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Limites en pierre sèche et structure agraire dans la Pouille méridionale (VIe-XIIe s.)

Les apports récents de l’archéologie des paysages agraires

p. 91-115

Résumés

La connaissance de l’organisation des espaces en Pouille méridionale pendant le haut Moyen Âge progresse depuis deux décennies grâce à des programmes de recherche spécifiques. Si dans une première phase ce sont surtout les villages désertés qui ont fait l’objet d’enquêtes extensives et de fouilles, plus récemment les médiévistes se tournent également vers la structure agraire, visant une compréhension globale des paysages historiques. Dans ce domaine, des résultats novateurs viennent de la caractérisation archéologique des formes parcellaires.
En particulier, le paysage agraire de la région étudiée est marqué par la présence massive de limites bâties en pierre sèche, qui ont été pendant longtemps sériées sur la base de leurs dimensions et caractères externes actuels. L’étude qui fait l’objet de cette contribution a été menée sur les limites en pierre sèche relevées à l’intérieur d’un transect de 87 km
2 au sud de la cité d’Oria, entre Tarente et Brindisi, siège d’un évêché et des représentants successifs du pouvoir lombard, byzantin et normand. Ces limites ont été étudiées en carto- et photo-interprétation, puis prospectées systématiquement; deux sondages ont ensuite été menés sur le «paretone» de Sava (Tarente), l’une des plus grandes délimitations en pierre sèche qui charpentent le paysage apulien. Or, l’approche stratigraphique permet de lire une telle construction comme le résultat d’une série d’aménagements successifs. De la fin de l’Antiquité à nos jours, chacun d’entre eux révèle des informations inédites sur l’évolution du paysage, l’interaction homme-milieu et l’organisation des espaces.
Dès lors, il paraît possible d’instaurer un dialogue entre ces nouveaux marqueurs archéologiques et l’étude de l’habitat, ce qui ne peut que favoriser à terme – moyennant un dialogue serré avec d’autres séries de données – la compréhension des modalités de l’insertion de ces paysages et de ces sociétés dans des systèmes politiques, spatiaux et culturels plus vastes.

Since two decades, specific research programs improve our knowledge about space organization in Southern Apulia during the early Middle Ages. Whereas, in one first phase, the deserted villages were the main object of field surveys and excavations, more recently archaeologists and historians are looking toward the agrarian structure, aiming at a global understanding of historical landscapes. In this field, some innovative results come from the archaeological characterization of the land divisions.
In particular, the agrarian landscape of this region is marked by the massive presence of dry stone land divisions, which for a long time were serially identified on the basis of their measurements and present external features. This research has been led on the dry stone boundaries recorded within a transect of 87 km
2 south of the town of Oria, between Taranto and Brindisi, the seat of a bishopric and successive representatives of the Lombard, Byzantine and Norman power. First these boundaries have been studied by interpreting topographic maps and aerial photos and again they have been systematically surveyed. Finally, excavations have been carried out on the so-called « paretone di Sava », one of the biggest dry stone walls which frame the apulian landscape. Such a stratigraphic approach allows to read this construction as the result of a number of successive transformations. Since the late Antiquity until our days, these transformations reveal new information on changes in the landscape, human-environmental interactions and space organization.
As a consequence, it would be possible to set up a dialogue between these new archaeological markers and settlement studies. Such a dialogue will undoubtedly encourage – provided other data series have been obtained – the appreciation of the inclusion of these landscapes and societies in wider political, spatial and cultural systems.


Texte intégral

Archéologie des paysages agraires médiévaux en Pouille

1Cette contribution vise à illustrer le potentiel heuristique d’un projet d’archéologie des paysages agraires mené en Pouille entre 2005 et 2013 par l’Université Lumière-Lyon 2, avec la collaboration scientifique et opérationnelle de l’Università del Salento (Lecce) et de la Soprintendenza per i Beni archeologici della Puglia1.

2La connaissance de l’organisation et des dynamiques des espaces dans la Pouille méridionale (Murge et Salento) au haut Moyen Âge progresse depuis deux décennies au rythme de la mise en place de programmes de recherche spécifiques. En effet, il y a vingt ans, cette problématique restait complètement à défricher, voire même à inventer : si la documentation écrite disponible et les rares fouilles ayant affecté des niveaux médiévaux éclairaient suffisamment le maillage administratif et le semis des établissements à partir du XIVe siècle, pouvant aller parfois un ou deux siècles plus loin2, au-delà du XIIe siècle la question de la genèse des villages et des finages médiévaux restait entièrement posée.

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Fig. 1 – Localisation géographique.

3Sur la base de ce constat, un programme de recherches portant sur le Salento médiéval a été inauguré par Paul Arthur dès 1991. Le tout nouveau laboratoire d’Archéologie médiévale de l’université de Lecce s’est alors attaché à la création d’une carte archéologique pour le Moyen Âge, à la fouille de bon nombre d’établissements, à la constitution d’un référentiel chronologique pour le mobilier, tout particulièrement pour la céramique3. Si dans une première phase ce sont donc bien les villages désertés qui ont fait l’objet d’enquêtes extensives et de fouilles, progressivement l’analyse de la structure agraire a été annexée à une stratégie visant une compréhension globale des paysages historiques, dont les habitats ne constituent qu’une des composantes4. C’est dans ce cadre que prend forme le présent projet de recherche sur les paysages agraires de la Pouille méridionale du haut Moyen Âge.

4Au cœur d’un tel projet, la notion opérationnelle de « système agraire »5 identifie la structure agraire (parcellaire, finage, voirie), l’habitat rural, l’écosystème exploité et les systèmes de production comme les composantes interdépendantes d’un paysage-système. Or, en raison du degré variable de lisibilité de chacune de ces composantes, l’archéologie a traditionnellement privilégié l’étude des sites d’habitat, projetant ensuite l’image composée à partir des données récoltées sur ces sites (« les sites » par définition) sur le territoire environnant. Les deux séries de données se situent, en effet, en relation de nécessité réciproque si bien que les transformations observées dans l’habitat peuvent être considérées comme un reflet de celles qui sont intervenues (et qu’il est généralement plus difficile de mesurer) dans le bassin de vie de l’établissement étudié. Or, dans une optique systémique, la caractérisation d’une autre de ces composantes pour une période donnée devrait jeter, par définition, quelques lumières sur l’habitat, ce qui est d’autant plus utile quand on ignore presque tout de ce dernier.

5Tel est précisément le postulat émis pour l’étude que l’on présente dans les pages qui suivent6. Cette enquête a été menée jusqu’ici sur un transect de 87 km2 situé au sud de la cité d’Oria, entre Tarente et Brindisi, où l’habitat du haut Moyen Âge n’est pour l’heure éclairé par aucune donnée fiable, contrairement à ce qui se produit pour le Salento méridional où un dialogue fécond entre différentes séries de données est d’ores et déjà possible. Dans l’aire d’étude au sud d’Oria, les rares données issues de découvertes fortuites, de fouilles de sauvetage et de signalements occasionnels de la part de chercheurs impliqués dans d’autres problématiques ou encore d’amateurs constituent de toute évidence une base de travail à la faible représentativité statistique. Par conséquent, le défi a été lancé d’inaugurer ici la connaissance archéologique d’un paysage historique par l’étude des différentes composantes de la structure agraire et par là même de formuler, ensuite, les premières hypothèses sur les dynamiques relatives à l’habitat.

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Fig. 2 – Localisation du transect « Oria sud » (cartographie : SIT Regione Puglia ; CAO : G.S.).

Une archéologie des limites bâties en pierre sèche pour l’histoire de la structure agraire

Les constructions en pierre sèche : un corpus spécifique

6Quiconque observe les paysages agraires des Murge et du Salento est très vite interpellé par la présence quasi obsessionnelle de constructions en pierre sèche. En effet, la présence importante de sols caillouteux générés par les substrats calcaires et calcarénitiques, fortement représentés dans la région, rend disponible ou oblige à évacuer – suivant que l’homme voit cela comme une ressource ou comme une contrainte – une grande quantité de pierraille utilisable ensuite dans toutes sortes d’accumulations structurées : tours, tertres ou cairns (localement dits « specchie »), annexes et abris temporaires ou permanents (localement dits trulli, pagliare, casedde, etc.) ou encore constructions linéaires délimitant des parcelles murées (murets) voire des finages et des territoires (grands murs, murailles, localement dites paretoni, pareti grossi, limitoni), qui peuvent parfois atteindre plusieurs kilomètres de longueur et des dimensions imposantes7.

7De surcroît, une fois érigées, la plupart de ces constructions ont toute chance de continuer à marquer le paysage bien longtemps après leur abandon. En effet, l’effort nécessaire à leur évacuation s’avèrerait facilement anti-économique, d’autant plus que de tels ouvrages ont été en grande partie conçus pour bonifier des nouvelles terres agricoles et sont donc tout naturellement posés sur les sols les plus stériles. S’ajoutent à cela les épierrements successifs qui mènent à l’accumulation des cailloux en périphérie des parcelles exploitées, dans des secteurs inaptes à la culture, où se trouvent éventuellement, par définition, d’anciennes constructions abandonnées : par conséquent, une structure en pierre sèche peut facilement en recouvrir et conserver d’autres plus anciennes. Enfin, même les dynamiques érosives naturelles ne sauraient faire disparaître ces constructions, en raison de la modestie générale du relief et de la faible épaisseur des sols dans la plus grande partie de la région étudiée.

8Aussi ces ouvrages en pierre sèche exercent en permanence une influence directe ou indirecte sur l’organisation des paysages, par leur présence en surface ou à faible profondeur8. C’est pourquoi la fréquence et la capacité de ces constructions à transmettre aux paysages certaines formes planimétriques et matérielles en fait, dans cet ensemble régional spécifique, une clef pour pénétrer dans la structure agraire et l’organisation des espaces9.

Les limites en pierre sèche : une approche archéologique

9Parmi les différents types de bâtiments, que les études topographiques ont depuis longtemps sériés sur la base de leur fonction, position, dimension et appareillage10, des résultats novateurs et prometteurs viennent aujourd’hui de la caractérisation archéologique des limites en pierre sèche et de l’étude géomatique des formes parcellaires transmises sur la longue durée par la juxtaposition, la superposition et la fossilisation de constructions différentes et successives. En effet, si les structures ponctuelles ont pour atout principal leur endémicité, les structures linéaires et parcellaires et tout particulièrement les grandes délimitations offrent un potentiel heuristique spécifique en ce que : 1) elles retiennent l’humidité et favorisent la sédimentation, donc la formation de contextes archéologiques qui portent la mémoire des transformations du paysage environnant ; 2) elles sont des « niches », des « conservatoires » et des « couloirs » écologiques et, en définitive, archéologiques pour une flore et une faune que la mise en culture des terroirs alentour repousse ; 3) leur construction a fossilisé de vastes portions de paléosol recouvrant même, parfois, des structures plus anciennes qu’elle a protégées du labour et de toute autre transformation ; 4) elles sont, enfin, des signes dominants dans un paysage globalement uniforme, ce qui en assure, au fil des époques, la réutilisation comme marqueurs de telle ou telle autre (ré)organisation spatiale – agraire, administrative voire territoriale – et en tant que telles elles sont citées assez souvent dans la documentation écrite. Par conséquent, l’analyse archéologique des limites en pierre sèche ne peut pas ne pas offrir une contribution spécifique à l’histoire des paysages.

10Sur la base de ces considérations a été entrepris un recensement typologique des paretoni et limitoni des Murge et du Salento11. Les caractères extérieurs ainsi que la distribution spatiale d’une dizaine de ces délimitations ont été étudiés en relation avec le substrat géolithologique et, par là, avec les bassins d’approvisionnement en matière première et l’utilisation des sols. Parfois, les sources écrites attestent l’existence dans le passé de ces ouvrages, voire celle d’autres constructions similaires aujourd’hui disparues ou transformées.

11Dans le cadre de ce recensement, un secteur particulièrement intéressant a été identifié au sud d’Oria – siège d’un évêché et des représentants successifs du pouvoir lombard, byzantin et normand – et à l’est de Tarente, sur les communes de Sava et de Manduria (prov. Taranto). Ici, l’étude menée – jusqu’à la date de cette communication – à l’intérieur d’un transect de 87 km2 sur les limites en pierre sèche relevées en carto – et photo-interprétation puis prospectées systématiquement et ponctuellement fouillées a fourni des résultats très satisfaisants. En particulier, deux sondages ont été réalisés sur l’une des plus grandes délimitations en pierre sèche qui charpentent le paysage agraire apulien, le paretone situé à l’ouest de la ville de Sava. Cette approche stratigraphique – que des protocoles d’intervention relevant des sciences environnementales rendent particulièrement efficace – permet de lire une telle construction comme le résultat d’une série d’aménagements successifs. Ceux-ci révèlent, quant à eux, des informations inédites sur l’évolution du paysage végétal, l’exploitation des ressources naturelles par l’homme et l’organisation des espaces, de la fin de l’Antiquité à nos jours.

Un cas d’étude : le paretone de Sava

Caractérisation archéologique d’une imposante muraille en pierre sèche

12Le paretone situé à l’ouest de la ville de Sava matérialise localement sur environ 1,2 km une longue limite dont le tracé fossilisé est reconnaissable dans le paysage actuel sur 4,3 km, entre les lieux-dits M. Magalastro et Mass. Agliano, sous forme de chemins vicinaux, de murs plus ou moins puissants ou encore de simples limites de propriété marquées par des bornes12. Seul le tronçon central, long d’environ 700 m, se présente comme une muraille constituée de deux parements et d’un remplissage de pierraille, large en moyenne de 4 m et haute de 1 à 3 m. Il s’agit de cailloux de grande, moyenne ou petite dimension provenant des champs alentour, caractérisés par de fréquents affleurements du substrat calcaire (« Calcari di Altamura »13). Plusieurs caractères externes distinguent nettement les deux parements qui n’ont d’évidence pas fait l’objet des mêmes soins : alors que le parement oriental englobe des abris en pierre sèche, présente plusieurs rampes aménagées permettant l’accès au sommet de la structure et des variations régulières de largeur en rentrants et saillants, qui donnent localement à son plan une allure en dents de scie, le parement occidental est complètement dépourvu de ces particularités.

13L’ambition initiale de l’étude archéologique de la muraille était de vérifier qu’une lecture stratigraphique et chronologique d’une telle délimitation en pierre sèche était tout simplement possible, compte tenu de la difficulté à reconnaître des couches dans un aménagement en pierre sèche, du contexte partiellement ouvert que ces mêmes couches constituent et du manque prévisible d’artefacts chronologiquement caractérisés. En réalité, l’intégration parmi les stratégies de fouille d’un protocole de ramassage systématique des anthracorestes, puis l’étude taxinomique de ces derniers et la datation14C de certains d’entre eux ont ouvert des perspectives bien plus vastes.

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Fig. 3 – Le paretone de Sava (Taranto) (vue aérienne oblique sud-nord – G.S.).

14Le premier sondage a été réalisé sous la forme d’une tranchée de 3 × 8 m transversale au paretone, sur un nœud du parcellaire formé par la muraille, qui est axée nord-sud, et un mur plus modeste qui vient buter contre son flanc est. À cet endroit, par ailleurs, la muraille est interrompue par le passage d’un chemin vicinal orienté est-ouest. Il y avait donc là trois aménagements différents dont les relations horizontales et verticales semblaient offrir un bon potentiel d’information. Par ailleurs, dans ce secteur globalement plat, le Modèle Numérique de Terrain (MNT) a mis en évidence un dénivelé significatif d’ouest en est qui laissait une marge suffisante aux processus d’accumulation de sédiments contre le versant occidental du paretone, ouvrant ainsi des chances supplémentaires à la caractérisation chronologique de ce dernier. Par la suite, un deuxième sondage du même genre a été réalisé 45 m plus au nord, loin de tout axe de circulation, dans un tronçon où la largeur du paretone se réduit de moitié sur 8 m de longueur, dessinant un rentrant sur le flanc est aux contours réguliers. Les conditions à la fois semblables et différentes de ce secteur par rapport au premier site ont permis de mieux comprendre certaines dynamiques dont on avait eu la certitude ou l’intuition au cours de la première opération et en ont ponctuellement confirmé la lecture stratigraphique et chronologique.

15La construction, qui apparaît de l’extérieur comme un aménagement homogène, a révélé une stratigraphie polysémique, qui est le résultat d’au moins deux actions d’accumulation structurée14. Ces deux actions successives se distinguent, en effet, tant par leur appareillage que par les artefacts et les écofacts qu’elles contiennent.

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Fig. 4 – Positionnement des deux sondages réalisés dans le paretone de Sava (photographie aérienne : SIT Regione Puglia ; CAO : G.S.).

16Tout d’abord, le paléosol oblitéré par l’aménagement a restitué, au cours du premier sondage, 82 fragments d’un même récipient culinaire en pâte réfractaire de production locale. Ces fragments, bien que très dégradés (altérations mécaniques, érosion, labour ?), ne comportent aucune trace de roulement, ce qui permet d’affirmer leur position primaire. La seule partie diagnostique du récipient est son fond ombiliqué, qui peut être confronté à des productions qui commencent à être répertoriées dans la province de Lecce et qui sont datées des VIIe-VIIIe siècles15. De plus, un reste végétal carbonisé16 collecté dans le paléosol au cours du deuxième sondage a été daté par14C entre 410 et 600 de notre ère17. Par conséquent, ce sol agraire fournit un terminus post quem indiquant qu’il n’a certainement pas été recouvert par la muraille avant le début du Ve siècle et, avec toute la prudence nécessaire vis-à-vis de la datation de typologies céramiques encore mal assurées, sans doute pas avant le début du VIIe siècle.

17Ensuite, ce paléosol agraire, à peine arasé, sans véritable fosse de fondation, est recouvert par deux assises formées par des pierres de moyenne et de grande taille et d’une terre très compacte, sur une largeur d’environ 3,5 m et une hauteur d’environ 0,45 m. Cette couche de pierraille est prise entre les bases de deux parements qui ont dû être, toutefois, plusieurs fois refaits, comme le montrent à la fois la stratigraphie et plusieurs éléments de datation dont il sera rendu compte plus loin.

18La datation14C de plusieurs charbons de bois vient fournir deux terminus ante quem cohérents entre eux et avec la datation du paléosol. En effet, deux restes végétaux carbonisés prélevés dans l’horizon de terrain brunâtre généré par bioturbation et accumulation sur le versant ouest de la muraille ont fourni une datation comprise entre 670 et 880 de notre ère18. D’autre part, deux frag ments d’Erica19 – sélectionnés parmi ceux qui ont été capturés par la structure, par définition ouverte, d’une telle muraille – ont été datés par 14C entre 1040 et 1270 de notre ère.

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Fig. 5 – Coupe finale ouest-est (relevé : Claudia Portulano ; DAO : G.S.).

19Par conséquent, la mise en place de la structure – qui oblitère un sol agraire contenant un reste végétal carbonisé entre 410 et 600 et des tessons des VIIe-VIIIe siècles, qui fonctionne, ensuite, comme une « digue » bloquant des colluvionnements qui ont livré des écofacts dont la durée de vie est comprise entre 670 et 880 et qui capture, enfin, des anthracorestes datés entre 1040 et 1270 – doit être comprise entre le Ve et le VIIIe siècle, voire avec une moindre probabilité entre les VIIe-VIIIe siècles et la fin du IXe siècle.

20Par la suite, cette première construction sera recouverte par un remplissage d’un m environ d’épaisseur, en petit ou moyen appareil (assez différent par rapport à la couche inférieure), contenu par deux parements en moyen voire grand appareil au fruit plutôt prononcé. En outre, ce niveau contient des taxons reflétant un paysage végétal assez différent par rapport à l’accumulation inférieure (et partant un processus de formation différé dans le temps) tout en livrant, du moins dans le premier sondage, une impressionnante quantité de céramique et de verre d’époque moderne et contemporaine. Enfin, un fragment de céramique graffita policroma datant du XVIe siècle et un reste carbonisé de vitis daté après 1950 (14C) ont été retrouvés sous la base du parement ouest, alors que la semelle d’une chaussure de sport contemporaine a été retrouvée dans le parement est.

21En dépit de ces différences, l’absence d’une couche d’abandon sur la crête du niveau inférieur interdit de conclure à l’existence d’un important hiatus chronologique entre les deux niveaux : l’actuel paretone paraît bien hériter d’un projet conçu et entièrement réalisé au haut Moyen Âge. Si les deux couches présentent un spectre taxinomique différent, dont on verra par la suite le détail, cela tient au fait que dans la couche inférieure paraît avoir été utilisée la terre même du paléosol tardo-antique alors que la couche supérieure a fonctionné comme réceptacle pour des restes végétaux appartenant au paysage végétal postérieur, jusqu’à la fin du Moyen Âge. Quant aux artefacts, la présence massive de céramique et de verre modernes dans le premier sondage (en correspondance du chemin) et leur absence dans le deuxième sondage (loin du chemin), témoignent du fait que le paretone s’insère pendant longtemps dans un environnement assez peu fréquenté par l’homme. Seulement à partir du XVIe siècle et jusqu’à nos jours, les parements et le niveau supérieur reçoivent des rebuts en tout genre, qui sont abandonnés par les utilisateurs des champs et, surtout, du chemin vicinal. Dans cette phase, par ailleurs, la réactivation du paretone comme importante limite de propriété mène à des réfections successives qui englobent inévitablement des objets perdus ou jetés par les paysans.

De la fouille d’un paretone à l’environnement et au paysage agraire

22La fouille du paretone a également livré une surprenante moisson d’informations inédites qui ouvrent une fenêtre sur le paysage végétal et sur l’organisation agraire à l’échelle locale, de la fin de l’Antiquité à nos jours. En effet, à l’orée du VIIe siècle, dans l’environnement immédiat de la muraille prospère une garrigue très dégradée (salsepareille, myrte, jujubier, nerprun…), dominée par une variété de bruyère (Erica). La prédominance de cette plante, en particulier, qui privilégie les terrains acides et pauvres, indique que ces sols ont été soumis à une surexploitation agro-pastorale – donc à une pression prononcée de la part des communautés rurales les plus proches – menée par des ovi-caprins, qui mangent tout le reste mais ne sont guère attirés par elle.

23Successivement, une structure linéaire en pierre sèche est mise en place. Ses dimensions traduisent une indéniable volonté de (ré) organisation de l’espace rural dont la structure constitue une limite forte. Toutefois, cet aménagement poursuit assez rapidement son existence dans un espace qui évolue vers un peuplement végétal typique de la forêt méditerranéenne : la couche supérieure reflète la dominance du chêne vert associé à l’olivier et diverses sortes d’arbres fruitiers. Il est, certes, difficile de deviner sur cette unique base les raisons de la production d’un tel effort d’épierrement et de délimitation, d’abord, puis de la transformation de ce paysage agraire en marge boisée. Il paraît, toutefois, légitime d’évoquer la présence, au début du haut Moyen Âge, d’un paysage agraire, donc d’une organisation économique et sociale (un domaine rural ?) capable de planifier la destination productive et les rapports de propriété dans un ressort territorial dont les confins nous échappent encore. Par la suite, outre les effets de possibles variations climatiques, le retour de la forêt marque indéniablement une rupture dans ce modèle économique et/ou la cristallisation de nouveaux rapports de propriété.

24Après une longue phase de déprise agricole, les données de fouille indiquent, enfin, le retour définitif à une agriculture diversifiée, qui doit être daté au plus tard dans le courant du XVe siècle. Les réfections répétées des parties apparentes du paretone pourraient témoigner d’un épierrement intensif et centralisé mené dans le but de préparer ces nouveaux terroirs à une implantation massive d’oliviers et d’arbres fruitiers (pruniers, pommiers, etc.), qui sont, en effet, bien représentés dans la série documentaire des restes végétaux carbonisés. Par ailleurs, bien qu’elle ne soit pas représentée dans le spectre taxinomique, les sources écrites attestent une forte croissance de la céréaliculture à cette époque, partout dans le Salento20. Enfin, le fait que les champs aient été bonifiés en concentrant le produit de l’épierrement sur une seule imposante délimitation témoigne de la présence d’une instance de décision centrale ayant mobilisé une main d’œuvre nombreuse afin de délimiter de manière non équivoque ses biens. Or les sources écrites, désormais abondantes au seuil de l’époque moderne, attestent clairement que ce secteur à l’est de Tarente est caractérisé par une forte croissance démographique au cours du XVe siècle, avec fondation de nouveaux villages et repeuplement de certains lieux désertés, d’où la mise en culture de terroirs précédemment oubliés, qu’on a arrachés à l’incultum21.

Des paretoni à la structure agraire

Paretoni et caractères géomorphologiques des paysages

25Quittant l’échelle stratigraphique et taphonomique pour une approche maintenant archéogéographique, le positionnement intégral du paretone de Sava et le relevé des caractères géolithologiques et pédologiques des paysages traversés – à un niveau de détail où la prospection archéologique permet souvent de corriger la cartographie géologique réalisée à une échelle trop petite pour rendre compte des différences micro-territoriales – révèle l’évidente prédilection du paretone pour les substrats de calcaire compact tertiaire. C’est ici, en effet, que la nécessité de l’épierrement se fait sentir (dans une optique éminemment agraire) et/ou que l’on dispose sur place d’une abondante matière première pour construire une limite ou barrière, dans une optique plutôt d’organisation des espaces qui n’est, d’ailleurs, pas incompatible avec la première. Une telle situation confirme, par ailleurs, ce qui a été observé partout ailleurs pour les grandes délimitations en pierre sèche des Murge et du Salento22.

26Il est néanmoins surprenant de constater que ce même paretone présente un aspect bien moins structuré dès que la limite qu’il marque localement court sur un substrat de calcaire quaternaire (« Calcareniti di Gravina ») et qu’il disparaît décidément sur les argiles (« Argille Subappennine »). Une telle situation constitue le témoignage le plus sûr de son origine essentiellement agraire et paraît interdire toute perspective administrative voire territoriale ou, pire, défensive23, car il est impensable – par-delà toute autre considération de nature historique – qu’une barrière territoriale et/ ou militaire s’arrête dès que la matière première fait défaut (alors que, en fin de compte, on pourrait aller la chercher à quelques centaines de mètres seulement !).

Les paretoni comme marqueurs d’une unité de paysage « marginale »

27L’étroite réciprocité observée entre présence de paretoni et substrat calcaire compact identifie alors une unité de paysage pourvue d’une structure agraire spécifique, que définit l’interaction entre ressources et/ou contraintes naturelles et choix anthropiques en matière de terroirs exploités, de l’Antiquité à nos jours.

28La nature ingrate des sols, peu puissants et caillouteux, l’impossibilité d’accéder à l’eau piégée dans la nappe profonde en moyenne de 100 m24 et la géomorphologie qui place ces substrats invariablement dans les secteurs les plus élevés, interdisant la formation de nappes superficielles par captation des eaux de pluie, en font un paysage que l’on peut qualifier de « marginal ». La fréquente construction de citernes, même très grandes (localement acquari, cisternoni), peut certes permettre de thésauriser la ressource hydrique mais cela ne pourrait satisfaire tous les besoins d’une communauté humaine permanente.

29Ce n’est pas pour autant que ces paysages des paretoni et des citernes seraient inintéressants pour l’historien : d’une part, parce qu’à toute époque l’homme a exploité de manière importante les ressources disponibles dans les zones marginales et notamment la garrigue, la forêt et les zones humides ; d’autre part, parce que ces paysages ont pu connaître des périodes d’exploitation intensive et des retours à la « nature » et dans ce cas, les paretoni, par leur permanence dans le paysage, seront les meilleurs témoins de ces mutations.

30En outre, ces amples étendues de croûte calcaire coïncident bien souvent avec les périphéries des finages communaux ou avec les limites des anciens grands domaines seigneuriaux, ce qui donne du sens à la présence d’imposantes délimitations en pierre sèche. Cette présence a attiré l’attention des sources écrites qui les décrivent invariablement comme des marqueurs des confins administratifs entre diocèses, territoria seigneuriaux et universitates. Pour ne parler concrètement que du cas d’étude considéré, le paretone de Sava est décrit pour la première fois dans l’inventaire de ses biens effectué par le prince de Tarente G.A. Orsini del Balzo, entre 1420 et 143525. Dans ce document, la muraille est mentionnée comme l’un des caractères marquants du paysage sur lequel prend appui la délimitation territoriale entre les terres du seigneur de Tarente et celles du seigneur d’Oria26. Par ailleurs, cette même limite sépare déjà les territoires diocésains de Tarente et d’Oria-Brindisi en 1324, d’après la reconstitution qui en a été faite par Domenico Vendola27. Finalement, prenant le relais de ces sources, l’analyse archéologique et archéobotanique montre l’existence et le rôle structurant de cette délimitation dans le paysage plusieurs siècles auparavant.

31L’étude des paretoni permet, en définitive, de relativiser la notion de « marginalité » appliquée à ces terroirs. En effet, en dépit de leur faible potentiel agraire (qui est lui-même tout relatif, en fonction des qualités des autres unités de paysage), une forte pression démographique (synonyme à la fois de besoin accru de terres et de main-d’œuvre abondante) et donc agraire et/ou un meilleur niveau technique peuvent, au fil du temps, déclencher le (ré)investissement d’anciennes marges et leur mise en valeur. C’est clairement ce qui se produit à l’ouest de Sava à la fin du Moyen Âge, avec la destination de ces marges boisées à une céréaliculture extensive et à l’implantation massive d’oliviers, puis au XXe siècle, avec les réformes agraires successives qui créent la petite propriété paysanne et génèrent un paysage de parcellaire à mailles étroites et au pavage régulier typique des terroirs agricoles intensément exploités. Dans ce paysage le paretone apparaît désormais comme un « fossile » témoignant d’une organisation révolue, que l’on évite de détruire essentiellement en raison de l’effort excessif que cela demanderait (outre les récentes préoccupations patrimoniales). La muraille, d’ailleurs, ne marque même plus une limite administrative, entièrement comprise comme elle est dans le territoire de Sava.

L’habitat et les meilleurs terroirs. Des paysages constamment privilégiés

32Dans ce même transect de 87 km2 au sud d’Oria, les prospections au sol et le recensement exhaustif des données éditées pour l’habitat montrent, tout d’abord, que la quasi-totalité des établissements d’époque historique se distribuent sur les unités géologiques quaternaires de calcaires tendres (« Calcareniti di Gravina »)28, qui apparaissent donc comme les plus attractives29. Ce substrat génère des sols d’épaisseur moyenne (50-100 cm), ce qui les rend à la fois fertiles et faciles à travailler ; il offre également un abondant matériau de construction, comme le montre la caractéristique multiplication des carrières ; en revanche, il ne retient pas l’eau car la calcarénite est très poreuse et l’eau de pluie se disperse dans le sous-sol sans former de nappes superficielles. Par conséquent, les habitats se situent assez souvent au contact entre ce substrat et les calcaires compacts ou bien les argiles, là où des bancs argileux viennent s’intercaler, autorisant la formation de nappes assez proches de la surface que l’on pouvait atteindre par des puits de faible profondeur (6 à 10 m).

33Avec toutes les réserves qu’impose le manque de données de fouille au sud d’Oria et donc celui d’un référentiel chronologique, un rapide bilan des données disponibles sur la distribution de l’habitat et leur confrontation avec ce qui a été ci-dessus exposé sur les paysages marginaux donne lieu à quelques remarques intéressantes. En effet, sur les 14 établissements connus dont la chronologie est comprise entre le Ier et le VIe siècle, seuls deux sites fournissent une quantité significative d’artefacts jusqu’au VIe siècle30. L’un d’entre eux se situe autour de la chapelle Madonna di Pasano, à peine 1 km au sud du paretone, ce qui est plutôt cohérent avec l’image qu’on s’est faite d’une considérable pression agraire à la fin de l’Antiquité à l’ouest de Sava.

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Fig. 6 – Distribution des habitats d’époque historique sur la carte géologique (CAO : C. Napolitano ; tiré de Napolitano, Stranieri 2010).

34Au-delà de cet horizon, l’habitat du haut Moyen Âge reste inconnu, faute de la moindre connaissance de la culture matérielle qui permettrait de dater des occupations localisées en prospection au sol. Seule l’hypothèse d’une théorique origine du haut Moyen Âge des établissements attestés au bas Moyen Âge31 permettrait de proposer l’existence de 4 voire 5 pôles de peuplement. Toutefois, si tout reste à faire à l’échelle des établissements, l’échelle à laquelle il a été choisi de travailler dans ce projet permet du moins d’affirmer qu’aucun des 4 ou 5 habitats éventuellement présents ne se situe dans la vaste zone marginale traversée par le paretone, qui reste donc isolé et éloigné des terroirs agraires et des centres de peuplement dont on peut faire à ce stade l’hypothèse.

35À la fin du Moyen Âge, enfin, l’augmentation généralisée de la pression démographique à l’est de Tarente et la mise en place de grands domaines tournés vers une agriculture extensive annexent à ces terroirs agraires constamment exploités les terres précédemment rejetées aux marges, agrandissant ainsi les finages des villages qui sont à l’origine des trois centres actuels de Sava, Uggiano Montefusco et Manduria.

Les paysages marginaux au centre de l’étude de la structure agraire

36La double entrée dans le paysage historique par le biais de l’habitat et de la structure agraire aboutit à la valorisation, à côté des lieux habités et des parcellaires agraires qui charpentent leurs bassins de vie, également des paysages qu’on a dits « marginaux ». En effet, une fois repérées de manière systématique les constantes sous-jacentes aux choix des lieux à habiter et à exploiter et les marqueurs de chaque unité de paysage, ceux-ci deviennent des indices discriminants quant aux usages auxquels ces territoires ont été soumis dans le passé. Si maintenant certaines de ces formes spécifiques d’anthropisation, tellement intégrées au milieu naturel qu’elles ont pu passer longtemps inaperçues, peuvent être caractérisées archéologiquement, l’histoire des relations homme-milieu dans ces espaces s’enrichira de façon significative.

37Tel est le cas, notamment, des constructions en pierre sèche que l’on traitait par le passé d’« architecture vernaculaire » ou « traditionnelle » ou encore « primitive », en les fixant dans une sorte d’immobilité immémorielle et en leur niant par ce vocabulaire toute possibilité de lecture historique. Bien au contraire, un paretone en plein paysage contemporain de petite propriété témoigne d’une autre organisation des rapports de production dans le passé, tout comme des murets en pierre sèche en pleine forêt ou dans la garrigue témoignent de l’existence d’anciens terroirs agricoles. Par conséquent, dès que l’on dispose de stratégies d’analyse archéologique adéquates, ces structures en pierre sèche acquièrent un véritable statut de marqueurs chronologiques des paysages historiques successifs.

38Tel est le cas, également, d’une deuxième unité de paysage marginal dont les caractères spécifiques ont été mis en relief dans cette enquête32. Il s’agit des secteurs à substrat argileux (« Argille Subappennine ») qui apparaissent répulsifs pour l’habitat en raison de leur excessive imperméabilité et de leur position dans des dépressions. La combinaison de ces deux caractères en fait des zones particulièrement difficiles à mettre en valeur : la pierre de construction y manque ; il est difficile de fonder les bâtiments sur un socle stable ; les terrains sont lourds et trop souvent inondés ; enfin, la voirie évite systématiquement ces secteurs avant l’époque contemporaine. Par conséquent, une archéologie exclusivement centrée sur la recherche d’indices d’occupation identifierait simplement ces secteurs comme « vides d’information ». Or, dans une optique régressive, la présence de « secteurs évités » par les voies de communication (sans raison aujourd’hui sensible), par exemple, tout comme la rareté des toponymes constituent bien des indices sur la destination passée de ces secteurs. A contrario, la présence d’établissements à proximité immédiate d’une zone humide, comme on observe au Bosco di Belvedere à Supersano (Lecce) au haut Moyen Âge33, s’avère du plus grand intérêt. En effet, si la présence d’un établissement dans un secteur favorable relève a priori de la simple logique, le (ré)investissement de zones marginales exprime des besoins spécifiques.

39Aussi est-il possible d’instaurer un dialogue entre ces nouveaux marqueurs archéologiques et l’étude des habitats et des terroirs privilégiés pour forger des modèles plus équilibrés d’organisation des paysages historiques, en ce qu’ils ne sont plus dominés par la seule perspective de la ferme, du village et du réseau urbain. Dans le cas d’étude, ces nouvelles séries de données en voie de constitution prennent d’autant plus d’importance qu’elles autorisent une première lecture archéologique des transformations des paysages agraires et de leurs marges au haut Moyen Âge, une longue période pour laquelle on manque ici de toute autre source d’information.

Paysages et sociétés : quel héritage ?

40Comment, enfin, traduire ces connaissances en termes d’héritage ? Au cœur même de l’archéologie des paysages historiques, la notion de transmission et transformation des formes du paysage34 instaure l’idée que les aspects visibles du paysage actuel sont le résultat d’un empilement de formes et de fonctions qui correspondent à différentes organisations spatiales, au fil du temps. Dans ce sens, l’archéologue des paysages n’a aucune hésitation à parler d’héritage du haut Moyen Âge dans les formes du paysage actuel.

41Mais comment parler d’un héritage culturellement caractérisé pour ces structures ? Cela est impossible, du moins au stade actuel des problématiques posées et des connaissances accumulées dans la Pouille méridionale. Rien ne permet d’apprécier l’éventuel caractère « byzantin » ou « lombard » de tel ou tel autre phénomène observable dans l’organisation des espaces et dans la culture matérielle, car trop rares sont les données qui permettraient de caractériser la réalité « culturelle » des espaces apuliens.

42Certes, partout dans le Salento, la lecture historique des paysages par le ramassage d’artefacts en prospection devient bien difficile au-delà du VIe siècle. En effet, si la présence de sigillée claire D peut attester la vitalité des échanges encore jusqu’au début du VIIe siècle, au-delà c’est le vide. À ce propos il a été observé que la disparition de ces produits pourrait bien refléter l’avancée des Lombards dans la péninsule, ces derniers n’ayant pas les mêmes facilités ou besoins d’approvisionnement que les Byzantins35. D’autre part, les prospections menées par différentes équipes au nord de Lecce36 n’ont détecté aucune présence des classes céramiques qui permettent désormais de reconnaître les occupations des VIIe-IXe siècles dans le Salento méridional : si ces productions restent confinées au sud de Lecce, faut-il les considérer pour autant comme des marqueurs territoriaux et culturels ?

43Il est évident que le temps où l’on pourra répondre à ces questions, étayer ces ébauches de modèles, écarter certaines hypothèses n’est pas encore venu. Néanmoins, une connaissance toujours plus fine et globale des paysages agraires pourra permettre de mieux interroger les modalités de l’insertion de ces espaces et de ces sociétés dans des systèmes plus vastes37. Sans doute une telle progression des connaissances servira à comprendre si et comment la « lombardisation » d’une grande partie de la région a pu imprimer à ces paysages agraires une marque spécifique, reconnaissable et durable ou, au contraire, a conservé des structures héritées de l’Antiquité tardive, là où les secteurs intéressés par une constante présence byzantine ont pu subir des évolutions différentes. Dans ce cadre, l’étude géographique et stratigraphique des limites en pierre sèche peut apporter des connaissances spécifiques pour ce qui est, notamment, de la mise en place progressive (dès le haut Moyen Âge ?) des circonscriptions territoriales et administratives – par exemple, en ce qui concerne les limites de diocèses, dont le rôle de « matrice » des subdivisions administratives successives a été évoqué38 – et dans la lecture des mutations des paysages, soumis à une pression et à une utilisation différente de la part de l’homme au fil du temps.

44Quoi qu’il en soit, pour parler aisément d’héritage il faudra surtout opérer un passage nécessaire mais difficile des réalités matérielles aux sociétés qui les ont produites et perçues. Il s’agit là d’un problème qui se pose, pour la Pouille du haut Moyen Âge, en termes de stratification culturelle que seul un travail multidisciplinaire de longue haleine pourra affronter.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1  Les opérations de terrain ont été menées par Giovanni Stranieri, docteur et chercheur associé à l’UMR 5648 / CIHAM, sous la direction de M. Jean-Michel Poisson, maître de conférences en Archéologie médiévale, avec la collaboration de M. Paul Arthur, professeur d’Archéologie médiévale à l’Università del Salento et de M. Girolamo Fiorentino, directeur du laboratoire d’Archéobotanique et paléoécologie de la même université. Les opérations de terrain sont menées avec l’autorisation et en collaboration avec la Soprintendenza per i Beni archeologici della Puglia, sous la direction de M. Arcangelo Alessio, que l’on remercie ici pour son implication sans faille dans les démarches en amont et en aval du terrain. Par ailleurs, depuis la tenue de ce colloque, ces recherches ont été poursuivies pendant trois ans, aboutissant à un élargissement très considérable du secteur d’étude (400 km2) et à d’autres communications des résultats intermédiaires. La publication définitive des résultats est prévue courant 2017.

2  Cf. Poso 1988.

3  Cf. Arthur et al. 1994 ; Arthur 1999a ; Arthur 1999b ; Arthur 2001 ; Arthur 2006.

4  Cf. Arthur – Gravili 2006, p. 31.

5  Sur la notion de système agraire en archéologie, cf. Raynaud 2003.

6  À l’exception d’une étude de cas qui a été jugée particulièrement représentative et qui sera exposée de manière détaillée, pour la plupart des données de terrain auxquelles il sera fait référence par la suite on renvoie aux différents articles dans lesquels elles ont été au fur et à mesure consignées, à l’exception des plus récentes, qui sont en cours d’élaboration. L’élaboration problématique de ces mêmes données est, toutefois, provisoire : l’exposé qui suit doit donc être considéré comme un rapport intermédiaire, qui met en perspective des données déjà consolidées sans pour autant fermer la porte à d’importantes évolutions qui s’imposeraient par la suite.

7  Cf. Ambrosi 1990.

8  C’est pourquoi les actes notariés, les « tavolari », les visites pastorales sont riches de mentions de paretoni, limitoni, pareti grossi, muriscine, limites, parietes diruti ou encore speccle et petre ficte, sans que l’on puisse toujours les caractériser ou les localiser. Cf. Costantini 1988 ; Martin 1999 p. 118-119.

9  Sur le modèle de l’expérience fondatrice menée dans le Peak District en Angleterre par Richard Hodges. Cf. Hodges 1991.

10  Cf. Lewuillon 1991.

11  Cf. Stranieri – Napolitano 2009.

12  Pour la description générale et une analyse critique des sources d’archives, cf. Stranieri 2000 ; Stranieri 2002.

13  Pour toutes les références géologiques, cf. Ciaranfi et al. 1988.

14  Pour une présentation détaillée des résultats du premier sondage, cf. Stranieri et al. 2009. Les résultats du deuxième sondage sont, en revanche, encore en cours d’élaboration.

15  Cf. Stranieri et al. 2009, p. 266-267 et fig. 9.

16  Maloideae, famille des pommiers. L’étude archéobotanique a été menée par Anna Maria Grasso, du Laboratoire d’Archéobotanique de Lecce, que je remercie.

17  Cf., pour les datations 14C du premier sondage, Stranieri et al. 2009, p. 267, ainsi que le rapport CEDAD 2010 n° 0261 contenant les résultats relatifs au deuxième sondage. On remercie Lucio Calcagnile et Gianluca Quarta, du CEntro di DAtazione e Diagnostica de l’Università del Salento pour leur précieuse collaboration.

18  S’agissant d’un rameau de prunellier sauvage (Prunus sp.), dont l’espérance de vie ne dépasse pas 50 ans, sa combustion ne peut excéder de manière significative cette fourchette chronologique.

19  Ericaceae sp., famille des bruyères.

20  Sur l’évolution de la production agricole, cf. Massaro 1993, p. 265 ; cf. aussi le tableau proposé sur la base des recherches archéologiques et paléoenvironnementales dans le Salento méridional par Arthur 2006, p. 115.

21  La population dans ce secteur croît de 792 % entre 1447 et 1561, sous l’effet de l’arrivée massive d’immigrés albanais : cf. Visceglia 1988 p. 55, p. 71, tab. 2, p. 131-132.

22  Cf. Stranieri – Napolitano 2009.

23  Cf. Stranieri 2000, pour une critique des traditions érudites réunies sous l’appellation de limitone dei Greci.

24  Seuls les modernes forages profonds ont permis de résoudre l’impossibilité d’accéder à l’eau avec des techniques traditionnelles dans ces secteurs si étendus de la siticulosa Apulia

25  Conservé aux Archives d’État de Naples, édité dans Cassandro 1973.

26  À cette attestation s’ajoute la découverte fortuite dans des conditions mal connues, en 1953, d’un dépôt monétaire comprenant un nombre inconnu de « carlini gigliati » ayant circulé au XIVe s. et pendant la première moitié du XVe. Stranieri 2000 ; Pichierri 1976. Sur les différentes émissions et la circulation des « carlini gigliati », cf. Grierson – Travaini 1998, p. 221-226.

27  Cf. Vendola 1939.

28  Cf. Napolitano – Stranieri 2010.

29  Une situation comparable a été vérifiée dans l’arrière-pays d’Otrante, autour de Giurdignano (Lecce), pour ce qui est des mêmes calcarénites et des « Sabbie di Uggiano ». Cf. Stranieri 2009. Cf. aussi sur cette approche, Mørch 1987.

30  Cf. Napolitano – Stranieri 2010, pour la bibliographie topographique mise à contribution.

31  Au sud de Lecce, en effet, les fouilles menées par Paul Arthur sur les sites de plusieurs villages désertés et dans les centres historiques des villes contemporaines, ont montré que les premières traces d’occupation y remontent aux VIIIe-IXe s., alors que la documentation écrite n’en rendait compte qu’à partir, au mieux, du XIIIe s. An nord de Lecce, toutefois, une telle modélisation ne peut être envisagée pour l’heure que comme une hypothèse de travail qui reste à corroborer.

32  Cf. Napolitano – Stranieri 2010, p. 460.

33  Cf. Arthur – Melissano 2004.

34  Cf. Chouquer 2007.

35  Cf. Lebole 2000.

36  Cf., par exemple, Aprosio 2008.

37  Cf. Valenti 2009, p. 27-28.

38  Sur l’hypothèse de la continuité entre les limites de diocèses et celles des circonscriptions seigneuriales normandes et post-normandes dans le Salento, cf. Poso 1988, p. 68-79, 129, fig. 1.

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