Conclusion

1À travers l’approvisionnement de la ville en poisson, une relation particulière apparaît entre les travailleurs de la mer et les individus qui forment les institutions encadrantes. D’une part, l’analyse du fonctionnement de la Giustizia Vecchia démontre que les pêcheurs ont assez peu affaire à des cittadini ou à des patriciens jusqu’au XVIII^e siècle, mais que leurs interlocuteurs principaux sont les fanti, contrôleurs et exécuteurs des décisions prises par les magistrats. Ces fanti, ainsi que les individus sur lesquels reposent les procédures (les nodari et l’avvocato fiscale), sont finalement ceux dont l’action est la plus quotidienne dans l’encadrement des activités de pêche. D’autre part, les pêcheurs ne sont pas éloignés du centre de décisions, puisqu’ils sont sollicités constamment par les membres de la Giustizia Vecchia pour participer aux contrôles des activités, aux expertises nécessaires, et même parfois à des consultations en matière législative. Ainsi, les pêcheurs sont condamnés par des lois qu’ils ont eux-mêmes parfois partiellement définies ; et les fanti sont régulièrement dénoncés de ne pas appliquer les lois dont la rigueur dépend de leur action. Dans cet ensemble de relations fréquentes et qui reposent sur une interconnaissance forte, il faut sans doute repenser le rapport entre les pêcheurs et les autorités qui est loin d’être une relation frontale et seulement conflictuelle entre gouvernants et gouvernés.

2Les modalités de mise en contact révèlent également un fonctionnement ancré autour de plusieurs pratiques qui organisent la relation entre pêcheurs et Giustizia Vecchia et semblent être diffuses dans la société vénitienne.

3La première procédure est celle de l’envoi de suppliques. En effet, les dossiers étudiés montrent clairement que le Sénat, et à travers lui les Savi alle Acque comme la Giustizia Vecchia, légifèrent après avoir reçu des suppliques d’acteurs de ces circuits : c’est par exemple le cas pour les limites de pêche, comme pour la fixation des prix du poisson sur les marchés. Dans les décrets, les mentions de suppliques à l’origine d’une modification de lois ne sont pas rares : elles montrent un rapport direct des habitants avec les autorités dans la pratique de leur métier et dans leurs activités. Ces décisions révèlent sans doute une réelle possibilité d’influencer les normes qui organisent la pêche et la vente à l’époque moderne.

4La deuxième procédure très fréquente dans ces sources est celle du vote. Cette pratique, fréquente à Venise en général, est bien représentée dans la materia del pesce. Elle apparait ainsi dans tous les choix de chefs de poissonniers comme pour celui du gastaldo grande, élections qui donnent lieu à une organisation importante des entités collectives, et qui se fait toujours en la présence d’un représentant de l’autorité. C’est également le cas du côté des institutions, pour le choix des experts par exemple, ou pour la déclaration des sentences, liée à un vote des magistrats. Ces modalités sont aussi complétées par la pratique omniprésente du tirage au sort, visible dans la proposition d’experts tirés au sort parmi des pêcheurs sélectionnés au préalable, ou encore dans l’attribution des marécages lagunaires pour la pêche.

5Ces formes d’interaction renvoient à des pratiques de politisation ordinaire : en effet, les pêcheurs interviennent au moyen de procédures précises dans le règlement des normes qui leur sont destinées. Ainsi, s’ils n’ont effectivement pas la capacité de participer au gouvernement de la République à l’échelle supérieure, l’organisation juridique et administrative des activités locales de la pêche inclut néanmoins ces hommes issus du popolo pour déterminer certaines normes.

6Il ne semble toutefois pas que cette organisation, certes ancienne, permette un fonctionnement satisfaisant au XVIII^e siècle aux yeux des autorités. En effet, ces formes de gestion qui reposent davantage sur les réseaux sociaux que sur l’application stricte du droit, favorisent des activités non encadrées et peu contrôlables. Elles entraînent de nombreux échanges échappant aux structures étatiques existantes. Si les modalités sont profondément modifiées au XVIII^e siècle, c’est dans l’objectif de permettre à ces échanges d’être plus efficaces, c’est-à-dire de soutenir un ravitaillement satisfaisant de la ville. Pour ce faire, l’évolution tend vers un progressif abandon de ces règles de collaboration avec les communautés de pêcheurs, pour créer de nouveaux circuits décisionnels. Le XVIII^e siècle est finalement la période durant laquelle les études entreprises dans le secteur de la pêche et les catégorisations qui en découlent provoquent une progressive désolidarisation des sphères politiques, économiques, juridiques et sociales. Dans la materia del pesce, cette période marque une volonté de renforcer les capacités économiques dans le secteur des produits de la mer, pour un ravitaillement plus sûr, ce qui fait émerger des individus nouveaux qui se distinguent en acquérant une position économique dominante dans ces circuits. Parallèlement, une partie des communautés se lancent dans un combat de reconnaissance politique à l’échelle de la ville, alors qu’elles perdent progressivement leurs fondements économiques.

7La modification de ces relations a finalement des conséquences environnementales importantes. La volonté de rendre plus efficaces les circuits de ravitaillement de Venise, nourrie par de nouvelles idées libérales qui circulent à l’échelle européenne, entraîne également une modification de perception des ressources, autrement dit, une mise en ressource accrue du territoire lagunaire. Rendre légale la procédure qui consiste à favoriser le ravitaillement des valli da pesca en alevins et placer ce phénomène sous la protection des autorités de la ville révèle d’une part un changement de statuts des ressources halieutiques qui tendent à devenir majoritairement des biens commerciaux. D’autre part, cette croissance des biens commerciaux pour ravitailler les marchés se fait au détriment des biens communs de la lagune. Plus généralement, l’évolution du gouvernement de la lagune et de la mer révèle aussi le renforcement progressif d’une vision utilitariste de ces territoires aquatiques et des ressources à disposition qui doivent être exploitées de plus en plus intensivement pour favoriser l’efficacité des marchés.