Histoire du droit à l’image

1L’apparition du droit à l’image précède, chronologiquement, celle du droit au respect de la vie privée. La doctrine identifie généralement son apparition avec la célèbre affaire de la tragédienne Rachel en 1858. Le tribunal civil de Seine admettait en effet dans cette décision que « nul ne peut, sans le consentement formel de la famille, reproduire ou livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort, quelle qu’ait été la célébrité de cette personne, et le plus ou moins de publicité qui se soit attaché aux actes de sa vie ». Les juges poursuivaient en ajoutant que « le droit de s’opposer à cette reproduction est absolu » et « qu’il a son principe dans le respect que commande la douleur des familles1 ». Ce jugement est donc présenté comme la première pierre de l’édifice prétorien en matière de droit à l’image, que l’on nomme, à l’époque, droit sur la physionomie ou droit sur la figure humaine2. S’il concerne l’image d’une célèbre défunte, la jurisprudence dépasse très vite ce cadre restrictif pour venir protéger l’image des vivants, qu’ils soient notoires ou anonymes. De Napoléon III3 à Alexandre Dumas fils4, en passant par une religieuse5 ou une couturière6, le contentieux s’enrichit au fil des années. Les tribunaux octroient des dommages et intérêts, parfois assortis d’une remise ou d'une destruction des clichés, dès lors que les traits d’une personne sont reproduits sans autorisation et cela, quel que soit le mode de reproduction, (dessin, peinture, gravure, photographie7).

Fondement du droit à l’image

2Le fondement de ce nouveau droit est longtemps resté mystérieux. La jurisprudence a parfois rattaché le droit à l’image au droit de propriété. L’on peut lire par exemple, dans un jugement du Tribunal de Seine du 10 février 1905, que « la propriété imprescriptible que toute personne a sur son image, sur sa figure, lui donne le droit d’interdire l’exhibition de son portrait »8. La doctrine a très justement critiqué ce fondement de la propriété : l’article 544 ne pourrait saisir l’image d’une personne sous peine de confondre le sujet et l’objet du droit réel9. Dans le même sens, certains juges ont pu affirmer que « le droit de prohiber la reproduction et la publication de son image ne peut être assimilé à un droit de propriété, la personne humaine n’étant pas dans le commerce et ne pouvant faire l’objet d’un droit réel »10. Même si elle trouve de fervents défenseurs dans la doctrine moderne11, cette référence au droit de propriété n’a pas fait long feu et l’on peut penser, avec Agathe Lepage, qu’elle s’expliquait essentiellement par sa vertu de l’opposabilité absolue12. Pour d’autres raisons, mais tout aussi justement, la jurisprudence du début du XX^e siècle écarte également le fondement du droit d’auteur13. Le plus souvent, elle se contente d’ailleurs de rendre ses décisions en se fondant sur l’article 1382 du Code civil14, même si la recherche de la faute et du préjudice est parfois artificielle. À partir des années 60, la protection de l’image tend néanmoins à se détacher de la responsabilité civile pour s’affirmer en tant que droit subjectif. Les juges font entrer le droit à l’image dans le giron des droits de la personnalité15, approuvés en cela par la doctrine majoritaire16. Reste que ce droit, fruit de la construction jurisprudentielle, n’a jamais reçu de consécration législative. Le tournant décisif de 1970, avec l’insertion de l’article 9 du Code civil, va même sceller son destin pour de nombreuses années. Le droit à l’image est accueilli par le droit au respect de la vie privée pour devenir par la suite complètement autonome.

Retour sur le fameux jugement Rachel

3 Le but de cette contribution n’est pas de retracer la quête d’autonomie du droit à l’image17 mais de revenir sur ses origines et plus particulièrement sur le fameux jugement Rachel qui est généralement présenté comme la première pierre de l’édifice. Au risque de jouer les trouble-fêtes de l’histoire du droit à l’image des personnes, nous aimerions rapidement démontrer que l’ancêtre de cette prérogative n’est certainement pas le jugement Rachel.

Rappel des faits de la solution

4Rachel, grande tragédienne qui fut le modèle de Sarah Bernhardt, est morte le 3 janvier 1858 au Cannet entre les bras de sa sœur Sarah. Pour elle-même et les membres de sa famille, Sarah demande à Monsieur Crette de photographier Rachel sur son lit de mort (fig. 1). Sarah conclut alors une convention avec le photographe en vertu de laquelle celui-ci s’engage à lui remettre toutes les épreuves qu’il aurait obtenues. Par la suite, Sarah voulant faire retoucher le portrait réalisé en confiera le soin à Monsieur Ghemard avec les mêmes précautions contractuelles. Pour des raisons qui n’ont jamais été éclaircies, ce portrait se retrouvera entre les mains de Madame O’Connel qui a déjà fait des portraits de Rachel et qui réalisera un dessin très proche de la photographie, ajoutant des détails dans les mains et une couronne de lauriers sur la tête de Rachel. Le dessin, reproduit en plusieurs exemplaires est mis en vente dans un magasin. C’est dans ces circonstances que le père de Rachel et la sœur Sarah vont assigner Madame O’Connel devant le tribunal civil de la Seine pour demander des dommages-intérêts et surtout interdire la reproduction du portrait. Ils obtiennent gain de cause. Le juge observe que :

nul ne peut, sans le consentement formel de la famille, reproduire ou livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort, quelle qu’ait été la célébrité de cette personne, et le plus ou moins de publicité qui se soit attaché aux actes de sa vie. Le droit de s’opposer à cette reproduction est absolu, qu’il a son principe dans le respect que commande la douleur des familles et qu’il ne saurait être méconnu sans froisser les sentiments les plus intimes et les plus respectables de la nature et de la piété domestique.

Rappel de la nature du droit à l’image et des droits de la personnalité

5Une lecture attentive de ce jugement montre que le fondement du droit en cause a peu de choses à voir le droit à l’image que nous défendons aujourd’hui. Sans rentrer dans de grandes discussions doctrinales, rappelons que le droit à l’image est analysé par la doctrine dominante comme un droit de la personnalité18. Il en découle plusieurs choses. Tout d’abord, ce droit est attaché à la personne elle-même et non à un groupe (la famille, une société…) dans lequel cette personne s’épanouit19. Ensuite, le droit à l’image, en tant que droit de la personnalité, est un droit des personnes vivantes. Autrement dit, la prérogative disparaît avec la personnalité c’est-à-dire concrètement à la mort. La Cour de cassation a clairement tranché en faveur de l’intransmissibilité, en affirmant dans un arrêt du 14 septembre 1999 que « le droit d'agir pour le respect de la vie privée s'éteint au décès de la personne concernée, seule titulaire de ce droit20 ». Cette solution, confirmée en matière de droit à la vie privée21, a été étendue au droit à l’image dans un arrêt du 15 février 200522. Le fondement de la protection du droit, enfin, n’est pas à rechercher dans le droit réel ou droit de propriété23. Nous ne sommes pas propriétaires de nous-mêmes. Ce droit, en conséquence, n’est pas un droit absolu qui s’oppose à tous.

Le jugement ne consacre pas un droit à l’image des personnes mortes transmissibles aux héritiers

6Relisons maintenant le jugement Rachel. « Nul ne peut, sans le consentement formel de la famille, reproduire ou livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort, quelle qu’ait été la célébrité de cette personne, et le plus ou moins de publicité qui se soit attaché aux actes de sa vie ». La dernière partie de l’attendu est parfaitement juste. La personne qui a exposé sa vie au public ne renonce jamais au droit au respect de sa vie privée ou de son image. Aucune servitude au profit du public ne peut découler de la publicité de l’image d’une personne. Aujourd’hui, la position du juge est exactement la même24. C’est donc la première partie de la solution qui mérite l’attention. « Nul ne peut, sans le consentement formel de la famille, reproduire ou livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort ». Le droit à l’image est un droit personnel. La famille ne peut donc jamais consentir à la reproduction de l’image de l’un de ses membres (mineurs mis à part). Il a été ainsi jugé que « l’autorisation administrative permettant aux réalisateurs d’un reportage télévisé de pénétrer dans un établissement pénitentiaire ne les dispense pas d’obtenir du détenu qu’ils filment le consentement qu’il a seul le pouvoir de donner25». L’on pourrait objecter que la famille donne son autorisation puisque la personne est morte. Mais l’objection ne porte pas. Si la personne est morte, elle n’a plus de droit à l’image et si elle n’a plus de droit à l’image, celui-ci n’est pas transmis aux héritiers. C’est une erreur de considérer que le droit à l’image est transmis aux héritiers. Edelman, par exemple, observe ainsi à propos de ce jugement : « Il n'est pas inutile de noter que les continuateurs de la personne du défunt possèdent un droit à l'image de leur auteur, qui leur est transmis à l'égal de tout autre bien »26. Le droit à l’image ne fait pas l’objet d’une transmission. Et surtout les héritiers ne sont pas les continuateurs de l’image de la personne du défunt. Ils exercent un droit qui est propre.

Le jugement reconnait le préjudice personnel de la famille

7Pour qui douterait de l’interprétation que nous faisons de ce jugement, la seconde partie de la motivation est sans ambiguïté. Les juges observent que ce droit « a son principe dans le respect que commande la douleur des familles et qu’il ne saurait être méconnu sans froisser les sentiments les plus intimes et les plus respectables de la nature et de la piété domestique ». Si le droit à l’image et plus largement les droits de la personnalité sont intransmissibles, les héritiers ne sont pas pour autant démunis en cas d’atteinte puisque, à défaut d’une action au nom de la personne décédée, ils disposeront parfois d’une action personnelle. Quant au fondement de l’action, deux possibilités sont envisageables : l’article 9 et l’article 1382 du Code civil. Il est possible tout d’abord que l’atteinte à la personnalité du défunt constitue une atteinte à la vie privée des proches27. La publication de l’image de la personne trouble la vie privée de la famille. Dans l’affaire du préfet Erignac (publication de l’image du préfet par le journal Paris Match, juste après son assassinat), la Cour d’appel l’avait admis en considérant que la publication de la photographie du préfet décédé « au cours de la période de deuil des proches parents […], constitue, dès lors qu'elle n'a pas reçu l'assentiment de ceux-ci, une profonde atteinte à leurs sentiments d'affliction, partant à l'intimité de leur vie privée28 ». Par la suite, la jurisprudence est venue rappeler qu’une action fondée sur l’article 9 du Code civil implique une véritable mise en cause de la vie privée des proches. Ils ne peuvent agir en leur nom propre que si la publication relative à la vie privée de leur auteur concerne également la leur29. Un arrêt du 22 octobre 2009 ancre plus clairement la jurisprudence sur le terrain de la responsabilité civile. La Cour de cassation considère, en effet, que « si les proches d’une personne peuvent s’opposer à la reproduction de son image après son décès, c’est à la condition d’en éprouver un préjudice personnel établi, déduit le cas échéant d’une atteinte à la mémoire ou au respect dû aux morts30 ». Le jugement Rachel est ici parfaitement conforme à cette décision. Le Tribunal civil de la Seine répare le préjudice personnel de la famille de Rachel causé par la diffusion du dessin. Cette publication a aggravé la douleur de la famille. La réparation ne se fait pas au nom de Rachel mais de sa famille. L’on aura compris, dans ces conditions, que le jugement Rachel a peu de chose à voir avec le droit à l’image des personnes tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il va falloir donc trouver un nouvel ancêtre.

Fig. 1 – Louis Crette, Photographie de Rachel morte, 1858.