1Cette contribution, qui voudrait être synthétique, tente de rassembler et, si possible, de lier entre eux certains traits spécifiques des duchés tyrrhéniens – parfois de certains ou même de l’un d’entre eux – dans le domaine de l’habitat et du peuplement, puis dans celui de l’occupation du sol et de sa description. Les archaïsmes et l’évolution particulière qu’on rencontre dans ces domaines s’accompagnent en outre, dans le duché de Naples, d’originalités durables, même si elles deviennent résiduelles, de types de rapports sociaux qui ont disparu dans les territoires voisins. Ces différents caractères originaux – dans l’ensemble plutôt archaïques – semblent liés entre eux ; mais il faut se demander dans quelle mesure les termes particuliers employés traduisent des réalités réellement spécifiques. Bref, laissant de côté la question des contrats agraires, dont on traitera à part dans la deuxième section de cette table ronde, ce dont on va parler touche à plusieurs points relevant des différentes parties de celle-ci. Mais, contrairement aux autres régions prises en compte, les duchés tyrrhéniens ne me semblent pas avoir fait l’objet de recherches archéologiques récentes dans le domaine de l’occupation du sol ; en outre, j’ai déjà eu l’occasion de traiter, de façon discontinue, de la plupart de ces thèmes : d’où cette tentative de récapitulation, sinon de synthèse

2Ajoutons tout de suite que, comme on le verra, les caractères originaux que nous allons tenter de décrire ne sont pas systématiquement partagés par les trois territoires étudiés, (Gaète, Naples, Amalfi) ; à l’inverse, certains touchent également des zones lombardes voisines, notamment celle de Salerne.

Peuplement

3La plaine campanienne1, comme le Tavoliere de Pouille, a profondément souffert de la grande crise des VI^e-VII^e siècles ; elle a notamment perdu un certain nombre de ses cités, comme Cales, Forum Popilii, Vulturnum, passées sous domination lombarde, mais aussi Liternum dans le duché de Naples, où Atella disparaît à son tour entre le VII^e et le X^e siècle. Il semble toutefois que, dans les petites enclaves impériales qui deviendront les duchés tyrrhéniens, les disparitions de cités soient plus rares, du fait notamment qu’un certain nombre de villes ont pu être fortifiées. Tel est le cas de Naples, qui a reçu sa muraille au V^e siècle et a été flanquée, à la même époque, du castellum Lucullanum, importante fortification située à l’ouest de la cité et sans doute destinée à la protéger des raids vandales ; le Lucullanum est détruit au début du X^e siècle pour éviter qu’il ne devienne, comme Agropoli ou l’embouchure du Garigliano, une base musulmane2. La ville elle-même a conservé pendant tout le Moyen Âge son enceinte et son plan antiques. Nola, Suessula (cité aujourd’hui disparue, proche de la gare de Cancello, dont l’évêché se déplace à Acerra au XI^e siècle seulement3), Pouzzoles, Cumes restent cités épiscopales ; les cités antiques de Fondi, Stabies, Sorrente survivent également. Cumes a été fortifiée avant l’époque de Grégoire le Grand, Misène l’est alors.

4Mais, à l’époque de la crise, on fortifie aussi des sites non citadins, appelés à prendre le relais4 : ainsi Gaète et Agropoli ; si cette dernière passe rapidement aux Lombards, Gaète devient cité, puisqu’elle abrite l’évêque de Formies ; de même, Minturnes est remplacée par Traetto (l’actuel Minturno). Amalfi, établissement récemment fortifié, a un évêque à l’époque de Grégoire le Grand5.

5Certes, comme partout, la ville se transforme, devient un petit centre fortifié (l’exception napolitaine, de ce point de vue, est éclatante) ; mais le réseau d’habitats majeurs, restés ou devenus citadins, est infiniment plus dense dans les enclaves byzantines qui constitueront les duchés que dans les territoires lombards qui les entourent. Signalons seulement pour mémoire la création, au X^e siècle, des minuscules évêchés qui ont pour seule fonction de donner des suffragants à la nouvelle métropole d’Amalfi (Minori, Scala, Lettere, Capri, plus tard Ravello), comme à celle de Sorrente au XI^e siècle (Massa Lubrense, Vico Equense)6 : elle n’a pas réellement modifié la hiérarchie des habitats et participe d’un mouvement général de prolifération anarchique des sièges épiscopaux qui atteint alors la plus grande partie du Midi continental.

6Hors des cités, l’habitat rural est, pour l’essentiel, ouvert et le reste encore après la phase d’« incastellamento » dont on parlera plus loin. Dans le duché de Gaète7, où les seuls établissements fortifiés sont, pendant le haut Moyen Âge, Gaète même et le castrum Leopolis (proche de Traetto, édifié vers 800 par le pape Léon III)8, tous les autres habitats sont ouverts ; les documents établis entre 830 et 910 en citent 23, parfois appelés casale, plus souvent vicus, ou non qualifiés. Le vicus, qui fait partie d’une massa (de l’Église romaine ou d’autres), est administré par un conductor. Un certain nombre de ces habitats semblent disparaître au moment des troubles de la fin du IX^e siècle, mais environ la moitié reste en vie (Ventosa, Pagnano, Scauri, par exemple). Le X^e siècle voit de nouveau naître des casalia, accessoirement des vici et des curtes, alors qu’on ne constate encore l’émergence d’aucun habitat rural fortifié, à une époque qui les voit se multiplier dans bien des territoires voisins, notamment dans la principauté de Bénévent-Capoue.

7Le castrum/castelllum n’apparaît qu’aux alentours de l’an mil9 et s’insère dans la trame préexistante des habitats ouverts : dans les documents de la période 890-1030, on trouve huit mentions de castra ou de civitates, neuf de casalia, sept de curtes et quinze d’autres lieux habités. On connaît ainsi le castro Argento, sur le monte d’Argento, près de l’embouchure du Garigliano, Sperlonga (habitat cité depuis 890, mais qui n’est appelé castrum qu’en 1028 et a sans doute été fortifié à la fin du X^e siècle) ; le castrum de Fratte (Ausonia), situé près des possessions du Mont-Cassin, est mentionné en 1025 ; Suio apparaît en 1023, Maranola en 1029, Itri en 1054, Campello et Spigno plus tard. Jean-François Guiraud a repéré deux grandes périodes d’émergence des habitats fortifiés : les années 980, les années 1010-1020. Certains ont des fonctions militaires évidentes, mais pas tous. Toutefois, le castrum « éclipse les autres habitats », « devient l’unité de base de l’organisation territoriale »10 et sert de centre aux nouveaux comtés qui tendent à démembrer le duché. Au XII^e siècle le mot curtis11 cesse de désigner un habitat et le mot casale est de moins en moins employé. Il l’est toutefois encore et on est frappé par la continuité de son usage depuis le haut Moyen Âge : dans d’autres régions, il disparaît au X^e siècle et revient en usage au XI^e, mais avec un sens nouveau12.

8Du point de vue qui nous occupe, l’évolution qu’on vient de décrire à Gaète ressemble assez à celle du duché de Naples, dont l’évolution politique est toutefois passablement différente, mais qui se trouve plongé dans un contexte semblable. Les mêmes termes servent à désigner les habitats ouverts, en tout cas à partir du X^e siècle, point de départ de la documentation conservée : ainsi la Liburie abrite des loci et des vici, qui semblent en général être des habitats groupés. Que l’habitat ouvert reste important, voire dominant, du moins dans certaines zones du duché, jusqu’au Moyen Âge central est facilement démontrable. À propos de la conquête du duché par Roger II, dans les années 1130, Alexandre de Telese13 écrit : « Que videlicet civitas [Aversa] non solum intus, sed etiam foris, abundantissimo fuerat inhabitata populo » : il désigne ainsi les « casali di Napoli » en Liburie, qui constituent, vis-à-vis de l’ensemble de l’Italie méridionale du XII^e siècle, une anomalie dans le domaine de l’occupation du sol.

9Jusqu’au XI^e siècle sans doute, le duché de Naples conserve un réseau d’habitats dont la typologie remonte au très haut Moyen Âge. Sa capitale est, par sa superficie maintenue, l’une des plus grandes villes de l’Occident chrétien : lorsqu’il y entre, en 1140, Roger II, émerveillé par cette cité antique encore en vie, fait mesurer la longueur de la muraille (2363 pas, soit environ 4,2 km)14. Le reste du territoire est occupé par de petites cités murées et par des habitats ruraux ouverts.

10C’est au XI^e siècle seulement qu’on édifie de nouveaux habitats fortifiés ; même s’ils peuvent servir de base à des pouvoirs autonomes (comme Aversa), le duché de Naples ne connaît l’évolution centrifuge de celui de Gaète que bien plus tard et sous une forme atténuée15. C’est vers 1030 que le duc Serge IV, qui avait été chassé de Naples par le prince de Capoue, puis y était revenu, crée la ville neuve fortifiée d’Aversa en Liburie. Selon Aimé du Mont-Cassin, il « fist Adverse atornoïer de fossez et de haute siepe [palissades] »16 ; il y installe le Normand Rainulf Drengot, à qui il a donné sa sœur ; la Liburie se détache immédiatement du duché de Naples et les Normands d’Aversa conquièrent Capoue.

11Vers la même époque17, Castelcicala est qualifié de castrum en 1017. En Liburie, au début du XII^e siècle, sont cités le castrum Mignani (Mugnano di Napoli), l’oppidum Marilianum (Marigliano) et l’oppidum Cuculum (Villaricca), le castellum Patrie et le castrum Focis (sans doute le même, sur le lago di Patria). Un acte du duc Serge VII (1129)18 évoque le castrum Sancti Martini (dans l’île de Procida ou sur le monte di Procida), le castrum Puteolanum (la cité de Pouzzoles), le castrum Turris de Octavo (Torre del Greco), sans parler de l’arx Sancti Salvatoris (le Castel dell’Ovo), dont c’est la première mention19. Après 1130, sur les pentes du Vésuve, Somma et Ottaviano, habitats préexistants, sont également fortifiés.

12Au total, les castra, assez peu nombreux, garnissent surtout les zones frontalières du duché, qu’elles visent (avec plus ou moins de bonheur) à protéger. Tous ne suscitent pas des pouvoirs de type seigneurial et ils ne paraissent pas réorganiser vraiment le réseau des habitats.

13Dans le minuscule duché d’Amalfi, très bien protégé par la nature, on rencontre – à part les petites agglomérations devenues cités épiscopales – des habitats ruraux très lâches, en chapelet, et aussi un habitat franchement dispersé (des maisons d’habitation sont construites sur des parcelles cutivées, comme aussi dans la zone lombarde de Salerne). Les habitats ne sont pas qualifiés ; un toponyme (Tramonti) peut en recouvrir une série de plus petits20. Les agglomérations fortifiées – à part Amalfi, qui l’est depuis le très haut Moyen Âge – sont rares, puisqu’on ne peut en citer que trois, qui apparaissent au XI^e siècle : le castellum de Supramontem (Pimonte ?), le castellum de Graniano (Gragnano)21 et Lictere (Lettere) ; ils ont la particularité d’être situés dans la petite partie du duché qui déborde au nord la crête montagneuse en direction de Sorrente ; les deux derniers sont considérés comme fiefs dans le Catalogus baronum22. La situation semble donc être semblable à celle du duché de Naples. Il faut en outre tenir compte que la majeure partie du territoire amalfitain est trop accidentée pour abriter des habitats groupés relativement importants.

14Au total, les duchés tyrrhéniens se caractérisent par la faiblesse d’un « incastellamento » qui ne regroupe qu’une faible partie de la population et n’a d’incidence importante sur l’organisation du territoire qu’à Gaète, surtout à partir du XI^e siècle.

Vocabulaire de la grande propriété

15Les termes décrivant des unités territoriales se caractérisent, en tout cas à Naples et à Amalfi, par un apparent archaïsme, auquel il ne faut évidemment pas se laisser prendre sans précautions, s’agissant de realia.

16Le mot massa appartient au vocabulaire antique et désigne, notamment, de grands domaines publics, parfois passés aux Églises ; en ce sens, il est largement utilisé pendant le très haut Moyen Âge (on le rencontre notamment dans le Registre de Grégoire le Grand ou dans le Liber pontificalis). Le fait qu’il soit encore utilisé dans le duché de Naples, notamment en Liburie, a fait croire à plusieurs historiens du droit qu’il traduisait une continuité juridique depuis la basse Antiquité23. On a montré24 qu’il n’en était rien. La massa Atellana (autour de la cité antique disparue d’Atella) est citée du début du X^e au début du XI^e siècle ; l’expression ne désigne en fait qu’un territoire minuscule (et sans doute imprécis) entourant le site de la cité antique après sa disparition. La massa Patriensis (du nom du lago di Patria) n’est citée que deux fois, au début du XI^e siècle, et semble pouvoir être identifiée au gualdum Patriense. Quant à la massa Balentiniana/Balentinianense, elle ne recouvre qu’un tout petit territoire ; elle est très épisodiquement citée de 941 à 978. Hors de la Liburie, le pacte de Sicard (836) contient un paragraphe intitulé : De responsatico et modiatico de Lauri vel de aliis massis, qui fait donc de la zone de Lauro une massa qui n’est pas autrement documentée. Au sud du duché enfin, la massa publica mentionnée en 936 et 938 a laissé son nom à la petite cité épiscopale de Massa Lubrense ; en dépit de l’adjectif publica, qui n’apparaît que dans ce dernier cas (et qui reflète une réalité dépassée, la cité de Massa n’ayant pas un caractère plus « public » que les autres), le mot massa nous semble avoir un sens extrêmement vague, se référant sans doute au caractère public d’une cité vivante ou disparue, ou encore d’un « gualdo », mais sans la moindre rigueur administrative ou juridique ; il est d’ailleurs utilisé en concurrence avec d’autres expressions (gualdum Patriense, mais aussi Atellanum territorium). Le sens primitif du mot latin (d’origine grecque) est d’ailleurs aussi vague. Enfin, on l’utilise surtout au X^e et au début du XI^e siècle : vu le manque de documentation antérieure, on ne peut affirmer qu’il y ait continuité dans son usage.

17Le mot fundus fait partie du vocabulaire rural de la même époque ; il paraît désigner une unité d’exploitation structurée. Il semble, dans l’Italie méridionale, ne s’être conservé à l’époque centrale du Moyen Âge que dans le duché de Naples, mais y avoir conservé longtemps son sens originel25. Ce sens s’altère toutefois au XII^e siècle, quand on précise qu’il s’agit d’un fundus de terra26. Dans les contrats, le fundus est parfois concédé seul, mais peut aussi être accompagné d’un certain nombre de pièces de terre27. Enfin, un fundus peut être partagé, c’est-à-dire, probablement, abriter deux centres d’exploitation différents28. Le partage peut avoir des causes institutionnelles : en 101729, l’abbesse de S. Gaudioso a concédé à un habitant de Castelcicala la moitié parti vestre militie de deux fundora, qui appartiennent donc à la catégorie des terres militaires ; l’un d’eux est, curieusement, situé intus curte domnica : on explique cet enchevêtrement de vocabulaire antique et médiéval (probablement d’origine lombarde) par le fait qu’il s’agit d’une zone de frontière, apparemment partagée.

18Un acte de 95530 attribue à un fundus des côtés mesurant 20 et 10 pas, ce qui lui donnerait une superficie d’environ 650 m² : il s’agit, en ce cas, d’un centre d’exploitation au sens strict du terme. De même, en 118931, un fundus et une petia de terra mesurent ensemble un modius (à peine 0,3 ha). Mais il faut supposer qu’un fundus concédé seul, sans annexes, puisse être nettement plus grand. Toutefois, la permanence du terme et longtemps, semble-t-il, de sa signification, peut aussi être mise en rapport avec ce que l’on sait de la perception et de la description des pièces de terre par les curiales32 ; cette description respecte les données de base de la centuriation et, en outre, on sait à Naples calculer la superficie d’une parcelle à partir de la mesure de ses côtés. Il est possible en outre – comme on le verra en Liburie – que le parcellaire soit souvent constitué de parcelles de petite taille (ce que confirme Amedeo Feniello), qu’on peut rassembler, pour la culture, autour d’un fundus.

19Autre terme remontant au haut Moyen Âge : casale. On sait que, dans plusieurs régions italiennes, le mot désigne une réalité du régime domanial (le plus souvent une tenure) ; il disparaît avec celui-ci, puis renaît au XI^e siècle avec le sens nouveau de petit habitat groupé, mais non fortifié : tel est notamment le cas en Pouille33. Dans les petites régions dont on s’occupe ici, le mot est employé, mais ne connaît pas cette évolution complexe. Sur le territoire napolitain, il est peu utilisé et son sens n’est pas immédiatement évident : en 96834, le monastère des SS. Sergio e Bacco concède une terra « que vocatur et ponitur in casale… Cymiterense territorio [Cimitile] una cum arboribus et holibis » ; un acte de 100335 qualifie de casale un terrain muni d’une réserve d’eau (pischina), situé dans une zone boisée, sur lequel le paysan doit mettre en place à la fois de la « coltura promiscua » et une châtaigneraie, mais où il reste des chênes qui fournissent des glands. Un document de 102136 appelle casalia un ensemble de terres accidentées – cum duos montes – occupées par des châtaigniers et des chênes. Il semble donc que le casale soit souvent une pièce de terre vaste, assez sauvage, sur laquelle se trouve peut-être – mais les textes ne le disent pas – une maison d’habitation isolée, ce qui rapprocherait le sens du mot de sa signification ancienne. Le mot est relativement plus utilisé dans les chartes amalfitaines, dans un sens apparemment semblable. À Gaète, où le terme est peu employé, il semble en aller de même : le casale Antonianu est apparemment, au IX^e siècle comme en 102237, un assez vaste territoire, non une petite agglomération ; il en va de même du casale Cocciaria en 85538.

20Le mot curtis, de connotation très occidentale, est très rare ; on en a déjà cité un exemple à la frontière du duché de Naples ; dans le duché même, il apparaît surtout dans l’expression toute faite scaballicare in curtes nostras, qui préserve le droit du propriétaire de visiter ses terres concédées39. Le terme revient plus souvent à Gaète aux X^e et XI^e siècles ; il s’applique toujours à une possession du duc ou d’un membre de l’aristocratie, sans doute vaste, mais la réalité qu’il recouvre n’est jamais décrite40.

21Plus difficile encore à définir est le mot campus, qui désigne souvent ailleurs une vaste pièce de réserve seigneuriale. Il n’est pas inconnu à Amalfi41, mais est plus courant à Naples42. Dans tous les cas sauf un, le campus (ou la portion de campus) doit être mis en valeur par la « coltura promiscua » ; dans le cas restant, on doit simplement défricher pour semer céréales et légumineuses. Mais il semble bien que, au départ, le campus soit une terre sans arbres : c’est en tout cas ce que dit explicitement un des textes cités. Enfin il est vaste : la pièce de terre qu’on y taille en 1109 mesure environ 2,5 ha, celui dont parle l’acte de 1112 mesure environ 2,3 ha ; en 1173, on soustrait d’un campus près d’un hectare43. C’est donc une vaste parcelle qu’on peut diviser et qui, au départ, est inculte ou peu cultivée (l’adjectif campise, à Naples, signifie « inculte »), qui n’a en tout cas pas encore été valorisée par pastinatio.

22On utilise encore, pour désigner des parcelles, soit un terme juridique (hereditas est fréquent à Amalfi pour désigner des terrains cultivés de façon non homogène), soit, plus simplement, un mot descriptif (terra, vinea, castanetum). Notons encore que les clusurie n’abritent pas systématiquement des cultures arbustives44.

23Enfin, à Naples, un riche vocabulaire désigne des appendices ou des bordures de pièces de terre (cuniolum, scapula)45.

24Au total, les duchés tyrrhéniens disposent, pour décrire le paysage rural, d’un vocabulaire assez différent de celui des régions voisines et marqué par un certain archaïsme. Ce caractère peut être purement nominal (cas des masse), mais ne l’est pas toujours et l’est de moins en moins à mesure qu’on s’approche des réalités de base ; les duchés de Naples et d’Amalfi, en tout cas, semblent avoir abrité des paysages relativement originaux, pour des raisons en grande partie physiques dans le second cas, mais pas dans le premier.

Rapports sociaux

25Un autre archaïsme bien réel semble caractériser en particulier le duché napolitain : celui de certains rapports sociaux hérités du très haut Moyen Âge. Certes (je le dirai dans ma seconde communication) une bonne partie – sans doute la majeure partie – des rapports de production à la campagne sont de type contractuel ; mais ils ne le sont pas tous, surtout pendant la première moitié du X^e siècle. Au IX^e siècle, le véritable esclavage a sans doute connu dans cette région une recrudescence, due à la fois à la présence musulmane et au commerce des esclaves pratiqué par les « Romains » aux dépens des Lombards46 : à Gaète, en 86747, on évoque l’affranchisement d’esclaves achetés aux Sarrasins. On en rencontre encore à Naples au X^e siècle : trois esclaves, achetés aux Sarrasins, sont émancipés par un colonus en 92848. Mais la servitude semble toucher aussi une partie de la population paysanne autochtone. En 95249, on partage des serbi et ancille communs à deux propriétaires ; en 979 encore50, en Liburie, deux frères promettent à l’higoumène des SS. Sergio e Bacco, qui leur a permis de se marier librement, de rester ses servi (et hospites), c’est-à-dire de lui faire servitium et censum seu consuetudine. Ce statut déprimé est lié à celui des terres « militaires » de Liburie51 : les deux frères sont serbi a parte militie et Langobardorum. Ce document présente l’avantage de lier les mots servi et hospites : les seconds sont les successeurs des premiers, c’est-à-dire des tertiatores, qui versent un hospitaticum. Les premiers tertiatores connus, en 703, étaient en effet considérés comme esclaves52. Les tertiatores doivent à la respublica responsaticum, angarie, calcaria et, en outre un exenium au duc53 ; aux propriétaires de la terre, ils feront des angarie et verseront des pensiones, d’après le pacte de Sicard.

26L’évolution du statut de ces hommes de la servitude vers une certaine liberté est, somme toute, tout-à-fait normale ; elle se fait toutefois avec un retard considérable par rapport à ce qu’on observe ailleurs, à cause du statut particulier des terres de Liburie, dépendant à la fois de la militia napolitaine et de l’exercitus lombard. Ajoutons que le document de 979 est contemporain du changement de nature de la militia napolitaine (comme aussi des armées lombardes), qui devient une petite troupe aristocratique54, dont les membres sont individuellement riches, ce qui réduit le rôle public des terres militaires (on y reviendra). Mais on rencontre encore des hospites, notamment en Liburie, jusqu’à la fin du X^e siècle55 ; un acte de 100656 prévoit la libération de personnes qualifiées homines nostri. Dans un cadre différent (et loin des terres militaires), à Gaète en 99957, les descendants d’un certain Passarus font un procès à l’évêque Bernard (membre de la famille ducale) devant le missus impérial Notker en revendiquant leur liberté (ut nullo modo essemus vestri servi, sed veri liberi) ; ils sont finalement considérés comme libres (parce que leur mère l’était, mais pas leur père), mais à condition de verser à l’évêque la somme astronomique d’une livre d’or.

27Autre institution, sans doute proche de celles qu’on vient d’évoquer : dans les documents napolitains, on rencontre des hommes appelés defisi ; le mot58 nous semble être une déformation de defensi, terme qu’on trouve dans les documents des principautés lombardes, et avoir le même sens : les defisi doivent à un particulier (normalement une église ou un monastère) les taxes et services normalement dus à l’État. Le fait que le même vocable soit utilisé des deux côtés de la frontière nous conduit à penser à une origine commune – et sans doute byzantine – de cette sorte d’immunité. Les defisi sont notamment dispensés d’angaria (publique)59 ; ils sont donc liés à l’église à laquelle ils doivent les services. Ils ne paraissent pas être très nombreux, mais leur condition juridique survit à la fin du duché indépendant : en 118660, l’abbesse de S. Gregorio Armeno concède à vie une pièce de terre à trois frères qui sont ses defisi.

La grande propriété

28Dernier point, qui touche à tous les précédents, même si c’est d’une façon assez lâche : l’évolution originale de la grande propriété. Nous parlerons peu d’Amalfi : d’une part, le territoire du duché est assez restreint pour qu’on n’y voie pas se développer une véritable grande propriété même si, au XII^e siècle un certain nombre d’églises et de monastères disposent de biens fonds non négligeables ; d’autre part, s’il existe des fortunes laïques considérables, on suppose qu’elles sont en grande partie mobilières. La situation est un peu plus claire à Naples et à Gaète.

29Les duchés tyrrhéniens ont bénéficié, aux VIII^e et IX^e siècles, du désengagement de l’Église romaine, dont les patrimoines campaniens étaient encore considérables (en zone non lombarde) à l’époque de Grégoire le Grand. Ce désengagement a d’abord profité au publicum, c’est-à-dire aux dirigeants politiques des duchés qui, évidemment, ne disposaient pas de dotation foncière antérieure. Quelques actes miraculeusement conservés du pape Grégoire II (première moitié du VIII^e siècle) en témoignent. Certes, le pape concède des biens de l’Église (un monastère, un lac proche de Naples) à des membres du clergé61 – le prêtre Eustache, la diaconesse Matrona ; mais le gros des concessions de ce qui restait des patrimoines de l’Église romaine dans la région est allé au duc de Naples (Capri, un monastère de Misène)62. À Gaète, dont le territoire jouxte le Patrimoine de saint Pierre, les hypates deviennent recteurs des patrimoines locaux de l’Église romaine à la fin du IX^e siècle. Le publicum des ducs constitue certainement, à cette époque, la première fortune foncière de chacun des duchés (il semble même que le duc d’Amalfi ait conservé des terres à Capri63). À Gaète, en 959, le duc Jean concède à son frère Léon S. Erasmo de Formies64 ; en 101965, le consul Léon concède à un aristocrate (sans doute membre de la famille ducale) l’île de Ventotene, qui appartenait au publicum ; en 106366, la duchesse Marie et son fils Aténolf concèdent à un monastère l’île de Palmarola (moyennant une redevance) ; on voit que le patrimoine ducal est large, et qu’il se rétrécit au profit de l’aristocratie.

30Autre chose est, à Naples, le système (déjà évoqué) des terres militaires, qu’on trouve le long des frontières et notamment en Liburie. J’ai tenté – après d’autres – de décrypter le fonctionnement de cette institution sophistiquée : ces terres publiques, souvent en partie concédées à des églises, sont cultivées par des tenanciers au statut spécifique, dont on a parlé plus haut. Elles sont en outre souvent partagées entre le duché de Naples et la principauté lombarde.

31La meilleure description que nous ayons du parcellaire de la zone fertile du centre de la Liburie (auour de Casal di Principe) est fournie par un précepte des princes de Bénévent Paldolf I^er Tête de Fer et Landolf III pour S. Vincenzo al Volturno, fait en 96467. Les princes offrent au monastère d’une part 300 modii (85 à 90 ha) de terres qu’ils possèdent avec les autres membres de leur famille in finibus Patrie (dans la zone marécageuse du lago di Patria), de l’autre le quart de 57 pièces de terre « que commune abemus cum Neapolitanis » sises in finibus Liburie (dans la Liburie utile) ainsi que la moitié de 61 autres terres au même endroit. On possède ainsi la description (faite à la napolitaine, par capita et latera) de 118 pièces de terre rectangulaires, certaines trapues, d’autres laniérées, généralement de petite taille (souvent un tiers d’hectare, ce qui, selon Amedeo Feniello, correspond à ce que l’on rencontre dans d’autres régions du duché) ; parmi les confronts, on trouve des terre de Neapolitanis (c’est-à-dire, probablement, de la militia napolitaine) ; trois semblent appartenir au duc de Naples.

32Mais cet acte, qui nous donne une photographie d’un secteur de la Liburie au X^e siècle, a pour but de l’altérer, puisque les princes offrent leur part à un monastère précisément au moment où, des deux côtés, les institutions militaires connaissent une rapide évolution. Au même moment, en 96068, une contestation surgit entre un Lombard « bénéventain » et un couple napolitain à propos de biens leur appartenant a parti militie et Langobardorum, à Amulianum, très probablement en Liburie. Ces biens sont composés d’un fundus, 12 campi et une terrula ; ils sont donc importants, mais dispersés, comme ceux des princes lombards.

33Les transformations de la seconde moitié du X^e siècle ne suivent pas les mêmes voies à Gaète et à Naples. À Gaète, l’éclatement du pouvoir ducal et d’importantes offrandes aux églises (notamment au Mont-Cassin) réduisent les biens ducaux et font émerger d’autres grandes propriétés de type seigneurial, notamment comtales et monastiques.

34L’évolution est certes parallèle à Naples, où la militia est désormais composée de gens très riches. On connaît l’exemple de Sergius Amalfitanus69, qui fait son testament en 1025. Il lègue 200 tarins (de Sicile) pour son âme, possède des maisons à Naples, des terres au territoire d’Avella, des maisons à Amalfi et des biens fonds dans le duché (notamment à Capri), des defisi, des étoffes et bijoux (notamment un pannum sericum valant 3 onces, soit un quart de livre d’or), enfin un équipement de guerrier à cheval (armes, cuirasses, chevaux et harnachement) : la fortune de ce napolitano-amalfitain est en grande partie foncière, mais en partie seulement. Quant à l’accroissement de la richesse des églises, il constitue notre principale source ; il provient des biens militaires, mais aussi de donations ducales et d’offrandes privées. Ces fortunes foncières sont exploitées par des hospites, des defisi, mais aussi, de plus en plus, par des paysans libres concluant des contrats, dont on parlera par ailleurs.

35La richesse des milites napolitains est prouvée par ce que l’on sait de leur intégration à la féodalité royale à l’époque de Roger II70. Le roi distribue à chacun un fief in capite de domino rege consistant en 5 modii (un peu moins de 1,5 ha) de terre et cinq vilains, ce qui ne suffit évidemment pas à permettre de mener la vie d’un chevalier. Mais ils possèdent manifestement des biens propres, déjà acquis, qui leur permettaient déjà de combattre dans la militia ducale. Plus d’un siècle plus tard, dans les années 1250, selon Jamsilla71, les frères Corrado et Manfredi Capece possédaient castrum quoddam, et vicos patrimoniali iure (et non pas en fief) ; un peu plus tard, sous le règne de Charles I^er d’Anjou, les milites napolitains sont souvent soumis à la subvention générale, qui ne pèse que sur les biens non féodaux72.

36Mais à Naples, contrairement à Gaète, le démembrement des biens publics s’est généralement fait dans le cadre de la simple propriété, sans priver le duc de son pouvoir souverain.

Conclusion

37Ces quelques réflexions, assez disparates, visent à présenter certaines originalités des duchés tyrrhéniens dont le territoire, à ma connaissance, n’a pas fait l’objet de recherches archéologiques dans les domaines qui nous intéressent ici.

38L’apparent archaïsme du réseau d’habitats est évidemment lié au type de pouvoir politique exercé dans les duchés, mais aussi au fait que leurs territoires ont connu, pendant le haut Moyen Âge, des bouleversements moins importants que les régions lombardes voisines. Longtemps le réseau d’habitats s’est résumé au binôme byzantin classique cité murée/habitat rural ouvert. L’« incastellamento » arrive plus tard qu’ailleurs et ne constitue pas une véritable rupture. S’il correspond dès l’abord à l’émergence d’un pouvoir seigneurial à Gaète, tel n’est pas le cas à Naples et à Amalfi. Il est vrai que, du côté lombard, la région de Salerne paraît aussi moins affectée que celles de Capoue et de Bénévent.

39En ce qui concerne l’organisation du territoire, il ne semble évidemment pas que le maintien – notamment à Naples – d’un vocabulaire hérité de la basse Antiquité traduise le maintien d’une organisation agraire remontant à cette époque. Il n’est toutefois pas exclu que l’organisation du parcellaire (comme sa description par les curiales) ait continué d’être, au moins dans certaines zones, influencée par la centuriation antique. Enfin un élément remontant au haut Moyen Âge (sans doute au VII^e siècle) vient figer le paysage et, pendant longtemps, le statut des paysans : c’est l’institution, compliquée, des terres militaires, qui ne commence à s’estomper que dans la seconde moitié du X^e siècle. On assiste alors à une large privatisation des terres du publicum, qui passent (dans des conditions précises que nous ignorons) aux mains de l’aristocratie, du moins à Gaète et à Naples (on ne peut guère parler de grande propriété à Amalfi). Ce passage se fait selon des modalités locales propres : il est fortement marqué à Gaète par le voisinage lombard, puis par la pénétration normande ; Naples conserve, dans ce domaine encore, une originalité persistante, qui dure bien après l’intégration du duché au Royaume. Quant à l’aristocratie amalfitaine, on sait qu’elle reste hors de la féodalité jusqu’au XIII^e siècle au moins.