1Toute étude de la grande propriété en Sicile au début du Moyen Âge doit être précédée d’une mise en garde. Ce qu’il est possible d’analyser, c’est le fonctionnement des patrimoines de l’Église de Rome1. En effet, le Registrum de Grégoire le Grand constitue une source unique pour l’étude des structures rurales et de leur gestion2 ; au-delà de ce témoignage, on doit constater un vide documentaire à peu près absolu jusqu’à la période normande, obligeant l’historien à une délicate analyse régressive3. On peut toutefois postuler des liens étroits de forme et de modes d’exploitation entre les grands domaines ecclésiastiques, aristocratiques et publics. En témoigne, entre autres, la facilité avec laquelle les biens circulent d’un type de propriétaire à l’autre4. L’exemple le plus parlant du phénomène apparaît dans le centre-sud de la Sicile, entre Sofiana et Enna. Certains biens de la grande famille des Nicomachi5 peuvent y être localisés avant que l’Église de Rome, principale héritière des biens de l’aristocratie sénatoriale, n’y apparaisse possessionnée6. Enfin, dans la seconde moitié du VIII^e siècle, et donc au lendemain de la saisie des patrimoines pontificaux, une source sigillographique atteste du cantonnement de troupes d’élite précisément à Enna7, les anciens biens pontificaux étant très certainement mis à contribution pour l’entretien des troupes selon un modèle déjà observable en Calabre, à Tropea8. On rappellera enfin comment les titres mêmes de l’administration pontificale apparaissent dans l’organigramme de l’office du stratège de Sicile après la récupération des biens ecclésiastiques9. Je pense donc que l’on peut dans une large mesure admettre que ce que l’on sait du patrimoine de Rome puisse s’appliquer à la grande propriété sicilienne en général. J’aborderai ici deux points complémentaires : l’extension et la forme du grand domaine dans l’île et son mode d’exploitation, le tout en prêtant une attention particulière à l’insertion du grand domaine dans le système fiscal10.

Forme et extension du grand domaine en Sicile

2Dans la Sicile des grands domaines, l’importance des trois catégories de biens, publics, aristocratiques et ecclésiastiques, est également certaine. Pour les patrimoines laïcs, elle fut déterminée en grande partie par la réorientation de l’annone vers Constantinople qui provoqua aux IV^e et V^e siècles de puissants investissements sénatoriaux sur un axe reliant Rome à l’Afrique, via la Campanie et la Sicile11. Les unités domaniales siciliennes, comme l’ont mis en lumière Lellia Cracco Ruggini et Domenico Vera, étaient en outre plus grandes qu’ailleurs en Italie12. Quant aux biens publics, ils étaient assez considérables pour que Justinien puisse désigner l’île comme « pratiquement le pécule du prince »13. On ne saurait en revanche avancer d’estimation précise pour l’emprise foncière de cette grande propriété, notamment pour des raisons de structure des patrimoines sur lesquels on va revenir. On peut toutefois affirmer que les chiffres couramment avancés pour l’ampleur des biens de Rome, 800 000 hectares pour l’estimation la plus fréquemment reprise, ne résistent pas à l’examen des sources14. D’emblée, on soulignera que le patrimoine représenterait dans cette configuration plus de la moitié des terres effectivement cultivées dans l’île au début du XX^e siècle15, ce qui pose problème étant donné que les biens de Ravenne était d’une ampleur presque comparable16. De même, il convient à mon sens de rejeter l’hypothèse récente d’un patrimoine pontifical correspondant à un tiers de la Sicile17.

3J’ai pour ma part proposé, sur la base des revenus que fournissaient, au témoignage de Théophane le Confesseur, les biens de Rome, une superficie aux alentours de 80 000 hectares et une extension des deux tiers pour les biens de Ravenne18. On atteindrait déjà près de 5 % de la surface agricole utilisable dans la Sicile du début du XX^e siècle. Or, exercer une domination sociale étroite en se fondant sur la propriété du sol ne nécessite pas de contrôler directement une majorité des terres, les phénomènes de patronage prenant ensuite le relais, comme l’illustre très bien le cas des biens de Rome19. Quant à la grande propriété impériale, elle n’était sans doute pas moins développée que dans la proche Proconsulaire, aux structures agraires assez proches, où les biens d’État représentaient 15 % du sol, tout comme à Cyr en Syrie20. On en arrive donc déjà à presqu’un quart des terres avec seulement trois propriétaires. Ainsi, si la grande propriété n’était pas nécessairement majoritaire dans le paysage, son emprise n’en était pas moins certainement considérable.

4Les investissements sénatoriaux des IV^e-V^e siècles, destinés à promouvoir au premier chef les exportations de blé, donnèrent naissance à de grandes unités d’exploitation, nommées massae. Ce terme, qui a fait l’objet d’une étude serrée de la part de Domenica Vera, apparaît dans la liste des donations constantiniennes du Liber pontificalis de Rome21. Le mot massa abrège l’expression massa fundorum, qui ne se rencontre qu’en Italie, à l’origine essentiellement dans le sud et le centre de la péninsule, c’est-à-dire précisément la zone privilégiée des investissements sénatoriaux. Il renvoie à la notion d’agglomérat, la massa naissant de la coalescence de fundi d’origines et de tailles diverses22. La massa fundorum naît donc d’un processus de concentration de biens-fonds et constituerait à l’origine le cadre de l’enregistrement des biens d’un propriétaire, et de la gestion des archives y afférant, au sein d’un ressort civique particulier. Les massae ne sont en effet jamais à cheval sur les territoires de cités distinctes23. Toutefois, l’examen de la structure des patrimoines romains indique que la massa, si elle est circonscrite à un territoire civique, ne regroupe pas forcément tous les biens d’un même propriétaire dans ce ressort, un point qui la distinguerait sans doute de l’oikos égyptien24. À l’inverse, une même massa peut avoir plusieurs propriétaires, laïcs et ecclésiastiques, l’indivis assurant la survie de la cohésion domaniale25. Ce renforcement de la pérennité des unités domaniales, par-delà les successions ou le regroupement au sein d’un même patrimoine, doit sans doute beaucoup au fait que sous la domination byzantine, la massa en vient à déterminer une origo fiscale, rendant délicat tout éclatement ou fusion ultérieure, selon un schéma bien mis en lumière dans la liquidation du patrimoine de Mélanie la Jeune26.

5Dans ce cadre général, Domenico Vera a bien mis en valeur que le système présente un visage particulier en Sicile : les massae y sont nettement plus grandes qu’en Italie, avec des revenus moyens de 780 solidi (maximum 1640), à peu près 2,7 fois supérieurs à ceux des massae continentales27. Il est probable que deux facteurs soient entrés ici en jeu. Tout d’abord, intervient la relative faiblesse du maillage urbain insulaire qui permet à chaque cité, cadre naturel d’expansion de la massa, de disposer de territoires extrêmement étendus et donc aux massae siciliennes de concentrer les biens à une échelle géographique supérieure à leurs homologues continentales28. Mais surtout, il me semble nécessaire d’envisager que le processus de concentration foncière se soit accéléré tardivement à la suite de la fondation de Constantinople et que les massae siciliennes soient nées de l’agglomération d’unités foncières déjà conséquentes. De fait, la disparité de taille que l’on constate entre massae insulaires et continentales se retrouve bien à l’échelle de leurs éléments constitutifs, les fundi29.

6On peut détecter cependant une tendance à la réduction progressive des unités constitutives du patrimoine. En effet, si les revenus des unités foncières attestées pour les derniers siècles de l’Antiquité sont de l’ordre de plusieurs centaines de solidi (moy. 780), cette moyenne baisse drastiquement au VII^e siècle, peut-être même dès le siècle précédent. On sait en effet que le patrimoine romain rapportait vers 700 environ 50 000 solidi30 en étant constitué d’environ 400 unités foncières31. Le revenu moyen de chacune d’entre elles ne dépasse donc plus que de peu les 100 pièces d’or. L’origine de cette évolution est certainement à rechercher dans le contraste entre la dotation initiale de l’Église de Rome par l’État, constituée d’énormes domaines (jusqu’à 1650 solidi de revenus32), et l’accumulation ultérieure de legs privés d’ampleur sans cesse plus réduite au fur et à mesure que se trouvent redimensionnées les fortunes insulaires et que l’habitude de léguer à Rome se diffuse dans la population, touchant peu à peu des classes moins aisées33.

7Si la massa constitue l’élément de base des patrimoines, l’organisation de ces derniers est néanmoins nettement plus complexe qu’une simple juxtaposition de droits de propriétés sur de grandes unités foncières bien individualisées. Deux facteurs principaux de complexité sont en effet à prendre en compte pour évaluer le poids économique et social d’un grand patrimoine foncier comme celui de Rome : la structure pyramidale des biens et l’existence de droits partagés ou conditionnels sur certains biens.

8Il existait en effet des sous-ensembles de biens fonciers dotés d’une organisation propre et d’une gestion plus ou moins indépendante au sein même de l’ensemble du patrimonium romain. Pour l’essentiel, ces ensembles fonciers enchâssés dans le patrimoine dérivaient de fondations pieuses privées passées par voie d’héritage parmi les biens de l’Église de Rome34. Le schéma patrimonial n’est somme toute guère éloigné de celui des domus divinae, éléments individualisés au sein de la res privata35.

9Les monastères fondés par Grégoire le Grand semblent avoir relevé de ce modèle. La Vie de Grégoire le Grand de Jean Diacre précise ainsi que ses fondations furent dotées des praedia nécessaires et disposaient donc de biens fonciers propres36. Elles entrèrent certainement dans le patrimoine de l’Église romaine en tant que biens du nouvel évêque et l’on voit effectivement le defensor de l’Église de Rome intervenir dans leur gestion et même leur édification. Ainsi, durant l’été 592, le pontife fait reproche au sous-diacre Pierre que le monastère Praetoritanum ne soit toujours pas achevé37. Cette lettre révèle quelques éléments du financement de l’institution en distinguant apparemment frais de construction et de fonctionnement. La construction est à la charge de la caisse du defensor38, et donc a priori du patrimonium sicilien en tant que superstructure de gestion ; en revanche, Pierre s’était vu interdire de remettre des fonds aux moines39, ce qui indiquerait que le monastère jouissait d’un patrimoine propre pour l’entretien des frères. Ces fondations « enkystées » dans le patrimonium pouvaient d’ailleurs continuer à accumuler des biens à titre personnel, comme le démontre une lettre de septembre 603 évoquant l’héritage d’un certain Adeodatus qui s’était retiré au monastère de Saint-Hadrien40. Dans ce cas précis, le pape, qui agit d’ailleurs en tant que ktètôr en droit de décider qui peut, et sous quelles conditions, intégrer sa fondation, autorise le moine à disposer par testament de ses biens car il avait déjà exprimé des souhaits identiques à l’oral avant de quitter le monde41. La mise par écrit évitera des litiges futurs42.

10On peut sans doute encore citer le cas du monastère syracusain de Sainte-Lucie, qui semble également avoir relevé du patrimonium de Rome43. De nouveau, en effet, on voit le pape y exercer des prérogatives normalement dévolues au propriétaire, disposant des revenus du monastère et y nommant un administrateur laïc44. Le choix porte sur un expert de l’administration, ancien cancellarius du préteur de Sicile, donc un individu rompu aux questions juridiques et fiscales45. Par ailleurs, l’abbé de Sainte-Lucie doit demander à Rome la permission d’ordonner l’un des frères praepositus du monastère46, ce qui indique de nouveau que le pape jouit des prérogatives du propriétaire47. La preuve du fait que le monastère dispose malgré tout d’un patrimoine propre et ne dépend donc pas d’une éventuelle rente versée par les recteurs romains transparaît d’un litige opposant la maison pieuse au patrimonium romain au sujet de la propriété d’une maison, ce qui n’aurait aucun sens si la première n’avait pas une personnalité économique propre48. Le règlement du conflit exige d’avoir recours à l’emphytéose ou à un échange49.

11Ce genre de situation n’était pas limité aux seuls monastères et les institutions de charité siciliennes appartenant à Rome possédaient sans doute également le cas échéant des biens propres. C’est en ce sens, au vu des exemples qui précèdent, que je lirai la critique que Grégoire le Grand adresse au defensor Romanus accusé d’avoir plus à cœur les intérêts financiers du xenodochium qui lui a été confié, que les dépenses de charité que celui-ci doit assumer50.

12Citons enfin le cas du monastère de Saint-Hermès, qui illustre un schéma encore plus compliqué51. Cette fondation de Grégoire le Grand est certainement propriétaire d’une autre fondation, le monastère du Lucuscanum52, puisque l’abbé de Saint-Hermès nomme celui de cette seconde fondation53 et a également autorité sur certains aspects des finances du Lucuscanum54. Or, cette fondation possédait à titre personnel un beau patrimoine : à la fin de l’année 598, Grégoire le Grand intervient ainsi dans le conflit qui l’oppose au xenodochium romain des Valerii pour les possessiones Faiana, Nasoniana et Libiniana55. Malgré tout, le Lucuscanum n’est qu’une composante du patrimoine de Saint-Hermès, fondation appartenant à son tour au patrimonium de Rome. On a donc ici trois « étages patrimoniaux » emboités.

13On s’arrêtera ici, mais ce genre de situation n’était certainement pas exceptionnel, découlant du statut de bien privé des monastères, tempéré par l’inaliénabilité des biens consacrés, et des procédures de transmission de ces biens par héritage. L’Église de Rome, du fait même qu’elle représentait un exécuteur testamentaire digne de confiance, était destinée à multiplier ce type d’acquisition56.

14À côté de ces droits hiérarchisés sur un même bien, on trouve des cas de co-propriété ou de propriétés grevées de servitude, notamment l’obligation de verser une rente à l’ancien propriétaire. En octobre 598, le pape confirme un accord passé entre le defensor responsable des biens de la région de Palerme et la riche Praeiecta pour régler la question de la répartition des revenus de la massa Leucas et Samanteria et d’une maison sise à Palerme57. On a considéré que Praeiecta avait fait donation de ces biens à l’Église, sous réserve du versement d’une rente58. Toutefois, la donation ne concerne spécifiquement que la maison. Les droits sur le domaine sont donc bien partagés et les revenus répartis selon un accord privé. La lettre parle des portiones tibi competentes sans qu’il soit possible de déterminer de façon certaine s’il faut l’entendre au sens propre de portions du domaine, indiquant une partition effective, ou au sens figuré de quotes-parts de revenus. Cette dernière solution me semble néanmoins la meilleure en raison du rôle fiscal joué par la massa, rôle en vertu duquel le démembrement de ces unités foncières ne devait être décidé qu’en dernier recours59. Si tel est le cas, il est plus que probable que la gestion réelle ait incombé aux agents du pape, que l’on voit bien intervenir dans l’administration de terres n’appartenant pas au pape60.

15La cession de terres grevées d’obligations allait dans le même sens. On peut ici citer le cas de la massa Varoniana au sujet de laquelle Grégoire le Grand précise : Campanianus gloriosae memoriae duodecim solidos annuos Iohanni notario suo reliquerat ex massa Varoniana. Ainsi, si le bien foncier en tant que tel est bien passé à l’Église de Rome, ce legs s’accompagne de l’institution d’une rente viagère en faveur d’un ancien serviteur de la défunte gloriosa61. On retrouve dans cette même lettre mention d’une continentia, terme parfois qualifié d’annua, que les gestionnaires du patrimonium doivent verser à une donatrice sous peine de devoir restituer les biens qu’elle a transmis à l’Église. Si l’on tient compte du fait que la bénéficiaire est une nonne, le montage financier évoque l’adelphaton ou sitèrésion monastique tardif62.

16Enfin, facteur de complexité complémentaire, on évoquera brièvement les terres dont l’administration incombe à l’Église de Rome sans qu’elle exerce aucun droit de propriété sur elles. Dans ce cas, leurs propriétaires, souvent des clients du pontife, les ont confiées à ce dernier, sa puissance assurant la protection de leurs intérêts dans une période où les possessores absentéistes voient leur patrimoine menacé par leurs voisins63. Je me limite ici au cas de l’Église de Milan, l’évêque Laurentius réclamant en 591 des arriérés de rente : « sur les rentes du patrimoine de Sicile de propriété de la Sainte Église à laquelle par la grâce de Dieu (il préside), une certaine somme (lui) serait due parce qu’alors la levée sur le patrimoine de (son) Église était accomplie par les actores de la Sainte Église de Rome »64.

17Ces différents cas de figure permettent de mesurer la difficulté qu’il y a à définir exactement l’étendue des biens du patrimonium. Les biens possédés par l’Église de Rome, les biens gérés par l’Église de Rome, les biens dont l’Église de Rome reçoit des revenus et les biens dont les revenus sont susceptibles d’être transférés à Rome forment quatre ensembles qui ne coïncident que partiellement65.

Massa et fiscalité

18L’affirmation progressive de la massa dans le paysage agraire sicilien se répercute également dans ses prérogatives fiscales, le grand domaine devenant le relais de l’autorité de l’État dans les campagnes. J’évoquerai ce problème rapidement mais il est indispensable de s’y arrêter car il est intrinsèquement lié, selon moi, à l’évolution des modes d’exploitation. Le point principal est le transfert de l’identité fiscale du bien foncier du fundus vers la massa. Domenico Vera insiste sur le fait que la massa est à l’origine un agrégat de ces fundi dont les réformes fiscales tétrarchiques et constantiniennes avaient fait le cadre normal de l’enregistrement fiscal des individus. C’est alors le fundus et non la massa qui définit l’origo de ceux qui y résident66. Cette affirmation, certainement valide pour le IV^e siècle, trouve néanmoins un démenti formel dans le Registrum de Grégoire le Grand. Il y apparaît en effet de façon manifeste qu’un colon a l’obligation de résider et de se marier au sein de la massa à laquelle il est lié ex condicione67. C’est à ce niveau, et non plus à celui du fundus, qu’interviennent l’enregistrement fiscal et ses conséquences juridiques68.

19La seconde évolution importante est la mise en place progressive d’un système de perception autopracte sur le grand domaine de l’Église. Le point important ici est que ce système n’est pas imposé par l’État, mais naît d’une initiative du propriétaire. Dans un premier temps, celui-ci semble recruter pour le compte de l’État (et sans doute rémunérer) un percepteur qui n’en demeure pas moins un agent public et non un membre du personnel pontifical, le système évoquant les responsabilités liturgiques des oikoi égyptiens69. Dans un second temps, le pape organise un système de prêt à ses dépendants afin de leur faciliter l’acquittement de leurs obligations fiscales envers ce percepteur. Il s’intercale alors de fait entre l’État et l’exploitant. On comprend donc comment, dans un troisième temps, l’Église a été directement responsable de la perception sur ses domaines, une évolution réalisée au moins dans la seconde moitié du VII^e siècle70.

Le problème de la rente-impôt

20J’en reviens à présent à la question de l’exploitation du grand domaine. Le modèle généralement accepté est celui proposé par Lellia Cracco Ruggini :

« Le massae si articolavano in innumerevoli fundi, i quali in sostanza riproducevano e perpetuevano nel connettivo del latifondo le strutture produttive frazionate delle unità parcellari medio-piccole che questo era andato inghiottendo ». « I singoli appezzamenti (fundi) erano coltivati da famiglie coloniche o servili ; erano amministrati direttamente dai vilici nella eventuale pars dominica e per il resto affidati a conductores, grandi affittuari a breve termine, che risiedevano per lo più nell’isola, ma che erano cosa affatto distinta sia dagli enfiteuti [...] sia dai coloni, che erano ad essi subordinati in qualità, per così dire, di subaffittuari, tenuti a prestazione d’opera e ad appendizi – aggiuntivi ai canoni – assai simili a quelli testimoniati per l’Africa da una serie di iscrizioni fra II e III secolo »71.

21Tout en rejetant l’existence des operae, Domenico Vera a adopté et affiné ce modèle théorique72. Le grand domaine se résumerait à une juxtaposition de petites unités d’exploitation individuelles travaillées par des colons attachés au sol et fournissant un revenu fixe, les colons étant inamovibles et les versements (cumulant loyer et impôt) exigibles d’eux intangibles73. La supervision des biens serait confiée à un conductor, identifié à un riche entrepreneur gérant d’énormes étendues de terres, selon un système qui évoque essentiellement l’affermage. L’un dans l’autre, on obtient l’image de biens gérés dans l’optique non d’un revenu maximal, mais d’un revenu stable74.

22Je crois cette image fondamentalement fausse parce que reprise artificiellement des réalités observables plus tôt sur les grands patrimoines sénatoriaux. Mais il n’y a aucun rapport d’échelle entre les biens des sénateurs décrits par Olympiodore, qui s’étendent de la Bretagne à l’Orient et rapportaient parfois plus de 350 000 solidi par an, et ceux de l’Église de Rome75. Bien que le pape soit le plus gros propriétaire de Sicile, il peut d’autant moins se permettre une gestion aussi lâche de ses biens insulaires que ceux-ci constituent pratiquement, du fait des guerres lombardes, ses seules sources de revenus dès le milieu du VI^e siècle, de l’aveu même du pape Pélage I^er76. L’attitude de Grégoire le Grand envers l’emphytéose, forme si répandue qu’elle en devient traditionnelle de l’exploitation des biens ecclésiastiques, est en cela fort instructive77. Le pontife apparaît en effet hostile à ce mode de gestion. Il donne même droit au recteur de Sicile de refuser la validité d’une telle concession octroyée par la chancellerie pontificale de Rome et ordonne qu’il vérifie toujours que rien n’a été donné sine reservatione, véritable aliénation contraire au principe de l’emphytéose ecclésiastique cum reservatione, limitée à trente ans78. Le seul cas concret de concession emphytéotique en Sicile concerne un monastère auquel le pape octroie en emphytéose la seconde moitié d’une maison dont le couvent possède déjà l’autre moitié79. Mais il s’agit d’un bien mineur et d’un simple redéploiement des droits au sein même de la fortune ecclésiastique. Artifice permettant de contourner le problème de l’inaliénabilité des biens ecclésiastiques, l’emphytéose n’est pas en faveur dans l’île.

23Le premier aspect important à aborder est le postulat de l’existence d’une rente-impôt de montant immuable. J’avoue d’emblée que d’un simple point de vue théorique cette vision des choses me laisse perplexe. En effet, le propre de la fiscalité du Bas-Empire est d’être une fiscalité de répartition. Dès lors, chaque delegatio fait varier, certes dans des limites compatibles avec la pérennité de l’activité économique, le montant de l’impôt exigible80. Ainsi, si l’on admet que le versement du colon n’évolue pas de delegatio en delegatio, il faut se résoudre à admettre qu’un accroissement éventuel des exigences fiscales affectera le seul loyer du propriétaire. Le puissant serait donc la seule victime d’exigences accrues de l’État, ce qui est un peu difficile à croire.

24Le revenu stable comme idéal du possessor a par ailleurs largement été remis en question, que ce soit pour la grande propriété, la moyenne ou même les plus modestes81. De nouveau, l’échelle des biens doit être prise en compte au premier chef : les patrimoines immenses des grands sénateurs du Bas-empire ne peuvent servir de modèle car il y a un niveau de richesse à partir duquel l’idée d’une « saine gestion » n’a plus de sens concret.

25Au-delà de ces considérations générales, on soulignera que cette théorie repose en premier lieu sur le postulat que le conductor prélève l’impôt. Or, l’une des toutes premières lettres expédiées en Sicile par Grégoire le Grand permet de réfuter ce point : le système de désignation des percepteurs est fort complexe82, mais ceux-ci ne sont pas des conductores83. Or, dès lors que ces derniers ne prélèvent pas l’impôt, il est délicat d’admettre que les sommes dues au fisc et au propriétaire aient pu être amalgamées. De même, le pape intervient pour aider les exploitants des patrimoines à régler les taxes pour lesquelles ils s’endettent, ce qui n’aurait guère de sens s’il les prélevait intégrées dans le loyer qu’il était en droit d’exiger84. En outre, certains exemples concrets indiquent bien une situation contraire. Ainsi, en septembre 591, le pape réduit la pensio exigible d’un monastère de 1,66 solidus à un trémisse. Puisque la nouvelle pensio ne représente que 20 % de l’ancienne, il est impossible qu’elle comprenne également les impôts. La seule échappatoire serait d’admettre que le pontife les paie à la place du monastère, ce qui me semble difficile85. A l’inverse, et le cas est encore plus parlant, le pape ne voit pas de problème à conseiller à l’archevêque de Sardaigne d’accroître la pensio pour pousser les rustici païens à la conversion86.

26La source principale de la position adoptée par Domenico Vera est P. Ital 3, liste de propriétés de l’Église de Ravenne du VI^e siècle, qui recense le montant de prestations en espèces, nature, voire même, pour un groupe de biens, en journées de travail hebdomadaires87. Or, je ne crois pas que ce document puisse démontrer la fixité des obligations, car il ne présente aucune différence structurelle avec un quelconque résumé annuel d’activité, tel qu’en livrent par exemple les archives des Apions88. On y trouve d’ailleurs bien mentionnés des individus vivants, ce qui pose problème pour admettre qu’il puisse s’agir d’une liste destinée à un usage indéfini89. On peut tenir le même raisonnement avec l’évocation des cinq ans d’improductivité de la colonia Candiana90. Le document reflète l’état des revenus de l’Église de Ravenne sur les biens listés à un instant T, mais, à mon sens, on ne peut faire reposer sur ce témoignage l’hypothèse d’une fixité des rentes dans le temps.

27Deux autres textes sont invoqués en faveur d’une rente-impôt immuable. Le premier est la formule 51 du Liber diurnus91. Or, il me semble que celle-ci témoigne en réalité de la situation inverse puisqu’elle mentionne clairement la perequatio et l’ordinatio qui incombent au recteur, c’est-à-dire l’adéquation des capacités contributives des terres et des loyers exigés, parmi les responsabilités des recteurs pontificaux92. Le second est un passage de l’une des premières lettres envoyées en Sicile par Grégoire le Grand. Le pape y dénonce l’habitude prise, très certainement par les conductores, de faire payer diverses surcharges aux rustici du domaine pontifical, au titre probable de leur rémunération, selon le modèle des paramythiai fiscales93. Il ordonne au recteur de rédiger des securitatis libelli précisant les sommes à payer par chacun après avoir intégré celles des surtaxes qui sont légitimes. Les rustici doivent en outre se voir remettre en parallèle une copie de la décision du pontifie afin qu’ils puissent en arguer contre ceux qui les exploitent94. On a donc voulu y voir une preuve de la réaffirmation de la fixité des pensions, ce qui me semble une interprétation forcée du texte. Notons d’emblée que le problème traité ici par Grégoire est fort banal : on le retrouve par exemple sous Alexis I^er Comnène lorsqu’il décida d’englober les surtaxes dans l’impôt de base en augmentant parallèlement le salaire régulier des percepteurs95. Mais le point le plus important demeure que les libelli rédigés par le recteur ne sont pas la même chose que l’acte pontifical que le rusticus pourra opposer à toute exigence injuste. Rien n’indique d’ailleurs que le rusticus possède un contrat détaillant les charges de la terre qu’il a louée. L’examen de la documentation égyptienne montre bien que le contrat ne contient généralement pas le détail des sommes dues, mais l’engagement d’assumer les obligations consignées sous une terre donnée dans le registre général tenu par les gestionnaires des grands propriétaires, c’est-à-dire, dans le cas qui nous intéresse, le recteur96. Il n’y a donc aucune raison de penser que le rusticus reçoive du pape un document spécifiant une fois pour toutes ce qu’il doit payer. Il est dorénavant en possession d’un acte l’autorisant à rejeter toute exigence au-delà de ce qu’il s’est engagé à payer devant le recteur, mais rien ne permet de dire que celui-ci n’a dorénavant plus le droit de modifier les conditions de renouvellements des baux.

28Ainsi, en définitive, je crois nécessaire d’admettre non seulement une distinction très claire entre loyer dû au propriétaire et impôt exigible par l’État, mais également une fluidité en droit des conditions d’exploitation des parcelles concédées aux rustici.

Le conductor

29La gestion de la massa est à la charge d’un conductor, que Domenico Vera rapproche des grands financiers portant ce titre que l’on repère dans les Variae ou la correspondance de Symmaque97. À l’inverse, Vincenzo Recchia conclut de son étude sur la « società agricola » d’après le Registrum que « Gregorio voleva non un beneficiario, ma un esperto agricoltore »98. Il m’apparaît en effet clairement que le conductor du patrimonium n’a rien à voir avec les grands entrepreneurs opérant à des niveaux de fortune extravagants qu’a mis en avant Domenico Vera99. Leur travail de supervision à très grande échelle est celui qui incombe sur les terres pontificales au rector. Les quelques renseignements prosopographiques dont on dispose sur des conductores du pape n’en font pas des personnages d’une grande envergure sociale100. Par ailleurs, certaines dispositions prises par Grégoire impliquent qu’une bonne partie des conductores étaient issus du patrimonium sur les terres duquel ils résidaient de façon permanente. En effet, le pape doit intervenir pour protéger les droits des héritiers de conductores décédés qui vivent sur les biens de Rome et risquent de voir leur héritage détourné par les agents du rector101. Le peu que l’on connaît de leur surface financière n’est pas davantage compatible avec l’image du conductor de haut vol des sources privilégiées par Vera. Ainsi, l’un d’entre eux s’est vu saisir trois livres d’or102, tandis que l’unique rémunération spécifiée représente un montant total d’environ 20 solidi103. En-dehors même du montant, la forme de la rémunération, des versements divers en nature, tend à indiquer que l’on concevait la charge comme impliquant une résidence effective au centre domanial. La question de la responsabilité sur les biens ne doit pas davantage à mon sens plaider nécessairement en faveur d’individus extrêmement riches. Comme on l’a vu, le revenu moyen des unités foncières constituant le patrimonium diminue considérablement avec le temps : il tourne autour de 100 solidi, c’est-à-dire tout au plus le double du seuil de la pauvreté défini par les lois justiniennes (50 solidi). De façon plus générale, être responsable sur ses biens n’implique pas nécessairement que l’on est à même de couvrir intégralement le manque à gagner éventuel du propriétaire. Les gouverneurs de province sont également responsables sur leurs biens de la levée des impôts, mais il me semble très improbable que ces individus, sans grande surface à la fin du VI^e siècle104, aient été capables de compenser entièrement sur leur patrimoine une mauvaise gestion de la levée fiscale dans leur province. Qu’ils risquent la ruine assure de leur zèle, mais pas de leur capacité à rembourser.

30Je crois donc qu’il faut rejeter l’image du conductor pontifical proposée par Domenico Vera et se rallier aux positions de Vincenzo Recchia. Cette image est liée à un mode d’exploitation dont on va voir qu’il ne s’applique pas sur les biens des pontifes. L’échelon auquel interviennent les grands agents de l’État ou des sénateurs, sur lesquels insiste Vera, relève des compétences du recteur des différents patrimoines provinciaux, pas des conductores : ces derniers sont bien des intendants directement impliqués dans l’exploitation agricole. Si le Registrum ne permet pas de se faire une image très nette de leur activité, c’est précisément parce que les questions pratiques d’exploitation ne sont pas de la compétence du recteur, correspondant privilégié du pape. Néanmoins, on trouve dans le Registrum une ample moisson de données relatives aux techniques d’exploitation et notamment sur la main d’œuvre et la nature du centre domanial.

La main d’œuvre et le centre domanial

31Une lecture attentive du Registrum amène à une conclusion à mon sens importante : le terme de colonus105 n’y est employé que très rarement et uniquement lorsque les implications légales de ce statut entrent en jeu (l’attachement à la terre héréditaire106, ou intervenant au terme de 30 ans de location d’une même terre107 ; l’interdiction d’accéder à certains statuts ; le droit de contrainte du possessor responsable fiscalement108 ; l’interdiction faite au propriétaire de déplacer un colon qui relève de son autorité entre deux de ses domaines109 etc.). Pour le reste, Grégoire fait usage de rusticus, terme fonctionnel et non juridique110. Rien n’indique a priori donc que les colons aient joué un rôle économique déterminant sur le domaine comme on l’a affirmé. On peut en dire autant des esclaves, peu ou prou absents, sauf peut-être pour la surveillance des troupeaux111.

32L’information essentielle que livre le Registrum me semble la mise en place de stratégies assez complexes de contrôle de la main d’œuvre, des stratégies qui n’auraient pas lieu d’être dans le cadre du colonat, qui sanctionnait par la loi une large autorité du propriétaire et l’incapacité des colons à quitter le domaine.

33En octobre 594, Grégoire le Grand écrit ainsi à son rector pour ordonner que la politique de prêts aux rustici soit maintenue car elle évite que res ecclesiastica non perit112. Consentis par les conductores, mais à l’évidence sur des fonds du patrimonium, ces prêts doivent éviter que les cultivateurs ne s’endettent ailleurs et ne se voient accablés d’angariae. Le terme renvoie certainement à des « corvées » qui seraient dues aux créanciers. Même si le détail de la situation nous échappe, elle évoque clairement certains cas de figure égyptiens : ainsi, un papyrus mentionne un prêt engageant un père, mais stipulé pour la durée du contrat de travail du fils et l’on peut encore citer les nombreuses avances sur salaire utilisées pour lier la main d’œuvre113. Le danger que veut écarter le pape apparaît avec netteté dans une lettre adressée à l’évêque de Cagliari à qui il est reproché que les biens ecclésiastiques demeurent improductifs faute de main d’œuvre, les rustici ayant été attirés par d’autres possessores114. À l’évidence, ce n’est pas de colons dont il est question ici, puisque cette catégorie de travailleurs ne saurait aller travailler ailleurs avant d’avoir satisfait à l’onus colonarium, sans que la loi suffise à les ramener sur les terres auxquelles ils sont liés. Or, le droit colonaire, bien connu de Grégoire115, n’est pas évoqué dans cette lettre. Il me semble donc clair que le système de prêt géré par le conductor se donne pour but de pallier la rivalité des autres propriétaires autour de la main d’œuvre.

34Que ces prêts soient gérés par l’intendant amène à les distinguer d’un second système de créances fonctionnant dans le cadre du patrimonium. Il s’agit des avances consenties au rusticus par le recteur pour qu’il s’acquitte de ses obligations fiscales. Ce qui est important est l’identité de l’impôt concerné par la mesure : la burdatio, exigible en plusieurs illationes. Cette taxe doit être identifiée à « l’or des mules », le chrysos bourdônôn des papyrus orientaux, dont l’assiette repose sur la terre116. Le second système de prêt vise donc des individus qui à la fois travaillent sur le patrimoine et sont responsables de la taxe foncière, une définition qui ne peut s’appliquer qu’à des locataires de biens pontificaux117. Par contraste, le premier système de prêt, géré par l’intendant, me semble concerner les individus fournissant directement leur force de travail, en bref au premier chef des employés agricoles. En effet, s’il s’agissait de nouveau de locataires, le pape n’aurait pas d’intérêt immédiat à les retenir sur ses terres : qu’ils paient leur loyer par le produit de la terre louée ou par un salaire perçu ailleurs ne changerait rien au montant de leur versement.

35Comme en Égypte, l’endettement joue donc clairement un rôle essentiel dans le contrôle de la main d’œuvre sur laquelle la loi ne donne pas directement d’autorité au recteur. Mais, au-delà, le double système de prêts semble bien recouvrir deux modes d’exploitation concurrents. A priori, l’exploitation du patrimoine met ainsi en jeu au moins trois systèmes parallèles. Tout d’abord les exploitations presqu’intangibles des colons, puis des parcelles en location, qu’il faut sans doute imaginer d’après les exemples concrets fournis par les papyrus égyptiens, et, enfin, une part en faire-valoir direct, une sorte de réserve.

36La question essentielle est donc celle du poids respectif de ces trois modes d’exploitation. Il n’y a évidemment pas de réponse évidente. Je crois toutefois que le faire-valoir direct devait être privilégié. En effet, il me semble qu’il est le seul à pouvoir légitimer l’évolution du système fiscal présentée plus haut. L’enregistrement des hommes non plus au niveau du fundus mais de la massa évoque le primat de stratégies de déploiement de la main-d’œuvre à l’échelle globale de la massa, ce qui ne se conçoit pas dans le cadre d’un domaine encore conçu comme un conglomérat de petites exploitations pérennes, tenues par les colons ou louées à plus ou moins long terme. L’apparition d’un centre domanial fonctionnel unique et son origine va dans le même sens et je conclurai en évoquant ce problème.

37Le Registrum place au centre de la massa la conduma. Le terme renvoie bien dans les lettres à un lieu physique marqué par des structures productives118. En outre, il existe un lien entre conductor, conduma et unité domaniale : chaque domaine a une conduma et un conductor119. On peut donc admettre que ce centre physique soit le lieu de concentration des instruments agricoles et du cheptel attribués à la massa : en bref, la conduma concentre les moyens de production120. Elle évoque en cela évidemment le praetorium que Palladius place au centre de son exploitation agricole idéale121. Toutefois, le sens premier du mot n’est pas celui-ci : conduma renvoie tout d’abord à un groupe humain, à l’origine une unité militaire, équivalente au contubernium122. Ce sens fonctionnel ne se perd d’ailleurs pas entièrement puisqu’ultérieurement en Italie centro-méridionale, il continue bien à désigner des dépendants agricoles, comme en attestent les chartes bénéventaines du VIII^e siècle et les documents relatifs à San Vincenzo al Volturno qui nomment par ce terme un groupe de dépendants agricoles, de statut apparemment servile. Et de nouveau, on retrouve également le terme pour désigner une exploitation agricole123. Le testament de saint Bertrand, évêque du Mans, daté de 616, enregistre également l’évolution vers une référence topographique, avec un locellum qui dicitur Condomas124.

38La conduma concentre donc sans doute non seulement les instruments de production, mais également la main d’œuvre. Que ce vocable désignant la main d’œuvre ait écarté l’ancien terme de praetorium pour le centre domanial me semble significatif. Cette évolution devrait d’ailleurs être tenue présente à l’esprit pour analyser le renforcement de l’habitat groupé en Sicile au haut Moyen Âge. On retrouve ici, je crois, le modèle de l’epoikion du Proche-Orient125.

39Nous voyons donc la main d’œuvre enregistrée à l’échelle de tout le domaine et ce dernier se doter d’un centre fonctionnel dont le nom découle clairement du groupe humain auquel il sert de base. L’ensemble me semble dessiner un scénario logique : les cadres fiscaux s’adaptent de façon pragmatique aux cadres de l’activité économique. Dans ce cas, il faudrait bien admettre qu’une part importante, voire prépondérante, des terres est exploitée par cette main d’œuvre de la conduma et à l’inverse qu’intervint une réduction considérable des terres en location ou occupées par les colons, car dans un système où les terres sont ainsi majoritairement alloties, ni la modification du système fiscal, ni l’apparition de la conduma dans la double acception mise en avant ici n’a de sens126. On pourrait proposer un parallèle avec la Provence où, au cours du haut Moyen Âge, le terme de conduma semble évoluer vers condomina, désignant des terres arables relevant du seigneur par opposition aux manses ou à la colonica127. On comprend également au mieux dans ce contexte comment la figure du conductor aura pu évoluer vers celle d’un spécialiste effectif de l’exploitation agricole, car sa tâche ne se limite dès lors plus à la levée de rentes fixes. Une telle évolution, je crois, se comprend enfin au mieux dans le cadre de l’abondance relative de main d’œuvre dont jouissait alors certainement la Sicile. Les attestations de réfugiés venus du continent (Italie, Balkans, Afrique) sont nombreuses et l’on est en droit de penser que la main d’œuvre était suffisamment bon marché pour que le salariat devienne la solution la plus profitable économiquement. On retrouve, quoi qu’il en soit, à l’œuvre la logique qui dictait le rejet de l’emphytéose : la contraction des revenus sur les seuls biens insulaires amène les pontifes à promouvoir un système d’exploitation aussi rentable que possible.

Conclusion

40Je voudrais pour conclure citer D. Vera qui a ainsi défini le passage de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge dans le domaine du travail agricole : « la situazione agraria altomedievale è dinamica, mentre quella tardoromana è statica »128. En ce sens, la Sicile de Grégoire le Grand appartient selon moi bien davantage au « haut Moyen Âge » que les positions généralement défendues ne permettent de l’envisager. Je crois que la reconquête byzantine et la crise de l’Italie frappée par les guerres gothiques puis lombardes amena un bouleversement conséquent dans les pratiques de gestion de la grande propriété. La clef de cette évolution me semble être l’accession de la massa à la personnalité fiscale, qui aura permis l’application de politiques nouvelles de déploiement de la main d’œuvre. L’impact de cette évolution sur la structure de l’habitat se lirait en retour dans l’affirmation du village.