1 La zone qui a retenu mon attention, située aux alentours de Montpellier, englobe trois diocèses – Montpellier, Lodève, Béziers – et correspond à peu près à l’actuel département de l’Hérault. Si chacun des évêchés d’étendue modeste1 qui la composent a ses propres caractéristiques religieuses2, leurs destinées s’entrecroisent, par l’intermédiaire notamment des prélats qui passent volontiers d’un siège à l’autre, possèdent des abbayes en commende et, dotés d’un fort pouvoir temporel, sont amenés à se rencontrer à l’occasion des États provinciaux présidés par l’archevêque de Narbonne.

2Marquée au XVI^e siècle par le succès du protestantisme et des affrontements confessionnels qui se poursuivent dans les années 1620, cette zone du Bas-Languedoc ne correspond pas à une frontière fixe ou définie politiquement, mais elle représente, dans la seconde moitié du XVII^e siècle, au temps de la remise en cause puis de la révocation de l’édit de Nantes, un front de catholicité, lequel se déploie au fil d’une reconquête vigoureuse passant par les missions intérieures, la multiplication des confréries3 (pénitents, Saint-Sacrement), la fondation d’établissements réguliers nouveaux, ainsi que par la force des armes. Il s’agira d’analyser ici comment l’importation de reliques des catacombes s’inscrit dans la dynamique de cette reconquête.

3De manière surprenante, la source romaine concerne peu ces diocèses4 : les 23 lots de reliques des catacombes repérés l’ont été à partir de sources locales, telles que les authentiques, leurs copies ou des récits de translation. En effet, il est rapidement apparu que les circuits de distribution, du moins dans leur version la plus élémentaire, mettaient en jeu le vicariat de Gaspara Carpegna, et qu’Avignon était une porte d’entrée privilégiée de ces reliques, ce que confirme au demeurant l’inventaire des Archives Départementales du Gard autour notamment de l’abbaye de Villeneuve-les-Avignon, trait d’union entre le royaume et le Comtat5. À l’échelle du diocèse de Montpellier, on note une forte concentration sur la ville même. La chronologie met en évidence des arrivées concentrées dans les années 1670-1680, mais qui se poursuivent dans la première moitié du XVIII^e siècle, avec quatre arrivées repérées.

4Ces particularités obligent – et les auteurs locaux du XVII^e siècle nous y encouragent – à lire les demandes de reliques des catacombes en relation avec les destructions huguenotes et la reconquête catholique. En effet, l’histoire romaine et catholique que racontent ces objets-témoins de l’Église primitive s’insère parfaitement dans la logique de l’histoire qu’écrivent les auteurs locaux au moment de la reconquête. Les corps saints des catacombes nous introduisent donc dans un jeu sur le rapport à un passé plus ou moins ancien.

Les historiographes catholiques du XVII^e siècle : martyre, destruction, réparation

5On le sait, Rome fournit « à la demande » des reliques qui peuvent venir combler un manque ; dans cette zone du Bas-Languedoc, celui-ci résulte des affrontements religieux du XVI^e et du premier XVII^e siècle, lesquels sont évoqués par des écrits catholiques en partie contemporains de l’arrivée des reliques romaines (années 1660- 1680). À suivre leurs auteurs, l’horizon des destructions de reliques anciennes, dont il est impossible de faire totalement abstraction, est omniprésent derrière l’évocation des arrivées nouvelles6.

6L’histoire de la destruction, mais aussi du sauvetage et de la réactivation des reliques anciennes fait partie de la reconstruction catholique du XVII^e siècle7; elle émane d’acteurs de la réforme catholique : André Delort, marguillier de Notre-Dame-des-Tables, dont le récit est largement repris par les autres historiens locaux – d’Aigrefeuille notamment8 ; Pierre Gariel, chanoine de Montpellier9 ; le sacristain de l’abbaye de Gellone ; Du Bosquet, évêque de Lodève puis de Montpellier, auteur d’une vie de saint Fulcran10 ; l’auteur du Harlan, ouvrage qui décrit les affrontements du XVII^e siècle11. À l’échelle du diocèse de Montpellier – le mieux documenté – les récits s’attardent sur la cité épiscopale, où étaient probablement concentrées les sacralités, et dans laquelle à plusieurs reprises le culte catholique fut totalement supprimé. Les disparitions de reliques sont d’autant plus aisées à évoquer que les marguilliers en dressaient périodiquement des inventaires12. Elles peuvent s’être produites à l’occasion de campagnes iconoclastes, mais aussi lors de la prise de possession d’églises pour le culte réformé, ou encore à cause de vols commis à la faveur des troubles. Les calvinistes s’en prennent surtout aux grandes villes, notamment aux cités épiscopales. À Montpellier, les destructions touchent l’église Notre-Dame-des-Tables, dont le mobilier et les reliques auraient été mises à l’abri au moment de son appropriation par les huguenots, puis l’argenterie fondue13; la cathédrale Saint-Pierre, attaquée le 20 octobre 156114 (son trésor va alors rejoindre celui de Notre-Dame-des-Tables à l’Hôtel de Ville) ; l’église paroissiale Saint-Firmin, choisie comme lieu de culte par les huguenots dès octobre 1561 et finalement détruite en 156815. Les couvents hors les murs sont dévastés à la suite de la cathédrale, ainsi qu’un certain nombre d’églises de la campagne16.

7Moins affecté par les destructions de lieux de culte, le diocèse de Béziers a lui aussi perdu des reliques, que ce soit au moment du sac de la cathédrale en mai 1562, lors duquel les restes de sainte Aphrodise et de saint Guiraud auraient été détruits17 ou à l’occasion de vols18 ; des inventaires dressés en 1599 et 1633 montrent toutefois qu’il reste des reliques au trésor de la cathédrale19. Il n’est pas toujours aisé de faire le partage entre destructions de type iconoclaste, vols de reliquaires et mises à l’abri des reliques20.

8Dans certains cas, la signification de la destruction par les huguenots est évidemment religieuse. L’épisode le plus spectaculaire est celui de la destruction de la relique de saint Fulcran à Lodève21, dont la forme humaine préservée explique le traitement particulier, tant par les assaillants huguenots que par la mémoire catholique. Ces actes et leur signification ont été déjà présentés par Olivier Christin22 et par Denis Crouzet23, dont les interprétations diffèrent quelque peu. La cathédrale conservait le corps presque intact de son saint évêque du X^e siècle. Le 4 juillet 1573, les protestants s’emparent de la cathédrale, la dépouillent de son mobilier et de son décor, et s’en prennent à la relique. Le récit catholique du XVII^e siècle, traitant la relique comme une personne humaine, s’attarde sur ce que ses agresseurs lui ont fait subir : attachée à une corde, traînée par les rues, pendue, aux cris de « saint Fulcran, fais miracles ! »24, la dépouille aurait résisté à chacune des attaques. Les huguenots tirent dessus à l’arquebuse, puis tentent, en vain, de la percer avec leurs piques et leurs épées ; ils essaient de la brûler mais le feu ne prend pas, finissent par la découper en morceaux et la porter à la boucherie où elle est découpée comme de la viande et vendue, à l’exception de la tête et de quelques morceaux, recueillis par les catholiques.

9L’attaque de la relique du saint évêque Fulcran est relatée comme un martyre, et l’auteur du récit, lui-même évêque, appuie ses propos sur des témoignages et des archives judiciaires. En effet, c’est François Bosquet, évêque de Lodève avant de devenir évêque de Montpellier, qui nous a laissé ce récit, dans la Vie de saint Fulcran qu’il compose en 1651, au moment même où il fait exposer dans la cathédrale ce qui reste de ces reliques. Ainsi, dans un même mouvement, le camp catholique se réapproprie le martyre et affirme le pouvoir épiscopal.

10Les restes des reliques de saint Fulcran portent désormais le martyre en eux, ils sont donc doublement reliques, comme le montrent les miracles qui ne manquent pas de se produire. Munie de ce trésor, la cité qui conserve les reliques de sa relique, n’a donc pas besoin d’une recharge sacrale qui viendrait de Rome et des martyrs des catacombes.

11Après une brève période de reconstruction, la région connaît une nouvelle vague iconoclaste dans les années 1620 : à Montpellier surtout, le 15 décembre 1621, lors de l’épisode que l’on a appelé le « grand Harlan », le culte catholique est supprimé et les églises sont détruites, notamment Notre-Dame-des-Tables25. Gignac, dans le diocèse de Béziers, voit la même année le culte catholique suspendu et les catholiques chassés de la ville pour quelques mois26.

12Indissociables des récits de destruction, les mentions de sauvetage et de mise à l’abri des reliques, notamment pendant la période entre les affrontements du XVI^e siècle et ceux du XVII^e siècle, constituent une première réaction catholique face aux négations protestantes27. Illustrant l’attachement aux reliques et comme la négation victorieuse de leur destruction, ils se rattachent de plusieurs manières à la refondation catholique.

13Dans un récit tardif et qu’aucune autre source ne vient conforter, l’historien d’Aigrefeuille raconte qu’un chanoine de Montpellier serait parvenu à sauver les corps saints de la cathédrale et les aurait confiés, à sa mort, aux consuls de sa ville natale, « Matergue28 dans la Provence », lesquels les auraient exposés dans l’église paroissiale. Vers 1596, un chanoine de Montpellier, de passage, entend parler de ces reliques qui sont l’objet d’une « grande vénération », va les voir, demande le procès-verbal. Après enquête auprès du chapitre de Montpellier, qui charge ce chanoine d’organiser la restitution,

le prieur et les consuls de Martègue, qui sçavoient la vérité du fait, crurent ne pas pouvoir lui refuser, et à son chapitre ce qu’ils demandoient, et ils lui remirent quatre petits paquets envelopez dans du tafetas rouge, chacun avec son écriteau en parchemin : le tout enfermé dans une boëtte de plomb, dont il est dit qu’il donna sa décharge aux prieurs et consuls, qu’il fit ratifier ensuite par le chapitre. Cette boëtte ayant été ouverte par l’évêque et par le chapitre, ils trouverent qu’elle contenoit des ossemens dans chaque paquet ; l’un de saint Germain, l’autre de saint Maur, le troisième de saint Christophle, et le quatrième de saint Lazare, que l’évêque de Ratte29 fit enfermer dans un reliquaire, et exposer à la vénération des catholiques qui leur rendirent le culte permis par l’Église, jusqu’aux nouveaux troubles survenus à Montpellier, pendant lesquels ces reliques furent brûlées et les cendres jettées au vent30.

14Même sauvetage manqué lors du pillage du couvent des augustins de Montpellier, également le 20 octobre 1561 : les religieux en fuite sont rattrapés sur le chemin de Nîmes, « où ils menoient une bête chargée de quelques reliques, argenterie et joyaux qu’ils avoient adroitement sorti pour les enlever à leur furie » ; les reliques sont alors « prophanées »31.

15L’histoire des reliques de Gellone est la plus rocambolesque : d’après un récit du sacristain de l’abbaye bénédictine32 en 1630, prétendument fondé sur des témoignages d’anciens religieux, les moines ont été avertis de l’approche des calvinistes par leur abbé Claude Briçonnet, également évêque de Lodève. Avant d’abandonner le monastère, ils auraient placé une partie de leur trésor, dont le bras de saint Guilhem et une relique de la Sainte Épine dans des petits tonneaux qu’ils envoient à Lodève, et enterrent le reste sous l’autel. Ils ouvrent le « saint tombeau » et enfouissent le petit coffre qui s’y trouve au cimetière Saint-Barthélémy. Lorsqu’ils reprennent possession des lieux, ils vont chercher le coffre et le portent en procession jusqu’à l’autel. Aniane aurait pareillement récupéré les reliques mises à l’abri, en 157133. D’autres reliques auraient été volées par les moines à la faveur des troubles, au début du XVII^e siècle. Une relique de la Sainte Épine se retrouve à Aniane tandis qu’une portion de la vraie croix, dérobée, se serait miraculeusement retrouvée à l’oratoire de l’Ouradou, près du village, avant d’être restituée au monastère34. Ces dissimulations de reliques permettent non seulement de les préserver des attaques iconoclastes, mais offrent également l’occasion de mettre en scène de nouvelles inventions au siècle suivant.

16Même manqués, ces sauvetages sont riches d’enseignement sur les chaînes et les itinéraires de transmission. Ils confirment, pour cette zone, l’importance de la circulation est-ouest, la Provence jouant le rôle de refuge avant de devenir source d’approvisionnement. Les récits révèlent aussi le statut indécis des reliques, entre appropriation privée et exposition publique.

17Les épreuves traversées par les établissements religieux de cette zone amènent les auteurs catholiques à présenter les arrivées de reliques romaines comme destinées à combler les pertes, et, plus encore, à participer à la reconquête catholique.

18Si la Réforme catholique commence plus tôt autour de Béziers et progresse d’ouest en est, la reprise de Montpellier par Louis XIII, après le siège, en 1622, est présentée comme une véritable refondation (le manuscrit de Delort, auteur dont la famille a été victime du « grand harlan35 », s’ouvre sur le récit du siège). Au cours du XVII^e siècle, la topographie urbaine et cultuelle de Montpellier est totalement remodelée, y compris, fait rare, le réseau paroissial36 : les deux anciennes paroisses, Saint-Denis et Saint-Firmin, ont disparu, Notre-Dame-des-Tables devient une église paroissiale en 1658 et une ordonnance d’évêque subdivise finalement la cité en trois paroisses : Notre-Dame, Saint-Pierre et Sainte-Anne37. Au terme de ce processus, vers 1655, Montpellier fait figure de ville catholique – bien que les protestants y soient encore nombreux38 – tandis que les églises environnantes souffrent encore de l’effet des destructions39. Les affrontements religieux n’ont donc pas eu des effets uniquement matériels, mais aussi institutionnels et topographiques.

19En effet, alors qu’au Moyen Âge les établissements religieux se situaient presque tous hors les murs de la ville, les opérations militaires de 1562 puis de 1621 ont entraîné l’arasement des faubourgs et la démolition des couvents mendiants40. Les nouveaux ordres religieux, notamment les jésuites et les capucins41, jouent un rôle décisif dans la réforme catholique, et l’invasion conventuelle, particulièrement intense entre 1622 et 1655, se traduit sur le plan spatial par la conquête de l’intra-muros. Le vide de reliques est souligné et le XVII^e siècle va devoir le combler, d’une manière ou d’une autre. À proximité de Montpellier, les deux grandes abbayes bénédictines rejoignent la congrégation de Saint-Maur et se reconstruisent aussi sur le plan matériel.

20Ces conditions particulières contribuent à expliquer la concentration des reliques romaines sur la cité épiscopale, Montpellier faisant figure d’hinterland catholique. Elles expliquent aussi leur arrivée majoritaire – 16 lots sur les 23 repérés – dans les couvents de Mendiants et des ordres nouveaux, l’aspect conquérant des martyrs romains s’accordant assez bien avec la stratégie missionnaire de ces congrégations. Le message des acteurs de la reconquête – remplacer les reliques perdues pendant les troubles – est redoublé par celui que délivrent les ossements des catacombes, annonciateurs de renouveau.

21Le mouvement même du protestantisme procède d’un rejet du passé récent, celui de l’Église chrétienne du Moyen Âge, au nom d’un passé plus ancien, celui de l’Église des premiers temps. Face à cette affirmation, l’exploitation et l’importation des reliques des catacombes représentent un moyen de se réapproprier l’antiquité chrétienne, référence ultime de la controverse. Dans des régions comme le Bas-Languedoc qui ont été victimes d’un iconoclasme important aux XVI^e-XVII^e siècles, le recours aux reliques est un moyen non seulement de répondre à un besoin, mais aussi d’effacer le passé récent, celui des destructions de reliques, en exaltant celui de l’Église des premiers temps. Ces reliques « nouvelles » sont plus anciennes que les autres, et tirent leur légitimité, précisément, de leur ancienneté.

Donateurs et circulations : reconquête et refondation

22Dotés d’une autorité non seulement religieuse mais aussi politique, fortement impliqués dans la reconquête catholique, les évêques mènent une action décisive dans la réception des reliques, sans que l’on puisse suivre à chaque fois l’ensemble de la chaîne de transmission.

23S’impose ainsi la figure de François Bosquet, prélat originaire de Narbonne, qui a d’abord fait ses armes comme intendant de Guyenne, puis du Languedoc, grâce à la protection du chancelier Séguier ; il accède ensuite à l’épiscopat, à Lodève, puis à Montpellier (1655-1676)42. Auteur d’une vie de saint Fulcran, son lointain prédécesseur sur le siège de Lodève, c’est lui qui relate le « martyre » de sa relique. Plus tard, François Bosquet sera le premier importateur de reliques des catacombes et le promoteur des confréries du Saint-Sacrement dans le diocèse de Montpellier43, et il convient de souligner la cohérence de ces deux types d’actions, bien que les reliques arrivent plutôt en ville tandis que les confréries concernent le reste du diocèse : même chronologie, même rapport à Rome, même volonté affichée de répondre aux « blasphèmes et profanations » des huguenots.

Fig. 1 – Carte des implantations : les armes de la reconquête catholique.

24Delort et d’Aigrefeuille, les deux historiens locaux, mentionnent ce qu’aucune authentique ne vient confirmer : la translation solennelle, organisée à Montpellier en 1659, des reliques rapportées par François Bosquet, probablement pendant son séjour à Rome en 1654, pour en pourvoir la cathédrale et l’église Notre-Dame-des-Tables44 et, ainsi, accompagner le remodelage de la carte paroissiale :

Mr Bosquet evêque de Montpellier étant parvenu à cette place en 165745, voulut remplacer en quelque manière les Reliques des Saints que les Huguenots avoient enlevé de l’Eglise de Notre-Dame des Tables, il lui destina une partie de celles qu’il venoit de recevoir de Notre Saint Pere le Pape, qu’il avoit fait enchasser dans quatre bustes dorés : à cette occasion il renouvella dans Montpellier une cérémonie qu’on n’y avoit pas vû depuis près de cent ans ; ce fut de les porter à Notre-Dame en procession solemnelle : les rues étoient tapissées ; tous les prêtres du Sinode qui se tenoit alors, marchoient deux à deux, Mr l’Evêque et Mr de Brignon prévôt de la cathédrale portoient sur leurs épaules un de ces bustes posé sur un brancart, et surmonté d’un pavillon, six prieurs du diocèse portoient les trois autres, et la procession suivie des Trésoriers de France, du Présidial et des Consuls, étant arrivés dans l’Eglise on y déposa les Saintes Reliques ; Mr de Bosquet fit à ce sujet une de ces prédications instructives qu’il sçavoit si bien faire ; et ayant laissé à Notre-Dame les reliques de St Faustinien et de Ste Agnes, il raporta dans le même ordre à St Pierre celles de St Lucius et de Ste Silvie qu’il avoit destiné pour sa cathedrale46.

25La coïncidence avec le synode, et donc la présence massive du clergé dans la ville, montrent que le prélat a recherché la visibilité maximale pour cette cérémonie à laquelle les citadins participent en décorant les rues47.

26Autre exemple : celui de la famille d’origine florentine Bonzi, dont cinq membres se succèdent sur le siège épiscopal de Béziers tout en étant présents, personnellement ou institutionnellement, dans les trois diocèses. Rappelons que Béziers fait figure de base arrière catholique à partir de laquelle s’étend la reconquête, et que, comme le montrent les visites ad limina, la conception de la réforme catholique développée par ses évêques est, dès le début du XVII^e siècle, très romaine48. Le dernier de la dynastie, le cardinal Pierre de Bonzi (1631-1703), évêque de Béziers de 1659 à 1669, est aussi abbé commendataire de Gellone (au diocèse de Lodève) et d’Aniane (au diocèse de Montpellier) à partir de 1659, et très présent à Montpellier où il possède une maison et célèbre des messes dans toutes les grandes occasions : en 1687 encore, il participe au Te Deum chanté dans la cathédrale de Montpellier pour la guérison du roi49.

27Pendant qu’il est évêque de Béziers, il réside peu, pris par des missions diplomatiques à Venise et en Pologne. Le 10 août 1671, Pierre de Bonzi, déjà titulaire d’une bonne demi-douzaine d’abbayes prestigieuses, est nommé grand aumônier de la reine Marie-Thérèse. Le 22 février 1672, il est élevé à la pourpre par Clément X. En 1673, il échange l’archevêché de Toulouse, obtenu en 1669, contre celui de Narbonne, et devient ainsi président des États de Languedoc ; les évêques de Montpellier, Béziers et Lodève deviennent donc ses suffragants. Liens avec l’Italie, cumul des bénéfices, fonctions politiques, déplacements en Europe et rôle d’intermédiaire entre le roi, la province et l’Église50, en font par excellence un distributeur de corps saints. On lui connaît par ailleurs des qualités d’amateur d’art et de collectionneur qui ont probablement aiguisé son intérêt51.

28Plusieurs reliques, romaines ou non, arrivent par son intermédiaire. Ainsi, il apporte à l’église Notre-Dame-des-Tables des reliques de saint Roch52, saint local par excellence, qu’il a rapportées ou fait rapporter de Venise à la fin de son ambassade, en septembre 1665, pour les exposer dans la chapelle Saint-Roch de cette église. Toujours depuis Venise, il envoie au chapitre de Béziers un fragment d’une côte de saint Nazaire, qu’il a reçu de l’archevêque de Milan ; la relique parvient à Béziers en mars 1665, et est pieusement conservée à la cathédrale dans l’attente des cérémonies de translation53.

29Que les reliques soient romaines ou non, il s’agit de rendre leurs sacralités aux nouvelles églises et Bonzi s’y emploie activement. Ainsi, en 1665 il fait don d’un fragment du bras de sainte Concorde « et plusieurs autres » aux religieuses de la Visitation de Montpellier : la relique lui a été donnée par le cardinal-vicaire, « son éminence le cardinal Carpineo »54. Elle est « enchâssée dans un reliquaire de bois couvert de tafetas rouge avec une dantele d’or vitré d’un cristal devant et aux deux bouts ». L’évêque François Bosquet, après l’avoir examinée, permet aux sœurs de la Visitation d’exposer cette relique à la vénération des fidèles. Ce geste n’est pas uniquement la participation d’un prélat au rayonnement d’un ordre nouveau dans la ville de Montpellier ; en réalité, le don de ces reliques est destiné à ses nièces, Gabrielle et Marie-Henriette de Castries, elles-mêmes religieuses dans ce couvent. Les reliques sont donc appropriées à la fois par l’individu et par la collectivité : Bonzi les offre à ses nièces, à la fois en tant que nièces et en tant que membres d’une communauté religieuse55.

30L’association entre les familles Bonzi et Castries a été scellée par le mariage en 1644 de la sœur aînée de Pierre, Isabeau de Bonzi, avec René-Gaspard de Castries56 qui occupe de nombreuses fonctions militaires : gouverneur de Montpellier, lieutenant général des armées du roi, lieutenant général au gouvernement de Languedoc57. On estime que ce second mariage a parachevé son ascension, et c’est par l’intermédiaire de Pierre de Bonzi, par exemple, qu’il obtient du pape Clément IX une bulle l’autorisant à faire célébrer la messe dans son château58.

31Dans le contexte de persécution des protestants, Pierre de Bonzi accompagne les dragonnades59. Le placement de reliques, de la part de ce prélat très lié à la monarchie et à ses agents, comprend donc une forte dimension politique ; il associe l’évergétisme et le caractère militant que l’on prête aux reliques romaines. De même, en tant qu’abbé commendataire d’Aniane, Pierre de Bonzi contribue au financement des festivités qui accompagnent la translation des reliques romaines en septembre 1682. Connue par une source à la fois monastique et municipale60, cette translation sur laquelle on reviendra possède simultanément une dimension urbaine, une dimension monastique – mise en scène de la célébration des reliques par des « filles modestes comme des anges représentant dans leurs habits toutes les fondatrices des ordres » – et une dimension dynastique puisqu’elle est l’occasion de célébrer la naissance du duc de Bourgogne.

32Les visites pastorales révèlent que le cardinal de Bonzi a également gratifié quelques paroisses de reliques qu’il aurait fait venir. Saint-Geniès des Mourgues possède « un bras de St Genies martyr enchassé dans un petit dome de bois doré avec trois cristaux qui fust porté de Rome par son éminence le cardinal de Bonzy »61 ; le choix de cette paroisse ne doit rien au hasard. Voisine de Castries, elle formait une enclave dans le marquisat et c’est à des fins de préservation du patrimoine qu’avec l’aide de son beau-frère Bonzi, le marquis de Castries y place trois de ses filles comme religieuses : Louise († 1705), en est d’abord abbesse ; sa sœur Marie († 1723) lui succède ; enfin, Renée-Angélique, religieuse à Saint-Géniès des Mourgues, en finit abbesse à la suite de ses sœurs62. La visite pastorale de 1688 mentionne des reliques de la terre du saint Sépulcre, de saint Jean l’Évangéliste, de saint Philippe et saint Jacques et de saint Bauzile « trouvées il y a quelques années » dans la paroisse de Puechabon63, dont Pierre de Bonzi est seigneur ; celles-ci ne viennent pas des catacombes, mais ont été découvertes dans ces mêmes années 1678-1682 et se sont manifestées par au moins un miracle64.

33Par ailleurs, la source romaine indique que Pierre de Bonzi obtient un corps entier en décembre 1689 ; il est alors archevêque de Narbonne et continue donc à distribuer des reliques65. Sans que l’on sache de quelle nature est son lien avec la maison destinataire, il fait encore un don de relique aux carmélites de Lyon, comme en témoigne une « Attestation délivrée par Martial Chanut, conseiller du Roy, abbé d’Issoire, visiteur général des Carmélites de France, certifiant que Monseigneur l’évêque d’Amiens, en vertu des pouvoirs à lui confiés par Monseigneur l’Archevêque de Paris, a, le 6 mars 1680, détaché d’une partie notable du corps de Saint Victor donné quelques années auparavant par le Cardinal de Bonzy au monastère des Carmélites de la rue de Bouloy, à Paris, un os crux et un tibia qu’il lui a remis pour les envoyer aux Carmélites de Lyon, qui reçurent ces reliques avec ladite attestation pouvant servir d’authentique le 25 novembre 1680 ». On sait que d’autres reliques données dans la même maison le sont par des membres de la famille des religieuses. L’archevêque de Lyon autorise l’exposition publique de ces reliques et permet aux religieuses d’en faire l’office (31 janvier 1681).

Paroisses rurales et ordres réguliers

34À part les implantations liées à Pierre de Bonzi et déjà évoquées, les visites pastorales66 qui abordent systématiquement la question ne mentionnent de reliques romaines que dans quelques paroisses, sans qu’il soit possible de reconstituer les modalités de leur arrivée, ce qui confirme le caractère lacunaire des données disponibles : Agonès, Frontignan67, Saint-Jean-de-Vedas68, Saint-Geniès-des-Mourgues69 et peut-être Montferrier70. À Mireval, l’arrivée date du début du siècle suivant71.

35La carte des implantations ne serait pas complète si l’on n’y ajoutait les nombreuses reliques qui arrivent de Rome par les filières internes des ordres religieux, comme si chaque couvent d’hommes ou de femmes souhaitait disposer de ses reliques des catacombes : ainsi, à Montpellier, les carmes (en 1686), les carmes déchaux (en 1671 ?), les capucins, les trinitaires, les ursulines, les visitandines en reçoivent et les exposent à la vénération. À cette logique de refondation matérielle et spirituelle contribuent aussi les fêtes pour la canonisation des saints récents de tel ou tel ordre. Comme c’est souvent le cas, la dynamique des ordres nouveaux passe par la promotion conjointe des saints modernes et des saints très anciens, mais nouveaux-venus, des catacombes.

36Chez les capucins par exemple, la réception des corps saints accompagne la stratégie missionnaire et le caractère anti-protestant très affirmé dès l’origine de l’activité de cet ordre. Le couvent de Montpellier, établi dès 1609 dans un contexte tendu, puis évacué pour se réinstaller en 162272, reçoit plusieurs reliques romaines dont les authentiques ou les approbations sont conservées. Les premières sont apportées de Rome par le Père Antonin de Sauveterre (authentique datée de 1671, approbation par le vicaire général de Montpellier en mars 1678). D’autres reliques, de sainte Marguerite, apportées à une date et suivant un circuit inconnu, sont examinées par l’évêque en 1741. Les circulations s’effectuent parfois d’un établissement à l’autre : les archives gardent la trace d’un don de reliques par Louis de Baradat, évêque comte de Vabres, au Père gardien du couvent capucin de Béziers, en 1677. Mais le certificat se trouve dans le fonds des capucins de Montpellier, ce qui donne à penser que les reliques y ont finalement échoué73. Ce déplacement du Nord-Ouest vers le Sud-Est correspond à l’un des courants majeurs du recrutement sacerdotal de cette époque74 : des hautes terres des diocèses de Vabres et de Rodez vers la plaine littorale.

37Les capucins sont également présents à Béziers dès 1584, à Frontignan, à Lunel où ils s’installent en 1641 à la demande des catholiques de la ville, et même à Ganges, bastion du protestantisme. La consultation des visites pastorales75 les montre très actifs sur le terrain, missionnant, remplissant le rôle de secondaire, par exemple dans la paroisse de Saint-Baudille-le-Putois. À Ganges, en pleine guerre des camisards, en 1703, une lettre du maréchal de Montrevel leur annonce l’envoi de fusils, de poudre et de balles, pour se « garantir des insultes que les rebelles pourroient vous faire ». Dans la même liasse que ce dernier document, on trouve dans le fonds des capucins de Ganges la copie d’une autorisation, malheureusement non datée, donnée par le vicaire général de Montpellier d’exposer des reliques de vingt saints des catacombes dans l’église des capucins76. La dimension combattante associée à l’évocation du martyre se prête particulièrement à leur présence en ce lieu.

38Si les ordres mendiants concentrent la plupart des réceptions et suivent pour cela, le plus souvent, des filières propres à chaque congrégation, les abbayes bénédictines ne restent pas à l’écart du flux de reliques et savent aussi utiliser les ressources de leurs correspondants à Rome.

39Ainsi les deux abbayes d’Aniane et de Gellone (ou Saint-Guilhem), doivent être étudiées en parallèle. Voisines mais ne dépendant pas du même évêque, également éprouvées au XVI^e siècle, elles adoptent toutes deux la réforme de Saint-Maur au moment de leur reconstruction : Saint-Guilhem en 1632, Aniane en 1635. Dans le contexte anti-protestant des années 1680, la réactivation des reliques de l’une fait rejouer une rivalité fort ancienne, à partir de l’événement apparemment fortuit de la redécouverte des restes de saint Guilhem, le 5 septembre 167977. Le personnage-clé de cette nouvelle invention est le prieur, Gabriel Le Comte, qui, voulant restaurer l’église, a fait démolir l’autel de Saint-Guilhem, ce qui aurait mis au jour les ossements et une inscription sur une lame de plomb de 1138, ayant valeur d’authentique, que l’on croyait perdus. Ces travaux auraient eu lieu dans le cadre d’un vœu de dom Gabriel Le Comte en 1678, et donc d’une première intervention du saint78. La découverte de ces reliques, événement marquant de la période, donne au prieur l’occasion de relancer le culte de saint Guilhem79. Les restes sont installés le 20 mai 1680 dans une nouvelle châsse de bois doré, en présence de toute la communauté et du vicaire général de l’évêque de Montpellier. Une vague de miracles, principalement entre 1680 et 1685, vient couronner l’entreprise. Les archives ont conservé les procès-verbaux de toute une série de guérisons80. Une inondation le 12 octobre 1681, en particulier, épargne miraculeusement les moines. À vrai dire, ces miracles intéressent uniquement une population locale ; ils n’en témoignent pas moins d’une certaine adhésion des habitants du lieu. L’année suivant l’inondation, le prieur décide de solenniser la fête de la translation des reliques effectuée le 6 mars 113881.

40Or, quelques mois avant cette invention, a eu lieu le 28 avril 1679 la pose de la première pierre de l’église abbatiale d’Aniane, en présence du cardinal Pierre de Bonzi, abbé commendataire et archevêque de Narbonne, des évêques de Montpellier (Charles de Pradel), Béziers (Armand Jean de Rotondy de Biscaras) et Lodève (Jean-Antoine de La Garde de Chambonas), de toute la communauté religieuse d’Aniane, des moines d’autres abbayes, des notables et des habitants d’Aniane82.

41L’émulation entre les deux abbayes en pleine reconstruction constitue donc le cadre dans lequel Aniane, qui n’a plus de reliques, va recevoir à deux reprises des corps saints des catacombes, en 1681 et 1682. Ceux-ci arrivent à Aniane par la filière bénédictine, depuis Villeneuve-lès-Avignon. Le procès-verbal de la réception, connu par une source à la fois municipale et monastique83, précise en effet que le 26 octobre 1681 que

le RP Don Louis Tardy, prieur de l’abaye St Sauveur d’Aniane de la congregation de St Maur ordre de St Benoist apres avoir gemy longtemps en secret sur l’estat deplorable de lad abbaye que la fureur des heretiques calviniste despouiha de ce qu’elle avoit de plus sacré dans les dernieres guerres sivilles, et oza bien porter ses mains sacrileges sur plusieurs reliques de grandz saints dont elle estoit enrichie, auroit menagé avec soin les occazions quy se sont presantées pour luy en procurer des nouvelles, et ayant apris que le RP don Claude Sallesse, lors prieur de l’abbaye St André de Villeneuve les Avignon et maintenant de celle de Saint-Chinian dioceze de St Pons, auroit recouvré un pettit coffre venu de Rome dans lequel estoit enfermées de reliques considérables de Saints martyrs de Jesus Christ Benigne, Claude, Angel, Honnoré, Severe et Pauline deuement authantiquées par l’eminentissime cardinal Carpiny vicaire general de nostre tres st perre le pape Inocent XIe a present seant et son juge ordinaire dans la ville de Rome et district. Il auroit tres humblement prié led RP prieur de luy voulloir acorder lesd stes reliques contenues dans led coffre, ayant esté ouvert avec ceremonies et dans les formes acoutumées par monsieur l’abbé de St Michel vicaire general de monseigneur l’illustrissime et reverandissime esveque de Montpellier en son absance, il auroit permis que lesd reliques fussent exposées à la veneration des fidelles dans lad esglize abbatialle.

42Nous disposons d’un récit circonstancié de la translation solennelle, qui s’ouvre par une messe avec exposition du Saint-Sacrement. La procession se rend d’Aniane jusqu’au pont de Saint-Guilhem où elle rencontre une procession venue du village voisin et composée de la même manière. Les réjouissances mettent donc en scène l’union des deux abbayes. Les moines de Saint-Guilhem participent également à l’octave.

43L’adhésion de la population d’Aniane est soulignée par le récit : rues tapissées et jonchées d’herbe comme pour les processions du Saint-Sacrement, présence de 200 filles et enfants vêtus de blanc, à l’image des martyrs romains honorés, participation des pénitents blancs, du vicaire de la ville, des prêtres et religieux de l’abbaye qui portent un cierge, des notables. La procession fait la part belle à la jeunesse ; elle évoque aussi le martyre, avec les palmes, les lauriers et les sentences de l’écriture sainte que les enfants et jeunes filles tiennent à la main. Les châsses sont portées par 12 pénitents vêtus de dalmatiques rouges, couleur du martyre, et gardées par 24 hallebardiers. Présents en tête de cortège, la mousqueterie et les étendards représentant les saints renforcent le caractère guerrier.

44Lors de la jonction des deux processions, l’ambiance sonore est assurée par des salves de mousqueterie, puis des chants des filles et des enfants en l’honneur des saints. Le prieur de Saint-Guilhem, dom Gabriel Le Comte, prononce un sermon, la procession d’Aniane rejoint l’église abbatiale ; « à la porte Saint-Guilhem, les consuls, le juge et le viguier ont remis les clefs de la ville aux reliques par l’intermédiaire du prieur d’Aniane, qui les a déposés sur l’autel ». On célèbre ensuite les vêpres et la bénédiction du Saint-Sacrement.

45Le succès de cette translation encourage sans doute une nouvelle livraison, l’année suivante, de reliques des catacombes, toujours par le biais de la filière mauriste, et toujours sous prétexte de remplacer les sacralités perdues au siècle précédent : le 22 septembre 1682,

le reverand pere don Louis Tardy, prieur de l’abbaye d’Aniane dont le zele se rand tous les jours plus esclatant par les soins infatigables qu’il prand de reparer les antiennes pertes de l’abbaye et par les soins enpressemens qu’il se donne de l’enrichir des presens tresors des reliques des SS pour tenir la place de celles dont elle fust despouillée cruellement par la barbarie des heretiques pandant les guerres civilles en ayant obtenu des très insignes des SS martirs Honnoré, Clair, Boniface, Celestine, et Colombe de la liberalité de nostre tres saint pere le pape Inocent onziesme à presant seant par l’entremize du RP Gabriel Flanbard, procureur en la cour de Rome de la congregation de St Maur84, leur a fait dresser de reliquaires autant riches que le peut permettre l’estat presant de son monastere dans lesquels il enferma lesdites saintes reliques apres avoir sollennellement beny lesdits reliquaires, les premiers le dixneufiesme juillet de la presante année dans lesquels furent mizes les reliques de St Clair et de Ste Celestine en presance d’un grand concours de monde, et le dernier le vingt troisieme aoust de ceste année mesme ou fust enfermée la cuisse de St Honoré, jour heureux par la rancontre de deux solemnités egallement remplies de joye puisque ce mesme jour le Te Deum fut chanté dans la meme esglize abatialle en action de graces du don que Dieu a fait à la France de la personne de Monseigneur le duc de Bourgoigne premier né de Monseigneur le dauphin85.

46La translation ressemble à celle de l’année précédente, à ceci près que ce n’est plus vers le nord-ouest mais vers le sud – vers Gignac – que se dirige la procession ; Gignac, village voisin mais dans le diocèse de Béziers, dont le vicaire est venu vénérer ces reliques « accompagné d’un nombre considérable de filles modestes comme des anges représentant dans leurs habits toutes les fondatrices des ordres »86. La nouveauté de cette procession tient aussi à son association avec la célébration dynastique : le soir, une pyramide à la gloire du roi et du dauphin est dressée, un feu de joie est allumé au son des cloches, manifestation de l’attachement de la ville à Louis XIV financée par les moines et leur abbé commendataire.

47Les deux célébrations seront toutefois éclipsées par celle qui se déroule l’année suivante, le 11 février 1683, jour de la fête de saint Benoît d’Aniane, choisi pour la bénédiction de la nouvelle église abbatiale et la consécration de son grand autel87. Il ne s’agit plus, cette fois-ci, d’inventer les reliques de saints inconnus dont on célèbre le martyre, mais de récupérer les restes du Père fondateur, sur lequel se fonde en partie l’identité urbaine, comme en témoigne la crosse d’or sur les armes de la ville. Ainsi, un Abrégé de la vie de saint Benoît dédié pour l’occasion aux consuls d’Aniane explique :

La ville d’Aniane apres avoir esté privée pendant neuf ciecles des reliques de son bienheureux père et fondateur en a esté enfin consolée par la pieté et devotion de monseigneur l’éminentissime cardinal de Bonsy, qui est maintenant le tres illustre abbé du monastere de St Benoist de cette ville, ce grand prince a beaucoup fatigué pour obtenir ce don pretieux, depuis que le R Pere dom Louis Tardy, prieur de cette abbaye, luy eut presenté une tres humble requeste au nom de tout son chapitre et de sa communauté, mondit seigneur n’a cessé de solliciter le tres haut et tres puissant prince monseigneur Guillaume de Furstembert archevêque de Strasbour qui enfin les luy a envoyées, et ont esté exposées à la veneration du peuple chrestien par monseigneur le cardinal qui les a enchassée dans une riche chasse d’argent qu’il a fait faire88.

48La translation solennelle, sous la présidence du cardinal de Bonzi, ressemble par bien des aspects aux deux précédentes, à ceci près que ses caractéristiques sont plus cléricales et qu’elle se limite à l’intra-muros, effectuant un trajet circulaire qui passe par les différentes églises du lieu.

49Cette cérémonie est aussi l’occasion de décréter une indulgence pour le jour de la fête de saint Benoît, et le chroniqueur insiste sur l’affluence du peuple venu rendre hommage au saint fondateur et à ses reliques, lesquelles, semble-t-il, sont plus à même que celles des martyrs romains de rivaliser avec les restes de saint Guilhem retrouvés à Gellone. Les reliques des catacombes font figure une fois de plus de reliques par défaut, utilisées faute de mieux et vite oubliées dès que des ossements plus riches de sens sont obtenus.

50On voit à travers tous ces événements la place éminente occupée par le prieur d’Aniane, Louis Tardy. Ce personnage continue à jouer un rôle décisif dans les échanges de reliques entre établissements mauristes languedociens. Il devient par la suite supérieur du monastère de Notre-Dame de Rochefort, important sanctuaire de pèlerinage qui a rejoint la congrégation de Saint-Maur en 1637, et dont Robert Sauzet a souligné les liens, institutionnels et financiers notamment, avec l’abbaye et les habitants d’Aniane89. Il y retrouve des saints des catacombes : peut-être afin de relancer le pèlerinage, l’abbaye de Rochefort a en effet fait venir à plusieurs reprises des reliques de martyrs romains90. Or en 1684 Louis Tardy donne des reliques au prieur de Lirac91. On le voit encore, cette fois en tant que prieur de Saint-Baudile en 1692, se faire envoyer des reliques de ce saint par le vicaire de Puéchabon (diocèse de Montpellier) et les exposer dans son monastère92.

51Quittons les mauristes afin d’examiner, pour finir, la circulation plus diffuse des saints catacombaires dans les réseau des carmes. Parmi les réceptions de reliques dans cet espace languedocien, deux retiennent en effet l’attention car l’itinéraire qu’elles ont suivi relève de transmissions plus complexes. C’est d’abord celle que reçoivent les carmes de Montpellier, en 1687, par l’intermédiaire de Louise Adélaïde Thiange, duchesse de Sforza, qui les a obtenues le 9 juin 1686, à Rome, de l’évêque de Porphyre. On ignore pour quelle raison et dans quelles circonstances cette grande dame bien introduite à la cour de France donne deux des trois reliques obtenues, dès le lendemain, au carme Prosper de Saint-Claude, du couvent de Montpellier. L’approbation de l’évêque Charles Pradel date du mois de février 168793.

52Quant aux carmes déchaux de Montpellier, les reliques des catacombes que l’évêque Charles-Joachim Colbert installe dans l’autel de leur chapelle en 1707 proviennent du don, à une date inconnue, d’un modeste prêtre collectionneur de reliques, François La Croix, originaire du diocèse de Rodez94. Prêtre itinérant, celui-ci a su puiser à diverses sources d’approvisionnement : on sait qu’il a reçu, le 20 mai 1667, à Vienne, une vingtaine de reliques des catacombes, données par l’un de ces religieux de Saint-Antoine de Vienne qui figurent si fréquemment parmi les demandeurs dans la source romaine. Muni de ce trésor, il exerce dans les environs d’Aix-en-Provence. Une attestation des consuls et habitants nous apprend que ce collectionneur de reliques a passé quatre ans à Jouques, ancien lieu de résidence des archevêques d’Aix,

la premiere année a la cure et les troys autres suivantes les escolles de cedit lieu à la satisfaction et contantemant des habitans, et partant de ce lieu pour s’en aller a son pays, faisant conduire une beste chargée de deux coffres d’ardes et ung grand sac, dans lesquelz coffres il y a une chapelle entiere, scavoir ung callice d’argent, une chasuble aube etc, qu’il a fait faire pandant qu’il a demeuré a sedit lieu de Jouques, et aussy ung ymage de la sainte Vierge dorée et ung grand rellicaire bruny d’argent de vingt deux sortes de relliques et le reste ce sont ardes95.

53L’archevêque d’Aix Jérôme Grimaldi a reçu de l’évêque de Porphyre Ambrogio Landucci des reliques extraites du cimetière de Saint-Cyriaque, dont les noms se trouvent dans l’authentique signée de l’évêque de Porphyre, datée du 4 juillet 1667 (martyrs sainte Lucie et Agapit), et les a données à l’église paroissiale de Jouques et à son vicaire perpétuel M^e Rousset, docteur en théologie96. La source romaine mentionne en effet le don d’un corps entier au cardinal Grimaldi en 1657, puis d’un autre en juillet 166197. Lorsque François La Croix quitte Jouques, en 1671, le curé Gaspard Rousset lui fait don de ces fragments de reliques – récompense ou échange de service ? – et atteste par écrit qu’il a desservi dignement la paroisse, administré les sacrements, et pendant trois ans a dirigé l’école du lieu, faisant preuve de vertu et de piété.

54Par ailleurs, François La Croix aurait obtenu d’autres reliques du cardinal Grimaldi, pour la chapelle de Saint-Sébastien, chapelle hors les murs de Gardanne qu’il a restaurée et desservie, comme en témoigne la supplique en italien conservée dans le même dossier :

Le prêtre François Lacroix du diocèse de Rodez, très humble suppliant de Votre Seigneurie Illustrisisme, la supplie de daigner lui concéder ces quelques reliques pour une chapelle de Saint Sébastien restaurée par ledit suppliant, située dans la paroisse de Gardane dans le diocèse du Seigneur Cardinal Grimaldi, en raison de l’abondance du nombre de dévots de la chapelle susdite, ledit suppliant ayant les pièces publiques requises et attestations de vita et moribus98.

55S’il manque un maillon à cette chaîne de transmission, elle ne s’en déploie pas moins sur le temps long : un document dactylographié de 193299 cite l’acte de 1707, par lequel Charles-Joachim Colbert installe ces reliques dans l’autel Saint-Joseph de l’église des Carmes, lors de sa consécration ; elles y restent jusqu’à la Révolution. En 1792, elles auraient été récupérées par un jardinier, puis données à la confrérie des pénitents blancs, alors en plein renouveau100, laquelle désire les remettre à l’honneur, ainsi que la pierre d’autel dont elles ont été extraites, en 1932. Derrière les arguments du prieur de cette confrérie, on perçoit l’épaisseur historique qui s’attache à ces reliques et aux documents qui les accompagnent.

56La circulation des reliques catacombaires dans cette zone illustre en bien des points la logique de reconquête et de refondation catholique. Remettant au jour d’antiques sacralités, elle affirme, face aux ruptures protestantes, l’antiquité et la continuité de l’Église romaine. Ces corps saints venus de Rome par des circuits variés, et par l’intermédiaire de personnages les plus divers – de l’illustre cardinal au modeste maître d’école – viennent non seulement combler un manque, mais aussi fonder une nouvelle carte du catholicisme. Localement, à Montpellier, leur réception accompagne le remodelage de l’espace urbain. À l’échelle régionale, l’analyse du circuit suivi par les reliques confirme des observations faites pour l’ensemble du royaume de France : elle met en évidence le rôle du Comtat Venaissin comme porte d’entrée, et la filière d’approvisionnement constituée par les antonins de Vienne. Dans le contexte d’affrontement confessionnel de la fin du XVII^e siècle, la distribution des reliques romaines et la mise en scène de leurs translations, portées par des prélats proches du pouvoir et bien ancrés localement, revêtent aussi une forte tonalité politique. Enfin, si les filières d’acheminement sont diverses, elles utilisent et viennent conforter des réseaux préexistants, et font rejouer parfois d’anciennes rivalités locales, appelées à perdurer.