Introduction
p. 163-166
Texte intégral
1Les juristes ne se contentent pas de réfléchir à et même de produire des images qui disent un ordre symbolique et juridique, ils convoquent aussi les images dans leur activité judiciaire. Il ne s’agit plus d’exposer et de déployer les preuves d’un ordre légitime, mais bien plus d’employer les images comme des arguments, des preuves dans des affaires portées devant la justice. Si la tradition des exécutions en effigie permettait l’exécution d’une peine judiciaire en l’absence du condamné, l’image elle-même peut faire preuve dans un procès. C’est ainsi que l’entend d’une manière assez inédite ce tailleur de pierre étranger, Anton Pilgram venu faire carrière dans la ville impériale de Vienne à la fin du XVe siècle (Ph. Zitzlsperger). Saisis dans un litige entre le conseil de ville et son corps de métier, ses défenseurs lui rendent justice eux-mêmes par un portrait sculpté, placé non sans forfanterie, dans une des églises les plus en vue de la cité. Dans ce conflit judiciaire, l’artiste revêt lui-même le vêtement des conseillers qui exerçaient la justice dans la cité. Dans une double mise en abîme, l’image ainsi prétend réparer une injustice et ériger son auteur en juge.
2L’image comme preuve efficace n’a de cesse d’être convoquée devant le juge aujourd’hui, notamment pour les affaires criminelles, tout particulièrement depuis l’invention de la photographie. Dans les procès, l’image comme preuve est envisagée le plus souvent comme une « collection de détails » selon Piyel Haldar dans un de ses articles1. La question soulevée n’est pas seulement celle de l’efficacité de l’image comme preuve, elle concerne aussi la manière dont les jurés et les juges vont la regarder. L’image comme preuve judiciaire partage avec l’image dite scientifique le privilège de pouvoir prétendre à une certaine « objectivité », c’est-à-dire à nous faire croire à ce que nous voyons. L’article de Christian Delage sur l’usage de l’image vidéo dans l’affaire Rodney King montre combien l’institution judiciaire produit ses preuves dans les deux sens du terme : issue d’un enregistrement vidéo et donc d’une machine, l’image vidéo ne semble dire que ce que les avocats ou les juges veulent bien y voir. L’idée d’une image autonome, objective, parlant d’elle-même vole en éclat devant la mise en évidence des présupposés raciaux en œuvre dans l’institution judiciaire étasunienne.
3Les procès utilisent les images mais certains sont aussi filmés. On se souvient des procès de Nuremberg en 1945, également étudiés par Christian Delage dans d’autres travaux ou du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961. Ces enregistrements filmiques sont réservés aux procès exceptionnels érigés en futurs documents d’archive. Cependant, l’entrée de la caméra dans la salle d’audience a également permis le développement d’usages nouveaux, ceux des « vrais-faux » procès ou des « fictions du réel » qu’analysent Nathalie Goedert et Ninon Maillard. Peut-on représenter la Justice ailleurs que dans une œuvre de fiction en rejouant un procès qui a déjà eu lieu ? Car le procès ici rejoué et non pas représenté dans une œuvre de fiction semble mettre en péril l’exercice même de la justice en donnant aux spectateurs le rôle interactif des jurés. Le faux procès transmis en images pourrait-il menacer la décision véritable d’un procès qui a déjà rendu sa sentence ? L’article met en évidence un aspect essentiel de notre réflexion de ce que les images font au droit et notamment les images produites par les nouvelles technologies. En bouleversant les genres iconographiques coutumiers (le selfie est-il un portrait ?), en posant la question de l’auctorialité des images, elles obligent la justice non seulement à renouveler les catégories juridiques qui régissaient le droit des images, mais aussi à retracer les frontières désormais brouillées entre fiction et réalité, une fiction capable de produire des effets de réel, comme si « le visible se transform[ait] en vérité » (N. Goedert et N. Maillard).
Bibliographie
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Haldar 2008 = P. Haldar, Law and the Evidential Image, dans Law, Culture and the Humanities, 4, 2008, p.139-155.
10.1177/1743872108091471 :Notes de bas de page
1 Haldar 2008, p. 140.
Auteurs
Université Grenoble Alpes-LUHCIE - naima.ghermani@univ-grenoble-alpes.fr
Sorbonne Université- UMR Orient et Méditerranée - caroline.michel_dannoville@sorbonne-universite.fr
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