Conclusion générale

1Le projet de cet ouvrage était de restituer le fonctionnement du tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes d’un point de vue juridique d’une part, en étudiant les lois et les étapes qui encadraient la procédure aux époques républicaine et augustéenne, et concret ou pratique d’autre part, afin d’identifier le matériel, la topographie et les acteurs. Il s’agissait en particulier de déterminer le rôle qui était réservé au hasard au moment de tirer au sort, en s’interrogeant sur les biais qui pouvaient permettre aux aristocrates ou au prince d’instrumentaliser la sortitio, et sur les significations que les Romains lui prêtaient.

2Au terme de l’enquête, il est possible de distinguer entre le III^e siècle av. J.-C. et 14 apr. J.-C. trois périodes marquées par des « régimes de hasard » différents, à la fois par la place qui était laissée au hasard dans la procédure et par les vertus qui y étaient attachées.

3Une première période, allant de 227 à 123 et connue essentiellement par le témoignage de Tite-Live, peut être distinguée. Deux sortitiones distinctes, celle des consuls et celle des préteurs, étaient alors effectuées chaque année après que le peuple avait élu les magistrats curules et que le Sénat avait voté les décrets de prouinciis. Si les consuls et les préteurs conservaient en théorie, conformément à la tradition, le choix de recourir à la comparatio, c’est-à-dire la possibilité de s’entendre entre eux à l’amiable, ou à la sortitio pour répartir les provinces consulaires et prétoriennes, la sortitio fut dans la pratique presque toujours employée. Les préteurs étaient en effet trop nombreux pour parvenir à un accord qui satisfît tous les membres du collège ; quant aux consuls, ils peinaient probablement à trouver un terrain d’entente lorsqu’il s’agissait de se répartir des provinces aussi lucratives et importantes que la conduite des guerres en Orient. Les provinces n’étaient en tout cas presque jamais attribuées extra sortem, « en dehors du tirage au sort », même durant la deuxième guerre punique, et une telle procédure était régulièrement qualifiée d’extra ordinem, « contraire à la tradition ».

4Le plus souvent, le tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes avait lieu le jour de l’entrée en fonction des magistrats curules, aux ides de mars, puis, progressivement, après 153, au 1^er janvier, dans le temple de Jupiter Capitolin, devant un frequens senatus et en présence du peuple réuni en contio. Ce tirage au sort était réalisé à l’aide d’une sitella en métal et de sortes, qui ressemblaient certainement aux tablettes de bois utilisées dans les sanctuaires oraculaires italiens de Préneste ou d’Ostie, et sur lesquelles étaient inscrits les noms des provinces ou des numéros désignant chacun une province. Le matériel était conservé dans le temple de Jupiter Capitolin et était inspecté avant chaque sortitio afin de s’assurer que les lots employés étaient uniformes (aequatio). Le tirage au sort des provinces était effectué sous la présidence d’un magistrat, généralement un consul (sortitor). Après avoir été mélangées à trois reprises, les sortes étaient soit tirées au sort par les candidats eux-mêmes, soit, plus vraisemblablement, par des pueri, qui confiaient ensuite à chaque candidat sa sors. Il est malaisé de déterminer la façon dont l’ordre de tirage au sort des candidats était généré, mais on peut supposer que celui-ci était fonction du résultat des élections ou de leur âge ; si le fait de tirer au sort le premier était considéré par les Anciens comme un privilège, il n’avait en revanche pas d’incidence sur les résultats dans la mesure où le nombre de candidats était égal au nombre de provinces à pourvoir. Pour garantir l’absence de uitium, le silentium devait être respecté au moment de tirer au sort les lots, et l’ensemble de la procédure était surveillé par des custodes et par des augures, qui déclaraient le tirage au sort valide ou non. La sortitio, qui était toujours effectuée dans un templum et était précédée par des sacrifices et une auspicatio, avait ainsi une dimension religieuse évidente. Si celle-ci ne constituait pas à proprement parler un auspice sollicité, les dieux pouvaient intervenir librement tout au long de la sortitio par le biais de signes oblatifs (omina) que les augures et les magistrats pouvaient accepter ou non, et interpréter. D’un point de vue sociopolitique, le dispositif fermé de la sortitio prouinciarum – qui servait à répartir un nombre de lots restreint et égal à celui des candidats – et le choix qui fut toujours laissé aux candidats entre accord raisonné et tirage au sort suggèrent que les Romains recouraient au tirage au sort des provinces non pour modifier les rapports de force au sein du Sénat, mais plutôt pour répartir des fonctions d’importance inégale entre des magistrats élus iisdem auspiciis : confier la décision à une instance extérieure et supérieure, les dieux, permettait à la fois de garantir à chaque candidat des chances égales d’obtenir une province (« égalité arithmétique ») et de les distinguer (« égalité géométrique »). Le tirage au sort articulait ainsi l’expression de la concurrence aristocratique et la formation d’un consensus au sein de l’élite en ce qu’il offrait un moyen d’atténuer l’inuidia, c’est-à-dire la forme négative et destructrice de la concurrence aristocratique, et de préserver la dignitas des participants à la sortitio en remettant le choix au hasard et aux dieux.

5Une fois les lots tirés, les résultats de la sortitio prouinciarum devaient être acceptés ou rejetés par les candidats et le Sénat, avant d’être annoncés au peuple par l’intermédiaire d’un praeco ; ils étaient enfin archivés. Un lien contraignant unissait alors le candidat à sa sors et donnait à celui-ci des droits et des devoirs sur la province qu’il avait obtenue. Toutefois, après que le tirage au sort avait été accompli, le Sénat pouvait encore préciser la définition d’une prouincia sortita pour adapter la répartition des commandements provinciaux à la situation militaire (ornatio, province addita ou mandata), ou réattribuer librement la province d’un magistrat qui était décédé ou qui avait renoncé soit à sa province (excusatio), soit à sa magistrature (abdicatio). Le Sénat pouvait également effectuer une permutatio, c’est-à-dire modifier la définition des provinces tirées au sort ou procéder à un échange de celles-ci entre les magistrats qui avaient pris part au tirage. Avant de voter un décret de permutatione prouinciarum, les sénateurs cherchaient cependant à obtenir au préalable l’accord des magistrats concernés pour éviter que des consuls ou des tribuns de la plèbe n’intercédassent contre un tel décret et ne portassent le débat devant le peuple. Les sénateurs pouvaient enfin, exceptionnellement, interdire à un magistrat de partir pour la province qu’il avait reçue par tirage au sort lorsque les devoirs religieux qui incombaient à ce dernier le contraignaient à rester dans l’Vrbs. Des conflits entre le droit sacré et le droit établi par le résultat du tirage au sort furent ainsi tranchés à plusieurs reprises par le peuple, qui confirma toujours la sentence du Sénat et la primauté des obligations religieuses sur les obligations civiles.

6La restitution de la sortitio prouinciarum à l’époque médio-républicaine a montré que la part de hasard à l’œuvre dans la procédure était à la fois restreinte et encadrée. Le tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes ne générait tout d’abord pas de numéros perdants puisque le nombre de consuls et de préteurs candidats à la sortitio était égal au nombre de provinces consulaires et prétoriennes, voire inférieur lorsqu’un magistrat renonçait devant le Sénat puis lors d’une contio à participer au tirage au sort (excusatio). Les résultats étaient en outre toujours déterminés, en amont, par des procédures fondées sur la raison et la délibération : l’élection des magistrats et le vote de décrets. La sortitio consulaire était en particulier fort peu aléatoire, d’une part en raison du rôle qui était dévolu aux consuls dans la procédure – ils présidaient la séance consacrée à l’assignation des provinces, présentaient à ce sujet un rapport officiel et pouvaient intercéder contre les décrets de prouinciis – et d’autre part en raison du faible nombre de lots à allouer – une ou deux provinces étai(en)t chaque année attribuée(s) par décret aux consuls, ce qui donnait à chaque candidat 50 % ou 100 % de chance d’obtenir la province souhaitée, d’autant que les consuls pouvaient délaisser le hasard et choisir de s’entendre entre eux pour se répartir provinces et armées. Le tirage au sort des provinces consulaires était d’ailleurs en partie formel dans la mesure où, si le premier consul tirait au sort l’une des deux provinces consulaires, son collègue n’avait d’autre choix que de tirer la province restante. La sortitio prétorienne était en revanche plus aléatoire puisque les préteurs étaient au nombre de quatre entre 227 et 198, puis de six entre 197 et l’époque syllanienne (à l’exception des années 180-176, durant lesquelles la lex Baebia préconisa l’élection, une année sur deux, de quatre ou six préteurs) : chaque préteur avait ainsi 25 %, puis 16 %, de chance d’obtenir la province qu’il désirait. Du fait de leur nombre, il leur était en outre difficile, dans la pratique, de recourir à la comparatio pour répartir entre eux les provinces. La conjugaison de deux facteurs, l’attention portée au respect de l’intégrité du rituel d’une part, la place restreinte laissée au hasard dans la répartition des provinces consulaires et prétoriennes d’autre part, explique en tout cas que les résultats aient été peu souvent remis en cause par les candidats et que le recours à la fraude ait été peu fréquent. L’étude de la documentation, couplée à l’analyse statistique des résultats, suggère en effet que les truquages de la sortitio prouinciarum furent rares aux III^e et II^e siècles av. J.-C., en raison de la publicité donnée à la procédure, qui la rendait difficile à manipuler sauf à corrompre un grand nombre de participants, et de la dimension religieuse du rituel, qui contribuait à assimiler la fraude à un acte répréhensible au regard des lois humaines, mais aussi divines. Plutôt que de tricher, les candidats soucieux d’orienter le hasard cherchaient alors à ajourner la tenue du tirage au sort ou tentaient d’obtenir une province par une procédure alternative. Entre 227 et 123, la sortitio fut ainsi de plus en plus concurrencée en tant que procédure d’attribution des provinces : alors que le nombre de magistrats curules n’avait pas été élevé entre 197 et ca 80, les besoins de l’empire romain en termes militaires, administratifs, judiciaires s’étaient en effet accrus (guerres fréquentes et lointaines, intégration de nouveaux territoires à l’empire, création de quaestiones), et le déséquilibre entre le nombre de magistrats et celui des provinces conduisit le Sénat à proroger régulièrement des magistrats dans les provinces, pour des durées qui excédaient souvent deux années – et ce alors que les moyens dont les sénateurs disposaient pour contrôler l’action des gouverneurs (et en particulier leurs comptes) étaient limités. Pendant la deuxième guerre punique, le déséquilibre entre le nombre de magistrats curules et le nombre de provinces à assigner amena même le Sénat à recourir à un nouvel expédient juridique : la désignation par le peuple de priuati cum imperio.

7À ce premier « régime de hasard » succéda une deuxième période, allant des Gracques à Sylla, durant laquelle furent votées des lois qui permirent d’accroître la dimension aléatoire de la sortitio prouinciarum et d’en faire un instrument de lutte contre le développement de la corruption et des phénomènes factionnels. En imposant au Sénat d’assigner par décret les provinces avant l’élection des consuls et en interdisant aux tribuns de la plèbe d’intercéder contre le décret de prouinciis consularibus, la lex Sempronia de prouinciis, votée à l’instigation de C. Sempronius Gracchus en 123, chercha tout d’abord à restreindre l’influence, directe comme indirecte, qu’exerçaient les consuls sur les étapes préliminaires au tirage au sort des provinces. Ce règlement s’inscrivit dans la lignée de plusieurs lois visant à limiter la corruption politique, électorale et judiciaire. En 123 ou 122, C. Gracchus confia ainsi par un plébiscite la présidence de la quaestio de repetundis à un praetor repetundis, désigné chaque année au sein du collège prétorien par un tirage au sort, et y fit siéger des chevaliers, sélectionnés par sortitio depuis un album, afin que fussent jugés plus impartialement les gouverneurs accusés de concussion.

8À la fin des années 80, des lois votées à l’initiative de Sylla modifièrent ensuite le fonctionnement de la sortitio des provinces prétoriennes. Si la législation syllanienne et les conditions de son application restent mal connues – et ce en dépit de l’importance du corpus cicéronien pour le I^er siècle –, on sait aujourd’hui de manière sûre que Sylla ne fit pas voter de loi pour réserver le gouvernement des provinces extra-urbaines aux promagistrats, c’est-à-dire pour restreindre la sortitio à une simple procédure de répartition des provinces urbaines entre les consuls et les préteurs. En revanche, il fit accroître, pour la première fois depuis 197, le nombre de préteurs, qui fut porté à huit. Surtout, le dictateur choisit de dédoubler la sortitio prétorienne : chaque préteur tirait dorénavant au sort une province urbaine, dont il avait la cura pendant l’exercice de sa magistrature, puis, avant la fin de sa préture, une province extra-urbaine. Concrètement, trois sortitiones étaient donc effectuées chaque année : le tirage au sort des provinces consulaires et deux tirages au sort des provinces prétoriennes, urbaines puis extra-urbaines. Les mesures syllaniennes permirent d’attribuer chaque année dix-huit provinces par sortitio (deux provinces consulaires et seize provinces prétoriennes), et non plus huit, ce qui eut pour effet de rendre la sortitio prétorienne beaucoup plus aléatoire. Au début du I^er siècle, et probablement à partir de la dictature syllanienne, un nouveau matériel fut en outre utilisé pour tirer au sort les provinces : une machine à tirer au sort (l’urna uersatilis), dans laquelle on introduisait des lots sphériques (les pilae). Loin d’être anecdotique, l’instauration d’une machine standardisée pour tirer au sort les lots civiques se comprend fort bien dans le contexte du I^er siècle, marqué par l’aggravation de la concurrence aristocratique et de la corruption, dans la mesure où il pouvait permettre d’éviter truquages et manipulations.

9Si elles eurent pour projet de restaurer la sortitio en tant que procédure principale d’attribution des provinces et de la rendre à la fois plus efficace et plus aléatoire, les effets des lois gracquiennes et syllaniennes furent ambivalents et conduisirent progressivement à dévaluer le tirage au sort au profit de la nominatio. Après les années 80, l’avancement des élections au mois de juillet accrut en effet le décalage, qui était presque d’un an et demi, entre le moment où les provinces consulaires étaient définies et les consuls élus, et le moment de la profectio des consuls, qui s’effectuait dorénavant le plus souvent à la fin de l’année de leur magistrature. Pour obtenir les provinces qui « faisaient l’actualité » et promettaient gloire et butin, les magistrats les plus influents cherchèrent ainsi à de nombreuses reprises à obtenir du Sénat ou du peuple d’autres provinces que celles qu’ils avaient tirées au sort, pour des durées et avec des effectifs militaires exceptionnels, tandis que nombre de consuls et de préteurs renoncèrent à partir pour les provinces extra-urbaines qu’ils avaient obtenues par tirage au sort (excusationes). Le recours à la fraude resta en revanche assez rare, et demeura probablement une solution extrême à laquelle on eut recours que lorsque les autres moyens légaux avaient été épuisés. Enfin, le manque structurel de magistrats disponibles ou volontaires pour participer à la sortitio prouinciarum dans les années 60-50 conduisit à plusieurs reprises le Sénat et le peuple à envoyer des priuati dans les provinces qu’il fallait pourvoir en cours d’année, alors que le recours à cette procédure avait été abandonné après la deuxième guerre punique.

10Il est enfin possible de distinguer une troisième période, allant de Pompée à Auguste, durant laquelle la sortitio devint davantage un moyen de garantir la rotation entre des aristocrates sélectionnés au préalable par le Sénat puis le prince qu’un moyen de permettre l’expression de la concurrence aristocratique. À l’inverse de la lex Sempronia de prouinciis, la lex Pompeia de prouinciis, votée en 52 à l’instigation de Pompée, ne modifia pas tant les règles qui encadraient le choix des provinces à tirer au sort que la manière dont on désignait les candidats : le tirage au sort des provinces extra-urbaines fut en effet réservé à des priuati, et plus précisément à des consuls et à des préteurs sortis de charge depuis au moins cinq années pleines et n’ayant pas gouverné de province extra-urbaine. Outre le fait qu’elle unifia le fonctionnement des sortitiones consulaire et prétorienne, un des principaux effets de cette mesure fut d’augmenter le vivier de candidats potentiels à la sortitio et de le rendre structurellement supérieur au nombre de provinces que le Sénat pouvait chaque année assigner par décret. Autre nouveauté, la sélection des priuati qui allaient être admis à la sortitio prouinciarum fut confiée aux patres et contribua à accroître le contrôle du Sénat sur les étapes préliminaires à la sortitio, aux dépens des candidats et du peuple. Les sénateurs effectuaient le recrutement collège après collège, en en examinant à chaque fois les membres, jusqu’à obtenir un nombre de consulaires et de prétoriens au moins égal au nombre de provinces consulaires et prétoriennes à pourvoir. On inscrivait ensuite les noms des priuati sélectionnés par le Sénat, ou des numéros les désignant, sur des pilae afin de tirer au sort parmi eux deux consulaires et un nombre de prétoriens égal au nombre de provinces prétoriennes extra-urbaines à pourvoir. Cette sortitio ne générait toutefois que peu de numéros perdants : beaucoup d’anciens consuls et d’anciens préteurs n’étaient en effet pas sélectionnés par le Sénat, pour des raisons matérielles – parce qu’ils étaient morts ou absents de Rome – ou politiques – parce qu’ils appartenaient à la faction césarienne. Au total, après 52, cinq sortitiones étaient effectuées chaque année : la sortitio des provinces prétoriennes urbaines, suivie des sortitiones des provinces consulaires et prétoriennes extra-urbaines, qui étaient elles-mêmes précédées des tirages au sort des consulaires et des prétoriens admis à tirer au sort des provinces (on parle alors de tirage au sort « à deux niveaux »).

11Si la loi de Pompée modifia en profondeur le fonctionnement et le sens de la sortitio prouinciarum en adaptant la procédure aux besoins d’un empire élargi, elle ne fut toutefois appliquée qu’en 51 et 49, avant d’être abandonnée avec le déclenchement des guerres civiles. En 46, le tirage au sort des provinces fit l’objet d’un règlement césarien, la lex Iulia (Caesaris) de prouinciis, qui reste à ce jour mal connue. Cette loi impliqua probablement le retour au tirage au sort des provinces consulaires et prétoriennes par les magistrats en exercice, ce qui expliquerait l’augmentation par César du nombre de préteurs, porté à seize, et la nomination à partir de 45 de consuls suffects. L’application de cette loi, qui fut certainement en vigueur durant l’époque triumvirale, s’accompagna cependant du développement, en parallèle de la sortitio prouinciarum, du recours à la nomination extra sortem.

12Inspirée du modèle républicain, la lex Iulia de prouinciis que fit voter Auguste en 27 s’inscrivit dans le cadre de la politique de restauration de la res publica des années 28-27, dont elle constitua le dernier volet. Elle rétablit, pour les provinces publiques, le fonctionnement de la sortitio des provinces consulaires et prétoriennes tel qu’il avait été défini par la loi de Pompée de 52, à la différence toutefois que le fait d’être marié et père de plusieurs enfants donnait certainement le droit de se présenter plus tôt à la sortitio prouinciarum et que les anciens préteurs tirés au sort portaient dorénavant le titre de proconsul. Si restauration il y eut, elle ne conduisit pas à reproduire à l’identique les pratiques républicaines dans la mesure où après 27, le prince pouvait attribuer le gouvernement des provinces qui lui avaient été confiées à des légats désignés extra sortem, dans la continuité des commandements extraordinaires que le Sénat ou le peuple confièrent aux imperatores au I^er siècle. La restriction de la place laissée au tirage au sort eut d’ailleurs pour corollaire la dévalorisation, dans les textes, de la méthode aléatoire, associée à la corruption et à l’incompétence, tandis que la nomination extra sortem fut présentée comme un moyen de promouvoir le mérite et la compétence.

13L’étude de la documentation, couplée à celle des informations fournies par la prosopographie, montre enfin qu’à partir de l’époque augustéenne, le tirage au sort des provinces publiques passa progressivement sous le contrôle du prince, qui pouvait par exemple recommander un candidat, lui donner un privilège lui permettant de tirer au sort avant les autres, voire écarter du tirage au sort certains candidats. À une date comprise entre 27 et les années 10 av. J.-C., l’établissement de listes des provinces publiques consulaires et prétoriennes dispensa ainsi les sénateurs de voter un décret sur les provinces consulaires et prétoriennes, comme cela se faisait sous la République, ou les amena progressivement à effectuer un vote purement formel de ces décrets. En parallèle, fut mise en place, au plus tard au début du règne de Tibère, une liste hiérarchisée des consulaires et des prétoriens admissibles à la sortitio et classés en fonction de leur ancienneté dans la magistrature, couplée à d’autres critères liés à leur situation maritale ou parentale. L’instauration de ces deux listes eut pour conséquence directe de restreindre la place laissée au hasard dans la procédure et de lui donner un caractère de plus en plus formel : dans la pratique, la sortitio servait essentiellement, à la marge, à départager deux sénateurs qui avaient un âge, une situation familiale ou un nombre d’enfants identiques, et à assurer ensuite la rotation des gouvernements entre des candidats sélectionnés et classés en fonction d’un ordre de préséance. En ce sens, le tirage au sort devint progressivement un instrument susceptible d’assurer le roulement entre des pairs (« égalité arithmétique »), tandis que la désignation extra sortem par le prince permit à l’inverse d’arbitrer la compétition aristocratique en distinguant et en honorant les « bons » sénateurs (« égalité géométrique »). On entrevoit cette évolution dans les lois municipales du I^er siècle apr. J.-C., telles que la lex Vrsonensis ou la lex Irnitana, qui instituent le recours au tirage au sort moins pour départager les notables locaux que comme une manière de régler leur rotation1.

14Un autre apport de ces recherches est la mise en évidence de la centralité de la sortitio dans les institutions romaines entre les époques républicaine et impériale et la multiplicité de ses usages, politiques, militaires, électoraux, judiciaires ou fonciers, qui rappelle que l’utilisation de la méthode aléatoire en politique dépassait le cas des cités grecques ou démocratiques. L’étude du tirage au sort des provinces entre le III^e siècle av. J.-C. et le I^er siècle apr. J.-C. permet en ce sens de poser en des termes nouveaux la question de la caractérisation des institutions de la res publica Romana et de sa nature démocratique ou aristocratique2, et ouvre des perspectives intéressantes pour réfléchir à la culture politique de la République romaine dans la mesure où la fréquence du recours à la sortitio avait des implications sur la définition du système politique et le fonctionnement du groupe aristocratique. Elle invite ainsi à dépasser l’opposition entre une culture aristocratique fondée sur le consensus3 ou, à l’inverse, sur le conflit4, et à emprunter une voie médiane : l’analyse de la manière dont les Romains articulaient ces deux dynamiques, qui sont dans toutes les sociétés deux versants indissociables du politique. Le tirage au sort offre ainsi un exemple de ces « procédés, dispositifs et pratiques quotidiens qui cherchaient à éviter [le conflit] et qui participaient de la vie d’une société5 », en permettant à la fois l’expression de la concurrence aristocratique et la régulation de ses excès.

15L’étude sur la longue durée des mutations de la sortitio prouinciarum a enfin offert un angle intéressant pour saisir les mutations que subirent les institutions et la société romaines à la fin de la République, et pour comprendre et périodiser le passage de la République à l’Empire. La permanence du recours au tirage au sort pour répartir les provinces entre le III^e siècle av. J.-C. et le III^e siècle apr. J.-C.6, et de manière plus générale la continuité avec laquelle les Romains employèrent la méthode aléatoire dans le domaine civique entre les époques républicaine et impériale, rappellent que cette procédure fut toujours adaptée au régime et à la société dans lesquels elle était utilisée, et soulignent le caractère historique et adaptable des institutions romaines7. Ainsi, si le principe du recours à la sortitio prouinciarum, présenté comme républicain, fut restauré par Auguste, la multiplication des différents niveaux de désignation, l’augmentation du nombre des personnes concernées par la procédure, et, surtout, la combinaison de la cooptation et du tirage au sort, contribuèrent à restreindre la place laissée au hasard dans la sortitio et à placer progressivement, entre 27 et les années 5-1, la procédure sous le contrôle du prince. Les mutations du tirage au sort à l’époque augustéenne illustrent en cela bien la façon dont le nouveau régime monarchique s’imposa : à l’instar du vote, la sortitio permettait dorénavant simplement d’associer les aristocrates aux procédures de désignation, tandis que la décision était souvent prise in fine par le prince ou des assemblées restreintes. Sous couvert de restaurer le tirage au sort, une des procédures ancestrales qui encadraient la compétition aristocratique, le prince en fit ainsi la dernière étape, formelle, d’un processus de sélection des aristocrates qui était effectué en amont par lui-même et le Sénat. Un exemple concret de la manière dont Auguste adapta la méthode aléatoire au régime monarchique qu’il venait de fonder est donné par la procédure qu’il mit en place en 18 av. J.-C. pour réaliser la lectio senatus :

Personne ne s’étant, comme cela avait eu lieu la première fois, volontairement retiré, il (sc. Auguste) ne voulut pas être tenu pour seul responsable : il choisit, comme il l’affirma par serment, les trente citoyens les plus vertueux, et, après les avoir, au préalable, liés par le même serment, il leur ordonna de choisir, en dehors de leurs parents, chacun cinq sénateurs qu’ils inscriraient sur des tablettes. Après cela, il tira au sort dans ces séries de cinq, de façon que chacune d’elles donnât un sénateur, celui que le tirage au sort désignait, et que ce sénateur en inscrivît cinq autres dans les mêmes conditions. Le nombre devait être de trente, tant de ceux qui étaient élus par leurs collègues que de ceux qui étaient nommés par le tirage au sort. Comme quelques-uns de ces derniers étaient absents, d’autres, désignés par le tirage au sort pour les remplacer, remplirent les fonctions qui leur incombaient. Les choses, tout d’abord, eurent lieu de la sorte plusieurs jours durant ; mais, des actes de mauvaise foi ayant été commis, le prince cessa de confier les registres aux questeurs et de tirer les séries au sort, il choisit lui-même le reste des membres, élut lui-même ceux qu’il fallait pour compléter le nombre, de façon qu’il y eût en tout six cents sénateurs nommés.

Καὶ ἐπειδὴ μήτε τις ἑκὼν ὥσπερ πρότερον ἀπηλλάττετο, μήτ´ αὖ μόνος ἐν αἰτίᾳ τινὶ γενέσθαι ἐβούλετο, αὐτός τε τριάκοντα ἄνδρας τοὺς ἀρίστους, ὅπερ που καὶ ὅρκῳ ἐπιστώσατο, ἐξελέξατο, καὶ ἐκείνους ἐκέλευσε προομόσαντας τὸν αὐτὸν ὅρκον κατὰ πέντε, πλὴν τῶν συγγενῶν, ἐς πινάκια γράψαντας ἑλέσθαι. Καὶ μετὰ τοῦτο τὰς πεμπάδας ἐκλήρωσεν, ὥσθ´ ἕνα καθ´ ἑκάστην τὸν λαχόντα αὐτόν τε βουλεῦσαι καὶ ἑτέρους πέντε ἐπὶ τοῖς αὐτοῖς ἐγγράψαι. Ἔδει που καὶ τοὺς τριάκοντα ἔν τε τοῖς αἱρουμένοις ὑφ´ ἑτέρων καὶ ἐν τοῖς κληρουμένοις γενέσθαι. Ἐπειδή τέ τινες αὐτῶν ἀπεδήμουν, ἄλλοι ἀντ´ ἐκείνων λαχόντες τὰ ἐπιβάλλοντά σφισιν ἔπραξαν. Τὸ μὲν οὖν πρῶτον ταῦθ´ οὕτως ἐπὶ πλείους ἡμέρας ἐγένετο· ἐπεὶ δὲ ἐκακουργήθη τινά, οὔτε ἐπὶ τοῖς ταμίαις τὰ γραμματεῖα ἔτ´ ἐποιήσατο οὔτε ἔτι τῷ κλήρῳ τὰς πεμπάδας ἐπέτρεψεν, ἀλλ´ αὐτός τε τὰ λοιπὰ ἀνελέξατο καὶ αὐτὸς τοὺς ἐνδέοντας προσείλετο, ὥστε ἐς ἑξακοσίους τοὺς πάντας ἀποδειχθῆναι8.

16La procédure, particulièrement complexe, qui fut suivie par le prince pour renouveler le Sénat, permit d’une part, grâce à l’emploi de la méthode aléatoire, de diminuer le nombre de sénateurs tout en les faisant participer à la prise de décision et en préservant leur dignité – les patres exclus du Sénat le furent à la suite de tirages au sort malchanceux et non du fait du prince – et d’autre part de désigner les sénateurs les plus vertueux, en faisant alterner les sortitiones avec d’autres procédures fondées sur la délibération et la raison, telles l’élection et la nomination9. En la matière la méthode suivie par Auguste n’a rien à envier aux très complexes tirages au sort pour désigner le doge qui étaient effectués dans la cité aristocratique de Venise, de 1268 à la chute de la Sérénissime en 179710. Il revenait à un jeune garçon vénitien, le ballottino, de tirer au sort les noms des trente patriciens âgés de plus de trente ans qui allaient siéger au Grand Conseil. Un nouveau tirage au sort permettait ensuite de ne retenir que neuf patriciens, qui formaient le premier collège électoral et élisaient de nouveaux membres jusqu’à atteindre un effectif de quarante patriciens. On en tirait alors au sort douze, qui élisaient des collègues jusqu’à atteindre l’effectif de vingt-cinq, et ainsi de suite jusqu’à l’avant-dernier tour, où le collège de quarante et un membres entrait en conclave pour procéder à l’élection finale du doge. Ce processus, qui durait cinq jours et comprenait dix phases, était somme toute peu aléatoire, puisqu’il permettait à terme d’attribuer cet honneur aux plus anciennes et riches familles de Venise, et servait surtout à renforcer la légitimité du vainqueur tout en assurant la participation de l’ensemble de la classe dirigeante à la vie de la cité11.

17Si le recours à la sortitio pour partager les provinces fonctionna de manière régulière jusqu’à la réforme de Dioclétien12, le tirage au sort fut de moins en moins utilisé à des fins civiques dans la Rome impériale et dans les cités durant l’Antiquité tardive, comme en témoigne la disproportion des représentations de la machine à tirer au sort en faveur de contextes agonistiques et ludiques. Le tirage au sort ne tomba toutefois jamais dans l’oubli, et de nombreux usages politiques de cette procédure sont attestés jusqu’au XVIII^e siècle : on peut citer, à titre d’exemples, les républiques italiennes médiévales (Venise et Florence) ou le royaume d’Aragon aux XIV^e et XV^e siècles13. Ainsi que l’a montré B. Manin, ce ne fut en fin de compte qu’au XVIII^e siècle, avec l’avènement des démocraties représentatives, que le tirage au sort fut délaissé comme méthode de désignation pour les postes de gouvernement au profit du vote qui seul permettrait de sélectionner les « meilleurs »14, et que le tirage au sort fut progressivement cantonné à des usages ludiques ou privés (loteries, paris sportifs) – à l’exception notable de son utilisation dans la sphère judiciaire, pour composer les jurys criminels en France, mais aussi en Angleterre et aux États-Unis. Depuis vingt ans, le tirage au sort fait toutefois son grand retour en politique, au point d’apparaître aujourd’hui comme l’une des réponses possibles, dans la vaste panoplie des outils de participation citoyenne, à la crise des institutions représentatives qui fragilise les démocraties occidentales.