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Les marchés de la mer

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Solène Rivoal

Première partie – Le poisson, une biographie. De l’animal marin à l’aliment urbain

Introduction

Texte intégral

  • 1 Scarpa 2000.

1Aux XVIIe et XVIIIe siècles, bien avant le guide de Tiziano Scarpa, Venise est un poisson, la forme du territoire urbain vénitien intrigue déjà1. Alexandre Toussaint Limojon de Saint-Didier, diplomate français envoyé à Venise de 1672 à 1677, écrivait par exemple dans son œuvre consacrée à la ville :

  • 2 de Limojon de Saint Didier 1685, p. 14.

2Le plan de Venise ressemble assez bien à un Turbot, l’extrémité orientale, ou est l’Arsenal, en représente la queuë ; […] On peust en former le vaste corps de la ville, qui ne paroist pas seulement comme la reine de toutes les autres îles des Lagunes, mais encore comme la Maîtresse absolüe du Golphe, dont elle s’est attribué la Souveraineté2.

3La métaphore insiste sur le caractère maritime de la ville et sur l’influence que celui-ci peut avoir sur l’action de ses habitants et habitantes. L’image du turbot, maître du « Golfe de Venise », nom donné par les Vénitiens à l’Adriatique, permet également au diplomate français de mettre en relation les différents territoires de la République à la fin du XVIIe siècle, en insistant sur une organisation spatiale hiérarchique dont Venise est le centre. La forme du poisson rappelle enfin la spécificité d’un territoire urbain construit sur l’eau, et semble utilisée pour renforcer la légitimité de ses habitants à vouloir contrôler l’Adriatique. 

4Cette métaphore explique parfaitement les logiques spatiales qui organisent les circuits d’approvisionnement de Venise en produits de la mer. À la fin de l’époque moderne, les techniques de pêche permettent aux Vénitiens de sortir régulièrement de la lagune et d’organiser des campagnes de pêche qui participent de manière croissante au ravitaillement de la ville. À l’échelle de la lagune, les arrivées de poisson massives venues du large modifient en profondeur l’organisation socio-économique lagunaire, dont le fonctionnement reposait majoritairement jusqu’alors sur des circuits courts entre zones de marécages et étals des marchés.

  • 3 Calafat 2019, notamment les chapitres 2 et 3 sur Venise et l’Adriatique.

5Au XVIIIe siècle en Méditerranée, les Vénitiens sont soumis à une rude concurrence commerciale. À l’échelle de l’Adriatique, le gouvernement des Habsbourg favorise la croissance du port de Trieste à l’est pendant que les ports de Pesaro et surtout d’Ancône dans les États pontificaux se développent au sud. La « maîtresse absolüe du Golpe » est donc un souhait politique plus qu’une réalité3, ce qui inquiète les autorités vénitiennes, notamment dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

6À cette période, les circuits d’approvisionnement en produits de la mer épousent les limites du territoire de la République de Venise, composé de plusieurs aires administratives. Ils concernent en premier lieu les possessions du littoral, c’est-à-dire la lagune de Venise, mais également les autres lagunes au nord, celles de Marano et Grado. L’ensemble de ces possessions jusqu’au sud de Chioggia, composé des territoires les plus anciens, forme le Dogado, le duché de Venise. Les zones de la terraferma, c’est-à-dire du nord-est de la péninsule italienne, constituent le Dominio da Terra, administré à partir des villes de Vérone, Vicence, Padoue, Rovigo et Trévise. Enfin le dernier ensemble est appelé Dominio da Mar ou Stato da Mar par les Vénitiens et regroupe les possessions méditerranéennes de la République. Au XVIIIe siècle, ce Stato da Mar est composé en grande majorité de l’Istrie et de la Dalmatie, c’est-à-dire des côtes littorales de l’Adriatique (aujourd’hui en Slovénie et Croatie) jusqu’à la République de Raguse (aujourd’hui Dubrovnik). En effet, à cette époque, la République a perdu plusieurs territoires dans le bassin oriental face à l’Empire ottoman, lors de la guerre de Candie (1645-1669) puis pendant les guerres de Morée (1684-1699 et 1713-1718). À l’échelle de la Méditerranée, les limites des possessions vénitiennes se recentrent donc autour de l’Adriatique. Ainsi, alors que depuis le XIIIe siècle les échanges de l’État vénitien étaient dissociés des échanges de la ville de Venise, les deux circuits étant pensés séparément, au XVIIIe siècle les nouvelles dimensions de ce territoire engendrent une plus grande proximité entre le grand commerce méditerranéen et le commerce local. Ce resserrement des circuits commerciaux de la République en Méditerranée favorise des circulations régionales dans lesquelles le poisson a toute sa place. Entre Venise, la Dalmatie et l’Istrie circulent les produits de la mer, souvent frais et parfois salés : ils occupent des bateaux de pêche comme des embarcations de transport qui acheminent les prises jusqu’au marché de Rialto.

  • 4 Del Negro 2000 ; O’Connell 2009 ; Arbel 2013.

7Les échanges de ces produits, qui concernent l’ensemble des zones vénitiennes permettent d’analyser, à partir d’actions et de pratiques quotidiennes, le rapport entre les différents territoires et en particulier les formes de gouvernement et de domination, voulues ou existantes, de la capitale sur les autres espaces. Les historiennes et les historiens continuent de s’interroger sur ces questions : plusieurs spécialistes défendent l’idée que Venise constitue un empire méditerranéen et l’administre comme tel, d’autres proposent l’idée d’une domination passive4. Le cas des circuits commerciaux des produits de la mer de la production à la distribution permet d’entrer de manière pragmatique dans ce débat, à travers un élément concret pour questionner la nature des liens entre Venise et ses territoires au XVIIIe siècle : le ravitaillement de la capitale en biens de consommation quotidiens.

8Cette première partie est donc consacrée à la manière sont s’articule spatialement le système d’approvisionnement, de la lagune à l’Adriatique, des espaces de production aux zones de distribution. Le poisson, qu’il soit pêché en Adriatique, dans les marécages lagunaires ou dans des pêcheries, circule dans la lagune, entre dans la ville, envahit les étals et remplit des paniers : il génère des systèmes de distribution et de vente où l’ensemble de l’espace urbain est utilisé.

Notes

1 Scarpa 2000.

2 de Limojon de Saint Didier 1685, p. 14.

3 Calafat 2019, notamment les chapitres 2 et 3 sur Venise et l’Adriatique.

4 Del Negro 2000 ; O’Connell 2009 ; Arbel 2013.

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