Conclusion

1Le 4 juin 2020, Levar Stoney, maire de la ville de Richmond en Virginie, ancienne capitale des États confédérés, ordonne le déboulonnage de la statue d’une célèbre figure sudiste, Robert E. Lee, général en chef des armées des États. Sise dans un lieu touristique prisé de la ville, la Monument Avenue, la statue constitue incontestablement un lieu célèbre. Par ce retrait, le maire espérait faire de Richmond non plus l’ancienne capitale de la Confédération, mais une ville « pleine de diversité et d’amour pour tous ». Cette décision ne survient pas seulement après la mort de George Floyd, elle est surtout issue de longs débats et conflits autour de ce monument depuis 20151. Au printemps 2020, après bien des discussions, la Virginie vote une loi permettant le déboulonnage des statues des « héros sudistes ». Toutefois, cette décision est loin de faire l’unanimité puisqu’un groupe d’habitants résidant sur la Monument Avenue l’a récemment attaquée, arguant que le texte de 1890, qui signe l’acte de propriété de l’État sur la fameuse statue engageait la Virginie à « garder fidèlement » celle-ci et à la « protéger affectueusement ». Parallèlement à cette première remise en cause, une seconde attaque contre l’État provient d’une autre communauté d’habitants craignant la dévalorisation immobilière du quartier si cette « œuvre d’art inestimable » devait disparaître. Après avoir donné raison aux premiers, la statue a été finalement enlevée de son socle en septembre 2021.

2Le conflit juridique autour de la statue du général Lee n’est qu’un épisode paradigmatique parmi d’autres autour de la place de certaines statues dans l’espace public : le 18 juin 2020, l’Oriel College de l’université d’Oxford s’est prononcé en faveur du retrait de la statue de Cecil Rhodes, acteur important de la colonisation britannique et parangon de la « race blanche »2 ; à Bristol, la statue d’Edward Colson, célèbre marchand d’esclaves est jetée à terre par un groupe de citoyens, le 7 juin 2020. L’acte iconoclaste de Bristol s’effectue hors d’un cadre juridique3, mais il rejoint les autres actions citées en ce qu’il entend mettre en œuvre un acte de justice, une « justice mémorielle4 ». Celle-ci réclame une représentativité plus large des personnages historiques et souligne l’invisibilisation des acteurs noirs de l’histoire des pays européens dans l’espace public. Dans le cas de Richmond, les habitants de la Monument Avenue arguent, à l’inverse, qu’il s’agit d’une « œuvre d’art inestimable », faisant ainsi fi de la portée historique et symbolique, comme si la valeur artistique supposée de l’œuvre neutralisait le contenu explicite « en tant qu’instrument direct de domination et de lutte symbolique5 » au service d’un projet esclavagiste, l’identité même du personnage représenté et la fierté sudiste que celui-ci incarne depuis la fin du XIX^e siècle. Ces cas d’iconoclasme, l’un « spontané » à Bristol, l’autre juridiquement encadré à Richmond, posent chacun les questions suivantes : de quel type droit place-t-on les statues ? Et de quel droit se saisit-on pour les faire disparaître ? Les arguments de conservation et de protection des œuvres énoncés dans le cas de Richmond procèdent à une décontextualisation ou plutôt à une déshistoricisation des œuvres et avancent qu’une œuvre déplacée et supprimée de l’espace public, ferait perdre son aura – artistique et « universelle » – au lieu d'exposition6. Le conflit autour de l’injustice historique et mémorielle, mise en place par une politique urbanistique des XIX^e et XX^e siècles, mobilise en somme un droit des images et un droit aux images conflictuel et fécond, un ius imaginis, réinvesti de nouvelles définitions et interrogations. Ce droit aux images et des images reflète deux conceptions de la justice, l’une passant par les voies juridiques voire judiciaires légitimes ; l’autre, placée hors des cadres de l’institution, se présente comme une revendication morale et politique. Toutes les deux pourtant aspirent à un désir d’équité. Cette tension entre les deux conceptions du droit des images reflète bien un ius imaginis bifide : d’un côté une réflexion élaborée par les juristes eux-mêmes et de l’autre des pratiques sociales mettant en œuvre un droit aux images parfois entériné a posteriori.

3En effet, si l’on replonge dans une perspective historique, comme cet ouvrage a tenté de le faire, on note combien le ius imaginis antique, réactivé à la Renaissance, comporte déjà en lui cette tension. André Thevet et Sigonius réexhument chacun un droit des images pour ceux qui, par leurs actions, leurs œuvres ou leur famille étaient dignes de mémoire. L’interprétation humaniste de ce droit ou plutôt de cette coutume des images montre combien cette dernière ne cesse d’être réinvestie depuis son « invention » durant l’Antiquité romaine. Il s’agissait pour les familles illustres de réaliser des masques en cire à l'effigie de leurs aïeux. Conservées dans l’atrium de la maison, ces effigies étaient exposées dans le cadre d'événements familiaux, en particulier ceux qui cristallisaient la transmission généalogique, telles les funérailles de l'un de ses membres. Par la suite, ce sont surtout les images du pouvoir qui ont été à l’origine d’un cadre juridique et davantage encore celles figurant les divinités païennes. Néanmoins, pour l’une et l’autre de ces représentations, les Anciens ont tenté de cerner avant tout le droit des images et moins le droit à l’image : plusieurs lois portent en effet sur le rôle des images et moins sur leur attribution et les normes des représentations. C’est le cas des images impériales qui offrent un droit d’asile, renouvelé dans l'Antiquité tardive et concurrent des nouveaux lieux d'asile que constituent les églises. Ce puissant droit des images a pour effet, dans une période de transition entre paganisme et christianisme, de donner aussi naissance à des critiques virulentes à l’encontre des images en trois dimensions qui aboutissent à des règlements juridiques engageant tour à tour à leur destruction, à leur disparition ou à la simple annulation de leur puissance dans un cadre rituel. Ainsi, dans les codes publiés sous Théodose II (438) puis sous Justinien (529), il est question des images des dieux : une petite vingtaine de constitutions engagent à détruire ou à conserver les statues.

4Cette insistance sur l’objet ou la statue divine tient aux préoccupations des chrétiens qui tâchent d’éradiquer les signes du paganisme. Les arguments chrétiens sur la nature de ces figurations y apparaissent et viennent émailler toute une littérature acerbe à l'égard de la religion traditionnelle romaine. Le problème de la licéité des images concerne les représentations chrétiennes elles-mêmes, mais également les images produites dans le cadre d’autres religions monothéistes, le judaïsme et l’islam. Dans l'une et l'autre de ces religions, la réception des représentations ne cesse de se définir, alternant avec des phases de rejet. Dans le cas du judaïsme des premiers temps, les interprétations des écrits, et notamment le deuxième Commandement du Décalogue (« tu ne feras pas pour toi d’idole »), sont plus ou moins strictes. Pour l’islam, les représentations figuratives sont condamnées et provoquent des épisodes d'iconoclasme forts dans des contextes précis. Le rejet s’accompagne cependant toujours d'une réflexion sur l'image. Dans l’Antiquité tardive, des effigies peintes de saints sur les murs d'édifices de culte entraînent des échanges sur les utilisations et les fonctions pédagogiques et spirituelles des images. Elles peuvent être perçues comme des instruments de conversion pour les esprits encore partiellement empreints de paganisme.

5Les multiples configurations d’iconoclasme, de grattage ou d’interdiction pure et simple des images, qui constituent la dernière partie de cet ouvrage, font apparaître ainsi de manière saisissante les cas limites où est définie en creux une certaine ontologie des images. On le sait depuis les travaux d’Olivier Christin, l’acte iconoclaste est loin d’être le geste irréfléchi, irrationnel, un acte de « vandalisme » que voyait en lui Louis Réau7. Il est « une théologie pratique » une manière de donner à voir une pensée élaborée sur la puissance ou plutôt l’impuissance des images. Ces cas-limites nous obligent à voir combien la relation aux images ne peut se cantonner au jugement et à l’analyse esthétique dans laquelle une puissante tradition scientifique et culturelle, depuis Vasari, a voulu la circonscrire et qui a été souvent construite a posteriori, comme le montre de manière exemplaire le cas de Richmond. Poser la question des relations du droit des images, du droit à l’image, ou du droit à placer ou à déplacer les images oblige à réexaminer une série d’artefacts dont les articles ici éclairent chacun à leur manière les enjeux. Tous montrent que même ce qui est devenu un des canons esthétiques de la belle peinture ou de la belle sculpture, la similitude, est commandée par des enjeux juridiques et politiques. Pline l’Ancien, dans son passage séminal sur le ius imaginis, ne voyait pas autrement la similitudo, fondement de la bonne peinture qu’il appelle assez vaguement imaginum pictura et qui renvoyait aux images peintes des ancêtres que caractérisait une « ressemblance extrême8 ». Celle-ci ne reposait pas sur des enjeux techniques et artistiques, ni sur des questions de genre, mais bien plus sur un fondement anthropologique et juridique. La relation de ressemblance que ce soit à l’époque romaine ou à la fin du Moyen Âge, dans le cas des portraits de cire royaux ou de ceux des pèlerins, à la Santissima Annuziata de Florence, s’appuie moins sur une volonté d’imiter la nature que de respecter une relation juridique qui fonde l’authenticité des images.

6Les conflits autour de la place des images au sein de l’espace public montrent combien celles-ci possèdent une puissance d’action : celle de proposer ou d’imposer un récit historique légitime, d’en effacer certains acteurs et de dire un certain ordre politique de ce qui est digne d’être vu. Toutefois cette performance des images que d’aucuns souhaiteraient immuable est sans cesse fragilisée par le risque de voir sa légitimité sapée. Car au fond, on ne peut définir la « bonne » ou la « mauvaise » image, sans poser la question du regard posé sur elle et celle de l’espace où elle est placée. L’ontologie des images, ses propriétés symboliques ou réelles, supposent une anthropologie du spectateur : qui regarde les images et quels effets produisent-elles sur lui ? À qui revient la juste interprétation des images dans un procès, réel ou symbolique, où elles doivent faire preuve ? Les images légitimes ne relèvent-elles que de la position de celui qui les regarde et de celui qui valide leur véridicité ? Celle-ci est ainsi non seulement largement tributaire d’une série d’expertises mais surtout d’un régime de vérité de ceux qui établissent ses formes de validation. Les images peuvent produire des effets de droit, d’autant plus vifs lorsqu’ils prennent la forme d’une interdiction d’être exposées ou d’être vues, interdiction signifiée parfois avec force dans un acte de grattage des yeux des statues ou des représentations anthropomorphes. Ôter la vue de la représentation d’un visage, c’est ôter la vie à l’image et c’est dire que ces images offensent ou blessent littéralement l’œil des regardeurs, telle une épine. Les images produisent ainsi des émotions et des effets cognitifs sur celles et ceux qui les regardent.

7Est-ce pour cette raison que les palais de Justice construits dans la seconde moitié du XX^e siècle et au début du XXI^e siècle brillent par leur aniconicité ? Le nouveau tribunal de Grande Instance de Paris a été un des projets architecturaux les plus ambitieux du Grand Paris. Conduits par l’architecte Renzo Piano, les travaux ont fait émerger du sol un bâtiment tout en légèreté et transparence où priment le verre et la lumière : un bâtiment « qui respire » selon son maître d’œuvre, un « lieu pour les gens », loin de la pesanteur décorative de l’ancien palais de l’île de la Cité. S’inscrivant dans la tradition de la nouvelle architecture des palais de Justice, celui-ci se caractérise par son absence d’images : point d’allégories de la Justice, point de fresques, point d’ornement9. Le nouveau TGI tourne délibérément le dos au modèle de l’église ou du temple qui a longtemps présidé à l’architecture judiciaire10. Ce choix n’est pas particulièrement original : le TGI de Bordeaux ou encore celui de Grenoble offrent des façades de verre miroitantes où percent la lumière à l’intérieur, et à l’extérieur, des angles tranchants comme des glaives. Ce refus ostentatoire des ornements et des images montre combien le droit continue de produire une réflexion sur les représentations même de son activité. Comme le note Robert Jacob, il ne suffit pas que la justice soit rendue, il faut qu’elle donne à partager la conviction qu’elle l’est11. Ainsi les architectes sont aussi soucieux de produire un effet émotionnel pour les agents qui travaillent ou sont convoqués dans le tribunal. Reniant la pesanteur des palais de Justice des siècles passés, ils espèrent ainsi atténuer l’angoisse du justiciable. L’ouverture vers les espaces extérieurs permise par le verre doit témoigner d’une démocratisation de la justice, de sa transparence et de sa fiabilité : elle métaphorise une justice qui donne à voir symboliquement son mode de fonctionnement, mais qui voit aussi le monde social. Cette architecture aniconique est aussi très peu identifiable : les bâtiments ne se distinguent guère d’autres travaux d’architectures modernes, comme s’il s’agissait de ne pas marquer la spécificité du lieu où se joue la justice, comme si la figurabilité était soupçonnée de faire obstacle. Le tout-voir, n’est-ce pas aussi une réponse au soupçon d’une justice opaque ? La transparence revendiquée des TGI et d’autres tribunaux nord-américains et européens entend bien dire la clairvoyance de la Justice et la promesse d’équité et d’égalité à l’égard des justiciables. Les fresques des anciens palais de justice qui avaient abondamment recours à l’allégorie offraient en effet un spectacle des conceptions que l’institution avait de sa propre légitimité et de sa propre capacité à dire le droit. Dans le droit fil des grands programmes iconographiques des palais princiers, les ornements et les fresques souhaitaient rendre visibles à tous l’ordre et la prospérité garantis par l’institution judiciaire. La disparition des images figuratives semble trahir une tentative de l’institution judiciaire de ne plus vouloir tenir un discours sur elle-même et de présenter la justice comme un exercice technique, ordinaire, comparable à toute autre activité – qu’elle soit économique ou sociale puisque rien ne distingue en somme l’architecture des TGI du siège social d’une banque ou d’un hôpital12. Cette objectivation de la justice, qui passe par la disparition des images, souligne le fait que le droit est affaire de parole et non d’image, « un discours moral incarné dans de l’acier, du béton et du verre13 ». En voulant se dérober au pouvoir des images, le droit tente-t-il ainsi de se présenter comme le lieu d’un ordre et d’un pouvoir, un pouvoir désormais invisibilisé ?