1Au cours des deux dernières décennies, les prospections géophysiques et les études paléoenvironnementales ont accru significativement notre connaissance de la ville d’Ostie, notamment à l’époque impériale : les résultats des investigations menées par les équipes de S. Keay et de M. Heinzelmann ont contraint les archéologues à réviser profondément leur conception de la ville au II^e siècle apr. J.-C.1 En revanche, ces travaux n’éclairent guère le processus qui conduisit à la formation de cette phase spécifique de l’histoire d’Ostie. Seule une étude de morphologie urbaine est à même d’améliorer notre compréhension de ce processus long de plusieurs siècles. Dans un article pionnier, R. Mar avait déjà cherché à rendre compte de la formation de l’espace urbain du port de Rome2. Toutefois, son analyse, aussi novatrice fut-elle, resta superficielle, parce qu’il ne procéda pas au réexamen systématique de la documentation produite par ses prédécesseurs.

2Depuis la publication de son étude, de nouvelles fouilles sont également venues accroître notre connaissance des phases les plus anciennes de la ville. En particulier, de nombreux travaux ont été réalisés dans les « quartiers occidentaux » durant les trois dernières décennies. Les actes du colloque Ostia Antica. Nouvelles études et recherches sur les quartiers occidentaux de la cité, parus en 2018, présentent un aperçu suggestif des apports de ces investigations3. Plusieurs contributions portent une attention spécifique aux parcelles qui ont fait l’objet de recherches archéologiques approfondies, au premier rang desquelles figurent celles du Tempio dei Fabri Navales (III, ii, 1-2) et de la Schola del Traiano (IV, v, 15-16) : ces dernières doivent désormais être considérées comme les pierres angulaires de toute reconstruction du développement urbain de ce secteur. Ces actes, cependant, n’en proposent aucune. Les réflexions qui vont suivre cherchent à pallier cette lacune en présentant un essai de morphogenèse des « quartiers occidentaux », depuis l’installation du castrum au IV^e siècle av. J.-C. jusqu’au boom édilitaire du II^e siècle apr. J.-C.

3Dans le cadre de mes recherches doctorales sur le réseau viaire d’Ostie, j’ai eu l’occasion de réfléchir à l’évolution globale de ces quartiers à travers le prisme des rues et de leurs interactions avec le parcellaire et le cadre bâti environnants4. Dans cette perspective, je me suis appuyé sur la documentation des « sondages Gismondi » et sur les résultats des fouilles récentes publiés. Mon enquête a permis de mettre en exergue les principaux problèmes posés par l’évolution de la forme urbaine de ce secteur, problèmes dont je souhaite rendre compte dans cette contribution exploratoire. J’essaierai également d’apporter quelques réponses, que les recherches futures devront confirmer ou infirmer. L’espace de la rue sera donc le fil conducteur de cette réflexion sur la croissance urbaine des « quartiers occidentaux » d’Ostie.

4Un tel angle d’approche se justifie à plus d’un titre. Comme l’avait déjà compris R. Mar, le système viaire et le système parcellaire sont deux composantes complémentaires du tissu urbain : le réseau viaire relie toutes les parcelles d’une agglomération et en constitue l’ossature. L’étude de son expansion permet ainsi de définir les grands moments de la croissance urbaine. Plus le nombre de rues augmente, plus le nombre de parcelles constructibles s’accroît. Le réseau viaire constitue par ailleurs un observatoire privilégié pour étudier les rehaussements de niveaux. Ce phénomène constitue l’un des grands problèmes de l’histoire urbaine d’Ostie qui attendent d’être résolus, et ce malgré les apports de la session qui lui fut consacrée lors du colloque organisé en 1998 au Koninklijk Nederlands Instituut Rome5. Les participants abordèrent cette question à travers les résultats de fouilles conduites ici et là au travers du tissu urbain, sur des parcelles qui avaient chacune une histoire propre. Seul M. Heinzelmann proposa une réflexion sur la voirie, mais il se concentra sur les voies extra muros de la nécropole de Porta Romana6. Sa contribution n’en est pas moins fondamentale : l’archéologue allemand montra que les voies furent rehaussées à plusieurs reprises au cours du temps.

5L’importance de cette problématique a été réaffirmée en 2008 dans l’ouvrage publié par E. Bukowiecki, H. Dessales et J. Dubouloz : Ostie, l’eau dans la ville. Les auteurs soulignèrent que « seule une enquête portant sur la viabilité et sur les cotes en altitude absolue à l’échelle de l’ensemble du tissu urbain permettrait de raisonner sur l’étendue réelle de la modification connue par le tissu urbain » et appelèrent de leurs vœux « une réflexion précise sur les cotes des différents quartiers de la cité, à mener […] dans une perspective diachronique, pour préciser la portée et la chronologie des rehaussements – programmés ou progressifs – des niveaux d’occupation7 ». Une telle entreprise, cependant, n’est pas aisée. Les rehaussements successifs occultèrent les phases les plus anciennes de la ville. L’accès à ces niveaux est par conséquent difficile. De nombreux sondages ont bien été ouverts au cours du XX^e siècle, mais la plupart d'entre eux a été rebouchée par la suite. Nous sommes contraints, de facto, de recourir à la documentation des fouilles anciennes pour étudier les phases qui précédèrent le II^e siècle apr. J.-C. Cette documentation a été produite par différents archéologues, qui mirent en œuvre diverses méthodologies, si bien que l’exploitation de ces sources est complexe. Les cotes relevées mériteraient en outre d’être contrôlées in situ. Il n’en demeure pas moins que l’examen de ces lots d’archives, en partie inédits, reste le seul expédient à notre disposition pour réfléchir au processus qui conduisit à la forme urbaine du II^e siècle apr. J.-C., cinq siècles après la fondation de la colonie.

Le réseau viaire et l’installation du castrum (phases I et II)

6Le castrum fut élevé à l’embouchure du Tibre à la fin du IV^e siècle av. J.-C.8 Toutefois, une quantité réduite de mobilier archéologique (céramique et terracotta) atteste que ce territoire était déjà occupé dès le VI^e siècle av. J.-C.9 Bien qu’aucune structure plus ancienne n’ait été découverte jusqu’à présent10, il ne fait aucun doute que l’établissement fortifié fut installé dans un environnement déjà fréquenté, si ce n’est habité. L’installation du castrum fit-elle table rase du réseau viaire de cette époque, qui se limitait probablement à quelques chemins ? Ou bien le nouvel établissement l’assimila-t-il ?

7Les témoignages archéologiques des phases qui précédèrent la construction du castrum sont rares. En effet, les siècles de croissance urbaine qui suivirent la fondation d'Ostie oblitérèrent ces niveaux. Malgré cela, les phases primitives attirèrent très tôt l’attention des archéologues : ces derniers s’appuyèrent sur la sédimentation des systèmes viaire et parcellaire pour reconstruire les phases les plus anciennes du site. Selon G. Becatti, les voies qui devinrent l’armature du réseau viaire de la cité existaient avant que le castrum ne fût élevé11. Il proposa que la via della Foce et le tronçon méridional du cardo ne constituassent à l’origine qu’une seule voie, qui aurait mené du territoire laurentin à l’embouchure du Tibre. Depuis, tous les commentateurs ont retenu cette hypothèse12. Cette dernière semble corroborée par les découvertes récentes de l’équipe de M. Heinzelmann : un bassin lagunaire existait déjà au VIII^e siècle av. J.-C. à l’emplacement du port fluvial13. Dès cette époque, les bateaux pouvaient jeter l’ancre à l’embouchure du Tibre en toute sécurité. La via Laurentina conduisait probablement à ce bassin. De même, une voie venant de Rome devait conduire jusqu’à ce lieu d’ancrage, avant que la via Ostiensis ne fût aménagée, en même temps que le castrum14. C. C. Van Essen identifia les traces d’une telle voie dans l’orientation irrégulière de la via dei Misuratori di Grano15. Toutefois, les études paléoenvironnementales dirigées par F. Salomon ont montré que le lit du fleuve se situait plus au sud à l’époque archaïque qu’à l’époque impériale. Ces conclusions rendent l’hypothèse du chercheur néerlandais caduque16. Il est probable que la voie venant de Rome longeait la rive gauche du Tibre et que son tracé varia au gré des migrations du fleuve.

8Si l’origine de la via della Foce fait consensus parmi les chercheurs, celle du tronçon occidental du decumanus fait encore débat. G Becatti soutint qu’il reprenait le tracé d’un chemin plus ancien menant au littoral. Selon lui, le croisement des deux voies, à la hauteur du bivio del castrum, aurait déterminé l’emplacement de la colonie. Il ajouta que les concepteurs de l’établissement fortifié tinrent compte du tracé protohistorique du decumanus dans leur projet, parce que la porte occidentale du castrum fut élevée dans le prolongement direct de cette voie. Cette dernière forme en effet un angle aigu avec la voie pomériale externe, contrairement à la via della Foce. Récemment, F. Coarelli a lui aussi proposé que le decumanus reprenait le tracé d’un voie antérieure à l’installation du castrum, mais pour d’autres motifs : elle aurait conduit au sanctuaire archaïque de Vulcain, que l’archéologue italien situe à l’emplacement du Foro di Porta Marina (IV, viii, 1)17. Nombre de chercheurs pensent à l’inverse que le decumanus fut aménagé en même temps que la colonie. R. Mar soutint qu’il fut conçu alors, afin de relier le castrum à un établissement de pêcheurs installé sur le littoral18. L’existence de cet établissement, toutefois, est aussi hypothétique que l’existence d’un sanctuaire de Vulcain sous le Foro di Porta Marina. F. Zevi retint également que le decumanus fut créé à cette époque19. Selon lui, l’emplacement du bivio del castrum fut déterminé par la proximité d’une source d’eau potable, qu’il identifie à l’aqua Saluia mentionnée par une inscription impériale (CIL XIV, 4289). Une telle source aurait constitué un atout majeur, qui aurait permis au site d’Ostie d’être reconnu très tôt comme une escale maritime importante.

9Les photographies aériennes d’Ostie prises par la Royal Air Force apporte des éléments de réflexion supplémentaires. Après avoir analysé ces clichés, J. Bradford fit remarquer que la voie pomériale externe occidentale, le segment de la via della Foce compris entre le bivio et les Terme Piccole (I, xix, 5), ainsi que le decumanus formaient trois angles égaux de 60°20. Une telle régularité géométrique est-elle le fruit du hasard ? L’archéologue britannique affirma que non et proposa que ces voies fussent conçues en même temps. Il ajouta néanmoins que cette organisation géométrique pourrait également résulter de la restructuration de chemins plus anciens.

10En l’absence de nouveaux éléments, il est impossible de clore la discussion sur l’origine du decumanus. Pour l’heure, je suis enclin à penser que cette voie ne fut pas tracée avant que le castrum ne fût élevé : tant qu’aucune structure ne sera mise au jour sur le littoral, qu’il s’agisse du sanctuaire de Vulcain ou d’un habitat quelconque, rien ne justifie l’existence de cette voie à cet emplacement avant l’installation de la colonie. En outre, l’axe du decumanus semble avoir été tracé en ligne droite depuis de la porte occidentale du castrum, contrairement à la via della Foce. Quoiqu’il en soit, une certitude s’impose : le réseau viaire tel qu’il se présentait au lendemain de la fondation du castrum marqua profondément la forme urbaine d’Ostie, et ce jusqu’à l’abandon de la ville.

11Les différentes reconstructions proposées par les archéologues ne prennent en considération que le plan du réseau. En revanche, ils ne se sont jamais intéressés aux courbes de niveau des voies : nous ne connaissons ni le pendage du decumanus, ni celui de la via della Foce. Nous ignorons donc le relief primitif de ce secteur. Existait-il déjà un pendage en direction du littoral et de l’embouchure du Tibre, comme c’est le cas aujourd’hui ? Ce paramètre est essentiel pour comprendre les développements ultérieurs de la forme urbaine des « quartiers occidentaux ». Les données relatives aux structures élevées entre la fin du IV^e siècle et le début du I^er siècle av. J.-C. donnent un aperçu de cette topographie perdue.

Développement urbain en périphérie du castrum (phase III)

12Le bassin lagunaire, vers lequel convergeaient les principaux axes de circulation situés au sud du Tibre, fut dragué au tournant des V^e et IV^e siècles av. J.-C., afin d’y aménager un véritable bassin portuaire21. Ces travaux contribuèrent sans doute à renforcer le trafic le long des chemins qui menaient jusqu’à l’embouchure du fleuve. L’établissement fortifié d’Ostie fut élevé un siècle plus tard, alors que Rome cherchait à asseoir sa domination sur la mer tyrrhénienne : dans cette perspective, il était nécessaire de contrôler ce bassin et le delta du Tibre dans son ensemble. Historiens et archéologues soutiennent que le rôle militaire du castrum empêcha l’agglomération de se développer hors-les-murs, notamment le long de l’enceinte défensive, jusqu’à la conclusion de la seconde guerre punique22. Qu’en est-il dans les « quartiers occidentaux » ? Le développement de ce secteur commença-t-il seulement à partir du II^e siècle av. J.-C. ou bien est-il antérieur ? Quelle fut l’extension de la croissance urbaine au cours de ces siècles ? Ces questions ont déjà été abordées par R. Meiggs à l’échelle de la ville : les réponses sont tout aussi difficiles à formuler aujourd’hui que lorsqu’il écrivit Roman Ostia23.

13Les vestiges archéologiques relatifs aux deux siècles qui suivirent la fondation du castrum sont ténus dans les « quartiers occidentaux », et ce malgré les dizaines de sondages réalisés par I. Gismondi entre 1947 et 1952. Les investigations de l’Université d’Augsbourg ont montré que les premières structures élevées sur la parcelle du Macellum (IV, v, 1-2) remontaient au III^e siècle av. J.-C. voire à la fin du IV^e siècle24. V. Kockel et S. Ortisi mirent au jour un mur construit avec des gros blocs parallélépipédiques en tuf, associé à un niveau de circulation en terre battue, relevé à 0,06 m a.s.l. Cette cote se trouve une soixantaine de centimètres en dessous du niveau de circulation lié à la construction du castrum, documenté dans un sondage ouvert non loin de là, dans l’Edificio I, x, 225. En revanche, ce niveau correspond à celui de la porte occidentale de l’établissement fortifié qui, d’après Calza, se trouve à 0,05 m a.s.l.26. Ces données suggèrent que le niveau de circulation de la voie pomériale externe occidentale était légèrement en contrebas de celui de l’établissement primitif. Qu’en est-il des autres structures attribuées à la période qui nous intéresse ici ?

14Un mur en « opus incertum grossolano » fut exhumé sous l’une des boutiques devançant les Terme delle Sei Colonne (IV, v, 10-11). La première assise de ce mur fut construite dans le substrat naturel, dans lequel elle s’enfonçait d’une cinquantaine de centimètres. La cote inférieure de cette assise fut relevée à 0,39 m b.s.l.27 Deux autres murs en « opus incertum grossolano » furent mis au jour sous le vico di Dioniso. Les moellons polygonaux des deux parements étaient liés par un mortier de chaux sableux, mais aucun blocage ne fut coulé entre eux. Aucune cote n’est associée à ces structures dans la documentation, mais elles reposaient elles aussi sur le substrat naturel28. Une dernière structure fut découverte au pied du Mercato III, i, 729 : il s’agit de la façade d’un édifice construit avec des petits blocs parallélépipédiques en tuf liés par de l’argile, dans laquelle était aménagée une large baie ; son ressaut de fondation fut relevé à 0,79 m a.s.l. La datation de ces différentes structures – la première moitié du II^e siècle av. J.-C. – se fonde seulement sur les techniques de construction employées et sur leur position stratigraphique. Une telle méthode de datation n’interdit donc pas qu’elles soient plus anciennes et qu’elles soient contemporaines des structures relevées sous le Macellum. Leur répartition suggère, comme nous pouvions nous y attendre, que les « quartiers occidentaux » se développèrent d’abord à proximité du bivio del castrum, le long du decumanus et de la via della Foce.

15Un tel développement s’explique non seulement par la fréquentation importante du bivio, où se croisaient cinq voies de circulation, mais aussi par la présence d’un sanctuaire extra-muros majeur : l’Area Sacra Repubblicana (I, xv). L’un des autels en tuf de l’Aula delle Are (I, xv, 3) date du III^e siècle av. J.-C.30 Le mobilier archéologique le plus ancien découvert lors des fouilles du Tempio dell’Ara Rotonda (III, xv, 6) remonte au III^e, voire au IV^e siècle av. J.-C.31 Parmi ce matériel se trouvaient des coupes à vernis noir de type « Heraklesschale », qui suggèrent que le culte d’Hercule était déjà implanté à cette époque. Néanmoins, les premiers temples connus ne furent élevés qu’à la fin du II^e siècle av. J.-C. ou au début du suivant32. L’étude complète de la céramique issue des fouilles du Tempio dell’Ara Rotonda a permis de donner un terminus post quem fiable pour la construction de ce temple33. L’élévation de ces lieux de culte contribua à monumentaliser le secteur situé à proximité de la porte occidentale du castrum, marquant profondément le paysage suburbain de l’époque34. Contrairement à la situation impériale, les temples dominaient les voies de circulation environnantes : la plateforme du podium du temple d’Hercule se trouvait à 2,79 m a.s.l. lorsqu’il fut construit35.

16Selon R. Mar, ce sanctuaire fut implanté entre trois voies : la via della Foce, la voie pomériale externe occidentale et une voie perpendiculaire à la pomériale, que l’archéologue espagnol reconnaît dans le vico di Amore e Psiche. D’après lui, cette voie-ci se situerait dans le prolongement de la voie pomériale externe septentrionale telle qu’il la restitue et serait contemporaine de l’installation du castrum36. Toutefois, aucun témoignage archéologique ne vient corroborer cette hypothèse. G. Becatti avait lui aussi envisagé l’existence d’une voie située dans le prolongement de la voie pomériale externe septentrionale. Il ne l’identifia pas au vico di Amore e Psychè, mais au dallage en tuf retrouvé au pied du Tempio tetrastilo (I, xv, 2) (fig. 1). Selon lui, cette voie fut mise hors d’usage lors de la construction du Tempio di Ercole, car celui-ci aurait été élevé par-dessus celle-là37. Les fouilles menées récemment par le Parco archeologico di Ostia Antica, sous la direction de B. Roggio, ont toutefois démontré que ce pavement ne se prolongeait pas sous le temple. Comme les autels en tuf républicains situés dans l’Aula delle Are sont alignés le long de cette voie, les archéologues envisagent que ces structures étaient liées et proposent que la voie ait revêtu une fonction sacrée38. Se trouvait-elle dans le prolongement de la voie pomériale septentrionale ? Cela me semble peu probable : les plans de la ville les plus récents démontrent que ce pavement de dalles en tuf se trouvait dans l’axe du tronçon septentrional de l’enceinte du castrum.

Fig. 1 – Pavement de dalles en tuf antérieur à la construction du Tempio di Ercole (I, xv, 5) et du Tempio Tetrastilo (I, xv, 2).

17Le pavement indique la cote du niveau de circulation du sanctuaire lors de la construction des temples : 0,30 m a.s.l.39 Cette cote, ainsi que celles de la porte du castrum et de la fondation de la façade exhumée au pied du Mercato III, i, 7, laissent penser qu’au II^e siècle av. J.-C. la via della Foce s’élevait en pente douce vers l’embouchure du fleuve. Toutefois, le ressaut de fondation d’un mur en opus incertum exhumé au pied du Caseggiato del Serapide (III, x, 3), qui peut difficilement être antérieur à la construction exhumée au pied du Mercato III, i, 7, se trouvait à seulement 0,34 m a.s.l.40 Il faut donc envisager que la via della Foce s’abaissait légèrement à la hauteur du Caseggiato del Serapide. Par conséquent, les courbes de niveau de cet axe de circulation étaient différentes des courbes actuelles, qui correspondent peu ou prou à celles du II^e siècle apr. J.-C. L’exploration du sous-sol de la via della Foce au moyen de carottes sédimentaires affinerait certainement la reconstruction du microrelief esquissée ici.

18D’autres structures exhumées le long de la via della Foce et du decumanus ont été datées de la seconde moitié du II^e siècle av. J.-C. en raison de l’emploi de l’opus incertum. Deux nouvelles constructions furent élevées à proximité du bivio del castrum : la Caseggiato del Mitreo delle Pareti Dipinte (III, i, 6) et le Mercato III, i, 7. À en croire les auteurs de la Topografia generale, elles dateraient de la même période que les temples du sanctuaire voisin. Leur construction indique que ce croisement demeurait un pôle important dans le développement extra-muros de la ville. Néanmoins, d’autres structures témoignent d’une expansion loin du centre de gravité initial, comme le mur en opus incertum identifié le long du decumanus, sous le Portico della Fontana a Lucerna (IV, vii, 1), ou l’édifice exhumé sous le cardo degli Aurighi, au pied du caseggiato homonyme (III, x, 1). Celui-ci est de surcroît très éloigné des axes de circulation que nous connaissons pour cette époque. Cette situation laisse supposer que des voies secondaires encore inconnues existaient alors.

19Dans quelle mesure peut-on affirmer, comme les auteurs de la Topografia generale, que l’opus incertum est caractéristique de la seconde moitié du II^e siècle av. J.-C. ? Les résultats des fouilles de la Domus dei Bucrani (IV, v, 15-16) ont ébranlé la typo-chronologie établie par I. Gismondi pour classer les techniques de construction républicaines (voir infra), de même que les considérations de G. Becatti sur les pavements en béton de tuileau. Cette maison possède toutes les spécificités architecturales considérées caractéristiques de la seconde moitié du II^e siècle av. J.-C., mais elle fut construite dans les années 60-50 av. J.-C.41 Dès lors, ne pourrait-on pas envisager que la Caseggiato del Mitreo delle Pareti Dipinte et le Mercato III, i, 7 soient contemporains de la Domus dei Bucrani ? En l’absence de nouvelles fouilles, la question restera ouverte.

La construction de l’enceinte tardo-républicaine (phase IV)

20Nous venons de voir que le tissu urbain d’Ostie outrepassa l’enceinte médio-républicaine dès le III^e siècle av. J.-C. Le “suburbium” qui résulta de ce développement se densifia progressivement durant le II^e siècle av. J.-C. et les premières décennies du siècle suivant. Cette croissance précoce rendit le système défensif du castrum obsolète et facilita peut-être le pillage de la ville en 67 av. J.-C. par les pirates ciliciens. Cet événement joua probablement un rôle déterminant dans la décision du Sénat de Rome d’élever une nouvelle enceinte. La construction de cet ouvrage défensif durant le consulat de Cicéron eut-elle des conséquences sur la formation de l’espace urbain des « quartiers occidentaux » ? Le projet se plia-t-il aux contraintes « cadastrales » du lieu ou bien passa-t-il outre ce facteur d’inertie en modifiant le parcellaire ? Dans ce cas, s’accompagna-t-il d’une planification urbaine à l’intérieur des nouveaux murs ou bien le développement urbain fut-il laissé à la discrétion des classes possédantes ? À moins que la construction de l’enceinte ne soit venue sanctionner une croissance urbaine antérieure, comme le pense R. Mar42 ?

21Dans les « quartiers occidentaux », la Domus dei Bucrani est l’un des seuls édifices datés d’après le mobilier archéologique découvert sous ses pavements43. Elle fournit un point de départ incontournable à toute réflexion sur le développement urbain de ce secteur durant les dernières décennies de la République, à l’instar de la Porta Marina, contemporaine de la construction de l’enceinte, datée des années 63-58 av. J.-C.44 Chr. Bocherens et F. Zevi ont envisagé que l’extension des limites intra-muros de la ville s’accompagnât de la croissance des « quartiers occidentaux », en particulier le long du decumanus, et ont proposé que « la zone de la Porta Marina, nouvellement fortifiée entre 63 et 58 avant notre ère, [ait] fourni une opportunité à l’élite de la colonie d’affirmer sa prééminence par l’édification de demeures luxueuses à l’image de la “Domus aux Bucranes”45 ». Cependant, cette maison est-elle représentative de la situation globale du quartier à cette époque ? D’autres édifices furent-ils élevés dans le même élan ? Comme nous l’avons vu précédemment, il est difficile d’apporter une réponse à ces questions, puisque les techniques de constructions constituaient l’unique critère de datation retenu jusqu’aux années 1960, au détriment du mobilier archéologique.

22À Ostie, les archéologues ont longtemps considéré que l’emploi de l’opus incertum était caractéristique de la seconde moitié du II^e siècle av. J.-C., voire des premières années du siècle suivant. F. Coarelli a toutefois montré que cet appareil fit son apparition à Rome au début du II^e siècle avant J.-C.46 Il est donc légitime de se demander pourquoi cette technique n’aurait pas été diffusée à l’embouchure du Tibre avant le milieu du siècle. F. Coarelli a par ailleurs soutenu que cette technique disparut à la fin du II^e siècle av. J.-C., au profit de l’opus reticulatum. L’emploi précoce de l’appareil réticulé est illustré par la stratigraphie du sanctuaire de la Magna Mater sur le Palatin47. L’étude de la Domus dei Bucrani démontre cependant que l’opus incertum était encore employé au milieu du I^er siècle av. J.-C. Les techniques de construction républicaines posent donc de sérieux problèmes de datation et nous devons les utiliser avec précaution. La compréhension de la croissance urbaine d’Ostie au cours du dernier siècle de la République en ressort donc plus complexe que jamais.

23Ces problèmes chronologiques se posent pour plusieurs édifices situés le long du decumanus et de la via della Foce. Existe-t-il quelque moyen de contrôler leur datation ? En ce qui concerne les édifices contigus au decumanus, la comparaison entre leurs niveaux, relevés dans les « sondages Gismondi », et celui de la rue, tel que nous pouvons le restituer au milieu du I^er siècle av. J.-C., permet de proposer certaines hypothèses. La chaussée du decumanus peut être modélisée à partir des cotes relevées à l’intérieur de la Domus dei Bucrani et de la Porta Marina. Deux sondages ont permis de documenter les fauces et une boutique de la maison à atrium. Le pavement en béton de tuileau du corridor d’accès se trouve à 0,60-0,70 m a.s.l. et le pavement en terre battue de la boutique explorée à 0,30-0,40 m a.s.l., soit au même niveau que les ressauts de fondation des murs de refend (fig. 2). Ces cotes indiquent que le niveau de la chaussée se trouvait à une cote égale ou inférieure, à la hauteur de cette maison. Le ressaut de fondation de la Porta Marina, quant à lui, a été relevé à 1,60 m a.s.l. par B. Streubel48. Cette cote paraît particulièrement élevée et elle laisse dubitatif. B. Streubel a-t-il relevé la cote du ressaut de fondation ou bien la base de la deuxième assise de gros blocs parallélépipédiques en tuf de la porte ? Cette assise apparaît effectivement dans l’espace didactique aménagé à la hauteur de la Porta Marina, contrairement à la première. Comme l’épaisseur des assises avoisines 0,60 m, le ressaut de fondation se trouverait dans ce cas à 1,00 m a.s.l. environ. Le pendage du decumanus serait alors moindre, mais existerait toujours. Malgré cette incertitude, le decumanus semble suivre une pente douce entre la Domus dei Bucrani et la porte urbaine, avant de s’abaisser vers le littoral. En effet, la première assise du mausolée de Poplicola, aménagée directement sur une couche de sable vierge, dans les années 20-10 av. J.-C., se trouve à 0,20-0,30 m a.s.l.49 Remarquons qu’à cette époque la physionomie du prolongement extra-muros du decumanus différait : la position du mausolée de Poplicola suggère que cette voie se divisait en deux, à moins qu’elle ne s’élargît et ne formât une place trapézoïdale50.

Fig. 2 – L’intersection entre le decumanus et le cardo degli Aurighi au milieu et dans les dernières décennies du I^er siècle av. J.-C.

24Qu’en est-il des édifices contigus au decumanus et datés traditionnellement entre le milieu du II^e et le milieu du I^er siècle av. J.-C. ? Certains d’entre eux pourraient-ils être contemporains de la construction de l’enceinte ? Certaines structures semblent antérieures aux travaux du milieu du I^er siècle av. J.-C., comme le long mur en opus incertum exhumé sous le Portico della Fontana a Lucerna (IV, vii, 1) (fig. 3)51. Les fouilleurs atteignirent la nappe phréatique, qui se situait alors à 0,39 m b.s.l., sans atteindre le ressaut de fondation de ce mur. Il se trouvait donc nettement plus bas que le niveau de circulation restitué pour le milieu du I^er siècle av. J.-C. Aucun pavement n’a été mis au jour, sans doute parce que cet édifice n’a pas été fouillé au-delà de la façade. Même s’il est envisageable que ce pavement se situât à une cote supérieure à celle du ressaut de fondation, il est raisonnable dans l’état actuel de nos connaissances de considérer que cet édifice est antérieur au milieu du I^er siècle av. J.-C. Je ne serais donc pas surpris qu’il remonte effectivement au II^e siècle av. J.-C., comme les auteurs de la Topografia generale le proposèrent52. Cela implique que l’expansion de l’agglomération avait déjà atteint ce point du decumanus avant que l’enceinte ne soit conçue.

Fig. 3 – Structures découvertes dans le sondage B4, ouvert au pied du portique du Caseggiato del Portico con Fontana a Lucerna (IV, vii, 1) par I. Gismondi.

25La situation des autres édifices est moins tranchée. Je ne m’arrêterai ici que sur les cas les mieux documentés. Deux édifices découverts par I. Gismondi, la Casa sotto il Caseggiato delle Taberne Finestrate (IV, v, 18)53 et la Domus del Cortile di Dioniso (IV, v, 7-9), ont été datés respectivement des premières décennies du I^er siècle av. J.-C. et de la première moitié du même siècle, parce qu’ils ont été élevés en opus quasi-reticulatum. Si la technique de construction est identique, les cotes de ces édifices contrastent fortement (fig. 2 et 4). La façade du premier est un portique composé de quatre colonnes en tuf et d’un pilier à demi-colonne à chaque extrémité. Les colonnes reposaient sur une base quadrangulaire faite du même matériau (alt. sup 0,82 m a.s.l.), installée sur une fondation en opus caementicium (alt. sup. 0,43 m a.s.l.). Le seul pavement identifié dans ce portique, un simple pavement en béton qui se prolongeait dans la boutique située derrière, se situait au même niveau que le sommet des bases. Il ne s’agit probablement pas du pavement originel, puisque le pavement le plus ancien documenté à l’intérieur de cet édifice, dans l’espace de distribution central, se trouvait à 0,38 m a.s.l. et l’unique seuil conservé autour de cet espace fut relevé à 0,59 m a.s.l.54 Ces cotes, voisines de celles des boutiques et des fauces de la Domus dei Bucrani, suggèrent que ces deux édifices fonctionnaient avec le même niveau de circulation du decumanus. La Casa sotto il Caseggiato delle Taberne Finestrate pourrait donc dater du milieu du I^er siècle av. J.-C. comme le proposa G. Becatti dans un second temps55. Tel n’est pas le cas de la Domus del Cortile di Dioniso. En effet, le pavement en béton de la boutique explorée a été relevé à 1,57 m a.s.l. et les pavements des espaces résidentiels, revêtus entre autres de mosaïques polychromes, à 1,70-1,80 m a.s.l.56 Une telle différence de niveau est plus que suggestive et laisse penser que cette maison fonctionnait avec un niveau de circulation plus récent (voir infra). Ces différences de niveau ne trahiraient-elles pas l’existence d’un rehaussement du decumanus dans la seconde moitié du I^er siècle av. J.-C. ?

Fig. 4 – Le decumanus à la hauteur du bivio del castrum dans les dernières décennies du I^er siècle av. J.-C. et au milieu du I^er siècle apr. J.-C.

26Les structures relevées au pied de la Domus sul Decumano (III, ii, 3-4) témoignent du rehaussement et de l’élargissement progressif de la rue au fil du temps (fig. 5). La structure la plus ancienne est la façade d’un édifice élevé en opus incertum. Elle est organisée autour d’une entrée centrale étroite, flanquée de deux baies de boutique. Les maçonneries de la façade reposent sur une fondation en béton dont le ressaut se situe entre 0,08 et 0,27 m a.s.l.57 Comme nous l’avons vu, la chaussée du decumanus, dans le voisinage de la Domus dei Bucrani, se trouvait au plus haut à 0,40 m a.s.l., dans les années 60-50 av. J.-C. Rien n’interdit qu’elle se situât plus bas, aux environs de 0,10-0,20 m a.s.l.58 Il est donc envisageable que cet édifice ait été construit au milieu du I^er siècle av. J.-C. et non au siècle précédent comme le proposa G. Becatti59. Les baies de boutique de cette façade furent condamnées peu de temps après par des murs en opus incertum. Comme le « piano di spiccato » de ces maçonneries se trouvait à 0,52 m a.s.l., il est envisageable que la chaussée du decumanus, encore en terre battue, ait été déjà rehaussée jusqu’à ce niveau quand les portes furent condamnées.

Fig. 5 – Plan et coupes des structures exhumées dans le sondage ouvert au pied de la Domus sul Decumano (III, ii, 3) par I. Gismondi.

27Un mur « mitoyen » en opus incertum délimitait les édifices construits sur les parcelles III, ii, 1-2 et 3-4. Ce mur lie donc intimement l’histoire des deux parcelles. Est-ce que les résultats des fouilles menées par Cl. De Ruyt sur la première corroborent la datation proposée pour l’édifice en opus incertum construit sur la seconde ? En raison des nombreuses restructurations de la parcelle du Tempio dei Fabri Navales, les vestiges de la phase la plus ancienne ont été exhumés sur une superficie restreinte. Les investigations menées au pied du temple ont montré que les plus anciennes traces d’occupation de la parcelle remontent au I^er siècle av. J.-C. (fig. 2)60. Le cuvelage d’un puits en opus incertum (ø 0,70 m) fut découvert non loin d’une citerne circulaire creusée dans le sol (alt. inf. 0,70 m b.s.l.). Ces structures sont associées à un pavement en terre battue (0,18-0,20 m a.s.l.), dans lequel deux petits canaux furent aménagés avec des tuiles. L’un relie le puits à la parcelle voisine, à travers une ouverture percée dans le mur mitoyen. Cet aménagement témoigne d’un lien fonctionnel entre les deux parcelles. Un canal similaire se greffa sur le précédent, afin d’alimenter en eaux la citerne circulaire. L’une des tuiles portait la marque L. Postumi (CIL XV, 1383c), datée de l’époque tardo-républicaine, voire du milieu du I^er siècle av. J.-C.61 Les « Warzenlampen » retrouvées dans les couches archéologiques corroborent cette datation62. Au vu des éléments disponibles, il est plausible que les premières constructions maçonnées sur les parcelles III, ii, 1-2 et 3-4 aient été construites dans les années 60-50 av. J.-C. et non au II^e siècle av. J.-C. Comme la Domus dei Bucrani, elles pourraient avoir été conçues dans l’élan qu’insuffla la construction de l’enceinte de Cicéron au développement urbain d’Ostie. Cela ne signifie pas pour autant que toutes les constructions élevées en opus incertum le furent à cette époque : certaines le furent auparavant, tandis que le doute persiste pour d’autres et persistera jusqu’au jour où de nouveaux sondages seront ouverts.

28Qu’en est-il du réseau viaire ? Fut-il étendu quand l’enceinte fut construite ou demeura-t-il inchangé ? On devine à la lecture de la Topografia Generale que G. Becatti envisageait que la via sotto la Basilica Cristiana existait déjà dans la première moitié du I^er siècle av. J.-C.63 Plus récemment, Cl. De Ruyt a soutenu que cette voie fut tracée durant la première moitié du I^er siècle apr. J.-C.64 Ni l’un ni l’autre, cependant, n’apportent d’arguments pour étayer leur hypothèse. La façade en opus incertum exhumée sous le decumanus, au pied de l’édifice III, i, 5 (fig. 2), fournit peut-être un indice. Cet édifice occupait l’espace situé entre la parcelle III, ii, 1-2 et la voie qui nous intéresse ici. La via sotto la Basilica Cristiana existait probablement quand l’édifice en opus incertum fut construit. Il reste à savoir quand. G. Becatti parle de la seconde moitié du II^e siècle av. J.-C. en se fondant sur l’appareil utilisé65, mais ce dernier est sans doute plus tardif, comme le suggère la cote du ressaut de fondation de la façade, qui se trouve à 0,50 m a.s.l. L’édifice pourrait par conséquent être contemporain de la Domus dei Bucrani. La via sotto la Basilica Cristiana est parallèle au premier segment du cardo degli Aurighi. Cette observation pourrait laisser penser que les deux rues appartiennent à un projet unique : la construction de l’enceinte offrirait un cadre idéal pour sa mise en œuvre, et ce d’autant plus que leur orientation est presque parallèle au tronçon immédiatement à l’ouest de la Porta Marina. G. Becatti retint néanmoins que le cardo fut tracé dans les premières décennies du principat, une période florissante de l’histoire urbaine d’Ostie.

Les premières décennies du principat (phase V)

29Les sources épigraphiques témoignent du dynamisme qui caractérisait Ostie sous le règne d’Auguste et de l’intérêt que la maison impériale portait pour la cité66. Les « quartiers occidentaux » ont livré plusieurs inscriptions de cette époque. L’une d’entre elles (CIL XIV, 4710) mentionne la translatio d’un compitum sous l’autorité de Poplicola, lors de son septième duumvirat et de sa troisième censure, qui n’eurent pas lieu avant 20 av. J.-C.67 G. Becatti proposa d’identifier le compitum en question à l’édicule construit au milieu du bivio del castrum68. Cette construction fut élevée avec des gros blocs parallélépipédiques en tuf à l’extérieur et des maçonneries en opus reticulatum à l’intérieur. Ces techniques s’accordent sans difficultés avec le cadre chronologique fourni par l’inscription. Malgré les réserves de certains, la plupart des commentateurs ont suivi sa proposition69.

30Cette hypothèse n’est pas sans poser quelques problèmes. Je pense en particulier au verbe transfero qui signifie « porter d’un lieu à un autre ». Pour quelles raisons déplacer un sanctuaire de carrefour ? H. Bloch, qui suivit G. Becatti, proposa que ce transfert eût lieu lors d’une réorganisation de la voirie. Cependant, les sondages ouverts à proximité du bivio, aussi bien le long de la via della Foce que du decumanus, ne témoignent pas d’un changement conséquent du réseau viaire. Tout au plus peut-on signaler l’élargissement vers le sud de la via della Foce, au pied du Caseggiato del Serapide (III, x, 3) (fig. 6), mais il n’est pas attesté à la hauteur du carrefour. Au contraire, les façades de la Domus del Mitreo delle Pareti Dipinte et du Mercato III, i, 7 demeurèrent au même endroit tout au long de leur histoire. Peut-être faut-il considérer à l’instar de R. Mar que le compitum se trouvait auparavant dans l’enceinte du sanctuaire et qu’il fut déplacé au milieu du carrefour à cette époque70. Dans la mesure où l’inscription a été retrouvée sur la rive méridionale du Tibre71, on ne peut pas exclure non plus que ce compitum se trouvât à proximité du fleuve. Ses crues furent nombreuses durant l’Antiquité et plusieurs d’entre elles furent enregistrées dans les annales des premières années du règne d’Auguste, en 27, 23 et 22 av. J.-C.72 Le déplacement du compitum pourrait être mis en lien avec l’un de ces événements.

Fig. 6 – Sondage ouvert sous la via della Foce, au nord-est du Caseggiato del Serapide (III, x, 3) par I. Gismondi.

31L’identification proposée par G. Becatti fut reprise plus récemment par Chr. Bocherens et F. Zevi, qui la mirent en relation avec la construction de la Domus a Peristilio (IV, v, 16) et le rehaussement de niveau consécutif à ces travaux73. L’abondant mobilier archéologique contenu dans les remblais a permis de dater ce rehaussement des années 30-20 av. J.-C.74 Cette maison était la propriété des Fabii75, dont l’un des membres participa aux réaménagements du temple occidental des Quattro Tempietti, aux côtés de Poplicola, peu de temps avant que le compitum ne soit déplacé. Durant la construction de la nouvelle maison, les pavements des boutiques et ceux des espaces résidentiels furent rehaussés de manière différenciée (fig. 2) : les premiers furent exhaussés de 1,00-1,10 m (alt. sup. 1,50-1,60 m a.s.l.) et les seconds de 1,40-1,50 m (alt. sup. 2,10-2,40 m a.s.l.). Cette différence apparaît clairement dans la disposition des fondations. Les ressauts des boutiques et des fauces (alt. sup. 1,50 m a.s.l.) sont plus bas que ceux des autres pièces (alt. sup. 2,00-2,10 m a.s.l.). Cette différence s’explique facilement : les boutiques furent aménagées en fonction de la chaussée du decumanus de l’époque. Si l’on en croit la documentation des « sondages Gismondi », les cotes des pavements de la Domus del Cortile di Dioniso (IV, v, 7) s’accordent avec celles des pavements des boutiques de la Domus a Peristilio (fig. 4), suggérant qu’elle fonctionnait avec un niveau de circulation contemporain. L’opus quasi reticulatum de cette maison conduisit les auteurs de la Topografia Generale à la dater de la première moitié du I^er siècle av. J.-C. (voir supra). Toutefois, la documentation de fouilles mentionne des tessons de sigillée (« vasi aretini ») sous l’un des pavements76. Si ce mobilier n’est pas intrusif, cette maison ne peut pas être antérieure au milieu du I^er siècle av. J.-C. Soit la chaussée du decumanus avait déjà été rehaussée quand la Domus del Cortile di Dioniso et la Domus a Peristilio furent construites, soit des trottoirs furent aménagés devant pour pallier la différence de niveau entre les nouveaux édifices et la chaussée.

32Qu’en est-il des autres édifices construits le long du decumanus à cette époque ? Les vestiges datés par une analyse du mobilier sont peu nombreux. Sous le Tempio dei Fabri Navales, une rangée de blocs en tuf, peut-être le stylobate d’une cour à péristyle, repose sur un remblai daté de cette période. Les niveaux de circulation augustéens de cette parcelle se trouvaient tout au plus à 1,00 m a.s.l., puisque la surface des blocs en tuf oscillait entre 0,86 et 0,98 m a.s.l. Ces structures sont associées par Cl. De Ruyt à un rehaussement de 0,60 m dans lequel fut récolté le mobilier datant77. D’après ces éléments, la chaussée du decumanus ne devrait pas se situer au-dessus de cette cote. Toutefois, cet argument est plutôt fragile : ces vestiges se situent à une trentaine de mètres du decumanus. Il s’accorde néanmoins avec les informations relatives à l’édifice en opus reticulatum exhumé sous le Macellum par I. Gismondi. Ce dernier le data des dernières décennies du I^er siècle av. J.-C.78, mais l’équipe allemande en charge de l’exploration de la parcelle a rehaussé sa datation au deuxième tiers de ce siècle, en se fondant sur la céramique retrouvée en contexte79. Les ressauts de fondation des structures appartenant à cette phase se trouvaient entre 1,10 et 1,20 m a.s.l. le long du decumanus80. Ces données laissent donc penser que la chaussée de cette rue se trouvait aux alentours d’1,00-1,10 m a.s.l. Ce niveau correspond à la surface d’un remblai identifié sous le decumanus, à l’angle de cette rue-là et de la via sotto la Basilica Cristiana81. Toutefois, rien n’indique dans les descriptions conservées que cette surface soit un niveau de circulation. D’autres indices viendraient-ils étayer cette hypothèse ?

33Les structures exhumées à la hauteur du cardo degli Aurighi, le long du decumanus, la corroborent et la nuancent à la fois. Trois édifices distincts ont été documentés au sud-est de la rue. Le plus ancien d’entre eux est la Casa sotto il Caseggiato delle Taberne Finestrate. Il présente un portique en façade (voir supra), à l’instar de la Domus a Portico di Tufo (IV, vi, 1) (fig. 2). Cependant celle-ci se trouvait à une cote nettement supérieure82 : la tête de la fondation de son portique de façade se situait à 1,09-1,17 m a.s.l. (contre 0,43 m a.s.l.) et le sommet des bases en tuf des colonnes à 1,36-1,54 m a.s.l. (contre 0,82 m a.s.l.), tandis que les pavements des espaces résidentiels se trouvaient à 1,20-1,30 m a.s.l. environ (contre 0,38-0,62 m a.s.l.)83. Une telle différence rend difficilement concevable que ces deux portiques ne fassent qu’un, comme cela a été proposé récemment84. La différence de niveau et l’emploi de l’opus reticulatum conduisirent les auteurs de la Topografia Generale à dater la Domus a Portico di Tufo des dernières décennies du I^er siècle av. J.-C.85

34Dater le long portique en tuf découvert au pied du Portico della Fontana a Lucerna (IV, vii, 1) est plus délicat (fig. 3). Les fondations des piliers de ce portique, élevés avec des blocs parallélépipédiques en tuf, ont été aménagées par-dessus les vestiges d’un mur en opus incertum (voir supra). Les ressauts de fondation des piliers se trouvaient à 0,86-0,92 m a.s.l., alors que l’arase du mur antérieur atteignait par endroits 1,31 m a.s.l. Les niveaux de circulation du portique n’étaient pas conservés, mais ils se situaient nécessairement au-dessus de l’arase du mur en opus incertum. Sans doute se trouvaient-ils à la même cote que le sommet de la plateforme en béton qui recouvrait l’arase du mur (alt. sup. 1,54 m a.s.l.) et à travers laquelle le cuvelage d’un puits en opus reticulatum fut aménagé. Le pavement du portique se trouverait alors au même niveau que celui des boutiques de la Domus a Peristilio ou de la Domus del Cortile di Dioniso.

35Cet enchaînement laisse penser que chaque édifice a été élevé en fonction d’un niveau de circulation différent, à moins que des trottoirs aient été aménagés, comme c’est le cas à Pompéi. Un bloc en tuf dont l’épaisseur mesurait 0,36 m (alt. sup. 0,95-1,00 m a.s.l. environ) a été découvert au pied du portique de la Domus a Portico di Tufo : il s’agit peut-être du dernier indice d’un trottoir courant le long de la façade. Un seul bloc est insuffisant pour l’affirmer, mais une petite ouverture quadrangulaire aménagée dans la fondation du portique paraît corroborer cette hypothèse. Elle se trouve dans le prolongement d’une canalisation aménagée dans le pavement de l’atrium et des fauces de la maison, destinée à évacuer le trop-plein de l’impluvium, dont le fond se trouvait à 1,10 m a.s.l.86 L’ouverture aménagée dans la fondation aurait ainsi permis d’évacuer le trop-plein dans la rue. Si cette hypothèse est exacte, le niveau supposé de la rue se trouvait plus bas que cette ouverture (alt. inf. 0,83 m a.s.l.). Il serait dès lors envisageable que cette maison ait fonctionné initialement avec le niveau de circulation du milieu du I^er siècle av. J.-C. ou plutôt avec celui qui lui succéda peu après, identifié grâce à la fermeture des baies de boutique de l’édifice III, ii, 3-4 (voir supra). Les édifices construits de l’autre côté de la rue confirmeraient-ils cette reconstruction ?

36La configuration des ressauts de fondation du portique de l’Edificio sotto il Caseggiato delle Trifore (III, iii, 1), qui longe le decumanus, trahit une organisation différenciée des niveaux de circulation de l’édifice (fig. 2 et 7). Le ressaut de la fondation du portique, élevé avec des blocs parallélépipédiques en tuf, se trouvait à 1,05-1,10 m a.s.l., tandis que celui des murs des espaces situés derrière, probablement des boutiques, approche 1,45 m a.s.l.87 Bien que les pavements de ces boutiques ne soient pas conservés, il est possible d’affirmer qu’ils ne se trouvaient pas en-dessous de cette cote. Le pavement du portique était plus bas et s’accordait avec le niveau de la chaussée du decumanus. Les différences de niveaux observées le long du cardo degli Aurighi confirment les remarques précédentes. Le ressaut de fondation du parement externe de la façade septentrionale de l’édifice, construite en opus reticulatum, fut relevé à 0,86-1,09 m a.s.l. et le ressaut du parement interne à 1,49 m a.s.l. La façade occidentale de l’édifice présente une configuration analogue : à l’extérieur, le parement en opus reticulatum du mur naît à 0,11 m a.s.l. ; à l’intérieur, il se situait à plus d’1,36 m a.s.l., cote à laquelle le mur fut arasé. Il est donc vraisemblable que les niveaux de circulation situés derrière cet édifice se trouvassent bien en-dessous des pavements des pièces de l’Edificio.

Fig. 7 – Structures découvertes dans le sondage B21, ouvert au pied du Caseggiato delle Trifore (III, iii, 1) par I. Gismondi.

37L’un des sondages ouverts par I. Gismondi le long du decumanus a révélé plusieurs niveaux de circulation en terre battue au pied de cet édifice : le premier se trouve à 0,31 m a.s.l. ; le second à 1,10 m a.s.l. Il est difficile de déterminer si le premier correspond au niveau de circulation contemporain de la construction de l’enceinte ou bien s’il lui est antérieur. Rappelons que ce niveau était légèrement incliné (voir supra). Le second niveau en terre battue, dans lequel se trouvent des fragments de terres cuites architecturales et de céramique (ép. 0,15 m), est probablement contemporain de la construction de l’Edificio, que les auteurs de la Topografia Generale datent de la dernière décennie du I^er siècle av. J.-C. Si tel est le cas, il faut considérer cet édifice comme légèrement postérieur à la Domus a Portico di Tufo, à moins qu’un trottoir existât avant la constitution de ce « battuto ». Cependant, aucun élément ne permet pour l’heure de soutenir une telle hypothèse. Je préfère donc envisager que les niveaux du decumanus furent rehaussés d’environ 0,50 m entre le moment où la Domus fut élevée et le moment où l’Edificio le fut. Peut-être est-ce un tel raisonnement qui conduisit G. Becatti et I. Gismondi à dater la maison à atrium des dernières décennies du I^er siècle av. J.-C. et non de la dernière, comme ils le firent pour l’édifice situé en face88.

38Ce rehaussement est probablement contemporain de l’aménagement du cardo degli Aurighi, que les auteurs de la Topografia Generale datent de la période augustéenne. Ils avancèrent deux arguments pour soutenir cette hypothèse. L’ouverture de la rue entraîna la destruction de plusieurs édifices en opus incertum : d’une part, un mur qui se trouvait le long du decumanus et interdisait tout passage en direction du cardo degli Aurighi (fig. 2) ; d’autre part, des boutiques (?) individualisées sous le pavement du cardo, au pied du Caseggiato degli Aurighi (III, x, 1)89. Ils estimèrent par ailleurs que l’ouverture de la nouvelle rue était contemporaine de la construction de l’Edificio sotto il Caseggiato delle Trifore. À cela s’ajoute l’angle d’un édifice découvert au pied de la Domus di Marte (III, ii, 5), de l’autre côté du cardo, élevé par-dessus l’arase du mur en opus incertum qui longeait le decumanus. G. Becatti considéra que les maçonneries de cet édifice furent construites en opus quasi reticulatum et proposa de le dater du milieu du I^er siècle av. J.-C. Pourtant, l’auteur de la documentation de ce sondage mentionne des maçonneries en opus reticulatum. Elles peuvent donc être plus récentes et il serait effectivement plus logique que cet édifice ne soit pas antérieur à l’ouverture du cardo, qu’il semble avoir flanqué, comme la présence d’un chaînage d’angle réalisé avec des gros blocs en tuf le suggère. Qui plus est, son ressaut de fondation se trouvait à 1,10-1,15 m a.s.l. le long du decumanus. Les deux édifices examinés, construits de part et d’autre du cardo, offrent des termini ante quos fiables pour établir une chronologie relative : le cardo degli Aurighi fut aménagé au plus tard lors de leur construction, que l’on peut dater des premières décennies du principat. Si la rue fut tracée auparavant, aucun édifice ne la flanquait avant cette date, à proximité du decumanus tout du moins.

39Pendant longtemps, personne ne sut où le cardo degli Aurighi menait. Les prospections conduites par les archéologues allemands dans la regio III ont montré qu’il débouchait sur une voie transversale, qui se dirigeait vers le port fluvial au nord et vers le littoral au sud. Une brèche fut percée au travers de l’enceinte tardo-républicaine pour laisser passer cet axe de circulation. Un sondage fut ouvert à cet endroit pour mieux comprendre la chronologie, sans succès90. M. Heinzelmann estime que cette voie fut aménagée en même temps que le complexe formé par les navalia et le temple des Dioscures : selon lui, cet axe de communication se trouverait dans l’alignement de l’entrée de l’ensemble monumental91. Cette hypothèse est plausible, mais rien n’interdit que le complexe ait été construit en fonction de cette voie. Si le cardo degli Aurighi a été tracé d’un seul jet, il est probable qu’il débouchait dès l’origine sur cette rue-là. Toutefois, rien ne prouve qu’il ne fût pas réalisé en plusieurs temps. Le tronçon situé à proximité du decumanus serait alors le plus ancien. Il aurait ensuite été prolongé jusqu’à ce nouvel axe nord-sud. Quoiqu’il en soit, ces deux rues structurèrent durablement le développement urbain de la regio III, au plus tard à partir de l’époque julio-claudienne.

40Compte tenu des réflexions précédentes, doit-on retenir l’hypothèse formulée par H. Bloch selon laquelle la translatio du compitum, qu’il identifie à l’édicule élevé au milieu du bivio del castrum, s’inscrit dans un projet urbain plus vaste ? L’ouverture du cardo degli Aurighi au cours des premières décennies du principat indique que le réseau viaire des « quartiers occidentaux » s’enrichit au cours de la seconde moitié du I^er siècle av. J.-C. d’une nouvelle voie, qui donna le départ de l’expansion urbaine au cœur de la regio III. Cependant, de tels travaux ne justifient aucunement le déplacement du compitum. Il en va de même pour l’élargissement de la via della Foce, vers le sud, à la même époque. Si ce sanctuaire de carrefour correspond effectivement à celui mentionné par l’inscription CIL XIV, 4710, la translatio n’est pas liée à une modification du plan du réseau viaire de ce secteur de la cité.

41Peut-on associer ce déplacement à une phase de rehaussement précoce du quartier comme le suggèrent Chr. Bocherens et F. Zevi ? R. Finelli, qui excava le sous-sol du bivio, nous apprend que la fondation du compitum reposait sur un niveau de circulation qu’il qualifie de « cocciopesto » (ép. 0,11 m). Haute de 0,80 m, elle émergeait au-dessus d’un niveau de circulation plus récent, composé de galets liés par de l’argile92. Le sanctuaire de rue pourrait fonctionner avec ce second niveau de circulation, mais il est difficile de l’affirmer sans précisions supplémentaires. Si cette hypothèse est exacte, nous pourrions envisager que l’aménagement du compitum fît suite à un rehaussement de niveau dont la hauteur reste à préciser, même si l’on peut affirmer qu’il mesurait moins de 0,80 m. Il est nettement inférieur à celui que connut la Domus a Peristilio, qui reste un hapax dans les « quartiers occidentaux » jusqu’au boom édilitaire du II^e siècle apr. J.-C. (voir infra). Si le raisonnement proposé au sujet de la Domus a Portico di Tufo et de l’Edificio sotto il Caseggiato delle Trifore est juste, le decumanus aurait été rehaussé d’environ 0,50 m à l’époque augustéenne. Cet exhaussement pourrait être contemporain de la construction du compitum, mais justifierait-il une translatio ? Rien n’est moins sûr. Ainsi, les données archéologiques ne permettent pas de confirmer l’identification du compitum CIL XIV, 4710 proposée par G. Becatti.

42Avec une chaussée située aux alentours de 1,00-1,10 m au-delà du bivio, il faut restituer des gradins ou un trottoir devant la Domus del Cortile di Dioniso et la Domus a Peristilio, à moins de démontrer que la datation retenue pour la construction de ces maisons est fausse. La présence d’un simple gradin devant les portes me semble plus vraisemblable que celle d’un trottoir. En effet, une telle structure réduirait significativement la largeur de la chaussée du decumanus, qui était particulièrement étroit à cette époque. Par endroits, sa largeur ne dépassait pas 3,35 m entre les façades situées de part et d’autre de la rue93. Cette situation évolua peu durant le I^er siècle apr. J.-C. : ce n’est qu’à la fin de ce siècle, ou plutôt au début du suivant, que les premiers élargissements significatifs furent réalisés.

Les « quartiers occidentaux » sous les Julio-Claudiens et les Flaviens (phase VI)

43Le développement urbain d’Ostie durant les dynasties julio-claudienne et flavienne est souvent mis en corrélation avec deux épisodes majeurs de l’histoire de la cité : d’une part, la construction du Portus Augusti entamée par Claude et achevée par Néron94 ; d’autre part, le rehaussement global des niveaux de la ville dans les dernières années du règne de Domitien95. D’autres travaux structurels ont sans doute joué un rôle appréciable dans le développement urbain de ce siècle, comme ceux opérés à la hauteur du port fluvial. Les navalia et le sanctuaire associé furent élevés dans le deuxième quart du I^er siècle apr. J.-C., probablement dans les dernières années du règne de Tibère96 : l’aménagement de ces structures eut nécessairement des conséquences sur le trafic le long du fleuve et sur l’aménagement des quartiers environnants. Ces différents épisodes de l’histoire d’Ostie eurent-ils des conséquences sur la croissance des « quartiers occidentaux » ? Ou, au contraire, la topographie urbaine de secteur reflète-t-elle « [l’] immobilisme, [le] conservatisme et [la] médiocrité » de la vie municipale durant cette période97 ?

44Les rues des « quartiers occidentaux » reçurent leur premier pavement au cours du I^er siècle apr. J.-C. Lors de l’exploration du sanctuaire de la Bona Dea (IV, viii, 2) en 1941, les fouilleurs mirent en évidence un pavement de dalles en basalte, situé au même niveau que les ressauts de fondation du complexe sacré, sous le dallage le plus récent. I. Gismondi le jugea contemporain de la construction du sanctuaire, qu’il data de la première moitié du I^er siècle (plus précisément des années 30-40 apr. J.-C.)98. D’autres sondages livrèrent des lambeaux de ce premier dallage. R. Finelli mentionna dans ses journaux de fouilles l’existence d’un pavement entre les piédroits de la Porta Marina, antérieur à la destruction de la porte et à l’aménagement du dallage le plus récent. I. Gismondi et ses collaborateurs découvrirent deux autres tronçons de cette chaussée : le premier fut relevé dans un sondage ouvert au pied du Caseggiato III, i, 5, à 1,55 m a.s.l.99 ; le second au pied de la Domus a Portico di Tufo, à 1,42 m a.s.l. Les sondages ouverts sous la via della Foce témoignent eux aussi de l’existence d’un premier dallage en basalte sous le pavement le plus récent : le sondage ouvert au pied du Caseggiato del Serapide a révélé un dallage à 1,92 m a.s.l., soit plus d’1,30 m en-dessous du dallage actuel (fig. 6). Peut-on contrôler la datation du premier pavement du decumanus proposée par I. Gismondi ? Seul le recoupement des informations recueillies dans les sondages ouverts sous la voierie et dans les parcelles adjacentes est susceptible pour l’heure d’apporter des éléments de réflexion à ce sujet.

45Les « sondages Gismondi » mirent en évidence les fondations massives d’un ou plutôt de deux corps de bâtiment sous le Macellum et le Taberne dei Pescivendoli (IV, v, 2). V. Kockel et S. Ortisi les ont de nouveau documentées à la fin des années 1990100. Bien que les élévations de ces édifices ne soient pas conservées, les fondations longeant la via del Pomerio permettent de restituer une rangée de boutiques. L’autre bâtiment se situe le long du decumanus : le sommet des fondations, déjà exhumées en partie par Finelli en 1924101, se trouvait à 1,68 m a.s.l. ; des pavements en béton et en opus spicatum relevés à 1,85-2,05 m a.s.l. appartiennent vraisemblablement au même édifice. Toutefois, rien ne permet d’affirmer que chaque pavement soit contemporain de la phase initiale de l’édifice et d’exclure que certains appartinssent à un ou plusieurs réaménagement(s) successif(s). La datation de ces structures s’appuie sur le mobilier archéologique, peu abondant, retrouvé durant les fouilles allemandes : son étude indique qu’elles remontent à la première moitié du I^er siècle apr. J.-C. Les cotes de la tête de la fondation laissent penser qu’elle fut construite après que le dallage de la rue fut posé. Un constat similaire s’impose pour la rangée de boutiques qui devance les Terme delle Sei Colonne (IV, v, 10-11) et qui précède chronologiquement le complexe thermal. Un sondage ouvert par Gismondi dans l’une des boutiques indique que son pavement originel, en opus spicatum, se trouvait à 1,65 m a.s.l. et le ressaut de fondation de la façade, sur lequel reposait probablement le seuil originel, à 1,46 m a.s.l.102

46À la hauteur du croisement entre le decumanus et le cardo degli Aurighi, le portique de la Domus a Portico di Tufo subit plusieurs réaménagements. Il est difficile d’établir une chronologie précise des structures exhumées, à partir de la seule documentation des fouilles anciennes (fig. 2 et 8) : des maçonneries divisèrent le portique et la boutique septentrionale en plusieurs espaces ; deux pavements en opus spicatum superposés indiquent que cette boutique connut deux rehaussements successifs. Ces derniers apparaissent également entre les colonnes du portique : des bordures et des seuils en travertin furent installés dans les entrecolonnements à deux moments successifs. Le second rehaussement nécessita probablement l’installation d’un trottoir au pied du portique de façade, afin de pallier le dénivelé entre le nouveau pavement et le dallage du decumanus, aménagé auparavant. Ce trottoir est justement attesté par quelques blocs en tuf, qui en constituaient la bordure (alt. sup. 1,71 m a.s.l.).

Fig. 8 – Murs et pavements en opus spicatum construits dans le portique et dans les boutiques de la Domus a Portico di Tufo (IV, vi, 1).

47En face, l’Edificio sotto il Caseggiato delle Trifore connut également une série de réaménagements (fig. 7). Gismondi associe ces travaux à la construction d’une canalisation à l’extérieur de l’édifice, contre le mur périphérique occidental, dans laquelle certaines briques portaient le timbre CIL XV, 657a, daté du milieu du I^er siècle apr. J.-C.103 L’aménagement d’un portique en travertin sur la façade septentrionale de cet édifice est peut-être contemporain, bien que ces travaux soient datés de la première moitié du siècle et plus spécifiquement des premières décennies dans la Topografia Generale104. La cote de l’arase de la façade longeant le cardo degli Aurighi, sur laquelle fut aménagé le portique en travertin se trouvait à 1,90 m a.s.l. environ. Le sommet des fondations des maçonneries en opus testaceum aménagées entre les piliers en tuf du portique courant le long du decumanus fut relevé au même niveau. Le « piano di spiccato » des structures de cette phase se trouve ainsi une quarantaine de centimètres au-dessus de la chaussée. Ces restructurations sont donc plus récentes que le pavage du decumanus et probablement du cardo degli Aurighi. Un trottoir ou des gradins furent sans doute aménagés le long de l’Edificio sotto il Caseggiato delle Trifore pour pallier la différence de niveau.

48Ne pourrait-on pas envisager au contraire que ces cotes trahissent l’existence d’un niveau de circulation plus récent ? Une telle hypothèse n’est pas absurde : au nord du cardo, le ressaut de fondation de l’édifice qui précéda la Domus di Marte (III, ii, 5), élevé en opus testaceum, fut relevé à 1,80 m a.s.l.105 ; au sud du decumanus, les piliers en briques qui précédèrent le Portico della Fontana a Lucerna (IV, vii, 1) étaient fondés à 1,86-2,01 m a.s.l. (fig. 3)106 ; et dans le sondage ouvert au pied de la Domus sul Decumano (fig. 5), le seuil de l’édifice en opus testaceum daté du début du règne de Trajan107 se trouve à 1,82 ou 2,06 m a.s.l. en fonction de la documentation108. Pour l’heure, j’ai choisi de ne pas retenir l’existence d’un tel niveau de circulation, car aucune trace de celui-là n’a été relevée dans les « sondages Gismondi ». Qui plus est, l’aménagement d’un trottoir devant la Domus a Portico di Tufo lors du second rehaussement opéré dans son portique et ses boutiques suggère que le dallage du decumanus resta longtemps au même niveau. Ce niveau hypothétique n’apparaît pas non plus dans les sondages ouverts sous la via della Foce, pour laquelle nous disposons pourtant d’une coupe stratigraphique complète (fig. 6).

49Les données récoltées sur les parcelles attenantes au decumanus indiquent que de nombreuses activités de constructions eurent lieu durant la période julio-claudienne. En revanche, elles sont rares sous les Flaviens. Si quelques nouveaux édifices sont élevés, comme les deux corps de bâtiment identifiés sous le Macellum, ces travaux sont dans leur grande majorité des réaménagements ou des restructurations des édifices construits auparavant. Rien ne laisse donc penser qu’un bouleversement édilitaire majeur ait eu lieu à cette époque le long du decumanus. L’imprécision des datations ne permet pas d’affirmer que ces travaux sont la conséquence de la construction du port fluvial ou du port de Claude, sans tomber dans un déterminisme simpliste.

50Pour les mêmes raisons, il est difficile de dater précisément le premier pavement de dalles en basalte du decumanus. Les seules datations julio-claudiennes fondées sur une analyse du mobilier archéologique proviennent des fouilles des parcelles du Macellum, du Tempio dei fabri navales et du Caseggiato delle Taberne Finestrate : les pavements tibéro-claudiens identifiés au fond des deux dernières parcelles ont été relevés entre 0,90 et 1,10-1,20 m a.s.l. Ces données suggèrent que le pavement du decumanus, plus élevé, est plus récent. Cl. De Ruyt penche pour une datation plus tardive et propose le début du II^e siècle109 : sa proposition se fonde sur la correspondance des niveaux de la fullonica construite sous Trajan et ceux du pavement du decumanus. Cette observation atteste seulement que la foulerie fonctionnait avec ce niveau de circulation : elle ne constitue qu’un terminus ante quem. Étant donnée la datation que je propose pour le pavement suivant (les années 110-120 apr. J.-C., voir infra), l’hypothèse de Cl. De Ruyt me semble peu probable. Je suis donc plutôt enclin à dater le premier dallage du decumanus du deuxième tiers, voire du troisième quart du I^er siècle apr. J.-C. au plus tard. Les données issues des fouilles du Macellum vont, me semble-t-il, aller dans le même sens.

51Les sondages ouverts sur les parcelles situées le long de la via della Foce sont peu nombreux, notamment au-delà de l’Area Sacra Repubblicana : les niveaux du I^er siècle y sont donc méconnus. Néanmoins, des structures exhumées entre 1953 et 1958 dans le sous-sol du “quartier du Serapeum” indiquent qu’un entrepôt y fut construit à cette époque (fig. 9 et 10)110. Les baies des pièces possédaient des piédroits particuliers, en forme de L. Ce type se rencontre dans les grands entrepôts de la cité, comme les Grandi Horrea (II, ix, 7) ou les Horrea Antoniniani (II, ii, 7). Certaines cellae ouvraient sur une cour ceinte par un stylobate en tuf, sur lequel reposaient encore des colonnes faites du même matériau. R. Mar attribua ces structures à la période julio-claudienne111. Sans doute pensa-t-il que l’aménagement du port de Claude offrait un contexte idéal pour construire de nouveaux entrepôts à Ostie. Les maçonneries employées s’insèrent sans difficulté dans ce cadre chronologique. Leur parement est un opus mixtum particulier : un bandeau en opus reticulatum avec des chaînages de petits moellons parallélépipédiques en tuf succède à un autre bandeau construit exclusivement avec des briques (ou des tuiles) sur 1,10-1,20 m de hauteur. Des restructurations furent opérées par la suite : un mur en opus testaceum fut construit dans la cour et dans l’une des cellae, dans laquelle des piliers furent également installés, sans doute pour renforcer la structure de l’édifice. Cette phase remonte peut-être à la seconde moitié du I^er siècle apr. J.-C., voire aux premières années du siècle suivant. Après la destruction de l’entrepôt, ce secteur connut un rehaussement de près de 3,00 m (fig. 10).

Fig. 9 – Plan des horrea découverts sous le “quartier du Serapeum”.

Fig. 10 – Plan et élévation des vestiges découverts sous la Domus del Serapeo (III, xvii, 3).

52R. Mar considérait que cet exhaussement participait du grand rehaussement daté du temps de Domitien112. Cependant, une telle attribution ne repose sur aucune preuve ni aucun indice intrinsèque à la séquence stratigraphique individualisée dans le secteur du Serapeum. D’autres hypothèses sont donc possibles. La seule certitude chronologique concernant ce rehaussement se trouve dans les Fasti Ostienses : le sanctuaire consacré à Sérapis (III, xvii, 4), qui succède stratigraphiquement à l’entrepôt, fut inauguré le 24 janvier 127113. L’étude des nombreux timbres sur brique identifiés dans le temple et les édifices voisins corrobore cette datation. H. Bloch a montré qu’ils dataient des années 123-126 après J.-C. et que l’homogénéité des lots de briques utilisés trahissait un projet unitaire114. L’inauguration du temple de Sérapis, contemporain de l’ensemble du “quartier” associé, offre ainsi un terminus ante quem pour dater l’élévation des niveaux de ce secteur. Peut-on soutenir que cette parcelle fut rehaussée de 3,00 m sous Domitien, puis inoccupée pendant une trentaine d’années, alors qu’elle se situait entre le port fluvial et le forum de la cité ? Il semble plus raisonnable d’envisager que ce rehaussement eut lieu en même temps que les travaux conduits en 123-127 ou peu avant. L’étude des journaux rédigés à l’occasion des fouilles menées dans ce secteur apporte un élément qui tend à confirmer cette hypothèse : une monnaie remontant au règne d’Hadrien fut retrouvée dans le remblai situé sous la Caseggiato di Bacco e Arianna (III, xvii, 5)115. Ne doit-on pas dès lors envisager que les rehaussements importants individualisés au travers des “quartiers occidentaux” soient contemporains du boom édilitaire du II^e siècle apr. J.-C. plutôt que du règne de Domitien116 ?

Le boom édilitaire du II^e siècle apr. J.-C. : une phase de recomposition urbaine ? (phase VII)

53Dans son article sur le Serapeum, H. Bloch affirma que les travaux engendrés par le rehaussement de ce secteur s’inscrivaient dans le cadre d’un projet urbain planifié117. L’opinion de G. Becatti rejoint en partie cette hypothèse. En effet, il fait mention d’un « piano di trasformazione edilizia di questa zona lungo la via della Foce attuato sotto Traiano », puis d’une « chiara espansione […] a nord-ovest delle Casette-Tipo » au cours du règne d’Hadrien118. Ses réflexions se basèrent uniquement sur une lecture horizontale du tissu construit. Il n’examina donc pas le processus de formation du tissu urbain dans sa globalité. En l’absence de sondages, rien ne permettait à l’époque de réfléchir à cette question sans recourir à un raisonnement abstrait, comme le fit R. Mar quelques décennies plus tard. Celui-ci soutint que le parcellaire et le tissu viaire des « quartiers occidentaux » étaient déjà en place dans leurs grandes lignes à l’époque républicaine119. Il ne tint pas compte, cependant, de la datation du cardo degli Aurighi ouvert durant les premières décennies de l’Empire (voir supra). Par conséquent, nous pouvons douter que les voies qui le reliaient à la via della Foce existassent avant son aménagement. D’aucuns rétorqueront que la présence d’un édifice sous le cardo degli Aurighi – Becatti le date du II^e siècle av. J.-C. – nécessitait une voie d’accès. Cette remarque est pertinente. Cependant, je ne crois pas que les voies en place au II^e siècle apr. J.-C. le fussent déjà au II^e siècle av. J.-C., car leur orientation diffère de celle de l’édifice exhumé sous le cardo degli Aurighi. En revanche, l’orientation de ces rues est similaire à celle des édifices construits dans les années 110-140 au nord et au sud du cardo. Je suis donc enclin à penser que le système viaire et le parcellaire tels que nous les connaissons aujourd’hui entre la via della Calcara et les Horrea III, xviii d’une part, et à la hauteur des Case a Giardino (III, ix) d’autre part, résultent du boom urbain du II^e siècle, qui remodela les tissus précédents.

54L’importance des rehaussements de niveaux qui touchèrent ce secteur de la cité étaye cette hypothèse. Même si les données disponibles sont peu nombreuses, elles sont significatives : la via della Foce a été rehaussée d’1,30 m à la hauteur du Caseggiato del Serapide (fig. 6) ; la Casa delle Pareti Gialle (III, ix, 12) a été exhaussée d’1,80 m par rapport aux niveaux précédents120 ; et la zone du Serapeum fut rehaussée de 3,00 m (fig. 10) ! L’aire trapézoïdale dans laquelle s’inscrit le sanctuaire de Sérapis aurait-elle pu rester au niveau du I^er siècle pendant que certaines parcelles voisines étaient rehaussées d’1,00 à 3,00 m durant les premières décennies du II^e siècle ? Un tel exhaussement fut nécessairement conçu à l’échelle du quartier et réalisé avec le concours des autorités publiques, même si rien n’interdit que les nouveaux édifices aient été élevés par des particuliers. D’ailleurs, une partie des terrains de ce secteur appartenait à la cité : la mention de la dédicace du Serapeum dans les fastes de la ville indique que ce sanctuaire fut élevé sur un sol public avec l’assentiment des décurions, même s’il fut financé par un membre de la famille des Caltilii121. L’exhaussement des niveaux réalisé durant ces années-là s’étendit au moins jusqu’à la via della Calcara, comme l’indique le sondage ouvert au pied du Caseggiato del Serapide, même s’il fut moindre à cette hauteur (fig. 6) : le rehaussement de ce secteur s’accrut ainsi en direction de l’ouest (tout du moins dans la zone excavée). Les transformations opérées dans ce secteur peuvent difficilement résulter d’une série d’opérations isolées, réalisées indépendamment les unes des autres, sur différentes parcelles. Elles requièrent au contraire une intervention sur une vaste échelle, qui implique d’une manière ou d’une autre les autorités locales et/ou centrales. Ainsi, ces travaux furent peut-être projetés en 121, quand Hadrien revêtit pour la première fois la charge de duumvir quinquennal.

55Si mon hypothèse s’avère exacte, le renouvellement du tissu urbain opéré à l’ouest de la via della Calcara, contrasterait avec la permanence du tracé des parcelles et des voies situées de part et d’autre du decumanus. Seule la parcelle de la Domus a Portico di Tufo fut légèrement réduite lors de la construction du Caseggiato a Botteghe (IV, vi, 1). En outre, les rehaussements observés sur ces parcelles se firent au gré de l’histoire de chacune d’entre elles et non au cours d’une phase unique : certaines furent effectivement rehaussées dans les années 110-120 apr. J.-C. et de nouveaux édifices y furent construits dans cet élan, comme l’atteste par exemple le le Caseggiato et le Portico della Fontana a Lucerna (IV, vii, 1-2) ; d’autres, au contraire, furent rehaussées auparavant ou par la suite, notamment entre le bivio del castrum et l’intersection du cardo degli Aurighi.

56Comment expliquer les rehaussements localisés entre la via della Calcara et les Horrea III, xviii ? Le dénivelé marqué entre le « quartier » du Serapeum et le bivio del castrum suggère que ces travaux ne sont pas une réponse à la montée de la nappe phréatique, ni aux crues du Tibre. Ne devrait-on pas considérer ce rehaussement et cette restructuration urbaine comme une conséquence de l’incendie qui, d’après les Fastes de la cité, ravagea des praedia d’Ostie en 115 apr. J.-C. ? Les gravats issus d’une telle catastrophe auraient fourni un matériel abondant pour procéder à un tel rehaussement. En outre, cela expliquerait pourquoi le Caseggiato del Serapide fut construit par-dessus un édifice élevé quelques années auparavant, sous le règne de Trajan122. Cette hypothèse paraît séduisante au premier abord, mais existe-t-il des traces d’un tel incendie dans les niveaux explorés par les archéologues ? Les briques en terre crue qui recouvraient le sol et les parois des horrea qui précédèrent le “quartier” du Serapeum ont été cuites et le remblai qui les recouvrait a livré de nombreux nodules d’argile brûlée123. Ces observations sont suggestives, mais sont-elles pour autant suffisantes pour affirmer que l’événement mentionné dans les Fasti Ostienses ait eut lieu précisément dans ce quartier ? Si cette hypothèse mérite d’être considérée, l’absence d’une exploration systématique du sous-sol d’Ostie ne permet pas d’exclure que cet incendie ait frappé un autre secteur de la ville.

57Le rehaussement du “quartier” du Serapeum entraîna l’exhaussement des rues plus anciennes. Comme je l’ai déjà mentionné, la via della Foce fut rehaussée dans les premières décennies du II^e siècle : le niveau de la chaussée s’accorde avec celui du Caseggiato del Serapide (fig. 6) et non avec celui de l’édifice qui le précéda à l’époque trajane. Qu’en est-il du decumanus et du cardo degli Aurighi ? Furent-ils également rehaussés à la même époque ? Durant l’excavation de la Porta Marina dans les années 1922-24124, R. Finelli découvrit un tronçon du dallage du decumanus successif à la destruction de la porte républicaine : il est antérieur ou contemporain de la construction de l’Edificio III, vi, 2-3 dans les années 120125. Les sondages réalisés plus tard par I. Gismondi le long du decumanus n’offrent aucune indication supplémentaire, parce que l’ensemble du dallage fut refait au lendemain des excavations de 1938-1939126. En revanche, la stratigraphie des parcelles contigües apporte des informations précieuses. Les différences de niveaux entre le Caseggiato delle Taberne Finestrate (IV, v, 18) et le Caseggiato a Botteghe (IV, vi, 1), situés de part et d’autre du Vico Cieco, corroborent cette datation (fig. 11). Les cotes des ressauts de fondation du premier, relevées à la hauteur du decumanus, se trouvent à 1,60-1,70 m a.s.l.127. Elles s’accordent donc avec le niveau du premier dallage de la rue (voir supra). À l’inverse, les ressauts de fondation du second édifice se trouvent à 2,50-2,60 m a.s.l.128. Le premier fut donc construit avant que le niveau du decumanus ne fût rehaussé et le second après. Or le Caseggiato delle Taberne Finestrate remonte aux premiers temps du règne d’Hadrien129. Le rehaussement du decumanus et l’aménagement de son ultime pavement en basalte remontent donc à la fin des années 110 ou plutôt au début des années 120 apr. J.-C.130

Fig. 11 – Le Caseggiato delle Taberne Finestrate (IV, v, 18) et le Caseggiato a Botteghe (IV, vi, 1) de part et d’autre du vico Cieco.

58Un raisonnement similaire aboutit aux mêmes conclusions pour le cardo degli Aurighi. Les boutiques III, ix, 25-26 et le portique de colonnes en travertin qui le devance se trouvent nettement en-dessous du niveau actuel de la rue. Or ces bâtiments furent construits au plus tôt durant la première décennie du II^e siècle, comme l’indiquent plusieurs timbres CIL XV, 252 et 357 relevés in situ131. Les boutiques III, ix, 23-24 ont également été élevées le long du cardo, mais au-dessus du niveau actuel de la chaussée : cette observation permet d’affirmer qu’elles sont postérieures à la rangée III, ix, 25-26. Les timbres retrouvés in situ confirment cette hypothèse, puisqu’ils portent les dates consulaires des années 123-124 apr. J.-C. Les boutiques furent donc élevées en même temps que le complexe des Case a Giardino, durant le règne d’Hadrien132. La stratigraphie et les timbres démontrent que le rehaussement et le pavage du cardo degli Aurighi furent également réalisés dans les années 110-120, comme le tronçon occidental du decumanus et la via della Foce.

59L’analyse proposée dans les paragraphes précédents contraste avec l’hypothèse défendue par M. Heinzelmann dans l’article qu’il publia en 2002 sur le « Bauboom » du II^e siècle apr. J.-C.133 Selon lui, le réseau des rues et le parcellaire furent peu affectés par l’intense activité de cette période, de sorte que l’aménagement de nouvelles voies urbaines fut exceptionnel. Cette hypothèse doit être nuancée dans le cas des « quartiers occidentaux ». Nous avons vu que la via del Serapeo fut créée dans les années 123-126 à la suite d’un rehaussement de niveaux d’environ 3,00 m dans ce secteur. Cette opération d’urbanisme s’accompagna d’une refonte partielle du tissu urbain environnant, au cours de laquelle la via di Annio et les vie delle Casette-tipo134 furent sans doute aménagées. Au sud du cardo degli Aurighi, les rues qui flanquent l'Insula Trapezoidale (III, iv, 1) et la Casa delle Volte Dipinte (III, v, 1) furent projetées à la même époque. Les sondages ouverts sous la via delle Trifore et sous l’intersection de cette rue et du cardo degli Aurighi corroborent cette hypothèse : ils ne livrèrent aucun témoignage d’une quelconque chaussée antérieure aux niveaux du II^e siècle apr. J.-C. et un mur transversal en opus reticulatum fut relevé là où la ruelle débouche sur le cardo135. De nouveaux axes de circulation furent également prévus dans le projet des Case a Giardino, afin de permettre la circulation autour du complexe. Enfin, la via di Cartilio Poplicola, dans le quartier extra muros de Porta Marina, fut tracée au II^e siècle apr. J.-C.136 L’ouverture de cette nouvelle rue donna ainsi un nouvel élan au développement de ce quartier extra-muros137. Le réseau viaire gagna ainsi en capillarité au cours des années 110-120 apr. J.-C. (fig. 12), afin de rendre accessible l’ensemble de la forme urbaine générée lors du boom édilitaire de cette époque.

Fig. 12 – Hypothèse de restitution du développement du réseau viaire dans les “quartiers occidentaux”

60De telles transformations impliquèrent un contrôle des autorités de la cité, à qui incombaient entre autres la construction des uiae publicae. Dans quelle mesure l’empereur et son administration participèrent-t-ils également à la reconfiguration de l’espace urbain à cette époque ? Épaulèrent-ils le gouvernement de la cité face aux intérêts des investisseurs privés à qui M. Heinzelmann et J. DeLaine accordent un rôle prépondérant dans la reconstruction de la ville138 ? Une intervention soutenue de l’autorité centrale ne justifierait-elle pas qu’Hadrien ait revêtu la charge de duumuir quinquennal deux fois de suite, d’abord en 121, puis en 126 apr. J.-C. ? Ces questions restent ouvertes pour le moment et seules des recherches approfondies sur l’implication des empereurs dans la vie municipale serait à même d’y apporter une réponse satisfaisante. En attendant, il ne fait aucun doute que la summa honoraria afférente à la charge de duumuir quinquennal fut une aubaine pour l’aerarium de la cité en ces temps de croissance urbaine exponentielle. Une participation directe de l’empereur et de ses subordonnés dans la gestion du boom édilitaire du II^e siècle expliquerait en outre pourquoi les dirigeants de la cité jugèrent bon de faire graver en 133 l’inscription suivante, en l’honneur d’Hadrien : colonia Ostia / conseruata et aucta / omni indulgentia et / liberalitate eius (CIL VI, 972).

Conclusion

61L’exploitation de la documentation des fouilles anciennes n’est pas une nouveauté et la pertinence d’une telle enquête est reconnue de tous. Les Prolégomènes à l’étude de la Schola du Trajan publiés voilà vingt ans sont un exemple significatif à cet égard139 : dans cette étude préliminaire, qui précéda l’ouverture de nouvelles fouilles dans le sous-sol de cet édifice, les auteurs firent montre d’un souci particulier pour l’héritage de leurs prédécesseurs. Cette attention leur permit de proposer de nouvelles hypothèses, que les fouilles confirmèrent par la suite. Ma contribution s’est évertuée à faire de même à l’échelle des « quartiers occidentaux », afin de mettre en exergue les mécanismes à l’œuvre dans la formation de ce secteur de la cité, depuis l’installation du castrum à la fin du IV^e siècle av. J.-C. jusqu’au II^e siècle apr. J.-C., et de souligner certains problèmes posés par ce long processus.

62Pour l’heure, l’histoire des « quartiers occidentaux » peut être divisée en sept phases distinctes jusqu’au II^e siècle apr. J.-C. (voir tab. 1). La reconstruction que je propose, cela va sans dire, reste hypothétique et seules de nouvelles investigations plus approfondies pourront la confirmer, la nuancer ou l’infirmer. Deux certitudes se dégagent cependant de mon étude. D’une part, le réseau viaire des « quartiers occidentaux » n’a pas été complètement tracé à l’époque républicaine, comme le proposa R. Mar. Au contraire, il crût progressivement jusqu’au II^e siècle apr. J.-C. (fig. 12). D’autre part, il n’y eut aucun rehaussement général des niveaux dans les « quartiers occidentaux » sous le règne de Domitien. Les courbes de niveaux augmentèrent d’abord progressivement, puis connurent une augmentation prononcée lors du boom édilitaire du II^e siècle apr. J.-C.

63En attendant l’ouverture de nouvelles fouilles, une enquête non-invasive, associant étude des archives, prospections géophysiques et études paléoenvironnementales, constituerait un premier pas pour affiner notre connaissance de la formation du tissu urbain de ce secteur d’Ostie. Elle permettrait à la fois de mieux comprendre le développement planimétrique des « quartiers occidentaux », ainsi que les raisons qui motivèrent l’élévation des niveaux. Tel est justement l’objectif du projet Early Ostia Revisited que Th. Morard, Fr. Van Haeperen et moi-même développons au sein de l’Université de Liège et de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve depuis 2022.