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Les marchés de la mer

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Solène Rivoal

Deuxième partie – Une marée d'acteurs

Introduction

Texte intégral

1En suivant le poisson de la pêche à la consommation, la première partie de cette enquête a révélé un circuit faisant intervenir de nombreux acteurs, dans et hors de la ville. L’organisation professionnelle des marchés de la mer vénitiens se présente comme un monde social et professionnel particulier à la fin de l’époque moderne.

2Les corps prépondérants dans ces circuits sont appelés dans les sources comunità peschereccie, ou comunità di pescatori, des communautés de pêcheurs qui regroupent aussi bien des pêcheurs que des vendeurs des ressources de la mer, travaillant dans l’Adriatique, dans la lagune ou dans l’espace urbain. Ces différentes communautés se présentent comme de grandes organisations dont le fonctionnement singulier reste à comprendre.

  • 1 Trivellato 2000, p. 4-5.
  • 2 Caracausi 2008, p. 21-22.

3Le terme de comunità utilisé par les Vénitiens invite à comparer ces entités collectives à celle des corporations, sans les opposer ni les confondre. Les travaux d’histoire du travail les plus anciens classent les activités professionnelles des sociétés de l’époque moderne entre travail libre et travail incorporé, c’est-à-dire structuré et organisé au sein d’un corps de métiers et encadré juridiquement et politiquement par des statuts. Les analyses récentes nuancent l’opposition entre les deux systèmes. Francesca Trivellato a par exemple montré, dans son étude des verriers de Murano, que les activités artisanales ne sont pas réduites à l’organisation corporative, mais qu’elles font partie d’un système plus large incluant des formes de travail, des techniques et des acteurs ordinairement exclus, comme les femmes ou les étrangers1. Andrea Caracausi, pour le cas du monde professionnel de la laine à Padoue, propose également de dépasser le cadre des corporations pour montrer que ces dernières s’adaptent à un monde du travail plus vaste, entendu comme un système économique traversé par des logiques de marché, mais aussi d’impératifs techniques et sociaux2. Dans la continuité de ces approches qui questionnent l’organisation et les formes du travail à l’époque moderne, le monde du poisson offre un terrain d’enquête propice pour saisir des secteurs du travail aux logiques différentes. En effet, le modèle de la corporation tel qu’il est traditionnellement défini est peu présent de la materia del pesce : il concerne en moyenne moins d’une centaine d’individus sur plusieurs milliers de personnes travaillant dans ce secteur d’activité au XVIIIe siècle. L’unique organisation ayant le nom de corporation est celle qui regroupe les poissonniers officiels de la ville, les compravendi pesce, dont le nom traduit leur rôle, celui d’acheter (compra) le poisson en gros et de le revendre (vendi) au détail. Cette corporation présente également un fonctionnement qui diffère de la plupart des autres organisations professionnelles de la ville, car elle apparaît comme un système de pension, une possibilité pour les anciens pêcheurs de continuer à avoir un revenu. Au-delà des poissonniers, l’ensemble des pêcheurs est regroupé dans des communautés qui sont les entités collectives de référence pour les autorités vénitiennes.

  • 3 Voir notamment Fistetti 2003 ; Torre 2007 ; Sainsaulieu – Salzbrunn – Amiotte-Suchet 2010.
  • 4 Tönnies 1887 ; Durkheim 1889, p. 416.
  • 5 Sainsaulieu – Salzbrunn – Amiotte-Suchet 2010, p. 15.
  • 6 Grenet 2016, p. 4.

4Le terme de comunità invite à réfléchir à la définition de ces groupes. Le mot « communauté » est un des concepts constamment utilisé tant en histoire qu’en sciences sociales. Ces corps sociaux ont largement été questionnés dans leur existence et leur consistance, et les définitions sont nombreuses pour cet objet complexe3. À la fin du XIXe siècle, F. Tönnies opposait déjà la forme d’organisation sociale en communauté (Gemeinschaft) à celle de la société (Gesellschaft), montrant que la première était pensée comme un ensemble de liens qui unit les membres et efface les distinctions entre eux : une « masse indistincte et compacte qui n’est capable de mouvements d’ensemble, que ceux-ci soient dirigés par la masse elle-même ou par un de ces éléments chargés de la représenter », explique E. Durkheim à propos de cette œuvre4. Dans la continuité de cette analyse, les sociologues définissent aujourd’hui les communautés comme des « formes d’appartenance collectives constitutives du lien social, voire de rapports macro-sociaux », ce que l’on pourrait également nommer des entités collectives5. En histoire, par le terme « communauté », les spécialistes de l’époque moderne désignent aussi un corps social uni par une pratique professionnelle ou confessionnelle, ou encore par une origine géographique commune ou une résidence partagée, dont les membres bénéficient de privilèges juridiques. À propos de la présence de Grecs à Venise à la fin du XVIIIe siècle, M. Grenet s’intéresse ainsi au « fait communautaire, entendu à la fois comme ensemble de pratiques sociales, comme corps juridico-politique, comme construction culturelle et symbolique, et comme catégorie heuristique d’analyse du lien social6 ». Le sujet soulève en effet des questions multiples sur les formes d’organisation qui s’insèrent dans les sociétés d’Ancien Régime, et qui impliquent des pratiques politiques, sociales et professionnelles parfois conjointes. Si les communautés de pêcheurs ont souvent été incluses dans le groupe de ce que les historiennes et historiens appellent les corporations au sens large, elles apparaissent surtout comme un objet social qui structure d’abord l’ensemble de la vie quotidienne de ses membres, avant l’activité professionnelle. Le vocabulaire employé par les Vénitiens au XVIIIe siècle plaide pour cette lecture. Le mot « corporation », arti en italien et en vénitien, n’est employé que pour désigner l’institution qui rassemble les poissonniers officiels. En revanche, la communauté (comunità) est une forme particulière de collectif parce que le terme de « pêcheur » recouvre des activités professionnelles distinctes et variées, mais une situation géographique précise, et une insertion dans des réseaux de voisinage et de liens familiaux complexes. Ainsi, si la plupart des membres ont en commun de participer à l’exploitation du poisson au sens large, c’est davantage leur appartenance à une association définie par des territoires de résidence et des territoires d’action, ainsi que l’insertion dans un microcosme social particulier qui définit ces groupes, dont l’activité professionnelle n’est qu’une des raisons de la création de l’entité.

  • 7 De Nicolò 2006.
  • 8 Grancher 2015.

5En cela, les communautés de pêcheurs de la lagune ne présentent pas une organisation propre à Venise : elle est souvent signalée dans d’autres grandes villes littorales d’Ancien Régime, à Barcelone, à Marseille, ou encore sur le littoral romain, même si leur fonctionnement reste encore en partie à analyser7. L’exploitation et la commercialisation des produits de la mer impliquent des codes associatifs particuliers et des modèles partagés, d’abord en Méditerranée, mais aussi sur l’ensemble des villes littorales pour lesquelles la pêche est une activité économique importante8.

6En effet ces travailleurs, dont l’activité de pêche suppose des déplacements parfois longs et toujours extérieurs aux zones urbaines, vivent souvent regroupés au cœur des grandes villes. Ils créent ainsi des quartiers où les habitants partagent des métiers liés aux mêmes ressources, et dont la plupart présentent aussi une même condition économique, faisant de ces unités urbaines des zones d’habitat populaire aux traits distinctifs. Ces quartiers pourraient être considérés comme les zones d’habitat de journaliers, rappelant les quartiers ouvriers qui se construisent après l’industrialisation de l’Europe. Les pêcheurs, dans leur grande majorité, sont embarqués sur des tartanes de pêche pour un maigre salaire, ou bien pêchent, à partir de petites barques, de modestes prises qu’ils revendent ensuite. Si une hiérarchie existe au cœur de ce monde du poisson, et que les patrons de pêche présentent un niveau économique supérieur, la plupart des pêcheurs peuvent être considérés comme les « prolétaires » du poisson, habitant dans des quartiers qui présentent une forme de ségrégation sociale au cœur des villes littorales et méditerranéennes.

  • 9 Voir par exemple Cerutti 1990.

7Le terme de comunità interroge également l’articulation entre collectifs et individus. En effet, depuis le Moyen Âge, les communautés de pêcheurs sont les interlocuteurs privilégiés des autorités vénitiennes. Les groupes sont identifiables lorsqu’ils se donnent à voir, et qu’ils produisent de la documentation, souvent sous la forme de suppliques ou de statuts approuvés par les autorités, et dans lesquels les membres apparaissent comme un ensemble homogène agissant de manière unie9. Pourtant, sous le terme de « pêcheur », il existe des manières très diverses d’être impliqué dans l’exploitation du poisson, depuis l’individu qui ramasse des crabes sur les berges de la ville, jusqu’au patron de six tartanes qui dirige ses équipages en haute mer aux saisons opportunes. Les différences politiques, économiques et sociales entre les membres sont telles que le terme même de « pêcheur » doit être questionné. Une forte hétérogénéité caractérise également la corporation des poissonniers. La hiérarchie des acteurs doit être analysée en situation pour mettre en évidence le paradoxe existant entre l’inclusion d’acteurs si différents dans des êtres collectifs, et l’impression dégagée par les sources d’une forte cohésion interne à ces regroupements.

8Pour conduire ces analyses, les acteurs sont étudiés en contexte, c’est-à-dire lorsqu’ils travaillent, quand ils pêchent en Adriatique ou dans la lagune, quand ils se déplacent vers Venise, vendent leurs prises aux halles publiques ou dans les calli (rues) qu’ils arpentent. Le choix a donc été fait de moins s’intéresser à ces organisations professionnelles et à ces individus pour ce qu’ils sont, mais plutôt pour ce qu’ils font. Il en résulte que l’organisation sociale des réseaux commerciaux du poisson au sens large est largement influencée par la nature même des produits de la mer : le rapport de la société vénitienne au poisson entraîne ce lien fort entre production et distribution, et les deux activités apparaissant encore une fois peu dissociables. De plus, le fonctionnement interne de la corporation des poissonniers ou celui des communautés de pêcheurs s’expliquent en grande partie par les produits mêmes que ces personnes ont à gérer.

9Enfin, l’histoire de ces marchés du travail et de ces organisations professionnelles n’est pas immuable. Leurs structures et leurs mécanismes connaissent une réorganisation totale au XVIIIe siècle, causée par les grandes mutations analysées en première partie dans leurs dimensions technique et spatiale, ayant notamment pour conséquence l’inclusion des territoires de pêche dans l’Adriatique. Ainsi l’enjeu est ici de prendre en compte les aspects sociaux de cette transformation du secteur à la fin de l’époque moderne, pour comprendre comment agissent et réagissent les individus et les entités collectives lorsque le poisson, ressource de moins en moins protégée, est au centre d’expériences économiques nouvelles.

Notes

1 Trivellato 2000, p. 4-5.

2 Caracausi 2008, p. 21-22.

3 Voir notamment Fistetti 2003 ; Torre 2007 ; Sainsaulieu – Salzbrunn – Amiotte-Suchet 2010.

4 Tönnies 1887 ; Durkheim 1889, p. 416.

5 Sainsaulieu – Salzbrunn – Amiotte-Suchet 2010, p. 15.

6 Grenet 2016, p. 4.

7 De Nicolò 2006.

8 Grancher 2015.

9 Voir par exemple Cerutti 1990.

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