1La restitution de la sortitio prouinciarum invite à s’interroger sur la manière dont cette procédure fut, dans la pratique, respectée ou à l’inverse manipulée, truquée ou contournée. Cette question était d’ailleurs loin d’être secondaire pour les Anciens dans la mesure où il était nécessaire, pour que la législation sur le tirage au sort pût être correctement appliquée, de garantir l’intégrité du rituel. La confiance dans la procédure ne pouvait en outre exister qu’à condition d’offrir à chaque candidat qui y participait l’assurance qu’il serait traité de la même manière que ses concurrents.

2Des opinions fort diverses ont été émises par les historiens sur la capacité de la sortitio prouinciarum à répartir aléatoirement les provinces entre les candidats. Selon E. Badian et surtout T. C. Brennan, les fraudes durant les tirages au sort civiques consulaires et prétoriens étaient fréquentes et nombreuses à l’époque républicaine1. Plusieurs auteurs de cette période – en particulier Cicéron et Plaute – évoquent en effet, directement ou de manière allusive, des manipulations de sortitiones civiques. Cependant, d’autres historiens, tels E. S. Staveley, A. M. Eckstein, R. Rilinger, W. Bingham, N. Rosenstein ou R. Stewart soulignent, à propos de l’époque républicaine, que l’on ne trouve finalement que peu d’exemples de manipulation de la sortitio ou de ses résultats en comparaison avec le nombre de fois où est évoquée cette procédure2. Pour l’époque impériale, la communauté historique est elle aussi partagée entre ceux qui dénoncent des fraudes à la sortitio3 et ceux qui insistent sur le respect des règles dont on fit alors preuve, à l’instar de R. Talbert, qui rappelle qu’en dehors de certaines circonstances dans lesquelles le tirage au sort fut manipulé en faveur d’individus proches du prince, le hasard joua un rôle non négligeable dans l’attribution des provinces4.

3Si le dossier des fraudes à la sortitio mérite à l’évidence un nouvel examen, déterminer si les tirages au sort de provinces étaient ou non truqués reste une tâche ardue, voire parfois impossible. Deux problèmes compliquent en effet l’analyse.

4Le premier est bien sûr l’état de la documentation disponible sur les fraudes à la sortitio prouinciarum et, de manière plus générale, aux sortitiones civiques. Onze documents seulement, dont la majorité concerne le I^er siècle, composent notre corpus.

5Même lorsque des fraudes sont signalées par les auteurs, les témoignages sont souvent allusifs et il est difficile de savoir s’il faut prendre le récit pour argent comptant. Certains récits de fraude ont en effet pu être forgés pour dénigrer des adversaires politiques : Cicéron accuse ainsi à trois reprises Verres d’avoir truqué des sortitiones – ce qui constitue un quart de notre corpus –, tandis que trois fraudes sont imputées à César. Il est en outre parfois difficile de conclure, à partir des textes, à une manipulation dans la mesure où les connaissances des Romains et des Grecs en matière de calcul de probabilités étaient largement empiriques. Comme nous l’avons vu, la méconnaissance des lois qui encadraient le hasard les conduisait par exemple à faire de l’ordre de tirage un critère qui influait nécessairement sur le résultat de la sortitio : le premier candidat à tirer au sort aurait été avantagé par rapport aux autres.

6L’enquête indirecte, qui consiste à regarder si les résultats des tirages au sort sont ou non « suspects », est également difficile à mener étant donné que les sources rapportent rarement les conditions dans lesquelles étaient effectués les tirages au sort, lorsqu’elles n’omettent pas de signaler la procédure par laquelle les provinces étaient réparties (sortitio, comparatio, extra sortem, prorogatio). La mauvaise compréhension de la législation encadrant le tirage au sort a ainsi conduit des historiens à considérer que des sortitiones avaient été truquées alors que le recours au tirage au sort avait été tout simplement suspendu (attribution extra sortem), qu’aucune sortitio n’avait eu lieu (prorogation de magistrats, envoi de priuati cum imperio) ou que ses résultats avaient été transformés (décret ou lex de permutatione)5. Par exemple, si selon T. C. Brennan « the fact that T. Otacilius Crassus in 214 received the fleet based in Sicily – his provincia as pro praetore in the previous year – is sufficient presumptive proof of at least occasional use of the fixed lot in this period6 », l’étude de la documentation suggère plutôt que les provinces furent assignées cette année-là extra sortem par le Sénat.

7Un deuxième problème tient à la caractérisation de la fraude, du truquage ou de la triche. Il faut distinguer ces actions, qui renvoient toutes à une manipulation illégale du tirage au sort, de celles qui orientent, dans le respect de la légalité, le résultat du tirage au sort – en ce sens, l’influence exercée par les consuls sur les sénateurs au moment de déterminer les provinces consulaires ne peut être associée à une fraude. En outre, faut-il automatiquement conclure, lorsque le résultat de la sortitio semble suspect, à une fraude ? Un tirage au sort heureux peut en effet être le simple fruit du hasard, en particulier dans le cas de la sortitio consulaire qui donnait à chaque consul, jusqu’en 52, une chance sur deux d’obtenir la province qu’il souhaitait. Il est ainsi nécessaire, pour déterminer si les fraudes étaient fréquentes, de mettre en série les résultats des sortitiones, plutôt que de faire un catalogue de cas disparates de sors opportuna (« tirage au sort heureux »)7. Enfin, à l’exception de certains commandements militaires prestigieux, il est souvent difficile de savoir si les candidats avaient ou non fait un « bon tirage » puisque l’on ne sait pas toujours quelles étaient les provinces les plus recherchées par les candidats et si les résultats du tirage au sort comblaient ou non leurs attentes. Par exemple, si l’on peut supposer qu’à la fin du III^e siècle et au II^e siècle les Hispanies étaient moins recherchées par les candidats (ce qui explique d’ailleurs que P. Cornelius Scipio ait pu y aller en tant que priuatus) que les provinces orientales, il est en revanche difficile de savoir si la préture urbaine constituait un meilleur tirage que la Sicile.

8Pour tenter de pallier ces difficultés, deux méthodes seront employées pour évaluer l’importance des fraudes à la sortitio prouinciarum. La première consiste à se demander, en raisonnant à partir des connaissances dont nous disposons sur le matériel utilisé pour tirer au sort et sur le déroulement du rituel, s’il était concrètement facile de truquer les sortitiones civiques. Quelles méthodes pouvaient être employées par les fraudeurs ? Était-il aisé de manipuler cette procédure ? La deuxième méthode consiste à étudier les cas de truquages des sortitiones des provinces rapportés explicitement par les sources, et à évaluer, en croisant sources littéraires et épigraphiques avec les informations données par la prosopographie, l’influence que les réalités extra-institutionnelles (par exemple, l’ordre dans lequel les candidats tiraient au sort leurs provinces) et sociologiques (l’appartenance au patriciat ou à la noblesse, les profils de carrière, l’importance des relations familiales ou clientélaires) pouvaient avoir sur les résultats de la sortitio. Les fraudes étaient-elles fréquentes ? Le recours à la fraude s’amplifia-t-il à la fin de la République, comme semblent le suggérer les sources ?

8.1. Les techniques de triche

9Cinq témoignages plus précis que les autres permettent de connaître les techniques employées pour truquer les sortitiones civiques : les récits de fraudes que Cicéron impute à trois reprises à Verres (en 74, entre 73 et 71, en 70), la description par Lucain du tirage au sort de la prérogative effectué par César en 48 et la parodie de sortitio consulaire conduite par les esclaves-consuls dans le Casina de Plaute. Les informations dont nous disposons sur la surveillance de la sortitio et les vérifications du matériel qui étaient réalisées avant le tirage au sort (aequatio) servent également, en négatif, à évaluer la marge de manœuvre dont disposaient les candidats qui souhaitaient truquer la sortitio.

10Trois types de fraudes peuvent être recensés : le matériel (sortes et récipient) pouvait être manipulé avant la sortitio de manière à fausser celle-ci ; on pouvait aussi tricher au moment d’introduire ou d’extraire les lots, en choisissant d’en écarter certains ou d’en ajouter d’autres ; ou encore, une fois le tirage au sort effectué, décider de modifier les registres sur lesquels étaient consignés les résultats.

8.1.1. Le truquage du matériel avant le tirage au sort

11Pour truquer une sortitio, il était tout d’abord possible d’introduire dans la sitella ou l’urna uersatilis des lots identiques, sur lesquels était inscrit le nom du même candidat ou de la même province8. Cette technique est documentée par les Verrines de Cicéron. Verres, alors qu’il était (pro)préteur en Sicile en 73-71, aurait ainsi présidé le tirage au sort du prêtre de Jupiter à Syracuse. Une loi religieuse d’origine grecque imposait en effet de tirer au sort le titulaire de ce sacerdoce parmi trois candidats précédemment élus par les tribus. Pour s’assurer de la victoire de son ami intime Théomnaste, Verres « avait obtenu que ses ordres tinssent lieu de suffrage » (perfecerat iste imperio ut pro suffragio Theomnastus, familiaris suus), c’est-à-dire qu’il avait fait proclamer Théomnaste comme candidat alors que celui-ci n’avait pas été élu par le peuple. Le gouverneur aurait ensuite fait introduire trois sortes dans l’hydria (conici iubet tres), portant chacune le nom de son ami (in quibus omnibus esset inscriptum nomen Theomnasti9). La fraude est ici subtile : Verres suivit en effet la loi religieuse, puisque trois lots furent introduits dans l’urne, mais en dévoya l’esprit en contournant le scrutin, puis en enlevant au tirage au sort toute capacité d’influer sur le résultat. Dans la mesure où il était impossible d’obtenir un autre résultat, le candidat de Verres remporta finalement le tirage au sort sans difficulté.

12Il était également possible d’utiliser des lots réalisés dans des matériaux différents, et donc de poids différents, pour truquer la sortitio. Ainsi, dans le Casina de Plaute, Olympion et Chalinus sont inquiets des matériaux dans lesquels avaient été réalisés leurs lots et, par conséquent, de leur poids : les lots en bois ne devaient pas être trop lourds pour ne pas tomber au fond du seau (sub aqua), ni trop légers pour ne pas flotter à la surface (in aqua summa natet10). Truquer la sortitio en jouant sur le poids des lots était toutefois une technique peu fiable : les tirages au sort civiques à Rome étaient en effet probablement effectués au moyen de sitellae qui n’étaient pas emplies d’eau (les lots ne pouvaient donc flotter et l’estimation du poids des lots ne pouvait se faire qu’au moyen de la main), puis de machines à tirer au sort dont le vase tournait sur lui-même (la pila « truquée » devait alors être beaucoup plus lourde que les autres pour être expulsée de l’urne la première). Il était aussi possible de marquer les lots en utilisant des signes spécifiques ou des couleurs de manière à pouvoir les reconnaître « au toucher » au moment de les tirer au sort – à l’instar des boules « chaudes » ou « froides » utilisées sous l’ère Sepp Blatter pour truquer les tirages au sort de la FIFA11. La procédure de l’aequatio visait toutefois justement à éviter de telles fraudes, en s’assurant de l’uniformité (poids, taille, absence de signes distinctifs) des lots employés.

8.1.2. Les manipulations de la procédure

13La sortitio pouvait également être truquée grâce à l’introduction dans la sitella ou dans la machine à tirer au sort, avant que le tirage ne fût effectué, de lots supplémentaires. Une telle technique est suggérée en négatif par le Casina de Plaute : avant de tirer au sort, Cléostrate vérifie, sur les injonctions de Chalinus, « qu’il n’y ait pas de lot au fond de l’eau » (ne qua illeic insit alia sortis sub aqua12). Des dispositions furent probablement prises contre ce type de fraude dans les quaestiones perpetuae. La lex Sempronia de repetundis imposa ainsi aux juges, au moment où ils jetaient (coicito) chacun à leur tour leur tablette de vote dans la sitella pour que les votes fussent ensuite mélangés et lus dans un ordre aléatoire, de découvrir le bras qui portait la tablette pour la montrer à tous (sortem … apertam bracioque aperto13). Cette précaution permettait bien sûr de s’assurer qu’aucune tablette supplémentaire ne fût introduite dans le récipient. 

14À l’inverse, il était possible de n’introduire dans la sitella ou l’urna uersatilis que quelques lots et d’en écarter d’autres. Une telle opération est par exemple attestée dans le cadre des tirages au sort effectués à la fin de la République par les préteurs pour sélectionner, à partir de l’album judiciaire, les juges pour composer les jurys. En 70, cette technique fut ainsi peut-être employée par Verres pour truquer, avec la complicité de Q. Curtius (qui était probablement le chef du jury chargé de juger Verres), le tirage au sort des juges qui devaient compléter l’album judiciaire (subsortitio) : selon Cicéron, Verres n’aurait en effet « pris par le tirage au sort, d’autres juges que ceux qu’il avait, sans motif légitime, désignés pour faire partie de son conseil » (iudicem quaestionis suae […] quos iste adnuerat in suum consilium sine causa subsortiebatur14). Juvénal suggère encore, dans un passage satirique, que les préteurs avaient l’habitude de truquer, par cette méthode ou par une autre, le tirage au sort des juges : « c’est le premier des châtiments qu’aucun coupable n’est absous devant son propre tribunal, quand même son crédit lui aurait valu du préteur, par un mensonge de l’urne, un triomphe mal acquis15 ». Le tirage au sort ne permettait donc pas toujours de garantir un procès équitable, et encourageait même parfois les accusés à corrompre préteurs et juges, ce qui fait dire à Symmaque au IV^e siècle apr. J.-C. de la sitella qu’elle était vénale (sitella uenalis16).

15Une autre technique de triche consistait à n’introduire aucun lot dans la sitella ou l’urna uersatilis : la sortitio était alors simplement mimée par le sortitor et celui-ci annonçait ensuite les résultats qu’il souhaitait. Selon Lucain, César, au cours des élections consulaires de 48, fit ainsi tourner une machine à tirer au sort vide (uana uersat in urna), ce qui provoqua la colère des dieux qui assistaient à la sortitio17. Il est malaisé de déterminer à quel moment de la procédure eut lieu la fraude. Selon L. R. Taylor, la description de Lucain peut en effet faire référence soit au tirage au sort de la centurie prérogative parmi les centuries de iuniores, soit, dans la mesure où tribus est au pluriel, au tirage au sort des unités de vote de la deuxième classe pour confier à chacune une cista de vote et un emplacement dans les Saepta18. Dans le premier cas, César aurait truqué le tirage au sort pour appeler à voter en premier la centurie qu’il désirait : étant donné que le vote de la prérogative, qui était dépouillé et annoncé avant que les autres tribus ne fussent appelées à s’exprimer, avait une influence décisive sur le scrutin, une telle manipulation l’assurait probablement de faire ratifier la loi. Dans le second cas, il faut imaginer que la majorité des centuries requises pour ratifier la loi n’avait pas été atteinte après que les centuries de la première classe eurent voté et que César avait alors fait semblant de répartir par tirage au sort les centuries de la deuxième classe dans les trente-cinq divisions des Saepta – peut-être pour attribuer aux centuries les plus hostiles à sa loi une urne de vote (cista) déjà remplie de bulletins ? En 59, un truquage similaire aurait déjà permis à César, au moment du vote de la loi révisant le contrat conclu avec les publicains, de désigner la tribu à laquelle appartenait le publicain Plancius (le père du client de Cicéron) pour débuter le scrutin (le principium), soit de désigner, une fois tiré au sort le principium, Plancius en tant que premier citoyen appelé au vote19.

16Deux autres techniques, dont on ne trouve pas de traces explicites dans les sources, consistaient probablement à ne pas mélanger les lots, afin de savoir quelle position occupait chaque lot avant le tirage au sort, ou à substituer au lot tiré au sort un autre.

17Il était enfin possible de truquer non pas la sortitio en elle-même, mais les registres à partir desquels on effectuait la sortitio ou sur lesquels étaient rapportés les résultats de celle-ci20. Cicéron insinue que cette technique fut employée par Verres alors qu’il était préteur urbain en 74 pour falsifier les résultats de la subsortitio réalisée par C. Iunius, qui devait servir à compléter le jury du procès opposant Cluentius, défendu par Cicéron, à Oppianicus21. Le commentaire d’un scholiaste d’Asconius permet de préciser la nature du délit : Iunius, puis Verres, insérèrent tour à tour dans l’album judiciaire le nom de leurs partisans ou de juges qu’ils avaient achetés, et non le nom des juges qui avaient été tirés au sort22.

8.1.3. Les conditions requises pour tricher

18Le catalogue précédent montre que diverses techniques permettaient de truquer les récipients ou les lots des sortitiones civiques tout en donnant l’illusion que le rituel était respecté – ce qui était fondamental pour éviter que la fraude ne fût éventée. Dans la pratique, il était toutefois probablement difficile de mettre en œuvre ces techniques et de truquer une sortitio compte tenu de ce que ces dernières étaient effectuées devant le peuple et faisaient l’objet d’une surveillance constante de la part de l’ensemble des acteurs (le sortitor, les augures, les custodes et les candidats)23. La sortitio prouinciarum, comme toutes les sortitiones publiques, suivait en effet un rituel rigoureux et précis, qui garantissait l’intégrité de la procédure et, avant tout tirage au sort, les Romains s’assuraient de l’uniformité (aequatio) des lots – en poids, taille et forme – et vérifiaient que le récipient était vide avant d’y introduire les lots. Surtout, comme nous le reverrons dans le prochain chapitre, aux yeux des Romains, le tirage au sort était surveillé par les dieux et avait une valeur religieuse : tricher était donc un acte répréhensible au regard des lois humaines, mais aussi divines. Manipuler la sortitio était probablement une solution extrême à laquelle on n’avait recours que lorsque les autres moyens légaux avaient été épuisés – modifier les résultats par une lex de permutatione, distribuer les lots extra sortem, voire annuler la procédure par la reconnaissance d’un uitium.

19Certains tirages au sort devaient en outre être plus difficiles à truquer que d’autres. Il semble par exemple que les tirages au sort « de répartition » (catégorie à laquelle appartient le tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes) aient été plus difficiles à manipuler que les tirages au sort « de sélection ». Lorsqu’on réalisait un tirage au sort « de sélection », il était ainsi possible d’introduire, dans la sitella ou l’urna uersatilis, des lots portant uniquement le nom du candidat que l’on souhaitait désigner, à l’instar de ce que fit Verres à Syracuse ; en revanche, cette méthode ne pouvait pas être employée pour truquer les tirages au sort de « répartition », puisque plusieurs lots différents – et non un seul lot – étaient tirés au sort. De la même manière, il était probablement difficile de truquer la sortitio prouinciarum en substituant au lot tiré au sort un autre lot, mis à cet effet de côté avant que le tirage ne fût effectué : cette technique ne pouvait en effet être appliquée que dans le cadre d’un tirage au sort « de sélection », sauf à obtenir la complicité de l’ensemble des candidats (un candidat ne pouvait par exemple substituer à la province qu’il avait tirée au sort la Sicile si un autre candidat tirait au sort après lui la Sicile).

20Quelles qu’aient été les techniques de triche adoptées, il apparaît en tout cas clairement qu’il n’était possible pour un candidat de truquer le résultat de la sortitio qu’à la condition d’avoir obtenu au préalable la complicité d’un grand nombre de personnes (le sortitor, les augures, les candidats et les éventuels custodes, ainsi que les enfants ou les esclaves qui tiraient au sort) qui soit trouvaient leur intérêt dans la manipulation de la sortitio, soit avaient été corrompues24. Le sortitor jouait en particulier un rôle central dans le truquage des sortitiones ou, à l’inverse, dans la prévention des fraudes puisqu’il vérifiait l’urne et les lots et surveillait l’ensemble de la procédure25. Comme que le souligne E. S. Staveley à propos de la surveillance des assemblées populaires, l’homme qui était sûrement dans la meilleure position pour influencer les résultats d’un vote sans violer la loi était le magistrat qui présidait les comices, car il était le seul à contrôler la procédure dans son ensemble26, depuis l’acceptation de la candidature d’un magistrat jusqu’à la proclamation des résultats, en passant par le tirage au sort des premières unités appelées au vote ou de l’ordre dans lequel les résultats étaient annoncés ; il pouvait également arrêter le déroulement d’un scrutin et demander à ce que la procédure recommençât du début. P. Servilius Rullus, tribun de la plèbe en 63, fut ainsi accusé par Cicéron d’avoir tenté de manipuler le tirage au sort des dix-sept tribus (sur trente-cinq) qui devaient élire les décemvirs chargés de l’application de sa loi agraire27. Pour tirer au sort les tribus qu’il souhaitait appeler au vote, Rullus se serait en effet dispensé de custodes et avait probablement plusieurs complices parmi les augures chargés de la surveillance de l’élection et du tirage au sort28. La fraude au tirage au sort ne fut pas la seule irrégularité commise par Rullus. Plus que d’avoir appelé au vote seulement dix-sept tribus sur trente-cinq, Cicéron reprocha surtout au tribun d’être celui qui avait défini la manière dont le scrutin devait se dérouler et, en qualité de président des comices, d’être celui qui était chargé de composer le corps électoral au moyen d’une sortitio et d’appeler au vote le premier citoyen de chaque tribu. Exercer un tel contrôle sur la procédure revenait de facto à « priver l’ensemble du peuple romain de son droit de suffrage et [à] convoquer seulement quelques tribus, désignées non pas d’après des règles bien définies, mais par la faveur capricieuse du sort, pour exercer les droits de la liberté »29.

8.2. Des fraudes fréquentes ? Le problème de la prise en compte des réalités extra-institutionnelles et sociologiques

21Le faible nombre de récits de fraudes aux tirages au sort de provinces (quatre récits de fraudes pour les années 227 av. J.-C.-14 apr. J.-C. : en 173, en 63, en 60 et en 44) suggère à la fois que le recours à de telles manipulations, s’il existait, était peu fréquent aux III^e et II^e siècles, et que les manipulations de cette sortitio furent plus nombreuses au I^er siècle. Il est toutefois difficile de déduire de ce constat empirique une conclusion formelle dans la mesure où la masse documentaire dont nous disposons pour le I^er siècle est bien supérieure à celle des époques précédentes, et où il est souvent difficile d’évaluer l’authenticité des récits de fraudes qui nous sont parvenus. On peut d’ailleurs, à l’inverse, voir dans la complexification des sortitiones de provinces et la standardisation du matériel au I^er siècle des moyens mis en œuvre pour lutter contre des fraudes qui auraient été courantes à l’époque médio-républicaine30.

22Le croisement systématique entre sources littéraires et informations fournies par la prosopographie permet de dépasser cette aporie et d’évaluer le rôle que jouait le hasard dans la procédure en prenant en compte les réalités qui pouvaient influer sur les résultats du tirage au sort des provinces (l’ordre d’élection, l’origine sociale, la carrière, la famille ou encore les compétences des candidats). La méthode ne peut toutefois pas, pour des raisons liées à la documentation, être appliquée à l’ensemble de la période qui s’étend du III^e siècle av. J.-C. à 14 apr. J.-C., ce qui nous a conduit à réaliser des sondages à partir d’échantillons. D’un point de vue chronologique, l’analyse a été centrée sur les années 218-167 et sur les années 80-53, aux deux extrémités du prisme de l’enquête. Nous disposons en effet pour ces deux périodes d’informations continues et suffisamment précises sur les sortitiones de provinces grâce à Tite-Live et à Cicéron, qui mentionnent régulièrement les noms des candidats à la sortitio, des provinces tirées au sort, les modalités de la répartition des provinces et surtout les résultats des tirages au sort. Le choix de ces dates permet également d’analyser et de contextualiser les quatre récits de fraude à la sortitio rapportés par la documentation. Enfin, les tirages au sort consulaires et prétoriens présentent une « cohérence » juridique et procédurale sur ces deux périodes : la sortitio consulaire ne subit pas de transformation majeure jusqu’au vote de la lex Pompeia de prouinciis en 52 ; quant aux préteurs, entre 218 et 167, ils tiraient au sort une province chaque année et, entre 80 et 53, une province urbaine et une province extra-urbaine (régime de la double sortitio prétorienne). D’un point de vue institutionnel, les sondages ont été réalisés en priorité à partir des résultats des tirages au sort prétoriens. Mettant en jeu plus de candidats et plus de provinces, ce type de tirage au sort est en effet par nature bien plus aléatoire que celui des provinces consulaires. Les calculs effectués à partir de la mise en série des résultats de la sortitio prétorienne permettent donc de faire apparaître plus clairement d’éventuelles anomalies statistiques.

8.2.1. Les années 218-167

23Les années 218-167, bien connues grâce à Tite-Live, se prêtent tout d’abord aisément à une analyse statistique des résultats de la sortitio prétorienne à l’exception des années pour lesquelles nous n’avons soit pas d’information sur le mode de répartition des provinces prétoriennes (218-217, 210, 185, 175-174 et 170), soit des informations très imprécises (211 et 178). Ont été écartées de cette étude les années 216 et 214 puisque les provinces furent alors exceptionnellement réparties par une procédure extra sortem, ainsi que les années 179 et 177, durant lesquelles fut appliquée la lex Baebia.

24Pour les années 218-167, la documentation rapporte un seul cas de tirage au sort de provinces qui aurait été truqué. En 173, informé de la mort de N. Fabius Buteo, le préteur qui venait de tirer au sort l’Hispanie citérieure31, le Sénat ordonna à P. Furius Philus et Cn. Servilius Caepio, préteurs en 174, respectivement en Hispanie citérieure et en Hispanie ultérieure, d’effectuer entre eux un tirage au sort (inter se sortirentur) pour désigner lequel des deux devait être prorogé en Hispanie citérieure. Le tirage au sort « de remplacement » (subsortitio), qui ne fut pas réalisé à Rome, désigna finalement « fort à propos » (sors opportuna fuit) Furius, l’ancien préteur d’Hispanie citérieure32. Il est difficile de savoir si la procédure fut ou non manipulée. Chacun des deux préteurs avait en effet 50 % de chance d’obtenir l’Hispanie citérieure ; en outre, dans la mesure où ils n’étaient que deux à tirer au sort, les préteurs purent dans la pratique choisir de s’arranger entre eux (comparatio) plutôt que de tirer au sort pour désigner celui des deux qui resterait en Hispanie.

25Pour vérifier si la procédure de la sortitio était réellement aléatoire durant les années 218-167, plusieurs critères, qui sont autant de biais potentiels, peuvent être successivement examinés : l’ordre d’élection des candidats, leur carrière, leur appartenance au patriciat ou encore à une gens précise, leurs qualités militaires.

8.2.1.1. Ordre d’élection et province obtenue

26L’ordre dans lequel les préteurs étaient élus est donné, année après année, par Tite-Live. Le caractère formulaire et la précision des renseignements fournis par l’historien suggèrent en effet qu’il recopiait, au moment d’évoquer les résultats des élections, l’ordre de la proclamation tel qu’il avait été consigné dans les archives publiques. L’ordre dans lequel Tite-Live évoque les résultats de la sortitio des provinces suivait d’ailleurs probablement, lui aussi, celui de la proclamation officielle ; en tout cas, il diffère le plus souvent de l’ordre dans lequel il rend compte des résultats des élections33.

27Selon T. C. Brennan, l’ordre dans lequel les préteurs étaient élus avait une incidence sur la province qu’ils obtenaient du tirage au sort. Entre les années 197 et 180, les sénateurs qui étaient, selon la liste donnée par Tite-Live, élus préteurs en première ou deuxième position dans leurs collèges auraient ainsi fréquemment tiré au sort la province urbaine, très recherchée, et la riche province de Sicile, ce qui fait dire à T. C. Brennan que :

men of consular and praetorian descent, and men who were returned at or near the top of their colleges received the attractive urban jurisdiction and the economically advanced provincia of Sicily a disproportionately large number of times. […] On the other hand, newly elected praetors of less illustrious background, as well as those who placed lower in the electoral order, received the less glamorous peregrine jurisdiction and Sardinia, which was then a malaria-ridden backwater34.

28Plus précisément, T. C. Brennan souligne que sur les sept années où la province urbaine et la province pérégrine furent assignées au collège prétorien pour être tirées au sort, les préteurs qui obtinrent la province urbaine avaient été élus, dans six cas sur sept, avant ceux qui obtinrent la province pérégrine35 ; sur les onze années où les provinces de Sicile et de Sardaigne furent tirées au sort par les préteurs, ceux qui obtinrent la Sicile avaient été élus, dans neuf cas sur onze, avant ceux qui obtinrent la Sardaigne36. Pour la période postérieure à 180, la sortitio prétorienne aurait en revanche été beaucoup plus aléatoire, et cette évolution serait une conséquence du vote de la lex Villia Annalis et de la lex Baebia.

29Si ces statistiques semblent de prime abord prouver que les tirages au sort étaient biaisés, si ce n’est manipulés entre 197 et 180 (sans que l’auteur explique d’ailleurs comment les magistrats truquaient la sortitio), la méthodologie adoptée pour les obtenir est toutefois critiquable. En effet, les statistiques élaborées par T. C. Brennan reposent sur l’idée que la liste des provinces était à la fois figée (le Sénat aurait été tenu d’attribuer chaque année aux préteurs les provinces de l’ordo prouinciarum) et hiérarchisée (la préture urbaine aurait été plus prestigieuse que la préture pérégrine et la Sicile que la Sardaigne), deux faits qui sont loin d’être assurés. Il faut à l’inverse probablement supposer que l’intérêt de chaque province variait d’année en année tant aux yeux du Sénat, qui choisissait en fonction du contexte les provinces qu’il souhaitait assigner par décret aux préteurs, qu’aux yeux des candidats. En outre, l’analyse de T. C. Brennan repose sur la comparaison de « couples » de provinces (la province urbaine et la province pérégrine ; la Sicile et la Sardaigne), et non sur une analyse de l’ensemble des résultats, ce qui serait plus logique dans la mesure où une seule sortitio était organisée pour répartir les six provinces prétoriennes, et non plusieurs sortitiones séparées. Les résultats obtenus sont bien sûr différents si l’on compare uniquement les résultats du tirage au sort de deux provinces, ou si l’on compare les résultats du tirage au sort de l’ensemble des provinces prétoriennes. Cette deuxième méthode a servi à élaborer les tableaux figurés ci-dessous, qui présentent les provinces obtenues par les préteurs entre 218 et 198 (lorsque les préteurs sont au nombre de quatre) et entre 197 et 167 (lorsque les préteurs sont au nombre de six) et les mettent en relation avec leur ordre d’élection – lorsque celui-ci est connu.

30Entre les années 218 et 198, sur les onze fois où elle fut assignée aux préteurs, la Sicile fut ainsi en réalité tirée au sort une seule fois par le premier préteur élu (9 %), quatre fois par le deuxième (36 %), deux fois par le troisième (18 %) et quatre fois par le quatrième (36 %). Sur les treize fois où elle fut attribuée aux préteurs, la préture urbaine fut quant à elle tirée au sort trois fois par le premier préteur élu (21,5 %), trois fois par le deuxième (21,5 %), cinq fois par le troisième (35,5 %) et trois fois par le quatrième (21,5 %).

31Entre les années 197 et 167, sur les vingt et une fois où elle fut assignée aux préteurs, la Sicile fut cette fois tirée au sort quatre fois par le premier préteur élu (19 %), trois fois par le deuxième (14 %), quatre fois par le troisième (19 %), deux fois par le quatrième (10 %), cinq fois par le cinquième (24 %) et trois fois par le sixième (14 %) ; la préture urbaine, quatre fois par le premier préteur élu (19 %), trois fois par le deuxième (14 %), cinq fois par le troisième (24 %), six fois par le quatrième (28 %), trois fois par le cinquième (14 %) et aucune fois par le sixième. L’étude de la répartition de la préture pérégrine ou de la Sardaigne en fonction de l’ordre d’élection donne des résultats comparables et témoigne d’une répartition aléatoire des provinces entre les candidats, quel que fût leur ordre d’élection.

32En définitive, il ne semble donc pas qu’il existe de corrélation évidente entre l’ordre d’élection (et peut-être de tirage au sort, puisque le premier préteur élu tirait probablement au sort en premier) et le type de province obtenu par sortitio entre les années 218 et 167, pas plus qu’il n’existait d’ailleurs de corrélation, comme l’a montré F. Pina Polo, entre l’ordre d’élection au consulat et le fait d’être désigné par tirage au sort pour présider les comices38.

8.2.1.2. Carrière des candidats et province obtenue

33La carrière effectuée par les magistrats, c’est-à-dire à la fois leur rang et les provinces qu’ils avaient précédemment obtenues, avait-elle une influence sur le résultat de la sortitio ? La question du rang des candidats qui participaient au tirage au sort se pose en particulier pour les années qui précédèrent le vote de la lex Villia annalis (180), lorsque le cursus honorum n’était pas encore fixé et que d’anciens consuls pouvaient se présenter à la préture et tirer au sort des provinces prétoriennes39. Des consulaires furent ainsi élus préteurs et reçurent des provinces prétoriennes en 216 (trois consulaires, auxquels il faut ajouter un prétorien réélu à la préture) et en 215 (trois consulaires). On ne peut toutefois conclure de ce maigre échantillon que les magistrats les plus avancés dans le cursus recevaient les provinces les plus prestigieuses : en 215, la Sicile, qui devait être une des provinces les plus recherchées, fut en effet tirée au sort par le seul candidat qui n’était pas de rang consulaire tandis qu’en 216, les provinces prétoriennes furent probablement exceptionnellement réparties par une procédure extra sortem.

34Les fonctions exercées avant de tirer au sort les provinces prétoriennes ne semblent pas non plus avoir eu une incidence sur le résultat du tirage au sort. La documentation ne permet ainsi pas d’établir un lien entre le type de province reçue pendant la questure (qui est d’ailleurs souvent inconnue) et les provinces obtenues durant la préture. Le lien entre la carrière antérieure des candidats et les provinces qu’ils tirèrent au sort en tant que préteurs n’est pas non plus évident. Seuls deux exemples pourraient aller en ce sens. P. Manlius (Vulso ?), pr. I 195 en Hispanie ultérieure et rayé de l’album du Sénat en 184 sous la censure de Caton l’Ancien, tira au sort l’Hispanie citérieure lorsqu’il devint préteur une deuxième fois en 182. Toutefois, ce résultat ne paraît pas forcément suspect dans la mesure où, en 182, les deux Hispanies furent assignées par décret aux préteurs : Cn. Manlius avait donc cette année-là une chance sur trois d’obtenir une des deux Hispanies. En 214, Q. Fulvius Flaccus reçut la province urbaine par tirage au sort alors qu’il l’avait déjà tirée au sort durant l’exercice de sa première préture en 215 ; là encore, il ne faut pas y voir le résultat d’un truquage puisqu’en 214 les provinces furent attribuées aux préteurs extra sortem. Les Fastes donnent surtout quantité d’exemples de préteurs qui n’obtinrent pas durant leur préture une province qu’ils avaient déjà gouvernée. Par exemple, A. Atilius Serranus, pr. I 192 en Hispanie ultérieure, tira au sort durant sa deuxième préture en 173 la juridiction urbaine et non l’Hispanie ultérieure ou l’Hispanie citérieure, pourtant assignées aux préteurs ; M. Valerius Laevinus tira au sort en 215 la préture urbaine (à laquelle fut ajoutée l’Apulie), alors qu’il avait été préteur une première fois en 227 en Sardaigne, tandis que la Sardaigne fut tirée au sort par Q. Mucius Scaevola qui n’avait manifestement pas de lien antérieur avec cette province.

8.2.1.3. Origine sociale des candidats et province obtenue

35Selon T. C. Brennan, l’origine des candidats à la sortitio, et notamment leur appartenance à la nobilitas, avait une influence sur le type de province qu’ils obtenaient par tirage au sort. Ainsi, selon l’historien, en 197-180, « almost twice as many nobiles received Sicily as their provincia in these years (76 percent) as did Sardinia (33 to 47 percent) », tandis qu’en 180-167, « more than half the governors of each of these provinciae are nobiles: 50 to 75 percent in the case of Sicily, 60 percent for Sardinia40 ». Si les méthodes suivies par T. C. Brennan sont, d’un point de vue mathématique, critiquables dans le sens où il compare entre eux des couples de provinces (la préture pérégrine et urbaine ; la Sicile et la Sardaigne) et non l’ensemble des provinces tirées au sort, il est toutefois intéressant de se demander si l’origine sociale des candidats, et en particulier leur appartenance au patriciat, influait sur les résultats de la sortitio, en listant, année après année, les provinces prétoriennes qu’obtinrent les membres du patriciat.

36Si, dans les années 218-198 les patriciens semblent avoir reçu en proportion égale la juridiction urbaine, pérégrine, la Sicile et Sardaigne, il semble en revanche que la Sicile ait été plus fréquemment tirée au sort que d’autres provinces par les patriciens dans les années 197-167. Entre 197 et 167, cette province fut ainsi tirée au sort par un membre du patriciat 12 ou 13 fois sur les 24 fois où elle fut assignée aux préteurs, c’est-à-dire dans 50 à 54 % des cas ; la province urbaine 6 ou 7 fois sur 24 (25 à 29 %) ; la province pérégrine 7 fois sur 24 (29 %) ; la Sardaigne 5 fois sur 24 (21 %) ; l’Hispanie ultérieure 5 ou 6 fois sur 19 (26 à 31 %) ; l’Hispanie citérieure 3 ou 4 fois sur 18 (17 à 22 %).

37Faut-il déduire des statistiques des années 197-167 que la Sicile était une province généralement réservée aux patriciens ? Le fait n’est pas assuré dans la mesure où plusieurs facteurs biaisent ce résultat. Toutes les provinces n’étaient tout d’abord pas attribuées à la même fréquence aux préteurs : si la Sicile et les juridictions urbaine et pérégrine étaient confiées aux préteurs tous les ans, l’Hispanie ultérieure et l’Hispanie citérieure ne furent prétoriennes que dans 80 % des tirages au sort et la Sardaigne, dans 90 %. Cette dissymétrie explique en partie que la Sicile, la province urbaine et la province pérégrine aient été plus souvent tirées au sort par des patriciens que les autres provinces. La Sicile et la Sardaigne furent en outre les seules provinces qui ne furent jamais couplées à une autre province prétorienne : les prétures urbaine et pérégrine furent assignées conjointement deux fois et les Hispanies ultérieure et citérieure, trois fois. Cette particularité a son importance puisque le couplage ou non d’une province influait sur les probabilités qu’avaient les candidats de la tirer au sort : lorsque les juridictions urbaine et pérégrine, ou les Hispanies, étaient attribuées ensemble, la probabilité pour un préteur d’obtenir une juridiction dans l’Vrbs ou en Hispanie s’en trouvait réduite. Enfin et surtout, le nombre de patriciens qui participait à la sortitio prétorienne n’était pas le même chaque année : sur les douze ou treize fois où la Sicile fut tirée au sort par un patricien, les patriciens candidats à la sortitio étaient au nombre de deux à huit reprises (en 197, 193, 191, 186, 183, 173, 169, 167), ce qui portait ces années-là la probabilité qu’un patricien obtînt la Sicile à 33 % ; en 194 et 181, la Sicile fut obtenue par un patricien alors que trois ou quatre patriciens participaient à la sortitio : la probabilité qu’un patricien obtînt la Sicile s’élevait donc, ces deux années, à 50 %, voire à 67 %.

38Un dernier biais peut être exploré : les membres d’une même famille aristocratique recevaient-ils régulièrement par tirage au sort la même province ?

39L’analyse de ces deux tableaux montre qu’à l’exception des Cornelii, qui reçurent fréquemment la Sicile entre 197 et 167 (cinq fois sur onze tirages au sort), la répartition des provinces entre les membres des autres gentes était aléatoire.

40Faut-il pour autant en déduire que la sortitio prétorienne fut plusieurs fois truquée dans le but de confier la Sicile aux Cornelii ? Il est bien sûr difficile de répondre à cette question, mais il n’est pas sûr qu’il faille conclure à l’organisation de fraudes. Il est tout d’abord bien connu que la gens Cornelia n’était pas unie et qu’elle se subdivisait en plusieurs familles qui pouvaient avoir des stratégies ou des intérêts différents. En outre, la Sicile et la Sardaigne furent toujours assignées par décret aux préteurs les huit années où des Cornelii participèrent à la sortitio prétorienne : ils avaient donc, chaque fois, une chance sur trois d’obtenir la Sicile ou la Sardaigne. À l’inverse, sur les huit années où des Cornelii participèrent à la sortitio prétorienne, l’Hispanie ultérieure ne fut attribuée que six fois, la Citérieure cinq fois, la juridiction urbaine sept fois, la pérégrine sept fois, le Bruttium une fois, l’Apulie une fois, la flotte deux fois et la Gaule une fois ; les provinces d’Hispanies furent en outre assignées ensemble une fois, tout comme les juridictions urbaine et pérégrine. Elles avaient donc moins de probabilités que la Sicile ou la Sardaigne d’être tirées au sort par des Cornelii. Signalons enfin qu’en 194, trois membres de la gens Cornelia participèrent à la sortitio prétorienne : chaque membre de la gens eut donc, cette année-là, une chance sur trois de tirer au sort la Sicile, tandis que la probabilité qu’un d’entre eux obtînt la Sicile s’élevait à 50 %.

8.2.1.5. Les qualités militaires des candidats et la province obtenue

41On trouve à plusieurs reprises dans la bibliographie, cette fois-ci exclusivement à propos des tirages au sort consulaires, l’idée selon laquelle le tirage au sort des provinces n’était pas toujours aléatoire puisqu’il conduisait souvent à confier au magistrat le plus compétent ou le plus « spécialiste » de la province le gouvernement de celle-ci. Par exemple, le tirage au sort qui attribua en 198 au consul T. Quinctius Flamininus le commandement de la guerre contre la Macédoine41 fut considéré comme suspect. Selon E. Badian, le séjour de Flamininus dans la plus grecque des cités d’Italie, Tarente, lui aurait en effet permis de se forger une culture grecque et d’y développer une clientèle. Par la suite, le philhellénisme affiché du jeune Flamininus aurait légitimé son action politique et incité le Sénat à l’envoyer résoudre un conflit macédonien qui s’enlisait42. De la même manière, selon J. Briscoe, la sortitio consulaire organisée en 20043 « was not entirely arbitrary in its operation » étant donné qu’elle avait confié le commandement de la guerre contre la Macédoine à P. Sulpicius Galba Maximus, qui avait fait voter la déclaration de guerre contre Philippe V aux comices44.

42La comparaison des carrières de T. Quinctius Flamininus et de son collègue Sex. Aelius Paetus ne permet cependant pas de conclure formellement que Flamininus était plus qualifié pour mener la guerre contre la Macédoine que son collègue. La même conclusion pourrait d’ailleurs être tirée de la comparaison des carrières de P. Sulpicius Galba et de son collègue C. Aurelius Cotta. Certes, pour autant que l’on sache, Sex. Aelius Paetus n’avait pas encore reçu en 198 de commandement militaire important et n’avait aucune expérience du monde grec. En outre, il avait été candidat au consulat directement après son édilité en 20045, probablement grâce au soutien politique de son frère, P. Aelius Paetus, qui venait d’être élu censeur46 et de L. Cornelius Lentulus, qui présidait les élections pour 19847. T. Quinctius Flamininus avait quant à lui servi comme tribun militaire durant la seconde guerre punique sous les ordres de M. Claudius Marcellus, cos. 222, à Tarente, et avait été créé – sans avoir été élu auparavant à la préture – propréteur à Tarente en 205. En 200, il avait été membre d’une commission décemvirale chargée de déduire des colonies en Grèce et en Asie Mineure pour donner des terres aux vétérans qui avaient combattu en Afrique sous les ordres de Scipion l’Africain. Il aurait été ensuite élu à l’édilité en 202 puis à la questure en 199. Lorsque Flamininus se présenta aux élections consulaires pour l’année 198, il n’était donc âgé que de 29 ans, soit six ou sept ans de moins que Sex. Aelius Paetus48, et avait eu une carrière irrégulière – il ne constituait pas en cela un cas particulier, comme en témoignent les carrières de Scipion l’Africain ou encore de L. Cornelius Lentulus qui fut élu au consulat en 199 sans avoir exercé la préture. Des tribuns de la plèbe, selon Tite-Live, s’opposèrent d’ailleurs à sa candidature au consulat. Flamininus n’avait enfin, en 199, remporté aucune victoire militaire ni diplomatique significative. Il est donc difficile d’en faire, avant la sortitio de 198, un « spécialiste » de l’Orient49. Le vocable « spécialiste » d’une province ou d’une région est du reste bien flou : devenait-on un « spécialiste » d’une province, était-on crédité d’une vraie compétence, une fois qu’on l’avait gouvernée, comme le suggère R. K. Sherk50 ? Dans la mesure où un sénateur exerçait en moyenne une dizaine de fonctions au cours de sa carrière, avoir gouverné une fois une province n’était probablement pas un critère suffisant pour en être reconnu « spécialiste ». Où placer alors le curseur ? Avoir gouverné plusieurs fois (et dans ce cas, combien de fois ?) la même province ou des provinces appartenant à un même ensemble géographique, politique, linguistique et culturel (« l’Occident » ou « l’Orient ») ?

43Il faut certainement, à propos des attributions consulaires de 200 et 198, suivre A. Eckstein lorsqu’il souligne que « generally one should be cautious about the thesis that sortition was being consistently faked in this period so that experienced officers were sent to areas of danger51 ». Comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer à propos des assignations consulaires des années 190 et 168, la documentation atteste en effet clairement qu’un candidat ne pouvait être préféré à un autre en raison de qualités qui lui auraient été prêtées. En outre, l’idée selon laquelle certains candidats auraient été plus qualifiés que d’autres pour partir dans une province découle souvent d’une vision téléologique et morale des événements : les grands hommes, les vainqueurs, étaient faits pour recevoir les gouvernements de provinces les plus prestigieux. Cette vision est d’autant plus fausse que notre perception des compétences n’est pas forcément celle des Anciens. Enfin, un simple argument de logique peut être avancé : si le Sénat souhaitait confier les commandements militaires aux candidats les plus qualifiés, pourquoi alors recourir au tirage au sort des provinces plutôt que de leur attribuer, extra sortem, ces commandements ?

44Pour conclure, si rien n’exclut bien sûr que des fraudes ponctuelles aient pu être organisées ponctuellement dans les années 218-167, le croisement des sources littéraires et des renseignements fournis par la prosopographie ne permet en revanche pas de conclure qu’il y avait « a correlation between the social background of praetors and the provinciae52 », c’est-à-dire un lien de cause à effet entre la carrière ou l’origine des candidats et la province qu’ils obtenaient par tirage au sort. Le caractère aléatoire des résultats conduit à l’inverse à penser que les fraudes à la sortitio devaient être bien rares, si ce n’est inexistantes.

8.2.2. Les années 80-53

45Comparons à présent les résultats des tirages au sort prétoriens des années 218-167 avec ceux des années 80-53, période pour laquelle nous disposons d’informations substantielles sur les collèges de préteurs53, en particulier pour les années 63-53 qui sont documentées par la correspondance de Cicéron.

46La comparaison entre ces deux périodes est intéressante dans la mesure où les sources littéraires laissent penser que les fraudes furent plus nombreuses au I^er siècle qu’aux III^e-II^e siècles, et qu’elles furent particulièrement fréquentes dans les années 70 et 60. Cicéron et César suggèrent ainsi que la sortitio prétorienne aurait été truquée en 63 puis en 60 ; des fraudes à la sortitio sont également imputées à Verres (en 74, en 73-71 et en 70) et César (en 48 et peut-être en 59). Selon T. C. Brennan, la forte proportion de préteurs ayant reçu une province avec laquelle ils entretenaient des liens familiaux ou personnels dans les années 63-59 constituerait la preuve d’une « acquiescence on the part of the governing class in manipulation of the lot, for both the city and the more desirable or important territorial provinciae54 ». 

47Comment interpréter ces données ? Le fait que les sources littéraires rapportent plusieurs cas de fraudes au I^er siècle, bien plus que pour les III^e et II^e siècles, signifie-t-il que les truquages de la sortitio étaient plus fréquents à l’époque tardo-républicaine qu’à l’époque médio-républicaine ? Résultent-ils simplement d’un « effet de sources » étant donné que la documentation dont nous disposons pour le I^er siècle est beaucoup plus importante que pour les périodes antérieures ? Doit-on imputer l’augmentation des récits de fraude, en particulier chez Cicéron, au fait que la sortitio prouinciarum était alors plus contrôlée et qu’accuser un candidat (Verres ou Antoine) de fausser le tirage au sort était un moyen efficace de nuire à la carrière de celui-ci ?

48Trois cas isolés de sors opportuna (« tirage au sort heureux ») datés des années 80-70 et rapportés par T. C. Brennan, peuvent être tout d’abord écartés, ou méritent du moins d’être contextualisés.

49En 80, Sex. Roscius, le client de Cicéron, fut jugé par la quaestio inter sicarios présidée par le préteur M. Fannius55. Or, ce dernier avait déjà été un des iudices de cette quaestio, probablement en 8556. Toutefois, dans la mesure où nous ne connaissons ni les autres préteurs qui participèrent à la sortitio des provinces prétoriennes urbaines en 80 ni le mode de répartition des provinces prétoriennes urbaines (par sortitio ? Extra sortem ?), rien n’empêche de penser que ce résultat « suspect » était l’effet du hasard.

50Le tirage au sort des provinces prétoriennes extra-urbaines fut aussi peut-être truqué en 80 ou en 79 pour confier à C. Claudius Marcellus, un membre de la gens des Claudii Marcelli, le gouvernement de la Sicile57. T. C. Brennan suggère ainsi que:

it is a wonderful instance of the “sors opportuna” that a member of the Claudii Marcelli – the most established Roman patrons of Sicily – gets the provincia precisely for this year, since the province is said to have needed “reviving” after Lepidus’ tenure, short as it was. At this point Sulla was still very much in charge of consular elections, and presumably could influence lower elections and arrangements for provinciae as well58. 

51Toutefois, là encore, faute d’informations précises sur les préteurs en fonction en 81-80, sur la chronologie absolue des gouvernements provinciaux durant ces mêmes années et sur le mode de répartition des lots prétoriens l’année où C. Claudius Marcellus reçut la Sicile, il est impossible de savoir si ce tirage fut le fruit du hasard, d’une attribution extra sortem ou d’un truquage.

52Enfin, T. C. Brennan rappelle que L. Afranius fut envoyé en Hispanie citérieure ca 7159, probablement en tant que préteur60, alors qu’il connaissait déjà cette province pour y avoir servi comme légat aux côtés de Pompée quelques années plus tôt61. Il est cependant difficile de savoir précisément à quel titre L. Afranius combattit en Citérieure au début des années 60 puisque nous ne connaissons pas avec certitude la date de sa préture62.

53L’analyse des résultats des tirages au sort prétoriens des années 63-53, années pour lesquelles nous disposons d’informations continues sur la composition des collèges prétoriens et sur les provinces que les préteurs reçurent, permet ensuite d’évaluer plus finement le caractère aléatoire ou non de ces sortitiones. Plusieurs cas de fraudes sont en effet attestés par les sources pour cette décennie, en particulier dans les années 63-60.

54Le tirage au sort des provinces prétoriennes extra-urbaines en 63 est en la matière un cas d’école. En 63, le consul Cicéron, selon ses propres dires, aurait œuvré pour donner à Q. Caecilius Metellus Celer, pr. 63, la Gaule cisalpine. Dans une lettre qu’il envoya à Celer en janvier ou février 62, dans laquelle il chercha à répondre aux reproches du proconsul qui l’accusait d’hostilité politique envers lui et sa famille, Cicéron rappelle ainsi :

Ce que je prétends, c’est que je n’eus pas plus tôt fait abandon de mon gouvernement devant l’assemblée du peuple que je me suis mis à penser aux moyens de t’en faire bénéficier. Comment s’est fait le tirage au sort entre vous, je n’en veux rien dire : je veux seulement que tu te doutes que rien, en cette affaire, n’a été fait par mon collègue (sc. C. Antonius) à mon insu.

Illud dico, me, ut primum in contione prouinciam deposuerim, statim quem ad modum eam tibi traderem cogitare coepisse. Nihil dico de sortitione uestra ; tantum te suspicari uolo, nihil in e are per collegam meum me insciente esse factum63.

55Faut-il suivre Cicéron lorsqu’il insinue que le tirage au sort prétorien fut truqué, ou adopter un point de vue plus cynique, selon lequel Cicéron aurait simplement cherché à faire croire à son client qu’il lui était redevable des résultats de la sortitio ? Le contexte invite à pencher pour la première hypothèse. D’une part, la même année, le tirage au sort confia à L. Valerius Flaccus, qui avait été légat de Pompée dans le Caucase en 66-65, l’Asie, alors que son père L. Valerius Flaccus64 avait déjà servi comme préteur dans les années 90, puis comme proconsul, dans les années 96-95, en Asie65. Pour les autres préteurs, en l’absence d’informations significatives sur leur carrière, il est en revanche difficile de savoir si le tirage au sort les favorisa ou non. D’autre part et surtout, le texte de Cicéron fournit indirectement des informations sur la façon dont la fraude se déroula et sur les raisons qui conduisirent les consuls à y recourir.

56Si la méthode employée pour attribuer la Gaule cisalpine à Celer n’est pas explicitée par Cicéron, celui-ci insinue toutefois que « rien, en cette affaire, n’a été fait par mon collègue (sc. C. Antonius (Hybrida)) à mon insu ». Il faut probablement imaginer qu’Antonius présida et tira au sort les lots prétoriens, c’est-à-dire qu’il fut, en qualité de consul, sortitor, et qu’il manipula la sortitio de manière à donner à Celer, le protégé de son collègue Cicéron, la province de Gaule cisalpine. C. Antonius accepta peut-être de truquer la sortitio à la demande de Cicéron parce qu’il était redevable à ce dernier : en janvier 63, Cicéron avait en effet échangé la Macédoine qu’il avait tirée au sort contre la Cisalpine, confiée à Antonius, avant de renoncer ensuite à gouverner la Cisalpine. L’expression meum me insciente esse factum suggère en outre que Cicéron fut chargé de surveiller, en tant qu’augure, la sortitio effectuée par son collègue et qu’il couvrit les agissements de celui-ci. Peut-être Antonius inséra-t-il, avec la complicité de Cicéron, une seule pila dans l’urna uersatilis, portant le numéro ou le nom de la province de Gaule cisalpine au moment où fut venu le tour de Celer de tirer au sort ? Ou, plus simplement, annonça-t-il alors le numéro ou le nom de la province de Gaule cisalpine, quelle qu’eût été l’information portée par sa pila ? Une telle manipulation suppose en tout cas que l’ensemble des participants à la sortitio ait été complice de la fraude et suggère que les consuls s’étaient entendus au préalable avec les préteurs pour attribuer à ces derniers les lots qu’ils souhaitaient.

57Les raisons pour lesquelles la sortitio fut truquée pour confier la Cisalpine à Celer sont évoquées plus clairement par Cicéron et sont liées au contexte politique de l’année 63, marquée par la conjuration de Catilina. Cicéron aurait ainsi commencé « à penser aux moyens de [faire bénéficier Celer] » de la Gaule cisalpine dès qu’il avait décidé de renoncer à gouverner cette province. On sait en effet que Cicéron avait renoncé à gouverner la Cisalpine juste avant la sortitio des provinces prétoriennes extra-urbaines, de manière que la province consulaire pût être intégrée dans la sortitio prétorienne, et revînt à Celer. Le recours à la fraude était motivé par des intérêts à la fois personnels et politiques. Le truquage permettait tout d’abord à Cicéron de s’assurer du soutien de Celer, qui était l’un de ses clients, en offrant à ce dernier une province prestigieuse puisqu’attribuée originellement à un consul. Celer était aussi un ancien légat de Pompée : lui faire tirer au sort la Gaule cisalpine, une province fortement militarisée et stratégique en raison de sa proximité avec l’Italie, revenait à confier à un proche de Pompée, en l’absence de ce dernier, la mission de protéger Rome de la conjuration de Catilina66. La même année, le tirage au sort des provinces prétoriennes présidé par C. Antonius permit également d’attribuer à L. Valerius Flaccus, qui lui aussi avait été légat de Pompée dans le Caucase en 66-65, l’Asie. La fraude, somme toute, aurait découlé du souci de préserver la res publica en confiant à des magistrats optimates proches de Cicéron et de Pompée les provinces plus stratégiques. L’affaire ne s’arrêta pas là puisqu’après le tirage au sort, un sénatus-consulte (qui fait probablement référence au sénatus-consulte ultime voté le 21 octobre 6367, jour où la sortitio prétorienne fut effectuée) assigna aux préteurs des missions spéciales en adéquation avec les provinces qu’ils avaient tirées au sort68. À Celer revenait ainsi la tâche de lever des troupes dans sa province et de présider une commission judiciaire spéciale pour juger les conspirateurs en Cisalpine. Q. Pompeius Rufus, qui avait obtenu l’Afrique, reçut pour mission de surveiller les écoles de gladiateurs à Capoue69. Enfin, C. Pomptinus et L. Valerius Flaccus, qui avaient respectivement tiré au sort la Transalpine et l’Asie, furent chargés par Cicéron de l’arrestation des députés allobroges, qui eut lieu sur le pont Milvius dans la nuit du 2 au 3 décembre – ils interceptèrent à cette occasion des lettres compromettant les partisans de Catilina restés à Rome70. Le recours à la suspension du tirage au sort fut même envisagé au début de l’année 62 : le tribun de la plèbe Q. Caecilius Metellus Nepos proposa en effet de nommer Pompée défenseur de l’Italie contre Catilina ; ce plébiscite suscita finalement une émeute et le vote d’un nouveau sénatus-consulte ultime71. On conçoit donc aisément que, dans ce contexte politique troublé, la sortitio prétorienne ait pu être manipulée par les optimates pour confier les provinces stratégiques à des partisans des consuls et de Pompée.

58L’année suivante, en 62, les résultats du tirage au sort des provinces prétoriennes extra-urbaines furent à nouveau « suspects ». Jules César, pro quaestore d’Hispanie ultérieure en 68, reçut en effet une nouvelle fois par tirage au sort cette province en 62, à l’issue de sa préture72. C. Papirius Carbo, qui avait reçu les insignes consulaires ca 70-67 pour avoir accusé P. Oppius, le questeur de Bithynie en 74, reçut en 62, à l’issue de sa préture, le gouvernement de Bithynie qu’il conserva jusqu’en 5973. Enfin, C. Vergilius Balbus, qui avait déjà été proquesteur en Sicile aux alentours de l’année 68, selon toute vraisemblance pendant deux ans, fut envoyé en 62, à l’issue de sa préture, de nouveau en Sicile – Balbus était d’ailleurs encore présent dans la province quand Cicéron partit en exil en 58, puisqu’il interdit à Cicéron d’y trouver refuge.

59Si la répartition des provinces prétoriennes ne fut en 62 probablement pas le seul fait du hasard, faut-il penser que le tirage au sort fut alors truqué ou, plus simplement, qu’il n’eut pas lieu ? Plusieurs indices laissent penser que les provinces prétoriennes extra-urbaines furent attribuées cette année-là sans tirage au sort (extra sortem). Appien rapporte tout d’abord que César fut « choisi » (αἱρεθεὶς) pour être préteur en Hispanie, sans que l’on sache précisément en quelle année. En outre, l’année 62 fournit le seul exemple d’un départ en province d’un préteur après le 29 décembre de l’année civile – Q. Tullius Cicero quitta ainsi Rome après les ides de février et peu avant les ides de mars 6174 –, situation à la fois peu courante et surtout anormale puisqu’elle ne permettait pas aux magistrats de conserver leurs imperia et leurs auspices. Cette profectio tardive était une conséquence du scandale de la Bona Dea, qui se déroula dans la nuit du 3 au 4 décembre 62, et différa certainement la sortitio des provinces prétoriennes extra-urbaines qui devait avoir lieu le lendemain. Dans ce contexte, le Sénat préféra donc peut-être retenir les préteurs, qui avaient la charge des juridictions urbaine et pérégrine et de la présidence des tribunaux, dans l’Vrbs jusqu’à la fin de l’année civile et choisit de leur confier, sans tirage au sort (extra sortem), des provinces extra-urbaines qu’ils connaissaient déjà pour y avoir exercé des fonctions. La même procédure fut d’ailleurs peut-être suivie pour assigner les questeurs aux magistrats curules : César reçut en effet peut-être le droit, en 62, de choisir extra sortem son questeur, C. Antistius Vetus75.

60L’année suivante, en 60, le consul désigné Jules César truqua peut-être, une nouvelle fois, le tirage au sort des provinces prétoriennes extra-urbaines. Dans un passage du De bello civili, Jules César rappelle en effet, sans fournir d’explications, que « c’était par lui que P. Cornelius Lentulus Spinther, préteur en 60, obtint l’Hispanie citérieure au sortir de sa préture » (quod per eum […] prouinciam Hispaniam ex praetura habuerat76). Une première lecture de ce texte, littérale, peut être proposée. À la fin de l’année 60, César, qui était consul désigné77, présida le tirage au sort des provinces prétoriennes extra-urbaines, probablement parce que les consuls ordinaires étaient absents de Rome ou parce que le Sénat avait confié aux consuls désignés la tâche de présider la sortitio prétorienne. Il aurait alors profité de sa fonction de sortitor pour attribuer à ses proches, ainsi qu’à ceux de Pompée et de Crassus (l’accord dit du « premier triumvirat » venait d’être conclu), les provinces prétoriennes les plus stratégiques et les plus recherchées. P. Cornelius Lentulus Spinther, qui était un client de Pompée et le frère de L. Cornelius Lentulus Crus, le sénateur qui accusa Clodius de sacrilège en 61 après le scandale de la Bona Dea, reçut ainsi lors de cette sortitio et grâce à César (qui truqua la sortitio ? Ne dénonça pas le truquage ?) l’Hispanie citérieure. La même année, Cn. Cornelius Lentulus Marcellinus tira au sort la Syrie ; lui aussi était un client de Pompée, dont il avait été en 67 legatus pro praetore pour combattre la piraterie le long des côtes de l’Afrique78.

61Si le hasard semble en 60 avoir bien fait les choses pour les clients de César et des triumvirs, il est toutefois difficile de conclure formellement à une fraude. Le récit de César ne précise en effet pas explicitement que la sortitio fut truquée, mais rappelle simplement que P. Cornelius Lentulus Spinther avait « obtenu (sc. de César) la province d’Hispanie au sortir de sa préture » (quod prouinciam Hispaniam ex praetura habuerat). On peut donc tout aussi bien comprendre que Spinther succéda en tant que commandant des légions d’Hispanie ultérieure à César. L’étude du calendrier des années 61 et 60 va dans le sens de cette lecture. En 61, César fut acclamé imperator par ses troupes et quitta l’Hispanie en juin 60, sans attendre l’arrivée d’un successeur, avec des légions ; à Rome, il resta ad portas en espérant obtenir du Sénat le droit de célébrer un triomphe et d’être candidat au consulat in absentia79. Se heurtant à l’hostilité des patres, il décida finalement de franchir le pomerium pour présenter sa professio et congédia tardivement ses légions, qui passèrent probablement par la suite sous le commandement de Spinther.

62Ni les sources littéraires ni les informations données par la prosopographie ne permettent ensuite de déterminer si les sortitiones des années 59-53 furent ou non truquées. Cette période fut, comme on sait, marquée par un dysfonctionnement important des institutions et les sortitiones eurent alors bien du mal à être organisées ; la corruption était en outre une pratique courante. En 58, si l’on accepte le témoignage partial de Cicéron, les consuls auraient conclu un accord (foedus, pactione) avec le tribun de la plèbe Clodius : en échange du vote de la lex Clodia, qui attribuait nominativement au consul Pison la Macédoine et l’Achaïe, et au consul Gabinius la Cilicie, Clodius obtenait que les consuls le soutiendraient au moment de faire voter les lois sur les distributions frumentaires et l’exil de Cicéron80. On sait également qu’à la fin des années 50, le recours à la sortitio questorienne fut souvent suspendu : Antoine fut ainsi assigné sine sorte à César en 52 et Q. Cassius Longinus, q. ca 53, à Pompée81. Dans la mesure où les questeurs tiraient certainement au sort le jour où les préteurs recevaient leurs provinces extra-urbaines, la sortitio de ces provinces fut peut-être elle aussi suspendue au profit de la procédure extra sortem.

63Pour conclure, au dernier siècle de la République, la sortitio fut moins respectée et des provinces prétoriennes furent certainement confiées à plusieurs reprises extra sortem aux candidats par le Sénat pour pallier le manque de candidats à la sortitio ou, comme en 62, pour faire face à des difficultés politiques. En outre, à la même époque, des lois du peuple, parfois votées sans l’aval du Sénat, attribuèrent fréquemment à des consuls ou à des priuati des provinces. Si l’on ne s’étonne guère que les procédures aient été moins respectées dans les années 60/50 avant J.-C., il faut toutefois souligner que le recours à la fraude resta assez rare. La seule année où la sortitio fut à coup sûr truquée est en fin de compte l’année 63. Cicéron et C. Antonius utilisèrent en effet cet expédient pour organiser rapidement à la fin 63 la défense de Rome contre les conjurés menés par Catilina.

8.2.3. Les fraudes à la fin de la République et sous le principat d’Auguste

64En l’absence d’informations précises sur les prétoriens admis à la sortitio et sur les résultats de leurs sortitiones, il est difficile de savoir si les fraudes furent nombreuses après 52. Le dernier récit de fraude durant une sortitio prouinciarum que l’on trouve dans la documentation concerne le tirage au sort des provinces prétoriennes effectué en 44 par le consul Antoine. Elle nous est connue grâce à la troisième Philippique de Cicéron, prononcée le 20 décembre 43, dans laquelle l’orateur attaqua la conduite des affaires publiques du consul.

65Le calendrier suivi en 44 pour attribuer les provinces peut être ainsi reconstitué. Antoine aurait convoqué une première fois le Sénat au sujet des provinces prétoriennes le 24 novembre 44, mais renvoya finalement la séance – moins, comme le prétend Cicéron, pour se livrer à une orgie crapuleuse que pour essayer de ramener à lui la légion de Mars, qui, avant d’atteindre Ariminum, venait de passer à Octave et campait à Alba sur le lac Fucin. Il convoqua ensuite à nouveau le Sénat le 28 novembre. Lors de cette séance, il procéda au tirage au sort de quinze provinces prétoriennes, peut-être dans le but de remplacer Brutus et Cassius qui avaient reçu par sortitio les provinces prétoriennes de Crète et de Cyrénaïque82.

66Cicéron insiste sur les irrégularités commises par Antoine, qui était, en sa qualité de consul, sortitor, au moment de tirer au sort les provinces prétoriennes. Le décret du Sénat qui assignait les provinces aux préteurs aurait tout d’abord été voté après le coucher du soleil, ce qui en annulait la validité83. Antoine aurait également interdit l’accès au temple de Jupiter sur le Capitole à trois tribuns de la plèbe, L. Cassius, D. Carfulenus, Ti. Cannutius, certainement dans le but d’éviter que ceux-ci n’intercédassent contre le décret de prouinciis84. Surtout, Cicéron insinue que la sortitio aurait permis d’attribuer à chacun des partisans d’Antoine les provinces prétoriennes qui leur convenaient le mieux85. Les résultats de la sortitio prétorienne sont évoqués dans la suite de sa diatribe :

L’un de ses intimes (sc. d’Antoine), L. Lentulus, avec qui je suis moi-même lié et P. Naso, qui est tout à fait exempt d’ambition, ont jugé que leurs provinces ne leur avaient pas été valablement attribuées et que le tirage au sort fait par Antoine était nul. C’est ce qu’a fait aussi L. Philippus, si digne de son père, de son aïeul, de ses ancêtres. Cette opinion a été pareillement celle d’un personnage de haute intégrité et de haute vertu, C. Turranius. Il en fut de même pour Sp. Oppius. Ceux-là mêmes qui, par égard pour l’amitié qui les liait à Antoine, lui ont marqué plus de considération que, peut-être, ils n’auraient voulu, M. Piso, mon ami intime, homme et citoyen distingué, M. Vehilius, qui n’a pas moins de vertu, ont déclaré qu’ils se soumettraient à l’autorité du Sénat. Faut-il parler de L. Cinna ? Dont la rare probité, maintes fois attestée en de grandes occasions, rend moins surprenante la gloire de sa conduite si honorable ? Il a complètement renoncé à une province. Il en est de même pour C. Cestius, dont le refus a été inspiré par son élévation et sa fermeté d’âme. Quels sont donc les autres, qui se félicitent de ce hasard miraculeux ? T. Annius, M. Gallius ; quelle chance à tous les deux ! Ils ne pouvaient souhaiter mieux. À C. Antonius la Macédoine : encore un homme qui a de la chance : toujours, en effet, il avait le nom de cette province à la bouche. À C. Calvisius l’Afrique : on ne peut avoir plus de chance ! Il ne faisait guère que revenir d’Afrique, et, comme s’il avait deviné qu’il devait y retourner, il avait laissé deux légats à Utique. Ensuite à M. Cusinius la Sicile, à Q. Cassius l’Hispanie ; ici je ne trouve rien à suspecter : je crois que, pour ces deux provinces, le tirage au sort a été moins miraculeux.

Familiarissimus eius, mihi homo coniunctus, L. Lentulus et P. Naso, omni carens cupiditate, nullam se habere prouinciam, nullam Antoni sortitionem fuisse iudicauerunt. Quod idem fecit L. Philippus, uir patre, auo maioribusque suis dignissimus. In eadem sententia fuit homo summa integritate atque innocentia, C. Turranius. Idem fecit Sp. Oppius. Ipsi etiam qui, amicitiam M. Antoni ueriti, plus ei tribuerunt quam fortasse uellent, M. Piso, necessarius meus, et uir et ciuis egregius, parique innocentia M. Vehilius, senatus auctoritati se obtemperaturos esse dixerunt. Quid ego de L. Cinna loquar ? cuius spectata multis magnisque rebus singularis integritas minus admirabilem facit huius honestissimi facti gloriam : qua omnino prouinciam neglexit. Quam item magno animo et constanti C. Cestius repudiauit. Qui sunt igitur reliqui quos sors diuina delectet ? T. Annius, M. Gallius. O Felicem utrumque ! nihil enim maluerunt. C. Antonius Macedoniam ; hunc quoque felicem : hanc enim habebat semper in ore prouinciam. C. Caluisius Africam ; nihil felicius : modo enim ex Africa decesserat et, quasi diuinans se rediturum, duos legatos Vticae reliquerat. Deinde M. Cusini Sicilia, Q. Cassi Hispania ; non habeo quid suspicer : duarum credo prouinciarum sortes minus diuinas fuisse86.

67L’interprétation de ce texte soulève plusieurs problèmes. Celui de l’exhaustivité et du traitement des informations données par Cicéron, tout d’abord. Si l’orateur énumère les préteurs qui reçurent une province prétorienne87, il ne précise en effet pas toujours les provinces qu’ils obtinrent, ce qui rend difficile toute évaluation globale du caractère aléatoire de la sortitio. Il adopte en outre, au moment de rapporter les assignations prétoriennes, une hiérarchie fondée non sur l’ordre de proclamation des résultats, mais sur le degré d’adhésion des préteurs à la procédure : en premier sont évoqués les candidats qui avaient refusé la province qu’ils avaient tirée au sort, jugeant que le tirage au sort effectué par Antoine était nul ; en second les candidats qui avaient accepté leur province puis l’avaient répudiée après que le Sénat eut annulé le tirage au sort ; en troisième ceux qui acceptèrent la province reçue par le tirage au sort puis y renoncèrent par une excusatio ; en dernier lieu ceux qui reconnurent la validité de la sortitio et en acceptèrent le résultat88. Plusieurs contradictions internes au texte peuvent ensuite être relevées. Cicéron qualifie par exemple, de manière ironique, le tirage au sort de T. Annius, M. Gallius, C. Antonius et C. Calvisius, partisans d’Antoine, de « miraculeux » (sors diuina) tandis que les attributions de M. Cusinus et Q. Cassius sont désignées comme moins divines (minus diuinas). Y a-t-il alors eu fraude, puisque le tirage au sort ne fut pas entièrement favorable à Antoine ? On peut bien sûr imaginer que les partisans d’Antoine tirèrent au sort en premier et se réservèrent les provinces qu’ils souhaitaient obtenir, à charge pour les autres candidats de se partager ensuite par sortitio les provinces restantes. Cependant pourquoi, dans ce cas, Cicéron n’aurait-il pas rapporté ce truquage ?

68L’étude des données fournies par la prosopographie offre pour l’analyse des résultats de la sortitio prétorienne de 44 un éclairage intéressant. Le tableau ci-dessous, élaboré à partir des données rassemblées par M.-C. Ferriès sur les partisans d’Antoine89, inventorie les résultats du tirage au sort prétorien de 44 et les lient aux connaissances dont nous disposons sur la faction antonienne :

69La comparaison entre ce tableau et le récit de Cicéron permet de dresser plusieurs constats. Il faut tout d’abord souligner qu’Antoine autorisa tous les membres du collège prétorien à participer à la sortitio et n’interdit pas à ses adversaires de tirer au sort une province. Il apparaît en outre clairement que les partisans d’Antoine partirent pour la province qu’ils avaient tirée au sort tandis que les autres, qu’ils fussent partisans d’Octavien ou simplement neutres, y renoncèrent. Comment expliquer cette différence d’attitude ? Les partisans d’Octavien renoncèrent-ils à leurs provinces parce que le tirage au sort avait été pour eux moins miraculeux (sortes minus diuinas fuisse) que pour les partisans d’Antoine ? Cela n’est pas sûr dans la mesure où les provinces prétoriennes extra-urbaines avaient nécessairement été définies avant le tirage au sort et où l’on peut imaginer que le Sénat avait choisi de confier aux préteurs des provinces telles que la Bithynie, l’Asie, la Cilicie ou l’Achaïe, dont l’intérêt stratégique était évident en 4490. Le type de provinces prétoriennes et consulaires qui fut attribué en 44 laisse d’ailleurs penser qu’Antoine cherchait à mettre en place un dispositif militaire autour de la Gaule, de l’Hispanie et de l’Afrique à l’ouest, et de la Macédoine et de la Syrie à l’est91. Plutôt que d’imaginer qu’Antoine truqua la sortitio, il est peut-être plus simple de penser que le consul convoqua tous les préteurs et respecta l’intégrité du rituel, mais fit ensuite pression ou corrompit les préteurs qui ne le soutenaient pas pour qu’ils renonçassent (par une excusatio) à leur province juste après le tirage, afin que celles-ci pussent être confiées à des Antoniens.

70Le sénatus-consulte du 20 décembre 44 annula finalement les résultats de ce tirage au sort, jugé invalide par le Sénat92, après que la lettre de Decimus Brutus annonçant qu’il maintiendrait la Gaule cisalpine sous l’autorité du Sénat eut été lue en séance plénière. Le Sénat, convoqué par des tribuns de la plèbe hostiles à Antoine, cherchait alors un prétexte pour revenir sur les attributions de provinces prétoriennes et faire ainsi échouer les manœuvres militaires du consul, et la décision prise par les patres d’annuler les résultats de la sortitio en 44 résulta probablement de la reconnaissance par le conseil des augures d’un vice de forme (uitium) : Antoine aurait en effet tiré au sort les provinces uespertina, c’est-à-dire, selon Varron, à un moment où la nuit est « impraticable » (intempesta93). Le sénatus-consulte du 20 décembre 44 priva en outre de provinces les consuls, dont Antoine, et maintint jusqu’à nouvel ordre les gouverneurs en exercice dans leurs fonctions. Étant donné que seule une décision du peuple pouvait priver un magistrat de la province qu’il avait tirée au sort, le sénatus-consulte fut ensuite certainement proposé au vote du peuple.

71Les fraudes à la sortitio furent-elles, en définitive, fréquentes dans la deuxième moitié du dernier siècle de la République et sous le principat d’Auguste ? Faute d’informations précises sur les prétoriens admis à la sortitio et sur les résultats des sortitiones, il est bien sûr difficile de répondre à cette question. Les sources ne rapportent toutefois pour cette période, à l’exception notable du tirage au sort de 44, aucun cas de fraudes aux sortitiones civiques. Après 52, il était en outre probablement plus efficace, pour obtenir une province, de manipuler, dans le respect de la procédure et de la législation, les étapes antérieures ou postérieures au mélange des lots en lui-même (sélection des candidatures, ordre de tirage, acceptation des résultats) que de truquer le résultat de la sortitio. En effet, après 52, la complexification des tirages au sort consulaires et prétoriens avait drastiquement restreint la place laissée au hasard dans la procédure : l’essentiel se jouait dorénavant en amont de la sortitio des provinces, au moment de sélectionner les candidats parmi les consuls et les préteurs sortis de charge, en fonction de différents critères94. Au plus tard sous Tibère, l’instauration d’une liste hiérarchisée des candidats à la sortitio des provinces publiques restreignit encore l’importance donnée à la méthode aléatoire dans le processus de répartition des provinces. Sous le Principat, le principal moyen d’obtenir une province intéressante n’était ainsi probablement plus le recours à la fraude ou à la corruption, mais l’accès aux faveurs du prince, qui pouvait créer des sénateurs, les promouvoir, les recommander, leur donner des privilèges, influencer le Sénat au moment d’établir la liste des candidats au tirage au sort ou inciter certains d’entre eux à renoncer à leur province.

Conclusion

72Si la sortitio des provinces consulaires et prétoriennes pouvait en théorie être truquée, l’analyse menée a montré, à rebours d’une opinion commune, que les fraudes furent en réalité bien rares. La publicité du rituel, le soin porté à l’uniformisation du matériel et la surveillance de la sortitio par les augures rendaient les fraudes difficiles à organiser, sauf à corrompre un grand nombre de participants. En outre, la valeur religieuse accordée au tirage au sort faisait de la triche un acte répréhensible au regard des lois humaines, mais aussi divines.

73On ne trouve ainsi, dans les sources relatives aux années 218-167, qu’un cas – non pertinent, en 173 – de sors opportuna, tandis que la comparaison entre les résultats des sortitiones et les informations dont nous disposons sur les candidats à la sortitio confirme, pour cette époque, le respect de l’intégrité du rituel. À la fin de la République, l’accroissement dans les sources du nombre de récits de fraudes à la sortitio prouinciarum tient surtout à la nature polémique de celles-ci et, dans une moindre mesure, à l’augmentation en volume de la documentation disponible. La seule fraude avérée au tirage au sort des provinces eut lieu en 63, à la faveur d’un contexte politique troublé et avec la complicité des sénateurs les plus influents. Pour les époques augustéenne et tibérienne, les sources ne rapportent aucun cas de fraude à la sortitio prouinciarum, ce qui témoigne probablement de la place secondaire à laquelle fut alors relégué le tirage au sort dans la procédure d’attribution des provinces.

74En définitive, manipuler la sortitio était certainement une solution extrême à laquelle les aristocrates romains n’avaient recours que lorsque les autres moyens légaux qui permettaient de contourner la sortitio – par exemple, recourir au Sénat ou au peuple pour modifier les résultats du tirage au sort (lex de permutatione) ou pour obtenir une province en dehors du tirage au sort (extra sortem) – avaient été épuisés. Plutôt que de tricher, une autre méthode était aussi d’ajourner la tenue du tirage au sort95. Verres, avant d’organiser une sortitio truquée pour désigner son ami Théomnaste comme prêtre de Jupiter à Syracuse, tenta ainsi vainement de « défendre de tirer au sort » (primo uetat sortiri) et de « proclamer Théomnaste en dehors du tirage au sort » (iubet extra sortem Theomnastum renuntiari96). Il était enfin possible de reconnaître un uitium ou la manifestation de signes oblatifs négatifs pendant ou après le rituel pour interrompre ou annuler la sortitio97.

75Faut-il déduire du faible nombre de fraudes lors des sortitiones des provinces que cette méthode était aléatoire et impartiale ? Ce serait probablement aller trop loin. Si les sources ne rapportent pas de cas de fraudes aux sortitiones consulaires, cela ne signifie pas que le hasard jouait un grand rôle dans la répartition de ces provinces : chaque consul avait en effet une chance sur deux d’obtenir la province qu’il souhaitait. Les sortitiones des provinces consulaires et prétoriennes étaient en outre toujours couplées, en amont et en aval, à d’autres modes de décision (l’élection, le vote) et ne constituaient somme toute qu’une étape, progressivement réduite et concurrencée par le recours à la nomination directe, dans le processus d’attribution des provinces.