Les fontaines monumentales africaines

1Le corpus établi pour cet ouvrage a circonscrit plus précisément un ensemble de monuments assez mal connu dans cette région de l’empire. L’étude de la construction et du fonctionnement hydraulique des fontaines monumentales africaines a mis en évidence plusieurs particularités. Si une analyse détaillée des techniques de construction fait défaut pour l’Afrique, la spécificité dans l’aménagement des bassins de puisage des fontaines, composés de plaques encastrées dans des piliers doit être soulignée. Cette composition avait déjà été notée sur les fontaines africaines mais on la retrouve mise en œuvre dans d’autres édifices, comme dans les églises pour les cancels. On pourrait identifier des origines préromaines sur le territoire africain pour ce type de structure assez peu diffusé par ailleurs. À l’échelle régionale, les investigations doivent être poursuivies pour chaque province, dont nous savons qu’elles ont des méthodes de construction spécifiques et ne mettent pas toutes en œuvre les mêmes matériaux. La question de l’approvisionnement en matière première et en roches précieuses est loin d’être résolue et les réponses résulteront d’études monographiques, de sites ou de régions. Rappelons que la décoration des fontaines était relativement limitée, que ce soit par la rareté des mosaïques dans les bassins et en façade ou par la recherche de pierres de substitution au marbre, moins coûteuses et plus résistantes.

2Au sujet du fonctionnement hydraulique, il est important de rappeler la rareté des « murs d’eau », ce type de façade ruisselante qui constitue souvent l’image d’Épinal de la fontaine monumentale. Très peu de fontaines africaines présentaient ce type de jeux d’eau, celles qui en possédaient étaient approvisionnées par un conduit ouvert qui alimentait la fontaine en partie haute et laissait l’eau ruisseler par simple gravité. La présence de petits jets d’eau sous pression en hauteur, comme cela est connu sur les fontaines micrasiatiques, ne peut être relevée avec certitude. La majorité des bouches se situaient dans la partie basse de l’édifice, souvent au-dessus d’un bassin de décantation qui alimentait ensuite un bassin de puisage. Il est fréquent de ne trouver qu’une bouche centrale qui supportait l’effigie d’un personnage. Ainsi, les jeux d’eau ne participaient à l’animation de l’architecture que de façon limitée.

3Revenons sur la diversité des plans des fontaines d’Afrique, bien mise en valeur sur une planche comparative (pl. II). Non seulement les dimensions et les formes sont très variées mais il a été mis en évidence l’absence de règle dans l’implantation d’un édifice en fonction de sa forme. En ce sens, l’étude typologique qui consiste à comparer et classer les plans au sol des édifices montre manifestement ses limites. Chaque monument – en l’occurrence chaque fontaine – ne doit pas, pour autant, être étudié de façon totalement indépendante. Comme pour les matériaux et les techniques de construction, des comparaisons instructives doivent être menées à l’échelle d’une région voire d’un site : les fontaines de Dougga présentent des modes de construction comparables qu’on retrouve dans les temples, les fontaines de Cuicul un agencement similaire. Peut-on voir la main d’un même architecte ? Il est impossible de répondre mais les enquêtes devront se poursuivre dans le domaine du décor sculpté, mal connu en Afrique : grâce à l’identification de certains ateliers, on pourrait mettre en rapport certains monuments et mieux comprendre les similitudes entre eux, comme cela est le cas en Asie Mineure.

4Les façades étaient très diverses, dans leurs formes et leurs dimensions. Certaines fontaines d’ampleur modeste ne présentaient qu’une niche semi-circulaire souvent voûtée en cul-de-four ou un édicule sur podium qui accueillait un décor statuaire très restreint. D’autres, plus imposantes, disposaient d’une façade qui s’élevait sur un, deux, plus rarement trois niveaux. C’est d’après cette élévation, à façade rectiligne, à abside avec ou sans retours latéraux, et non le plan au sol, que l’analyse a été menée puisqu’il apparaît que c’étaient bien plus le décor et son agencement sur la façade que la forme de la fontaine qui exprimaient un message. Cette donnée a été bien traitée pour les fontaines micrasiatiques, dont les façades « à frons scaenae » ont suscité une vaste littérature. Un réexamen de la question a été entrepris dans cet ouvrage, particulièrement pour l’Afrique, en soulignant les lacunes de la documentation, aussi bien des vestiges et des éléments d’architecture que du décor statuaire. Seules des comparaisons ont permis de proposer des restitutions du décor sculpté des fontaines africaines. L’enseignement à retenir de l’analyse des vestiges, mais aussi des comparaisons avec les monuments bien conservés d’Asie Mineure, est la recherche chez les élites d’un monument et d’un décor aptes à servir leurs désirs d’autoreprésentation au cœur de leur ville et aux yeux de leur communauté. Leur implication dans la construction des fontaines l’explique aisément. Dans un contexte différent mais avec lequel il faut effectuer des rapprochements, les fontaines des demeures urbaines ont évolué en monumentalité pour atteindre dans l’Antiquité tardive des formes proches des fontaines publiques.

5Devant la diversité des formes et des aspects des fontaines d’Afrique, le problème de leur appellation apparaît très complexe. L’analyse des termes employés révèle ainsi l’absence de correspondance entre une forme de fontaine et un nom, lacus et nymphaeum pour les plus courants. Il s’avère qu’en Afrique, lacus désigne à partir du II^e siècle des fontaines monumentales, au sens où elles ont été définies, un terme qui reste pourtant associé aux petites fontaines dont on reconnaît l’archétype dans les rues de Pompéi. Nymphaeum est plus délicat encore dans la mesure où l’appellation grecque était à l’origine celle d’un édifice aux fonctions rituelles, vraisemblablement en lien avec le mariage. Le terme translittéré en latin et en usage à partir du I^er siècle ap. J.-C. semble avoir perdu son sens religieux dès le début du II^e siècle. En Afrique, les inscriptions associées à une fontaine montrent, d’une part, que l’appellation d’un monument n’était en rien lié à sa morphologie, d’autre part, que le nymphée n’était pas nécessairement le lieu d’un culte. La mauvaise conservation des statues rend difficile la justification du nom par la présence de nymphes. Quant à la religiosité qui était attachée à l’édifice, elle reste difficile à saisir à partir des seules sources archéologiques et épigraphiques. Enfin, on ne peut évoquer les fontaines d’Afrique sans examiner la catégorie particulière des septizonia, dont la majorité des attestations provient de cette région. L’exemple de Cincari indique que la fonction hydraulique de ces édifices n’était pas un critère déterminant, même si la présence de bassins et de jets d’eau y est fréquente. Cette catégorie d’édifice soulève toujours de nombreuses questions, tant par son lien avec Septime Sévère, qui en fit peut-être construire le prototype à Rome, que dans la définition de ses caractéristiques architecturales.

Les fontaines, le réseau hydraulique et la ville

6Le réseau hydraulique des villes d’Afrique romaine a fait l’objet d’un long développement. Certaines caractéristiques avaient déjà été mises en évidence auparavant : il faut rappeler l’importance des « castella » qui jouaient un rôle essentiel dans le contrôle de la distribution en eau, de même que l’usage des citernes comme structure de stockage mais aussi de répartition. Au sein de ce réseau d’adduction et d’évacuation, les fontaines occupent des places différentes. On les rencontre à l’arrivée des aqueducs mais également au cœur du système, une position en partie définie par le moment et l’occasion de leur construction, lors de l’aménagement d’une adduction supplémentaire pour la ville, d’un programme d’urbanisme de grande ampleur ou, plus simplement, du remaniement d’un quartier. Leur implantation est dictée par des choix visuels et décoratifs évidents, qu’elles se situent le long d’une voie principale, à un carrefour ou un changement d’axe majeur, sur une place dont elles déterminent la limite. Les premières constructions peuvent être datées du courant du I^er siècle mais plus généralement des II^e et III^e siècles, à l’époque pendant laquelle la majorité des villes s’équipent d’aqueducs et de systèmes d’adduction. Toutefois, une autre particularité des fontaines africaines est leur construction jusqu’à une époque très avancée, tout au long du IV^e siècle, ce qui n’étonnera pas les spécialistes de l’Afrique au regard des autres constructions et de la vitalité des villes tardives. À ce moment, les inscriptions mettent en évidence deux motivations essentielles des commanditaires dans la construction ou la restauration des édifices, l’amœnitas, déjà évoquée dans les choix de décor et d’emplacement, mais aussi l’utilitas qu’il convenait d’analyser plus en détail.

7En effet, dans une perspective plus fonctionnelle, l’usage des fontaines et leur répartition fournissent des informations sur leur importance au quotidien. Les marques d’usure des parapets des bassins indiquent qu’on venait puiser l’eau des fontaines monumentales. Il reste difficile d’évaluer leur répercussion dans l’approvisionnement en eau des habitants et des artisans. La répartition des fontaines monumentales dans la ville, confrontée à celle des autres fontaines de rues, ne permet pas d’identifier des stratégies d’implantation qui seraient définies par la nécessité de positionner un point d’alimentation supplémentaire à un endroit donné. Quant au rôle joué par les fontaines, quelles que soient leurs dimensions, dans la propreté des rues et des égouts, il est, de la même façon, difficile à évaluer. La situation est fonction de la topographie, de l’aménagement des voies, du trop-plein des bassins et de la proximité d’une bouche d’égout. L’exemple de Pompéi, très riche et largement exploité, est une fois encore un cas particulier qui n’autorise pas de généralisation : l’écoulement de l’eau le long des rues ne semble pas être la norme en Afrique. La question du volume d’eau évacué doit se poser en d’autres termes, à savoir celle du volume d’eau distribué. Ceci renvoie aux problèmes de calcul de débit des tuyaux, des estimations qui sont encore aujourd’hui très difficiles à proposer.

8La planification, la construction et l’entretien tant des fontaines que du réseau hydraulique nécessitaient la coordination de plusieurs agents. L’importance de l’évergétisme des notables dans le financement des fontaines monumentales a été mise en évidence pour le Haut-Empire, correspondant en cela à la situation de l’Asie Mineure. Le choix de la façade à édicules comme réceptacle idéal d’un décor à la gloire d’un personnage prend ainsi tout son sens. L’intervention des proconsuls, procurateurs ou légats de la III^e légion Auguste est attestée mais seulement lorsqu’entre en jeu l’aménagement d’une adduction, dont il est souvent difficile de déterminer l’importance. L’empereur n’intervient que dans un nombre de cas limité, essentiellement en Numidie, par l’intermédiaire de la III^e légion, en mettant les soldats à contribution. À l’époque tardive, le financement public prédomine et les fontaines n’échappent pas à cette règle. L’évergétisme privé se poursuit néanmoins, parfois par l’intervention des curateurs de cités qui avaient en charge le suivi des chantiers publics. Dans ce contexte, la place prépondérante de l’empereur dans tout ce qui concerne l’eau, ainsi que l’ont montré les travaux de F. Hurlet et C. Bruun, semble se limiter à la sphère législative. Au niveau local, ses représentants et les autorités municipales conservaient le pouvoir de prendre les décisions. Des questions se posent encore à propos de la gestion de l’eau et du réseau hydraulique dans les villes1 : comment se prenaient les décisions et comment se partageaient les tâches entre évergètes et autorités locales, lors de la construction d’une fontaine et l’aménagement d’une conduite ?

Les difficultés de la chronologie

9Une des questions sous-jacentes à cette étude est celle de la chronologie. Peu de fontaines monumentales du corpus sont bien datées. Certaines le sont très précisément grâce à l’épigraphie, pour d’autres une datation a été proposée, grâce à une étude architecturale ou quelques données stratigraphiques. Dans la plupart des cas, la fourchette chronologique a été déterminée par l’analyse de l’environnement urbain et du système d’alimentation. Cette approche présente cependant des limites. Les phases de développement des villes sont généralement mal connues et les plans topographiques représentant des vestiges de toutes les périodes d’occupation empêchent une étude de l’évolution urbaine, comme l’avaient souligné en leur temps P.-A. Février, N. Duval et Y. Thébert. Par conséquent, mener une réflexion sur la date de construction d’une fontaine en fonction de l’implantation des monuments environnants demeure délicat. L’envisager à partir du réseau hydraulique est plus pertinent si l’on rappelle qu’un système d’adduction était nécessaire pour alimenter une fontaine, contrairement à un établissement thermal. La relation de causalité entre l’aménagement d’une fontaine et d’une adduction soulève encore des questions, surtout si l’on y ajoute le problème d’identification de l’aquae ductus des inscriptions : aqueduc de grande ampleur ou simple conduite ?

10La construction et la restauration des fontaines à une période avancée, attestées jusqu’au début du V^e siècle, montrent une volonté de maintien du cadre urbain. Elles imposent aussi d’étudier le réseau hydraulique sur la longue durée et de définir son état de fonctionnement au fil des siècles. Si l’on réussit à estimer un terminus ad quem pour le fonctionnement d’un aqueduc, en considérant les réfections les plus tardives connues pour les fontaines, les adductions et, dans une certaine mesure, pour les thermes, il est beaucoup plus difficile de savoir à quelle date il a cessé d’approvisionner la ville en eau. C’est une donnée manquante pour comprendre la fin des fontaines, à tout le moins leur changement de fonction, en tant que points de stockage et de redistribution de l’eau, qui reste à explorer pour la ville tardive. Ces questionnements s’inscrivent dans le regain d’intérêt pour les périodes de transition, précisément celle de l’Antiquité tardive à l’époque médiévale qui offre de nombreuses perspectives de travail sur le territoire de l’Afrique du Nord.

Pour une « topographie hydraulique »

11Comme un écho aux questionnements formulés il y a une quinzaine d’années à propos du réseau hydraulique romain, le bilan doit être dressé aujourd’hui sur les avancées de la recherche et les pistes à explorer2. Des études monographiques de fontaines méritent d’être menées, car certains monuments donneraient des résultats très riches. Les nouvelles technologies numériques de relevé offrent désormais des moyens complémentaires pour détecter les subtilités des constructions anciennes. Leur apport serait particulièrement précieux concernant les édifices à vocation hydraulique, dont la précision technique particulière au fonctionnement d’une structure associée à l’eau mérite d’être étudiée plus avant. Les analyses archéométriques des concrétions calcaires offriraient, en outre, des données relatives à la durée d’utilisation des structures et aux changements environnementaux à l’époque romaine et tardive. Leur intérêt est encore augmenté lorsque des prélèvements peuvent être effectués sur plusieurs monuments des eaux au sein d’une même ville et comparés à ceux de l’aqueduc.

12Il est évident que pour mieux appréhender la chronologie du réseau hydraulique, les fouilles stratigraphiques doivent compléter les études architecturales qui ont longtemps prédominé. Les travaux menés à Lepcis Magna3 et à Ostie4 ont contribué à développer de nouvelles méthodes : systématisation des fouilles stratigraphiques en complément de l’analyse du bâti, analyses archéométriques, réflexion menée sur le réseau hydraulique à l’échelle de la ville et des quartiers. Si la fouille stratigraphique n’est pas toujours possible, surtout pour des synthèses qui impliquent l’examen de nombreux monuments, la vision défendue par J. Richard est celle d’une contextualisation de l’édifice dans la ville et dans le réseau hydraulique, au-delà du seul examen de l’architecture5. En contexte domestique, la même approche est adoptée par H. Dessales pour les demeures urbaines de la région du Vésuve, dans le but de définir non seulement quels édifices étaient alimentés de façon privilégiée dans la ville mais aussi quels espaces l’étaient au sein de la domus6. C’est dans cette démarche que j’ai souhaité m’inscrire, en essayant de mettre en place une « topographie hydraulique » de la ville à même de mieux expliquer les mutations urbaines : l’analyse comparée de l’espace urbain et de son système hydraulique est l’une des méthodes qui permettra à l’avenir de renouveler nos conclusions sur le sujet.