailleurs qui n’apparaissent pas comme de simples exécutants, mais qui influencent les lois et participent directement à l’exploitation des ressources. Le XVIIIe siècle marque le début d’éloignement des pêcheurs des questions de gouvernement et de gestion de leur environnement, et avec eux, une perte d’influence des savoirs pratiques, techniques et pragmatiques sur les produits de la mer et sur les milieux maritimes et lagunaires. Cette distance se fait au profit d’une professionnalisation de la politique, où les savoirs savants nient à l’expérience une quelconque utilité, conduisant à une fonction de l’ensemble des pêcheurs sur ces marchés moins directe et moins politique.
11La société vénitienne, sa materia del pesce, l’organisation des pêcheurs, et les décisions prises par les autorités vénitiennes permettent de s’interroger sur les organisations économiques, politiques et sociales d’Ancien Régime. Le rapport à l’exploitation des ressources fait émerger des questions similaires à celles qui sont aujourd’hui désignées comme des nouveautés du XXIe siècle : la définition d’un développement durable présentée comme une nouveauté en 1992, l’économie participative ou citoyenne, ou encore les préoccupations écologiques et environnementales. L’ensemble de ces questions, bien sûr dans des termes adaptés aux enjeux des sociétés du passé, était débattu dans la République de Venise à l’époque moderne. En comprendre le contexte, les caractéristiques et les développements peut apporter aux débats actuels une profondeur historique pour en enrichir la portée, et montrer toute la complexité de ces sujets.
12En 1981, Carlo Ginzburg et Carlo Poni écrivaient : « On peut sans grand risque poser que le succès croissant des reconstructions micro-historiques a quelque chose à voir avec la montée de doutes sur certains processus macro-historiques. C’est précisément parce qu’on n’est plus assuré que le jeu en vaille la chandelle que l’on est tenté de reprendre l’analyse des règles du jeu1. » À l’heure actuelle, les questions qui traversent les grands débats de la société sont assez largement tournées vers les difficultés à prendre des mesures urgentes en matière d’environnement. Les ressources et leur surexploitation, mais également la manière dont la population mondiale parvient à se nourrir, occupent de plus en plus les chercheurs et chercheuses en biologie, en agronomie, ou encore en sciences humaines. L’étude qui en est ici proposée a tenté d’éclairer un système de marché administré de la mer progressivement remis en cause. Ce dernier régule des circuits de ravitaillement courts qui se construisent avec l’ensemble des acteurs du secteur. En outre, au contraire de ce qu’écrivent les sociologues R. Bourque et C. Thuderoz, pour qui la négociation est une pratique résolument actuelle et contemporaine, l’étude des circuits du poisson à Venise à l’époque moderne montre que des formes de négociation étaient actives, dessinant les contours d’une capacité à agir, même dans des catégories sociales très modestes, et dont l’activité pour nourrir la ville, un bien public éminent, était reconnue sur le plan juridique, économique et social. D’une certaine manière la capacité d’action de ces acteurs, résidant dans une connaissance empirique de leur milieu et des savoirs locaux traditionnels, influence la production législative, et s’émousse peu à peu à mesure que les experts savants acquièrent une légitimité quasiment exclusive auprès des autorités politiques. L’histoire de Venise en donne à voir et à comprendre, autour de la materia del pesce, une forme originale, complexe et en mouvement qui permettent d’interroger et de continuer de questionner dans la longue durée les possibilités de négociations entre experts, autorités, habitants et habitantes à des échelles locales, qui ne sont pas absents des mécanismes des sociétés passées, et qui sont aujourd’hui activement étudiées comme une des pistes possibles pour faire face aux crises environnementales actuelles.
Notes de bas de page
1 Ginzburg – Poni 1981, p. 133.
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