1De republica et De legibus étant mal connus aux XIII^e et XIV^e siècles, la grande diffusion du De officiis concentre la pensée politique de Cicéron dans sa perception médiévale vers le gouvernement de l’individu plus que celui de la cité. Une large part des préceptes retenus tient de l’ascèse sociale. Toutefois, la conception cicéronienne des institutions n’est pas étrangère au lecteur médiéval. Les propos des plaidoiries devant César, les Philippicae et les condamnations In Catilinam reflètent à la fois l’État républicain et les mesures que Cicéron appelle de ses vœux pour en assurer la conservation1. De ce fait, les conditions matérielles d’une inspiration cicéronienne existent dans le monde communal. Comment l’évaluer ? Ce chapitre réunit des sources complémentaires, entre réflexion juridique sur les pouvoirs et normes urbaines. Toutes perçoivent la communauté comme un ensemble unitaire : de ce fait, elles rendent caduques les recommandations comportementales individuelles qui ont constitué le socle de la postérité civique de Cicéron.

13.1. Statuts communaux et libri iurium : une tutelle tardive

2Les textes normatifs sont le reflet de la culture à la fois gouvernementale et rhétorique des milieux juridiques et notariés en charge de leur formulation. C’est en ce sens que les statuts et libri iurium communaux ont été interprétés par les historiens comme l’expression d’une conscience institutionnelle et, de ce fait, comme le lieu d’exposition d’une idéologie propre au groupe dirigeant2.

3L’originalité de cette composition réside prioritairement dans le préambule, qui expose les principes généraux ayant guidé l’élaboration des lois et justifie l’application de ces dernières. Ces introductions vantent communément les bienfaits de la justice, la nécessité de la concorde ou la réalisation des plans divins par la recherche de la paix. Aucune compilation des préambules de statuts n’a été proposée à ce jour3. Toutefois, Massimo Giansante a mené ce travail de collection pour Bologne, de 1245 à 1285, et donne ainsi accès à une généalogie des textes à l’échelle d’une ville4. Il constate que, malgré leur formation juridique, les notaires bolonais tentent d’établir un répertoire de référents alternatifs au Corpus iuris civilis – alors associé au pouvoir impérial. Les auteurs privilégient les citations bibliques ainsi que le recours à quelques figures classiques, parmi lesquelles Ovide, Horace ou Virgile5. Cicéron, quant à lui, est absent des textes. Ce silence peut surprendre, le rhéteur étant fréquemment présenté, cité, voire commenté dans les écrits didactiques rédigés par les notaires bolonais de l’époque. Un sondage parmi quelques statuts édités pour l’espace toscan confirme l’absence de référence explicite à Cicéron dans les écrits normatifs6.

4La nature de ces sources, recherchant l’efficacité des formulations, conduit à une intertextualité restreinte avec des œuvres littéraires. Par ailleurs, dans les cas étudiés, lorsque les prologues aux statuts existent7, ils sont peu prolixes, limités à quelques lignes permettant de placer la législation sous la bienveillance des saints patrons de la Commune. Très codifiées, ces introductions cherchent à donner solennité au texte plus qu’à faire œuvre de didactisme. Ce dernier organise plus régulièrement les prologues aux libri iurium. Ces recueils compilent les documents législatifs et les chartes par lesquels la Commune entend montrer l’ancienneté de ses pratiques et prouver ses droits. Conservés pour une quarantaine de cités à l’échelle italienne, les libri iurium bénéficient parfois d’une introduction soignée visant à expliquer la sélection documentaire réalisée8. Ces textes accordent-ils plus de place aux préceptes cicéroniens ?

5Mon étude a embrassé un corpus de trente-trois libri iurium édités9. Dans plus de la moitié des cas, les compilations conservées sont dépourvues d’introduction. Lorsque celle-ci existe, elle se borne à exposer la nature des documents rassemblés et à citer le nom du commanditaire du recueil – généralement le podestat ou le conseil communal. Les rares prologues plus originaux puisent leurs illustrations et leurs justifications parmi les thèmes religieux et, tout particulièrement, cosmologiques10. Un seul texte mentionne Cicéron : le Liber albus, commandé après 1346 par le doge vénitien Andrea Dandolo. Ce dernier est resté célèbre tant pour son action politique contre Gênes que pour ses compositions littéraires et le goût de la culture antique, dont il s’entretient régulièrement avec Pétrarque11. Le recueil voulu par Dandolo contient les documents relatifs aux rapports diplomatiques entretenus par Venise avec les États orientaux12. Afin d’expliquer sa démarche, il indique dans le prologue vouloir rendre sa république prospère, avec l’appui de Dieu et des enseignements antiques :

Accordant nos actions aux souhaits du Seigneur éternel, tant qu’il nous donne vie par sa clémente bienveillance, nous espérons toujours, dans sa grâce, avoir la force de réformer ce qui est déformé, de corriger ce qui doit l’être et de ramener à la droiture ce qui a été détourné. […] À quoi servirait-il d’avoir inventé une noble matière si elle était revêtue d’une forme obscure ? […] Nous remarquons que Cicéron et d’autres, qui commémorent les plus hautes vertus avec force, n’ont absolument rien ajouté de plus que le respect scrupuleux de l’organisation [du propos] et la bonne répartition des paroles.13

6Cicéron est mentionné comme rhéteur. Dandolo puise chez lui la capacité à organiser le discours, dont l’exemple peut favoriser l’entreprise du Liber albus : la construction rhétorique aide à ordonner les documents de sorte que leur présentation expose au lecteur une vision prédéterminée de la cité14. À travers cette mention, Cicéron est perçu comme maître d’une technique aux possibles applications politiques.

7D’autres prologues utilisent les œuvres de Cicéron sans mentionner son nom. C’est le cas de l’introduction aux statuts communaux de Sienne de 1338, dits du Buon governo15. Parmi les sources de ce texte, Rodolfo Funari identifie plusieurs expressions cicéroniennes. En réalité, la majorité d’entre elles sont des citations indirectes, puisées dans le Corpus iuris civilis. Les quelques autres influences relevées emploient un lexique qui n’est pas propre à Cicéron, bien que récurrent chez lui. Ce vocabulaire est particulièrement tourné vers l’éthique du comportement :

Grandement désireuse d’imposer une paix pérenne, [la cité de Sienne] a soumis aux dispositions d’une loi juste la définition de la règle d’une vie commune, l’enseignement des usages et la discipline d’une nécessaire correction ; cette loi juste attribue à chacun ce qui lui revient, selon la crainte de Dieu d’abord et selon la vie honnête ensuite : elle honore les justes par la récompense des vertus et réprime les transgresseurs par la peur des châtiments.16

8L’expression de la « vie honnête » comme idéal moral apparaît dans de nombreuses œuvres de Cicéron, dont le De officiis. Toutefois, elle ne lui est pas propre. D’autres textes courants transmettent cette proposition de vie vertueuse, parmi lesquelles l’Institutio oratoria de Quintilien ou les Epistulae ad Lucilium de Sénèque17. En revanche, l’association de cette norme du comportement à la « récompense des vertus » est caractéristique du corpus cicéronien18. Pour autant, cette combinaison lexicale ne témoigne pas d’une volonté explicite de placer la norme sous l’égide de Cicéron. Par ailleurs, Rodolfo Funari voit une influence cicéronienne dans l’usage par la Commune des « yeux de l’esprit », tournés vers la justice et permettant sa connaissance intuitive19 ; mais Cicéron utilise peu cette formule et la mentionne dans un sens distinct. Il lui donne un caractère néfaste dans le De senectute, la raison s’y voyant troublée par l’apparition d’images mentales promouvant les passions. Il est plus probable que les auteurs des statuts siennois aient puisé cette formulation au sein d’une culture rhétorique héritée de Quintilien, lequel décrit les « yeux de l’esprit » comme capables de se représenter directement une idée, sans médiation rationnelle20.

9Ces statuts siennois ont été composés conjointement par des juristes et les représentants de puissantes familles participant aux charges gouvernementales de la Commune21. La culture rhétorico-juridique des premiers s’exprime dans le texte, mêlant Cicéron à diverses influences sans en revendiquer la filiation. La formation des rédacteurs leur a permis de maîtriser parfaitement – outre les traditionnelles références bibliques – le Corpus iuris civilis, qu’ils citent abondamment, tout comme une culture classique véhiculée par le trivium. Cicéron imprègne le discours de façon lointaine, marqueur isolé d’une culture civique qu’il embrasse bien plus qu’il ne l’anime. Cette référence sporadique et latente est caractéristique des textes normatifs communaux des XIII^e et XIV^e siècles.

10L’influence cicéronienne transmise par les législateurs tient à des similitudes lexicales ou, plus rarement, à la reproduction d’un motif explicatif. Une telle ressemblance est, par exemple, présente dans le prologue aux statuts de Montepulciano de 1337 :

Puisque les lois tout à la fois empêchent les mauvaises coutumes et favorisent les bons comportements, il est permis, pour la sauvegarde et l’avantage de la Commune, d’écrire, de publier, de composer et de réformer les statuts et les lois municipales – lesquels gouvernent l’utilité publique et servent l’administration des hommes – et ce avec d’autant plus de conviction qu’il a été honorablement observé que la fragilité humaine est plus portée aux vices qu’aux œuvres vertueuses.22

11L’extrait peut être rapproché du cinquième livre des Tusculanae disputationes, dans lequel Cicéron s’interroge quant au lien existant entre vertu et bonheur. De la même façon que les rédacteurs de Montepulciano, le sénateur estime que la « fragilité humaine » détourne l’homme des vertus et que son remède est l’édiction de règles urbaines, ici au travers de la Philosophie, qui a « enfanté les villes, appelé à la vie sociale les hommes disséminés, inventé les lois, formé les mœurs et établi leur discipline »23. Cette conception rédemptrice de la norme est courante dans les statuts communaux – ainsi que dans la littérature didactique24 – mais apparaît plus souvent sous la forme christianisée qu’en a donnée Augustin dans le De civitate Dei : l’homme a besoin d’une coercition pour assurer son salut, transmise par Dieu sous la forme de lois au sein de la cité terrestre25. Véhiculée par les Pères de l’Église, qui en acquièrent l’autorité, la pensée civique de Cicéron perd sa spécificité26.

12La référence explicite à Cicéron est rare tant dans les statuts communaux que dans les libri iurium27. Il en va de même dans les commentaires juridiques28. Le De legibus n’a qu’un écho limité auprès des juristes des XIII^e et XIV^e siècles. Si l’œuvre présente une distinction entre droit naturel et droit positif appelée à une grande postérité, sa forte dimension morale et sa description d’institutions obsolètes le tiennent à l’écart des recueils juridiques : les rédacteurs et les glosateurs du Corpus iuris civilis se sont peu intéressés aux réflexions de Cicéron relatives à la justice29, si ce n’est pour un motif historique. Le juge Rolando da Lucca, par exemple, cite à plusieurs reprises le De officiis – en en modifiant parfois le sens – dans sa Summa trium librorum, rédigée durant les premières décennies du XIII^e siècle. Il essaye, par l’évocation d’un précédent dans le droit romain, de justifier les choix législatifs communaux30. Ainsi, pour légitimer la perception d’impôts appuyant un investissement guerrier, il choisit des passages de Cicéron évoquant l’utilisation militaire du tributum. Rolando reprend, en parallèle, de nombreuses prescriptions et descriptions de Végèce pour imposer la nécessité du Corpus iuris civilis. Le De officiis et l’Epitoma rei militaris sont presque les seules œuvres classiques maniées par Rolando, ce qui leur attribue le statut privilégié d’expression univoque de la sagesse antique.

13Les références antiques en contexte juridique deviennent plus fréquentes au cours du XIV^e siècle, appuyées sur l’essor des goûts humanistes31. Simone da Borsano, dans sa Lectura Clementinarum composée à Padoue en 1360, utilise par exemple les textes latins classiques, parmi lesquels Cicéron et Sénèque, et ajoute Aristote à son développement32. Plus encore, quelques auteurs pointent la filiation qui les unit à Cicéron en accordant à ce dernier le titre de jurista ou de jurisconsultus à la fin du Trecento. Cette renovatio autorise aux juristes un parallèle avantageux entre l’auctoritas (littéraire, et non juridique) et leurs propres ambitions culturelles. Baldo degli Ubaldi admire ainsi chez Cicéron l’alliance entre le stoicus philosophus et le jurista eximius – étant lui-même investi dans les deux disciplines33.

14Cette association entre réalité institutionnelle et pensée de l’équité est engagée par les juristes dans les débats animant la société civique, à l’échelle communale comme à celle de la péninsule. Les argumentaires déployés à l’occasion de conflits de souveraineté mutent pour faire place, au XIV^e siècle, à des démonstrations philosophiques poussées. Les sources usuelles – droit canon, Écritures et Corpus iuris civilis – sont alors étayées d’exemples antiques. Si Aristote reste le fondement indépassable pour les polémistes en matière constitutionnelle, Cicéron fait lui aussi quelques apparitions au sein de ces controverses.

13.2. Hiérarchiser les gouvernements par l’exemple antique

15Deux questionnements institutionnels principaux alimentent les conflits politiques en Italie durant les XIII^e et XIV^e siècles. Le premier interroge la nécessité et l’attribution d’un pouvoir universel. Les querelles opposant la papauté aux pouvoirs laïcs ont rapidement pris un tour juridique, les publicistes impériaux et pontificaux tentant de démontrer la légitimité de leur candidat à dominer la hiérarchie des pouvoirs. Cette lutte juridique se superpose à des conflits politiques et militaires entre et au sein des communes, lesquels divisent profondément les élites citadines. Au XIV^e siècle, en réaction à ce morcellement civique, de nombreux lettrés étrangers aux disciplines juridiques prennent part aux débats, certains en tant qu’observateurs, d’autres en tant que membres actifs des gouvernements. Les textes qu’ils composent, que l’on pourrait anachroniquement qualifier de « traités politiques », insufflent un renouvellement des argumentaires, accordant une place plus grande à la philosophie morale et politique. On retrouve ce corpus élargi dans le traitement accordé au second questionnement institutionnel rencontrant les réalités communales : la définition de la tyrannie. Particulièrement nourrie au XIV^e siècle, la réflexion sur cet objet vise à estimer la légitimité d’un pouvoir despotique et, surtout, les mesures nécessaires pour le supprimer.

16Bon nombre de ces textes manifestent, au-delà du didactisme, une volonté de disqualification, attaquant ouvertement leurs adversaires et cherchant à démontrer la vacuité de leur argumentation. Ces traités polémiques s’écartent des idéaux justifiant l’existence des communes dans les textes législatifs. Ils n’établissent plus l’institution communale comme vecteur d’un bonheur collectif, dont l’efficience ne reposerait que sur le respect de la norme et sur la morale de ses dirigeants. Au contraire, ces textes partent pour la plupart d’un constat d’échec de la mécanique eudémonique et mettent en doute la perfectibilité du modèle communal. Si, pour certains auteurs, ce type de gouvernement reste le meilleur, sa forme médiévale n’est pas apte à répondre aux épreuves sociales et politiques de la conflictualité. Plusieurs textes proposent donc des solutions directement puisées dans les référents antiques, considérés comme des exemples de pouvoirs républicains et urbains réussis.

13.2.1. La quiétude d’un pouvoir universel : Cicéron, garant de l’empire

17Durant la première moitié du XIV^e siècle, plusieurs juristes – et quelques observateurs politiques – interviennent dans le conflit de souveraineté opposant Empire et papauté, pour interpréter les décisions prises par chacun des deux camps. Bartolo da Sassoferrato, par exemple, rappelle les fondements légaux de la confrontation dans les commentaires de deux constitutions impériales, Ad reprimendum et Qui sint rebelles34. Pourtant, les historiens ont bien du mal à déterminer à travers ces textes les convictions personnelles du juriste35. Cette lecture ambivalente est fréquente dans les traités offrant un point de vue communal sur ce conflit. L’enjeu est d’affirmer la prééminence d’un pouvoir sur l’autre, tout en ménageant les libertés urbaines. L’exemple le plus célèbre est celui du Monarchia de Dante. Composé vers 1313, le traité entend défendre les droits de l’empereur et, en contrepoint, amoindrir la tutelle romaine sur les communes guelfes. Dante répond en cela aux attentes des guelfes blancs, auxquels il est associé36. Il affirme que le pouvoir impérial est d’origine divine, ce qui le place à égalité avec l’autorité pontificale. Toutefois, deux paradoxes ont été soulevés par les historiens. D’une part, Dante semble revenir sur ses propos à la fin du traité, affirmant que l’empereur est en partie assujetti au pape37 ; d’autre part, il pose l’unicité du gouvernement de l’ecclesia comme un critère nécessaire à la réalisation de la paix – tout en rappelant qu’à une échelle locale l’homme se réalise dans l’exercice civique38. Bien que les arguments de Dante soient avant tout aristotéliciens, le poète convie Cicéron à sa réflexion, particulièrement pour démontrer historiquement la légalité de l’Empire romain et sa nécessité pour la réalisation de la concorde universelle. Les mots de Cicéron sont utilisés dans le deuxième livre de la Monarchia, alors que Dante établit que l’extension de l’Empire a été obtenue dans le respect du bien commun. Cicéron sert à la fois de source historique et de garant moral du gouvernement dans des passages définissant la guerre juste et la primauté des intérêts collectifs39.

18La Monarchia rencontre rapidement le succès auprès du lectorat italien et l’on compte au moins deux commentaires de l’œuvre rédigés au cours du XIV^e siècle. Ceux-ci relaient inégalement la place accordée à Cicéron dans l’œuvre source. Dans son De reprobatione Monarchie, le dominicain Guido Vernani s’oppose, vers 1330, à la vision philo-impériale de Dante. Il ne commente pas les propos cicéroniens rapportés par Dante et n’en utilise pas lui-même pour étayer sa démonstration, bien qu’il invoque de nombreux auteurs païens40. L’autorité de Cicéron ne lui semble pas d’une pertinence telle qu’elle impose une rectification. À l’inverse, c’est en appui à l’opinion de Dante que Cola di Rienzo compose un In Monarchiam Dantis commentarium une vingtaine d’années plus tard. Non seulement Cola relève les usages de la source cicéronienne mais y adjoint d’autres réflexions de Cicéron. Il cite le De officiis pour rappeler le rôle social de la justice41. Proche de Pétrarque, Cola témoigne son affection pour Tullio nostro mais limite son influence politique, restreignant ses interventions à une morale générale du comportement42.

19Cette lecture traditionnelle est également perceptible dans la correspondance de Cola di Rienzo. Ses lettres, adressées aux communes italiennes, à des seigneurs laïcs et ecclésiastiques ainsi qu’au pape et à l’empereur reflètent les justifications légales de sa prise de pouvoir à Rome et l’invalidité de son exil. Des lettres échangées avec Pétrarque ont également été conservées, dans lesquelles chacun partage son désir de soumettre les grandes familles romaines. Cola cite ponctuellement des autorités latines, préférant plus souvent s’en remettre aux Écritures. Certaines tournures laissent entrevoir le parallèle entre la Commune romaine désirée par Cola et la République antique dont il se veut restaurateur. Il cite plusieurs fois Cicéron, mais ne relaye pas son nom43. En outre, Cola utilise une formule spécifique de la prose cicéronienne44 dans la lettre soutenant les prétentions du marchand siennois Giannino di Guccio au trône de France45 : l’expression in discrimen venire, servant à manifester le danger encouru et le fait d’arriver au point extrême de tolérance. Cicéron utilise régulièrement cette formule dans ses discours, le plus souvent pour témoigner de risques menaçant la patrie46. Dans la rhétorique de Cicéron, l’expression introduit une bascule, de la figuration d’une crainte vers une réponse rassurante apportée à l’auditeur. Cola emprunte le même schéma dans la confirmation de Giannino au trône français : il le présente, puis, en annonçant brutalement une incertitude quant à l’état futur de sa propre entreprise, lie la reconnaissance de ce nouveau roi à la prospérité romaine.

20Malgré quelques citations, Cola ne mentionne explicitement Cicéron que dans deux lettres, afin de répondre à une accusation d’hérésie. Dans une missive adressée à l’empereur Charles IV en août 1350, il affirme compter plusieurs auteurs classiques – à défaut de sources patristiques – parmi ses sources. Cola vante à cette occasion les talents rhétoriques de Cicéron47. L’argument ne convainc pas l’empereur : celui-ci fait arrêter Cola peu après, l’accusant d’avoir tenu des propos non orthodoxes. Durant le même mois, Cola envoie une lettre au cardinal de Boulogne afin de prouver la conformité de ses idées avec les Écritures et avec la tradition chrétienne. Il rappelle à cette occasion les usages répétés des textes antiques qu’ont faits les Pères de l’Église, exposant les concordances qui peuvent être trouvées entre dogme chrétien et lexique romain48.

21L’Église est d’autant plus méfiante à l’égard d’un usage anti-pontifical des auteurs païens que c’est en partie sur eux que Marsile de Padoue a construit son argumentation dans le Defensor pacis, quelques années auparavant :

Croire un évêque qui enseigne et répand de telles choses et lui obéir, qu’il soit pape ou autre, n’est rien d’autre que permettre que la racine de tout gouvernement soit tranchée et que soit dissout le lien et le nœud de toute vie civile et de tout royaume. Je ne pense pas, en effet, qu’une telle racine et un nœud de cette sorte soient autre chose que le serment mutuel et la foi qui unissent les sujets et les princes. Car la foi, comme le dit Cicéron au Livre I du De officiis, est le fondement de toute justice.49

22Marsile, médecin et porte-parole des gibelins, se place dans les pas de Dante50. À l’origine soutien de la cause guelfe, il opte pour une société unifiée par l’empereur contre les conflits qui déchirent Padoue et l’Italie51. En 1324, lorsque Marsile compose le Defensor pacis, Louis IV vient d’être excommunié. L’auteur est parfois jugé plus radical que Dante car il refuse d’observer la hiérarchie traditionnelle entre clercs et laïcs sur laquelle le poète clôt son traité. Selon lui, les ambitions politiques de la papauté sont des démonstrations rhétoriques, du pur sophisme52. Pour Marsile, ce pouvoir temporel n’est justifiable ni par le droit, ni par les Écritures. Le pape, en tant qu’évêque, est soumis à l’empereur, dont les actions se doivent de respecter la loi divine interprétée par le concile53. Aux côtés des sources sacrées, qui fournissent une large part des arguments, Aristote est l’inspirateur principal du Defensor pacis54. Cicéron n’intervient qu’à l’arrière-plan de la démonstration, bien que Marsile lui attribue des rôles variés, moraux et civiques. Le De officiis sert de plaidoyer à l’investissement collectif, naturel pour l’homme55. En outre, Marsile utilise Cicéron comme illustration du bon usage de la prudence par les gouvernants. Le sénateur fait ainsi figure d’exemplum dans sa lutte contre Catilina, par laquelle il aurait empêché une guerre civile, au prix de l’illégalité56. Malgré un faible nombre de citations57, Cary Nederman estime que Marsile peut être considéré comme cicéronien autant qu’aristotélicien. Selon lui, la façon dont le Padouan dépeint les origines de la société et son évolution est une réélaboration de Cicéron58. Marsile s’éloigne de la considération aristotélicienne d’un homme naturellement porté à l’activité politique en proposant cette dernière comme une construction permanente, nécessitant persuasion et stimulation. La société civique doit être animée par des hommes aux compétences rationnelles et rhétoriques suffisantes pour inciter constamment à l’action commune. L’influence latente des conceptions civiques du De inventione et du De officiis est certainement due à une lecture médiatisée, notamment par des relais chrétiens.

23Pour autant, la référence à Cicéron est un argument mobilisé plus fréquemment par le camp philo-impérial que son opposant pro-pontifical59. Son utilisation peut sembler paradoxale, étant donné l’hostilité historique de Cicéron à l’égard de pouvoir césarien. Sa mobilisation est présente chez des auteurs, tels Dante, Marsile ou Cola, défenseurs d’une autonomie communale et d’une société pacifiée, au prix d’une alliance avec l’Empire60. Les autorités de la République servent à contrer les ambitions papales plus qu’à défendre le gouvernement impérial. À l’inverse, les défenseurs du pouvoir pontifical privilégient les sources sacrées et le droit canon pour étayer leur position61, y compris lorsqu’ils commentent et réfutent Marsile de Padoue62. Le théologien Guido Vernani fait figure d’exception : dans le Tractatus de potestate summi pontificis, composé en 1327, il recourt abondamment aux sources classiques et emprunte définitions républicaines et exemples historiques au Somnium Scipionis63. Mais il s’agit, ici encore, de rebondir sur des arguments précédemment énoncés, puisque Vernani conteste les propositions de Dante64.

24Le seul auteur païen régulièrement admis dans les argumentaires pro-pontificaux est Aristote. On le lit, par exemple, chez Giovanni da Legnano, professeur de droit canon à Bologne, qui défend le pouvoir temporel du pape par un De principatu, en 1372, puis, cinq ans plus tard, à travers un De iuribus ecclesiae in civitatem Bononiae65. Giovanni reprend les considérations politiques et sociales d’Aristote, qui trouve sa place dans la démonstration en raison de son appropriation scolastique66.

25La différence d’utilisation des textes de Cicéron entre défenseurs de l’Empire et promoteurs du pouvoir pontifical est liée à l’argumentaire que ces deux partis soutiennent67. Les propositions hiérocratiques placent la médiation ecclésiale au cœur de l’organisation sociale et s’appuient, dans plusieurs cas, sur une métaphore corporelle présentant l’âme comme guide des différents membres68. Or le thème de la médiation politique est peu traité par Cicéron. En outre, ce dernier considère la religion comme un facteur social mais non gouvernemental. C’est, selon lui, le consensus des citoyens qui investit le magistrat d’un pouvoir, sans intervention ni légitimation divine69. Les textes de Cicéron diffusés au Moyen Âge abordent peu la métaphysique et se concentrent sur les aspects moraux et pratiques de la vie citadine. Son autorité est de ce fait d’un maigre soutien pour les traités défendant la hiérocratie. À l’inverse, son évocation paraît pertinente en soutien à la notion de souveraineté populaire développée, notamment, par Marsile de Padoue70. Évoquant la res publica res populi, Cicéron semble donner le pouvoir au peuple. En réalité, il s’interroge dans le De legibus sur les modalités d’application d’un pouvoir partagé et tout particulièrement sur les formes de délégation71.

26Par son tropisme républicain, Cicéron est cité de façon asymétrique par les deux camps. Son rôle, restreint, s’exerce au profit des revendications philo-impériales dans des argumentations positives, valorisantes. On le rencontre peu au sein des démonstrations dépréciatives, tentant de prouver l’illégitimité du pouvoir adverse. Cette absence est imputable d’une part, à sa présentation du citoyen en tant que gouvernant indirect, éloignée de la distinction stricte entre ces deux statuts que suppose l’exercice d’un pouvoir universel ; d’autre part, à sa concentration, hors du De republica, sur la pratique civique plus que sur la théorie des pouvoirs. Cette dernière caractéristique exclut Cicéron des réflexions institutionnelles, y compris lorsqu’elles sont empreintes de considérations morales. On pourrait s’attendre à voir son rôle accru dans les débats concernant le bon gouvernement à une échelle locale et communale, mettant directement aux prises le corps civique avec un mauvais dirigeant. Pourtant, la conception délégatoire des pouvoirs qu’il développe le conduit à caractériser la tyrannie par une négation du pouvoir décisionnel du peuple, ce qui l’éloigne de la pensée médiévale du gouvernement.

13.2.2. Identifier le tyran

27La lecture de la Politique d’Aristote modifie l’interprétation de la notion de tyrannie dans l’Occident chrétien tout comme l’identification des remèdes à lui apporter. On bascule dans les années 1260 d’une lecture théologique à une définition politique de la tyrannie72. Avant cette décennie, les auteurs associent le tyran à un gouvernant ne respectant pas les lois dont il est le garant73. L’apparition de la tyrannie naîtrait d’une déficience morale de l’individu et soulèverait des problèmes théologiques, toute autorité venant de Dieu. La lecture d’Aristote invite à considérer ce régime politique non plus comme lié à la personne du gouvernant, mais comme une évolution négative d’un type de gouvernement, à savoir la monarchie74. Avant d’être un problème moral, elle constitue, selon Aristote, une interrogation politique, car elle pointe un fonctionnement perverti des institutions et un choix erroné de gouvernant75. Or cette nouvelle considération de la tyrannie a d’importantes conséquences quant à la réaction que doit avoir la communauté à l’égard du despote. La tradition chrétienne invitait jusqu’ici à la soumission. Reprenant l’affirmation paulinienne selon laquelle « tout pouvoir vient de Dieu »76, les théologiens établissaient que l’autorité légitimement investie devait être respectée, y compris si le gouvernant était jugé indigne77. À partir des années 1260, des conceptions distinctes de la tyrannie sont proposées, que l’on présentera ici comme des définitions civique (irrespect du bien commun), pathétique (abandon à l’hybris) et juridique (irrespect de la souveraineté).

28Incluant les apports de la Politique, Thomas d’Aquin, dans le De regno, associe la tyrannie à une mésestime du bien commun, le dirigeant politique faisant passer son intérêt personnel avant celui de la communauté78. Thomas reprend la typologie aristotélicienne des gouvernements, en rapprochant monarchie et tyrannie comme trajectoires opposées d’une même constitution, dont la pratique aurait été pervertie. Cette dégradation de l’exercice du pouvoir n’est pas imputable, chez Thomas, au seul caractère du gouvernant mais également aux institutions qui ont permis cette évolution et à une mauvaise implication des sujets. Le peuple doit être capable de réagir en anticipant la perversion de la chose publique. Ce rôle de gardien des institutions attribué aux gouvernés est d’autant plus affirmé à la fin du XIII^e siècle et au XIV^e siècle que la péninsule italienne est le théâtre d’importants revirements à la tête des cités.

29Dans plusieurs parties de la péninsule, les pouvoirs communaux se muent, temporairement ou de façon plus pérenne, en gouvernements personnels ou familiaux. Or certains de ces pouvoirs seigneuriaux sont rapidement considérés comme entachés d’exactions. Ezzelino da Romano, à la tête de Vérone et de Padoue, incarne la tyrannie dès le milieu du XIII^e siècle dans le monde communal79. Ce thème politique prend rapidement un tour romanesque, le despote incarnant les vices contre lesquels doivent se mobiliser les vertueux citoyens. Ainsi, dès 1313, Albertino Mussato s’empare de la destinée d’Ezzelino pour tisser autour de lui la trame tragique d’une soif de pouvoir condamnée au châtiment divin. L’Ecerinis ne suit pas la définition thomiste de la tyrannie : mise en spectacle, celle-ci s’incarne dans des actes démesurés et cruels. Alors que pour Thomas d’Aquin, ce gouvernement revenait à un conflit d’intérêts, la tyrannie devient chez Mussato la peur constante d’un massacre80. De duperie, elle se mue en attaque contre le peuple. Embrassant un modèle esthétique plus que politique ou moral, Mussato prend appui sur les tragédies de Sénèque et n’utilise, de ce fait, aucune des sources jugées jusqu’alors classiques pour traiter de la tyrannie, plus souvent chrétiennes ou juridiques. La même exposition sanglante du gouvernement despotique est développée par Pétrarque dans le De remediis utriusque fortunae en 1367. Il accorde à la tyrannie un chapitre tant dans la première partie de l’œuvre, dédiée à la bonne fortune, que dans la seconde, abordant les idées et les événements malheureux. Alors que dans cette dernière partie, le despote finit par perdre son pouvoir et voit sa vie menacée, dans la première, la Raison blâme le tyran heureux. Le dialogue pointe l’immoralité et les destructions causées par un pouvoir despotique81. La mise en scène de la tyrannie répond à un contexte politique inspirateur mais également à l’élaboration d’une sémantique pro-guelfe. Le parti pro-pontifical construit son identité civique sur l’opposition au despotisme après la défaite de Montaperti en 1260. La libertas de la cité toscane devient le symbole de la pars ecclesiae contre les interventions jugées tyranniques des forces étrangères et de leurs relais à l’intérieur de la Commune, à savoir les gibelins florentins. Le XIV^e siècle voit donc le thème du despotisme gagner au sein des écrits historiographiques82.

30Aux côtés des seigneuries naissantes, un second facteur politique avive l’étude et la description du gouvernement despotique : la polémique maintenue quant à l’identification d’un pouvoir universel. À partir du dernier tiers du XIII^e siècle, les juristes pro- et anti-impériaux ont fréquemment étayé leurs démonstrations de remarques quant à l’envisageable destitution d’un pouvoir illégitime, auquel ils associent leurs adversaires. Dans les années centrales du XIV^e siècle, face à l’évolution du contexte italien, le thème de la tyrannie s’individualise, devenant le cœur de traités spécialisés. Ceux-ci proposent une troisième définition du régime tyrannique, ne considérant plus le bien commun ou la violence comme des critères suffisants d’identification. Une lecture juridique de la tyrannie se diffuse, l’associant à une usurpation de souveraineté. Pour Bartolo da Sassoferrato et Baldo degli Ubaldi, le tyran est un puissant qui, violant la lex Iulia de maiestatis, impose son autorité contre le pouvoir légitimement en place. Selon eux, la capacité d’agir contre le tyran revient donc au détenteur de la majesté – lequel ne peut, à l’inverse, jamais être déposé83. Les analyses de Bartolo et de Baldo ne se superposent pas totalement puisque, si pour le premier l’usurpation de pouvoir se fait au détriment de la civitas, pour le second la captation de l’autorité est exercée contre la Providence, qui l’avait octroyée à un précédent gouvernant84. Baldo exprime, de ce fait, une conception théologique plus traditionnelle de la tyrannie. Malgré l’usage de sources communes, les juristes du XIV^e siècle n’ont pas une définition unanime de ce type de gouvernement, dont les différentes conceptions se succèdent, voire se confondent. À la Curie avignonnaise, Luca da Penne retourne par exemple à une définition strictement aristotélicienne dans son commentaire au Corpus iuris civilis : en droit, le tyran est celui qui privilégie son propre bien85. À la fin de notre période d’étude, Coluccio Salutati établit, quant à lui, une synthèse dans le De tyranno : il présente plusieurs options, non contradictoires et non exclusives, permettant d’identifier la tyrannie, qui peut, selon lui, être l’œuvre d’une ou de plusieurs personnes ayant obtenu le pouvoir par usurpation ou bien le fait de commettre sciemment des injustices dans l’exercice, possiblement légitime, du pouvoir86.

31Quel que soit le sens attribué à la tyrannie, Cicéron reste étranger aux démonstrations. Ignoré des sources théologiques et juridiques, son autorité philosophique disparaît derrière la tutelle d’Aristote, auquel est associée la description des constitutions. Malgré de larges développements consacrés à la tyrannie, les premiers livres du De republica restent inconnus, restreignant de ce fait les considérations cicéroniennes à des observations morales et à l’illustration d’un contexte historique. Loin d’orienter les débats, Cicéron a souvent pour unique rôle d’alimenter une amplification du discours par accumulation d’autorités.

32Deux débats divisent les auteurs des XIII^e et XIV^e siècles au sujet de la tyrannie : savoir, d’une part, si elle naît avec plus de facilité dans un type de gouvernement déterminé – le but étant de valoriser, en miroir, les gouvernements jugés incompatibles avec son développement – et déterminer, d’autre part, s’il est légitime, moral et légal de tuer le tyran. Poursuivant les affirmations d’Aristote, la tradition chrétienne a défini la monarchie comme le meilleur type de gouvernement87. C’est paradoxalement par l’intermédiaire de Cicéron qu’Augustin propose cette lecture institutionnelle dans le De civitate Dei88 : parce qu’il veut pointer la corruption de la République romaine, Augustin sélectionne les passages au sein desquels Cicéron se plaint du mauvais comportement de ses contemporains. Prolongeant ce parallèle augustinien, les auteurs médiévaux citent fréquemment un Cicéron moral pour vanter les pouvoirs seigneuriaux. Ainsi, Pétrarque utilise abondamment ses œuvres dans le discours qu’il prononce en 1358 devant les citoyens de Novare pour défendre Galeazzo Visconti, son mécène89. Cicéron sert de garant aux qualités du seigneur et illustre, par ses plaidoiries, la clémence de César – laquelle doit refléter la magnanimité de Galeazzo. C’est également à la faveur d’un allié politique que Coluccio Salutati défend le principe monarchique dans le De tyranno. En pleine guerre contre Milan, il appelle de ses vœux un nouvel empereur capable d’atténuer les pouvoirs des Visconti90. À l’inverse de Pétrarque, c’est en opposition à Cicéron que Coluccio construit son argumentaire. Il le prend à partie, lui reprochant son refus du pouvoir individuel et lui opposant les sages propos d’Aristote :

Il n’y a pas de plus grande liberté que d’obéir aux justes demandes d’un prince vertueux. Comme il n’y pas de loi meilleure ou plus divine que celle de l’Univers soumis à Dieu, la souveraineté humaine est d’autant meilleure qu’elle est proche de cet idéal. Mais rien ne peut en être plus proche que le gouvernement d’un seul homme. Pourquoi, Cicéron, voudrais-tu condamner ce que tu as appris d’Aristote ?91

33Coluccio ne moque pas les idées républicaines de Cicéron ; il fait référence à l’attitude de ce dernier envers César. Les positions de Cicéron relatives aux types de gouvernements circulent peu mais sont régulièrement reformulées par les lecteurs médiévaux via son personnage historique. Or sa fin tragique sert tant les tenants d’un pouvoir collectif que les promoteurs d’un règne individuel. En tant qu’auteur moral, Cicéron dépeint les qualités du bon gouvernant quand, en tant que personnage historique, il incarne un principe républicain et collectif moribond.

34La diffusion de la Politique à partir du dernier tiers du XIII^e siècle n’a fait qu’aviver le débat entre partisans du pouvoir monarchique et promoteurs du gouvernement communal. Puisqu’Aristote a défini la tyrannie comme le versant néfaste de la monarchie, la déviance tyrannique est-elle facilitée par l’exercice d’un pouvoir individuel ? Ne serait-il pas plus sage d’opter pour des charges gouvernementales collectives ? Le débat est particulièrement vif, comme en témoignent les propos contradictoires transmis par des œuvres collégiales. Ainsi, dans le De regno, dédié au roi de Chypre, Thomas d’Aquin affirme que la monarchie, même despotique, sera toujours un « moindre mal » face aux risques de conflits propagés par l’oligarchie92. Ptolémée de Lucques, qui poursuit l’œuvre de Thomas, associe directement royauté et tyrannie, divisant les types de gouvernement en deux groupes : le regimen despoticum et le regimen politicum93. En calquant l’étymologie aristotélicienne, Ptolémée définit le régime « politique » comme un gouvernement collectif, que celui-ci soit oligarchique ou démocratique. Les gouvernements individuels sont, à l’inverse, regroupés au sein du régime « despotique ». Rappelant les préceptes bibliques, Ptolémée estime que la monarchie est légitime mais que, chaque fois que son développement est possible, le régime « politique » lui est préférable94. Il établit une théorie géographique, historique et hiérarchique des gouvernements qui le pousse à penser l’Italie comme particulièrement destinée à accueillir le républicanisme95. Marsile de Padoue ajoute à ce jugement un argument pratique : contrairement au pouvoir collectif, un gouvernant isolé peut plus facilement privilégier son intérêt au détriment du bien commun96. À l’inverse d’Aristote et de Platon – ce dernier étant privilégié par Ptolémée de Lucques97 –, Cicéron n’intervient guère dans la hiérarchie des pouvoirs. Les auteurs médiévaux ne lui accordent aucun crédit en matière institutionnelle, malgré sa disponibilité textuelle.

35Une des affirmations les plus intransigeantes de Cicéron à l’égard du despote appartient au De officiis : « Il n’existe aucun lien social entre nous et les tyrans, mais plutôt une opposition absolue ; et cela ne va pas contre la nature de dépouiller, si on le peut, celui qu’il est beau de tuer »98. L’affirmation est à mettre directement en rapport avec la biographie de Cicéron, puisque cette légitimation du tyrannicide suit de quelques mois l’assassinat de César. Malgré la disponibilité du De officiis, cette affirmation n’est jamais reprise. Thomas d’Aquin y fait allusion dans son commentaire In quattuor libros Sententiarum, pour s’y opposer partiellement99. Selon lui, Cicéron a raison mais seulement pour le cas particulier d’un tyran (c’est-à-dire, pour Thomas, un dirigeant niant le bien commun) ayant usurpé le pouvoir par la violence. Il modère encore son propos quelques années plus tard dans le De regno, estimant que la communauté a tout droit d’éliminer son gouvernant s’il trahit son engagement à œuvrer pour le bonheur collectif, mais en le destituant, non en le tuant. Thomas insiste, à cet effet, sur le caractère non apostolique du tyrannicide100.

36Bien que de nombreux théologiens et juristes utilisent le corpus mobilisé par Thomas, aucun ne mentionne la pensée de Cicéron à ce sujet. Même le juriste pontifical Luca da Penne, favorable au tyrannicide, commente le Corpus iuris civilis dans les années 1350 en citant seulement le De amicitia au sujet du despote ; il restreint de ce fait la portée de la proposition cicéronienne à des considérations morales :

Dans la vie du tyran il n’y a aucune loyauté, aucune piété, aucun espoir, aucune charité, rien qui attire la bienveillance : tout y est toujours plein de suspicions et de soucis. Qui donc peut aimer quelqu’un dont il a peur ou auquel il pense inspirer la peur ? Le tyran se moque de la tromperie, c’est un artisan de la médisance, façonneur de mensonge, qui agite sans cesse dans son esprit la ruse et le poison, dit Cicéron dans le De amicitia.101

37Alors que les recommandations politiques de Cicéron en regard du tyran ne rencontrent aucun succès, cette citation édifiante est régulièrement mobilisée. C’est, par exemple, l’extrait que choisit le juriste de Bergame Alberico da Rosate pour compléter les considérations éthiques de Sénèque au sujet du tyran dans son commentaire du Corpus iuris civilis102.

38La découverte d’un large pan de sa biographie associe plus fréquemment Cicéron au thème du tyrannicide à la fin du XIV^e siècle, à travers une interprétation renouvelée. Coluccio Salutati a questionné la position de Cicéron à l’égard du meurtre politique de la façon la plus explicite. Son De tyranno prend appui sur la figure de César pour déterminer ce qu’est le gouvernement despotique. Salutati estime le tyrannicide juste, sauf pour un peuple « habitué à subir par lâcheté »103, mais refuse de considérer la dictature de César comme une tyrannie. Ce seront donc des jugements sur le général que Coluccio recherche chez Cicéron.

39La réflexion communale sur la tyrannie illustre les limites de l’influence cicéronienne en matière politique. Bien que Cicéron ait laissé d’abondants écrits relatifs à ce régime, leur tradition s’est perdue au Moyen Âge. L’esquive est imputable au rôle moral attribué à Cicéron. Son influence principale sur la pensée politique communale est donc à rechercher dans les normes civiques.