Babilonia no es otra cosa que un infinito juego de azares.
Babylone n’est autre chose qu’un infini jeu de hasards.
J. L. Borges, La loterie à Babylone, dans Fictions, Paris, 1999, p. 69
(trad. de l’espagnol par P. Verdevoye, N. Ibarra et R. Caillois).

1Depuis les années 1990, on observe un regain d’intérêt pour le tirage au sort chez de nombreux chercheurs en sciences politiques et sociales, qui voient dans la méthode aléatoire l’une des voies potentielles pour pallier le déficit de légitimité qui frappe les gouvernements représentatifs et démocratiser les institutions1. Les propositions visant à restaurer ou étendre l’usage du tirage au sort dans le domaine politique, pour désigner des candidats à une fonction ou des participants à une délibération, ont été nombreuses ces dernières années en Europe et dans le monde, avec des succès divers2. L’expérience la plus aboutie à ce jour reste probablement celle de l’Irlande, où deux assemblées de citoyens sélectionnés par tirage au sort – la première aux deux tiers, la seconde dans son intégralité – ont conduit à modifier la constitution irlandaise en 2015, puis en 2016, pour autoriser le mariage pour tous, puis l’avortement3.

2Si le retour du tirage au sort dans le débat politique est un phénomène récent, cette procédure était en réalité répandue et fréquemment employée durant l’Antiquité. Cicéron exprime clairement cette idée lorsqu’il se demande « quel est le peuple qui ne recourt pas à la prédiction par le tirage au sort (sortium praedictione)4 ? », tant cet usage était courant dans le bassin méditerranéen, que ce fût dans les cités grecques antiques5, ou dans les mondes juif6, sumérien7 ou encore celte8. Dans la mesure où il permettait d’exclure toute influence rationnelle ou humaine, le tirage au sort, c’est-à-dire le choix par le hasard et les dieux, fut ainsi présenté dès l’Iliade comme une alternative au choix des hommes9. À l’inverse d’une idée reçue, Rome était loin d’ignorer cette pratique10. Comme le rappelle F. Biville, les Romains avaient fréquemment recours au tirage au sort, qui s’exprimait en latin « par les mots sors, sortiri et sortitio et consistait à “consulter” (consulere) le hasard (alea, sors, fors, casus) pour recevoir une réponse à une question posée, qu’il s’agisse de prédire l’avenir (diuinare) ou d’opérer un choix entre deux ou plusieurs options : “oui ou non ?”, “qui d’entre eux ?”, “dans quel ordre ?” », sans que la décision fût contestée. Philosophiquement et concrètement, la sortitio « s’opposait à des notions antagonistes telles que la délibération (consilium) et le jugement (iudicium), nourris par la réflexion, le savoir et le savoir-faire (ratio, ars) », au vote (suffragium), au décret sénatorial (decreta est), à l’entente à l’amiable (inter se compararent), à la nominatio, ou encore au bon vouloir personnel (uoluntas)11.

La sortitio, une pratique omniprésente dans le monde romain

3L’analyse de la documentation littéraire et épigraphique révèle la diversité des usages du hasard dans la Rome républicaine et impériale, et rend compte du rôle majeur qui lui était réservé12. Si l’utilisation de la sortitio est attestée dans des contextes familiaux et privés (jeux de hasard ou pratiques magiques)13 et dans les sanctuaires oraculaires, à l’instar de celui de Fortuna à Préneste14, le tirage au sort était aussi incorporé dans les institutions de base de la société et l’on trouve de nombreuses mentions de son utilisation dans la sphère civique depuis au moins le V^e siècle15. S’il ne saurait ici s’agir de dresser un inventaire exhaustif de tous les usages civiques du tirage au sort dans la Rome républicaine, un rapide état des lieux donne une idée de l’importance qui lui était accordée.

4La sortitio servait tout d’abord à confier des missions ou des fonctions aux sénateurs et aux magistrats. Des tirages au sort « de répartition » permettaient ainsi de distribuer des tâches particulières parmi les sénateurs, en désignant parmi eux des ambassadeurs ou des messagers16, ou d’attribuer des provinces (sortitio prouinciarum) aux magistrats, qu’ils fussent consuls, préteurs, tribuns militaires à pouvoir consulaire17, tribuns de la plèbe18, questeurs19 ou édiles20. Des tirages au sort « de sélection » permettaient aussi de choisir l’un des deux censeurs pour célébrer la cérémonie du lustrum21, pour être princeps senatus22, ou de désigner l’un des deux consuls pour présider les assemblées du peuple23, dédicacer un temple24 ou nommer ponctuellement, en cas de crise militaire ou politique, un dictateur25. Les appariteurs tiraient en outre au sort les magistrats qu’ils allaient assister, à l’instar des scribes qui tiraient au sort les questeurs auxquels ils allaient être associés26.

5Les Romains employaient également la sortitio au moment de voter les lois ou d’élire les magistrats. À rebours de notre conception actuelle, les Romains, comme les Grecs, n’opposaient en effet pas le tirage au sort à l’élection, mais pensaient plutôt ces deux procédures comme complémentaires. Avant le vote des comices, on désignait ainsi de manière aléatoire la centurie prérogative (centuria praerogatiua) parmi les soixante-dix centuries de la première classe27 ou la tribu principium28 parmi les trente-cinq tribus de Rome, et ces deux unités étaient les premières à être appelées aux urnes. Cette méthode permettait aussi de désigner la tribu dans laquelle votaient les Latins jusqu’en 9029 ou de sélectionner, parmi les quatre tribus urbaines, celle dans laquelle votaient les affranchis30. À partir de 471, un tirage au sort servait encore à choisir, parmi les tribuns de la plèbe en fonction, celui qui allait présider l’élection, par le concile plébéien, des tribuns de la plèbe pour l’année suivante31. La sortitio était enfin utilisée après que les comices avaient procédé au vote, pour déterminer l’ordre dans lequel les résultats devaient être annoncés (renuntiatio)32 ou pour départager des candidats lorsque les résultats étaient serrés33.

6Le tirage au sort était aussi au cœur de la procédure de recrutement et d’organisation du corps civique en armée. Il permettait de déterminer l’ordre dans lequel on appelait les tribus pour le recrutement34 et d’assigner des légions aux tribuns militaires35. À ces derniers étaient également attribuées par sortitio trois manipules d’hastati et de principes36. Les tours de garde la nuit pour les escadrons de chevaliers suivaient un roulement fixé par le sort37. La méthode aléatoire servait enfin à assurer le respect de la discipline militaire : c’est ainsi qu’on désignait les soldats qui devaient être exécutés lorsqu’on appliquait la décimation sur une unité militaire coupable de lâcheté dans la bataille ou de sédition38.

7Dans les procédures judiciaires criminelles et civiles de la fin de la République (sortitio iudicum), le tirage au sort était également employé pour choisir les juges des quaestiones perpetuae39 et, éventuellement, leurs remplaçants (on parlait alors de subsortitio, c’est-à-dire de tirage au sort supplémentaire)40, ainsi que les juges et les recuperatores dans les provinces41.

8D’autres usages, plus ponctuels, du tirage au sort dans la Rome républicaine complètent cet inventaire. Les lots de terres étaient par exemple distribués au moyen d’une sortitio lors des assignations coloniales ou viritanes (conternatium sortitio ou sortitio de limitibus)42. La méthode aléatoire permettait aussi de renouveler, à partir du I^er siècle, les bénéficiaires des distributions de blé public43. Des tirages au sort servaient enfin à désigner les titulaires de certains sacerdoces. La captio de la nouvelle vestale s’effectuait ainsi au moyen d’une sortitio : sur la base de la lex Papia, la future prêtresse était tirée au sort, lors d’une contio, à partir d’une liste de vingt noms établie par le pontifex maximus44. En 114, un tirage au sort permit même de distinguer parmi les matrones la plus chaste d’entre elles pour dédicacer le temple de Vénus Verticordia45. On procédait également à une sortitio pour sélectionner, parmi les trente-cinq tribus de Rome, dix-sept d’entre elles, à qui était ensuite confiée la tâche d’élire le grand pontife et les membres de certains collèges sacerdotaux46.

9Au début de l’époque impériale, le recours au tirage au sort, loin de s’amenuiser, fut amplifié, bien qu’en parallèle la pratique de la nomination directe par le prince s’accentuât. La sortitio fut par exemple utilisée pour répartir de nouvelles tâches, créées par Auguste, parmi les chevaliers et sénateurs – e.g., pour choisir trois anciens préteurs pour administrer l’aerarium militaire pendant trois ans en 6 apr. J.-C.47 –, ce qui contribua par ailleurs à assimiler ces nouvelles fonctions aux magistratures publiques traditionnelles. Sous le principat d’Auguste, furent aussi instaurés des tirages au sort pour sélectionner, parmi les sénateurs, ceux qui siégeraient au consilium principis48 ou participeraient aux commissions spéciales chargées de réviser les lois49. La méthode aléatoire servit aussi à désigner les quindecemuiri chargés de distribuer le matériel purificatoire lors de la célébration des Jeux Séculaires de 1750, puis les sodales du culte d’Auguste divinisé51. La sortitio fut enfin l’un des rouages essentiels de la procédure de la destinatio, introduite par Auguste en 5 apr. J.-C. : elle permettait de répartir des sénateurs et des chevaliers membres des décuries judiciaires dans les centuries destinatrices qui étaient ensuite appelées au vote ; de choisir les custodes chargés de surveiller les élections ; de fixer l’ordre dans lequel le résultat du vote de chacune des centuries était proclamé52.

10L’utilisation du tirage au sort en contexte civique se perpétua tout au long du Principat et le recours à ce procédé se diffusa hors de la capitale, que ce fût de manière directe dans les municipes et colonies de la partie occidentale de l’empire romain, où droit et institutions émanaient de Rome, ou indirectement dans les cités pérégrines, où la volonté d’imiter Rome était manifeste. Les rubriques 53, 56 et 57 de la lex Malacitana montrent ainsi clairement que l’on recourait dans ce municipe à la sortitio pour composer les groupes de vote, déterminer l’ordre de vote et l’ordre dans lequel étaient annoncés les résultats (sortitio curiarum)53, tandis que la documentation atteste que le tirage au sort servait dans les cités de l’Empire à désigner des magistrats municipaux ou des ambassadeurs (legati), ou encore à sélectionner des recuperatores54.

Un tirage au sort particulier : la sortitio provinciarum

11S’ils révèlent le rôle et la place que les Romains réservèrent à la sortitio tout au long de leur histoire, le nombre et la grande diversité des usages de cette procédure à Rome rendent difficile tout traitement historique exhaustif de la question. Cet ouvrage s’attachera donc à décrire un type spécifique de tirage au sort civique : la sortitio prouinciarum consularis et praetoria, i.e. le tirage au sort des provinces (prouinciae) entre les consuls et les préteurs en exercice puis, après le vote de la lex Pompeia de prouinciis de 52, entre les consulaires et les prétoriens sortis de charge depuis au moins cinq années. Dans la pratique, la sortitio prouinciarum permettait chaque année de répartir entre les consuls et les préteurs, en exercice ou sortis de charge, les provinces qu’un décret du Sénat leur avait assignées. Ces provinces « consulaires » et « prétoriennes »55 pouvaient être de natures diverses : des commandements militaires, la présidence de juridictions ou de tribunaux, ou encore l’administration de territoires tels que la Sicile ou la Sardaigne. À l’origine, le terme prouincia avait en effet un sens juridique et désignait un commandement militaire octroyé à un magistrat. Un glissement sémantique s’opéra ensuite à l’époque républicaine à mesure que s’étendit l’imperium populi Romani, et ce terme caractérisa progressivement, à partir du III^e siècle, les territoires qui étaient placés sous le contrôle militaire de magistrats ou de promagistrats (e.g., la « province » de Sicile ou la « province » de Sardaigne)56. Il ne perdit toutefois pas son sens juridique originel de mission puisque les gouverneurs envoyés dans un territoire soumis à Rome avaient bien souvent pour tâche de pacifier celui-ci, voire d’en achever la conquête57, et ce ne fut qu’à l’époque augustéenne, entre 27 et les années 10, qu’une liste fixe des provinces consulaires et prétoriennes fut finalement établie. À cet égard, si nous avons choisi, pour faciliter la lecture de l’ouvrage, de traduire systématiquement le terme latin prouincia par « province » – bien que ce vocable ait pris en français, comme en anglais, une connotation strictement territoriale et que cette traduction soit loin de rendre compte de la signification juridique attachée au terme latin –, nous avons en revanche proscrit l’utilisation, pour qualifier les provinces consulaires et prétoriennes, des expressions « province territoriale », « province juridique », « permanente » ou « fixe », qui ne traduisent pas la conception qu’avaient les Romains de la prouincia et n’apparaissent dans aucune source. Il faut enfin préciser que les tirages au sort « de sélection » qu’effectuaient parfois les consuls pour désigner celui qui présiderait les élections ou dédicacerait un temple sont exclus du champ de l’enquête et ne seront abordés que de manière marginale dans cet ouvrage ; ces missions, par nature ponctuelles et irrégulières, qui incombaient aux consuls ne sont en effet pas assimilables aux provinces consulaires qu’ils recevaient au début de l’année de leur magistrature et qui déterminaient les conditions d’exercice de leur imperium militiae pour l’année de leur consulat.

12Pourquoi consacrer un ouvrage au tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes ? De nombreuses raisons justifient le choix de cet objet d’étude, et en premier lieu le rôle majeur qui fut réservé à cette sortitio dans le fonctionnement de la vie politique romaine aux époques républicaines comme impériale. Cette procédure permettait en effet de répartir chaque année entre les magistrats curules, de manière rapide et efficace, le commandement des armées et les principales tâches juridiques, judiciaires et administratives à Rome et dans l’empire romain. Elle garantissait en outre le bon fonctionnement des magistratures dans la mesure où la répartition aléatoire des provinces entre les consuls et les préteurs permettait de distinguer les tâches qui incombaient à chaque magistrat pour l’année à venir et de définir les limites de l’exercice de leurs imperia. La sortitio prouinciarum jouait également un rôle clé dans la construction des carrières aristocratiques et dans les stratégies familiales, puisque l’obtention d’une province offrait la possibilité d’obtenir un triomphe, de se constituer une clientèle ou encore de s’enrichir – et ce en particulier aux III^e-II^e siècles, lorsque la cité romaine disposait de peu de moyens pour contrôler a posteriori l’action des magistrats dans les provinces58. La méthode aléatoire était enfin l’un des rouages essentiels, sur les plans juridique et pratique, de la régulation de la compétition aristocratique dans la mesure où elle permettait de confier la répartition des provinces à des instances extérieures et supérieures aux hommes, le hasard et les dieux, et de la soustraire à l’inverse à l’influence du Sénat et du peuple59. Les vertus politiques, sociales et religieuses que les Romains trouvaient à cette procédure expliquent d’ailleurs la longue durée durant laquelle elle fut en usage.

13L’objectif de ce livre est ainsi de retracer l’histoire du tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes entre le III^e siècle av. J.-C. et le I^er siècle apr. J.-C., en restituant la manière dont la sortitio prouinciarum était définie par les lois et effectuée en pratique. L’étude cherche en particulier à évaluer la place et le rôle qui étaient réservés au hasard dans la politique romaine. Jouait-il un rôle important dans la répartition des provinces aux époques républicaine et impériale, ou les principales décisions concernant l’attribution des provinces étaient-elles prises, à l’inverse, à la suite de votes, de délibérations, d’accords à l’amiable ou de nominations ? De quels moyens, légaux ou illégaux, formels ou informels, disposaient les aristocrates, puis le prince à partir de 27, pour encadrer et instrumentaliser le hasard ? La prégnance du tirage au sort sur le temps long amène également à s’interroger sur le sens que les acteurs de l’époque donnaient au hasard et sur ce qu’il révélait de la conception qu’ils avaient de leur propre régime. Les effets du hasard et les valeurs que celui-ci était censé garantir étaient-ils les mêmes au III^e siècle av. J.-C. et au I^er siècle apr. J.-C. ? Comment les différents régimes politiques que connut Rome utilisèrent-ils la méthode aléatoire ?

14L’enquête débute à l’époque médio-républicaine, et plus précisément en 227, année durant laquelle le nombre de préteurs fut porté de deux à quatre. Conséquences de la création de ces deux nouvelles prétures, les consuls et les préteurs furent désormais élus lors de deux réunions distinctes des comices centuriates et la sortitio prouinciarum, auparavant commune à tous les magistrats cum imperio, fut scindée en deux sortitiones séparées : la sortitio des provinces consulaires et la sortitio des provinces prétoriennes60. L’accroissement du nombre de préteurs permit en outre au Sénat de confier par tirage au sort le gouvernement de la Sicile et de la Corse-Sardaigne, en plus des juridictions urbaine et pérégrine, à des préteurs en exercice. À l’autre extrémité, fixer le terminus ante quem de l’étude à 14 apr. J.-C. offre la possibilité d’étudier la manière dont le ius sortiendi (« le droit du tirage au sort »)61 fut, de manière progressive et empirique, adapté au début du Principat aux exigences d’un nouveau régime de caractère monarchique.

15Sur le plan institutionnel, l’étude du tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes invite à prendre en compte le moment du tirage au sort des provinces en lui-même, qualifié de « blind break » en raison de sa neutralité par O. Dowlen62, mais aussi les étapes qui encadraient ce tirage, de la désignation des candidats et des provinces en amont du tirage au sort jusqu’à l’acceptation des résultats après que celui-ci eut été effectué. À l’inverse de l’Athènes de l’époque classique, Rome eut en effet toujours recours au tirage au sort pour répartir les provinces ou les charges définies par le Sénat parmi un petit cercle de magistrats ou d’anciens magistrats présélectionnés63 et l’usage au hasard fut constamment encadré, en amont et en aval, par des procédures fondées sur la raison et la délibération. Ces procédures qui conditionnaient le déroulement de la sortitio prouinciarum évoluèrent entre 227 av. J.-C. et 14 apr. J.-C., ce qui eut pour effet d’en transformer progressivement le fonctionnement et la nature de manière à l’adapter à chaque fois au contexte politique dans lequel on l’utilisa. Si le recours à la méthode aléatoire pour partager les provinces perdura jusqu’à la réforme de Dioclétien64, les lois relatives à la sortitio prouinciarum modifièrent ainsi à plusieurs reprises la manière dont on sélectionnait les provinces ou les candidats en amont du tirage au sort, à l’instar de la lex Pompeia de prouinciis qui réserva en 52 la sortitio des provinces consulaires et prétoriennes à des consuls et à des préteurs sortis de charge depuis au moins cinq ans.

Quelle place pour le tirage au sort dans l’historiographie ?

16Le décalage entre la production scientifique et l’importance que revêtait la sortitio dans le monde romain antique est important, et il faut attendre les années 1990 pour que des travaux soient menés sur les usages politiques de cette procédure à Rome. La notice « Losung », rédigée V. Ehrenberg dans la Pauly-Wissowa en 1927, traite ainsi essentiellement du tirage au sort tel qu’il était pratiqué dans le monde grec65, tandis que la définition de la sortitio que proposent G. Glotz et C. Lécrivain dans le tome IV du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines d’après les textes et les monuments consacre quinze pages au fonctionnement et aux usages du tirage au sort à Athènes et seulement deux pages à Rome66. Plusieurs postulats, que cet ouvrage cherche à déconstruire, expliquent, au moins en partie, le désintérêt que les historiens ont longtemps montré pour la sortitio romaine. La procédure du tirage au sort a tout d’abord longtemps été perçue comme appartenant par essence au domaine de la « religion » et non de la « politique », deux sphères pourtant indissociables dans les cités antiques ; elle fut donc surtout étudiée dans sa dimension privée ou oraculaire, et non dans ses usages civiques. La méthode aléatoire fut en outre longtemps associée, à tort, aux régimes démocratiques, et en particulier à l’Athènes de l’époque classique – cette identification est d’ailleurs confirmée par le débat actuel qui fait du tirage au sort un instrument de démocratisation des sociétés. Il est vrai que le recours au tirage au sort fut souvent présenté, dans la philosophie politique grecque, comme une caractéristique des régimes démocratiques. La nature démocratique de cette procédure est ainsi clairement mise en valeur dans la Constitution d’Athènes attribuée à Aristote et dans la Politique d’Aristote, ce dernier texte développant en particulier la thématique du lien avec la démocratie directe attesté dès Hérodote et Euripide67. Le tirage au sort ne fut cependant jamais une procédure démocratique par essence, mais il fut à l’inverse employé par toutes les formes de régimes politiques ; le sens donné à cette procédure et son efficacité politique furent ainsi toujours conditionnés à la société et au régime qui l’utilisèrent68. Un dernier élément à prendre en compte pour comprendre pourquoi le tirage au sort a longtemps été négligé dans l’historiographie est enfin le poids pris par le vote électoral, associé de manière consubstantielle à la représentation politique, dans le fonctionnement des États modernes, et ce au détriment du tirage au sort69. G. Glotz traduit très bien cette idée lorsqu’il écrit, à propos du tirage au sort à Athènes à l’époque classique, que « le tirage au sort des magistrats paraît aujourd’hui une telle absurdité que nous avons peine à concevoir qu’un peuple intelligent ait pu imaginer et maintenir un pareil système70 ».

17À ce jour, seules deux monographies ont été consacrées à la sortitio des provinces consulaires et prétoriennes, l’une concernant la période antérieure à cet ouvrage, l’autre la période postérieure. R. Stewart a été la première à faire du tirage au sort des provinces un objet d’étude historique. L’ouvrage Public Office of Early Rome, publié en 1998 et issu d’une thèse de doctorat soutenue en 1987, a permis de mettre en valeur le rôle crucial du tirage au sort dans les institutions républicaines71. L’enquête traite en particulier des tirages au sort qu’effectuaient les tribuns militaires à pouvoir consulaire (tribuni militum consulari potestate) entre 444 et 367, puis les trois praetores entre 367 et 242, et enfin les deux consuls et les deux préteurs (urbain et pérégrin) entre 242 et 227, pour analyser le rôle joué par le tirage au sort dans l’individualisation et la hiérarchisation progressives des différentes magistratures supérieures72. L’article que R. Bunse a consacré à la sortitio prouinciarum en 2002 offre d’intéressants prolongements à la thèse de R. Stewart dans la mesure où il lie la généralisation du recours au tirage au sort pour répartir les provinces au vote des leges Liciniae Sextiae en 367 et à l’admission des plébéiens au consulat : le recours systématique à la sortitio aurait ainsi été exigé par ces derniers, pour que les prouinciae les plus recherchées ne fussent pas automatiquement attribuées aux consuls patriciens73. En ce qui concerne l’époque impériale, on doit à F. Hurlet, en 2006, d’avoir examiné en détail la manière dont les proconsuls étaient tirés au sort de 27 av. J.-C. au III^e siècle apr. J.-C., afin de mieux comprendre la nature de leurs relations avec le prince et la manière dont ceux-ci lui étaient subordonnés74. Aucune monographie n’avait en revanche étudié le tirage au sort des provinces aux époques médio- et tardo-républicaine. En 1997, l’ouvrage de R. Schulz intitulé Herrschaft und Regierung. Roms Regiment in den Provinzen in der Zeit der Republik, ne consacre ainsi que trois pages au déroulement de la sortitio prouinciarum à l’époque républicaine75. Le manque d’informations dont nous disposons, pour cette époque, sur le principal mode de répartition des provinces est d’ailleurs d’autant plus frappant que le renouvellement des études sur l’administration impériale romaine depuis les années 1990 a conduit à mieux connaître les fonctions et les pouvoirs des gouverneurs ou les rapports qu’entretenaient gouverneurs et gouvernés76. Il contraste aussi avec les études qui ont été menées sur le rôle du tirage au sort dans l’Athènes classique, pour laquelle on connaît désormais bien le fonctionnement des κληρωτήρια et la procédure suivie77.

18Si le tirage au sort des provinces aux époques médio- et tardo-républicaine n’avait jamais fait l’objet d’une enquête systématique, plusieurs études ont contribué de façon indirecte à mieux connaître cette procédure, en particulier dans sa dimension juridique. Dès le XIX^e siècle, T. Mommsen et P. Willems ont ainsi examiné plusieurs des lois qui encadraient le tirage au sort des provinces dans leurs grandes sommes sur le droit public romain. On doit en outre à J.-L. Ferrary d’avoir mis en exergue le rôle que jouaient les lois comitiales dans la procédure d’assignation des provinces consulaires et prétoriennes78. F. J. Vervaet a récemment proposé une relecture des clauses et des objectifs de la lex Sempronia de prouinciis79, tandis que K. Morrell a réexaminé les dispositions et les conditions d’application de la lex Pompeia de prouinciis de 5280. L’ouvrage de C. Lundgreen aborde ponctuellement la question du tirage au sort des gouvernements provinciaux dans le cadre d’une étude des « conflits de règles » (Regelkonflikte) de la République romaine81 ; son analyse, qui repose sur une collection de récits de tirages au sort provinciaux, vise toutefois davantage à déprécier la valeur normative de la sortitio – l’auteur souligne que celle-ci pouvait être refusée par les acteurs au profit d’autres procédures (extra sortem, sine sorte) – qu’à en restituer le déroulement et les enjeux. Enfin, en 2019, D. Rafferty a étudié les processus d’attribution des provinces aux différents gouverneurs et leur dotation en argent et en troupes entre le vote de la lex Sempronia de prouinciis consularibus en 123 et celui de la lex Pompeia de prouinciis en 52. La sortitio des provinces consulaires et prétoriennes n’y est toutefois étudiée que dans le quatrième chapitre82 et l’analyse proposée ne va pas sans soulever des difficultés, d’une part parce que la fréquence de la sortitio est sous-estimée par l’auteur et d’autre part parce que les procédures visant à la contourner (qualifiées d’extra sortem dans les sources) sont à peine abordées83.

19Sur le plan institutionnel, les monographies consacrées au Sénat aux époques républicaine et impériale ont également permis de mieux comprendre comment le tirage au sort s’insérait dans le calendrier des séances du Sénat, de dater les sessions sénatoriales qui étaient consacrées au tirage au sort des provinces ou encore de souligner l’influence que les sénateurs et le prince pouvaient avoir sur le résultat de la sortitio84. Ajoutons que, depuis R. Syme, les études prosopographiques, qui ont renouvelé l’histoire et la conception des institutions romaines, ont conduit à mieux connaître l’origine et la carrière des consuls et des préteurs qui tiraient au sort les provinces, ainsi que les dates de leurs tirages au sort85.

20Quelques ouvrages et articles consacrés à d’autres types de tirages au sort civiques offrent enfin, en raisonnant par analogie, des renseignements sur le fonctionnement de la sortitio prouinciarum, et permettent de dégager des matrices communes aux tirages au sort civiques antiques. Le rôle du tirage au sort dans le fonctionnement des comices législatifs et électoraux a ainsi été étudié par L. R. Taylor en 1966 et E. S. Staveley en 197286. Le tirage au sort foncier est également relativement bien connu, grâce entre autres aux travaux de C. Moatti, de J. B. Campbell ou de J.-Y. Guillaumin87. La sortitio des vestales a fait l’objet d’une étude de N. Mekacher et F. Van Haeperen88, tandis que F. Hurlet a analysé les usages du tirage au sort dans les cités de l’Occident romain89. Dans un récent ouvrage consacré à la questure, A. Díaz Fernández et F. Pina Polo abordent les questions de la sortitio questorienne et des nominations de questeurs extra sortem90. Les aspects matériels ou religieux du tirage au sort civique ont aussi fait l’objet de travaux. C. Nicolet a examiné, dans un article daté de 1991, le matériel qui était utilisé pour tirer au sort à l’époque impériale, dans un contexte agonistique et judiciaire91. N. Rosenstein s’est penché sur les raisons politiques qui conduisaient les Romains à recourir à la méthode aléatoire92 (sa thèse sera examinée dans le chapitre 9). La divination par la sortitio, telle qu’elle était pratiquée dans les sanctuaires oraculaires italiens, offre enfin des informations intéressantes sur le déroulement des tirages au sort civiques93, tandis que les méthodes utilisées pour tirer au sort en Grèce et dans les cités italiennes du Moyen Âge fournissent matière à comparaison, mutatis mutandis, avec les gestes et les techniques employés par les Romains94.

Construction et traitement du corpus documentaire

21Le petit nombre d’études consacrées à la sortitio prouinciarum, et plus généralement aux usages du tirage au sort dans le monde romain, résulte en grande partie de la faiblesse numérique et du caractère elliptique des sources qui évoquent cette procédure.

22Les sources textuelles issues de la tradition manuscrite composent l’essentiel du corpus. La plus importante d’entre elles est probablement l’Histoire romaine de Tite-Live (59 av. J.-C.-17 apr. J.-C.). L’historien mentionne en effet systématiquement, pour les années 218-167, les noms des provinces consulaires que le Sénat assigna par décret, les noms des consuls qui furent candidats au partage des provinces, ainsi que la manière dont furent réparties les provinces consulaires (sortitio ou comparatio), à l’exception toutefois de trois années pour lesquelles une partie du texte a été perdue (175-174 et 170). De la même manière, la procédure de répartition des provinces prétoriennes est régulièrement documentée par l’annaliste, hormis en 218-217, 210, 185, 178, 175-174 et 170, années pour lesquelles tout ou une partie du texte livien a disparu. Si l’Histoire romaine de Tite-Live est une source exceptionnelle pour restituer la procédure du tirage au sort des provinces à l’époque médio-républicaine, son utilisation ne va toutefois pas sans poser de difficulté. De manière générale, il convient de distinguer chez Tite-Live les textes qui peuvent être admis de ceux qui doivent être rejetés en replaçant et analysant chacune de ses notices dans son contexte historique95. Malgré quelques incohérences et confusions, qu’il conviendra de relever, la cohérence interne du récit livien, qui est organisé, année après année, selon un schéma récurrent – élection, entrée en charge, vote des décrets de prouinciis, sortitio des provinces, vote des décrets de prorogatione, ornatio –, invite à penser que Tite-Live (ou les annalistes qu’il utilisa) a eu accès à des archives officielles, et que les informations qu’il donne sur le tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes dans les années 218-167 sont dans l’ensemble assez fiables.

23La perte des livres liviens relatifs aux cent trente dernières années de la République et au début du Principat nous prive ensuite de données importantes concernant l’évolution de la sortitio prouinciarum. Pour la fin du II^e et le début du I^er siècle, nous avons ainsi moins d’informations sur la composition des collèges consulaires et prétoriens et sur la procédure d’assignation des provinces. Le tirage au sort des provinces est surtout connu à travers ses dysfonctionnements et les années pour lesquelles il est évoqué sont souvent celles où la législation qui l’encadrait ne fut pas respectée. Nous disposons en revanche de davantage de renseignements sur le I^er siècle grâce à Cicéron et à ses scholiastes96. Les discours – en particulier le Discours sur les provinces consulaires et les Philippiques – et la correspondance privée de Cicéron évoquent ainsi régulièrement le tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes et éclairent les significations que les Romains donnaient à cette procédure à l’époque tardo-républicaine. Enfin, pour l’époque augustéenne, la source principale sur le fonctionnement du tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes est l’Histoire romaine de Dion Cassius, en particulier les livres 51 à 56.

24En dehors de Tite-Live, Cicéron et Dion Cassius, des indications ponctuelles, d’interprétation parfois malaisée, sont fournies sur la sortitio prouinciarum par des auteurs tels que Polybe, Salluste, Appien, Plutarque ou Valère Maxime. Si les sources textuelles évoquant le tirage au sort des provinces sont en définitive assez nombreuses pour les époques républicaine et impériale, cette documentation est aussi dispersée, souvent elliptique et marquée par une autre difficulté qui tient à leur nature parfois polémique, au moins dans les dernières décennies de la République, lorsque la procédure fut exploitée à des fins partisanes. Les mentions de la sortitio, ou les occurrences des termes sors ou sortiri, dans le Digeste sont enfin rares et concernent le droit pénal ou testamentaire97 ; le terme sors y est également attesté deux fois dans son sens économique, pour désigner les intérêts générés par un capital98.

25Il faut ajouter à ces sources littéraires les ouvrages de plusieurs érudits et grammairiens qui donnent – bien qu’ils ne traitent pas directement de la sortitio prouinciarum – des renseignements sur la définition religieuse que les Romains attribuaient à la sortitio et sur le matériel qui était utilisé pour tirer au sort, à l’instar des Nuits Attiques d’Aulu-Gelle, De la signification des mots de Festus ou du Commentaire sur l’Énéide de Virgile de Servius. Les traités des arpenteurs Hygin et Hygin le Gromatique99 et des sources poétiques ou théâtrales, en particulier les comédies de Plaute, témoignent aussi de manière substantielle du déroulement des tirages au sort civiques. Enfin, les chapitres 78-81 du Livre des Cérémonies de Constantin VII Porphyrogénète, empereur byzantin du X^e siècle, fournissent une description très précise de la manière dont on tirait au sort l’ordre de départ des chars dans l’hippodrome de Byzance et renseignent, par analogie, sur la façon dont se déroulaient les tirages au sort agonistiques dans le Grand Cirque à l’époque impériale.

26À l’exception notable des inscriptions de Delphes et de Cnide relatives à la lex de prouinciis praetoriis (100 av. J.-C.), les sources épigraphiques ne donnent pas de renseignements significatifs sur le fonctionnement de la sortitio prouinciarum à l’époque républicaine100. Elles fournissent en revanche, pour la même époque, des précisions sur la procédure suivie pour tirer au sort d’autres lots civiques, et en particulier les lots judiciaires101, ce qui permet, en raisonnant par analogie, d’inventorier et de dater avec précision le vocabulaire politique qui servait à évoquer la sortitio ou d’identifier le matériel employé pour tirer au sort. Pour l’époque impériale, la documentation épigraphique offre en revanche sur le tirage au sort des informations de premier plan : outre les inscriptions qui évoquent la carrière des proconsuls, les édits d’Auguste découverts à Cyrène (7-6 à 4 av. J.-C.)102, la lex Valeria Aurelia (20 apr. J.-C.)103, les leges Malacitana et Irnitana (époque flavienne)104 décrivent de manière extrêmement précise le déroulement de plusieurs sortitiones officielles.

27Des sources numismatiques (en particulier un denier de L. Roscius Fabatus de 64 av. J.-C.)105 et iconographiques (médaillons-contorniates, bas-reliefs, fresques), datées du II^e siècle av. J.-C. au V^e siècle apr. J.-C., complètent le corpus et permettent d’identifier les instruments utilisés pour tirer au sort les lots civiques ; elles peuvent être comparées aux rares vestiges matériels de la sortitio (sitellae, bases d’urnae uersatiles, sortes et pilae) qui nous sont parvenus.

28Pour reconstituer le déroulement du tirage au sort des provinces tout en ancrant cette procédure dans sa réalité sociologique, il était enfin nécessaire de croiser la documentation rassemblée avec les informations données par la prosopographie, en recensant, année après année, les candidats à la sortitio et les provinces tirées au sort, ainsi que les résultats des tirages au sort prétoriens et consulaires. Cette méthode a, entre autres utilités, permis de mettre en série les résultats de la sortitio prouinciarum afin d’évaluer le caractère aléatoire ou non de la procédure et de déterminer l’existence éventuelle de fraudes. On peut à ce propos signaler que l’analyse des règles du tirage au sort offre des perspectives intéressantes pour les études prosopographiques dans la mesure où elle permet de formuler de nouvelles hypothèses sur la date à laquelle les magistrats curules obtinrent leurs provinces.

Le lexique de la sortitio

29Comment le tirage au sort était-il désigné dans les sources ? Dans sa dimension institutionnelle, il était exprimé par les substantifs sors, sortitio, ainsi que par le verbe sortiri106. Il avait pour parallèle la série constituée par les dérivés du grec κλῆρος.

30Les termes sors et sortiri, au cœur de cette enquête, soulèvent plusieurs difficultés d’interprétation et de traduction108. Le mot sors est en effet polysémique et renvoie aux significations suivantes109 : le concept de « sort », de « destinée », synonyme de fors, casus ou fortuna ; l’acte proprement dit du tirage au sort ; l’objet avec lequel on tire au sort110 ; le résultat du tirage au sort, par exemple une province111 ; le lopin de terre dans les assignations coloniales (qui est aussi le résultat du tirage au sort). Le terme sors pouvait également avoir un sens économique : dans une lettre du 11 mars 45 écrite à Atticus, sors désigne le prêt usuraire consenti par Cicéron à Libo par l’intermédiaire de L. Egnatius ; il pourrait aussi désigner le capital productif d’intérêt que Cicéron avait confié en dépôt à L. Egnatius en 48112. Varron explique cette acception : sors découle de serere (« unir », « attacher ») et désigne ainsi par extension l’intérêt de l’argent qui augmente le capital113. De la même manière, le terme κλῆρος, attesté dès l’époque homérique, pouvait désigner, entre autres, un objet tiré au sort, le tirage au sort, le sort ou le destin, l’héritage ou l’apanage, voire la reconnaissance de dettes114. Il est en particulier malaisé de déterminer dans les sources, lorsqu’ils sont employés au singulier, si les termes sors ou κλῆρος désignent un objet de tirage au sort, l’évocation du destin ou encore la procédure du tirage au sort.

31L’étude du verbe sortiri, « tirer au sort », suscite des difficultés analogues à celles générées par le mot sors. Il présente en effet la particularité d’être déponent, c’est-à-dire d’être conjugué au passif tout en ayant un sens actif115 : il ne peut donc pas, en langue standard, être utilisé au passif et doit faire appel à des verbes complémentaires, tels que euenire, obuenire, obtingere ou attingere, qui servent normalement à décrire l’apparition d’un présage116. Par exemple, à l’expression « Scipion tira au sort la province » (Scipio prouinciam sortitus est) correspond au passif « la province échut à Scipion » (Scipioni prouincia euenit / obtigit)117. À la voix passive, il est ainsi difficile de savoir si une sortitio fut réellement effectuée, ou si ce fut « le destin », entendu comme le résultat de la procédure d’attribution, quelle qu’elle fût (comparatio, vote, etc.), qui confia à un magistrat une province. S’ajoutent aux difficultés inhérentes au vocabulaire latin des problèmes de correspondances linguistiques et de traduction dans la mesure où certains documents latins utilisent et traduisent des sources grecques ou évoquent des tirages au sort réalisés dans un contexte grec – et inversement.

32Plus complexe et spécialisé que sors, le substantif sortitio ne soulève en revanche pas de problèmes d’interprétation et désigne toujours le tirage au sort dans son sens institutionnel. Il s’inscrit ainsi, comme le rappelle F. Biville, « dans la riche série des noms dérivés en – tio se référant à d’autres modes de désignation ou de répartition (creatio, “élection”, nominatio, “nomination”, partitio, “répartition”), ou à d’autres étapes dans ces processus de désignation (professio, nominatio, recusatio, numeratio, pronuntiatio)118 ».

33Un dernier problème est celui du vocabulaire français employé pour traduire les termes sors, sortitio, sortiri et leurs équivalents grecs. Le vocabulaire que nous utilisons est en effet, dans le domaine des techniques politiques, moins riche et surtout moins concret que celui des Anciens – ou des Anglo-saxons. La traduction la plus fréquente du terme sors, polysémique, est ainsi, dans la Collection des Universités de France (CUF), « sort », dont la signification est ambiguë en français (tirage au sort ? objet tiré au sort ?). Dans son sens matériel, le terme sors est en outre traduit de différentes manières dans les éditions de cette Collection (« sort », « baguette », « tablette »119), et ce alors même que la forme de la sors a évolué entre les époques républicaine et impériale. Pour éviter toute confusion entre l’acte du tirage au sort et le matériel utilisé pour tirer au sort (et pour éviter également, par ailleurs, toute confusion entre le matériel employé pour voter et celui qui servait à tirer au sort), le terme sors, dans son sens abstrait, a été systématiquement traduit dans ce livre par « tirage au sort » et, dans son sens concret, par le terme générique « lot »120 – le « lot », dont la forme est issue du francique *hlot, peut en effet être défini comme ce qui « échoit à quelqu’un par le hasard, la destinée ou la nature »121 et a donné les noms de la loterie et du loto122.

Organisation de l’enquête

34Deux parties structurent cet ouvrage. La première est consacrée à la restitution des règles, entendues comme l’ensemble des sénatus-consultes, des lois, des coutumes, qui encadraient et réglementaient le tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes entre 227 av. J.-C. et 14 apr. J.-C. La documentation disponible sur la procédure de la sortitio, à la fois disparate et inégale, ainsi que les dates auxquelles furent votées les principales lois qui l’encadrèrent, ont conduit à décomposer l’examen des règles de la sortitio en cinq chapitres. Les trois premiers décrivent la procédure du tirage au sort des provinces entre 227 et 124, c’est-à-dire jusqu’au vote de la lex Sempronia de prouinciis. Ils s’appuient sur l’étude des années 218-167, bien documentées grâce à Tite-Live, et analysent les diverses étapes qui encadraient la sortitio prouinciarum : la désignation des provinces et des candidats, qui était effectuée en amont du tirage au sort (chap. 1) ; la répartition des provinces par la méthode aléatoire ou au moyen d’autres procédures, telles que la comparatio, l’attribution extra sortem des provinces, la prorogatio ou l’envoi de priuati cum imperio (chap. 2) ; l’acceptation ou le refus des résultats de la sortitio prouinciarum, et les modifications ou précisions qui pouvaient leur être apportées (chap. 3). Centré sur les années 123 à 53, le chapitre 4 s’attache ensuite à décrire les règlements de la sortitio prouinciarum que mirent en place les Gracques et Sylla. Enfin, le chapitre 5 étudie la procédure de répartition des provinces entre 52 av. J.-C. et 14 apr. J.-C. et revient sur les dispositions et les objectifs de trois lois : la lex Pompeia de prouinciis en 52, la lex Iulia (Caesaris) de prouinciis en 46 et la lex Iulia de prouinciis en 27.

35La deuxième partie de l’ouvrage décrit la manière dont se déroulait concrètement la sortitio prouinciarum. Pour reprendre l’heureuse formule de Y. Thomas, l’enquête invitait en effet à établir des passerelles entre « l’histoire du droit » et « l’histoire qui s’intéresse au droit123 », et à étudier d’une part la manière dont la législation qui encadrait le tirage au sort était appliquée, perçue et utilisée par les aristocrates et par le prince, et d’autre part les conséquences que pouvait avoir le droit sur le fonctionnement de la société romaine et la formation d’une « culture politique »124. En ce sens, il faut se garder d’opposer l’étude théorique des règles de la sortitio prouinciarum, qui s’inscrirait dans le champ du droit public et de l’histoire institutionnelle, à celle des pratiques du tirage au sort, et souligner à l’inverse leur interdépendance – l’analyse juridique du tirage au sort offrant des perspectives pour l’analyse matérielle, sociale et politique de la procédure, et inversement.

36Quatre chapitres composent cette deuxième partie. Le chapitre 6 examine le matériel qui était utilisé pour tirer au sort les provinces (la sitella et les sortes, l’urna uersatilis et les pilae) et la manière dont on le manipulait. Le chapitre 7 est consacré à la restitution de la scène et du déroulement de la sortitio prouinciarum, et décrit les acteurs et le public qui assistaient à cette cérémonie. Le chapitre 8 cherche à évaluer si les résultats du tirage au sort des provinces pouvaient être manipulés ou biaisés. Les fraudes à la sortitio étaient-elles fréquentes ? Des facteurs extra-institutionnels et sociologiques, à l’instar de l’ordre de tirage, de l’origine sociale ou de la carrière antérieure des candidats, influaient-ils sur les résultats de la sortitio ? Enfin, le chapitre 9 propose une analyse des significations religieuses du tirage au sort, en cherchant à replacer la sortitio prouinciarum dans le champ de la divination antique ; il s’intéresse aussi aux vertus sociopolitiques que les acteurs de l’époque prêtaient à l’utilisation de la méthode aléatoire dans la sphère civique.