Conclusion

1Au terme de cette enquête, la Pénitencerie médiévale apparaît, je l’espère, sous un jour un peu différent de celui que les suppliques du XV^e siècle lui donnent. Là, en effet, où les spécialistes des registres y perçoivent le « centre de distribution de la grâce le plus important de la chrétienté » à la fin du Moyen Âge1, j’y ai plutôt vu l’un des laboratoires de l’administratio pontificale, et ce pour une raison qui tient au cœur documentaire de mon étude. Les formulaires de lettres de la Pénitencerie des XIII^e-XIV^e siècles relèvent en effet de logiques de composition et d’opérations scripturaires dont j’ai montré combien elles diffèrent de l’enregistrement des suppliques. Fleuron de la science diplomatique à la fin du XIX^e siècle, les formulaires ont ensuite fait figure de parent pauvre de l’étude des sources médiévales, peut-être parce que leur grisaille et leur répétitivé éloignaient les historiens, d’une part, des écritures d’apparat qui font la liturgie du pouvoir et, de l’autre, d’une histoire sociale attirée par la singularité des vies vécues. Dans le sillage du renouveau insufflé depuis une trentaine d’années par l’histoire de la literacy et de la pragmatische Schriftlichkeit, les formulaires connaissent aujourd’hui une seconde vie dont ma recherche a tenté de rendre compte. Loin d’être ces textes inertes et figés encourageant le conformisme scripturaire, voire l’apathie cognitive, les compilations de modèles d’écriture s’inscrivent dans des réseaux socio-stylistiques fluides et témoignent, au fil de leurs usages et de leurs réécritures, de la créativité de scribes et de notaires dont le travail morose de chancellerie masque trop souvent l’aptitude au changement ou le génie de la variation.

2Une analyse codicologique et philologique ne pouvant à soi seule suffire lorsqu’il s’agit de replacer les formulaires au cœur des dispositifs de gouvernement dont ils sont les instruments, c’est par le détour d’une diplomatique ouverte aux procédés d’écriture narratifs et aux opérations du langage juridique, que j’ai pu voir dans les actes et les lettres agencés en formulaires de véritables exempla juridico-stylistiques. Ceux-ci ne s’adressaient pas, comme je l’ai longtemps cru, à des scribes stylistiquement désemparés, pour ne pas dire ignares, auxquels il aurait fallu fournir des modèles d’écriture à imiter ou à bêtement recopier (quelques « formes » prototypiques rassemblées en un seul et unique fascicule auraient d’ailleurs sans doute suffi si la fonction de ces collections n’avait été que d’inculquer un stylus curie, ajusté aux lettres d’absolution et de dispense de la Pénitencerie). En réalité, ils permettaient non seulement aux scribes et aux officiers de la Pénitencerie apostolique de s’affranchir d’un retour laborieux aux traités de style, aux collections épistolaires et aux volumineuses compilations de canons qui circulaient alors, mais aussi d’illustrer, au cas par cas, le bon usage des procédures et des qualifications juridiques. C’est en effet un souci d’adaptation casuistique à chaque situation qui exigeait que de nouveaux cas de figure et d’espèce soient régulièrement ajoutés et que le formulaire de la Pénitencerie soit donc renouvelé.

3La tension apparaît constante entre le caractère abstrait des casus, marqués par la standardisation du style ou l’anonymisation des affaires, et leur actualisation, au gré, par exemple, des « notules » (notae) qui les complètent et en précisent la portée. C’est que d’un côté, chaque fragment textuel doit pouvoir être appliqué à un cas réel, ou du moins transposé à des contextes différents de celui dans lequel il a d’abord pris sens et forme, afin que les utilisateurs des formulaires n’aient plus qu’à établir les contiguïtés entre ce « texte à trous » et l’affaire qu’ils doivent régler. De l’autre, chacune des lettres compilées porte en elle le souci – si typique de la casuistique juridique –, de réduire l’écart entre la norme et le fait, en rapprochant au plus près la première du second. Chacune constitue donc une illustration unique et singulière de la façon dont opèrent les absolutions, les dispenses, les permissions ou les « relâches », et dont on use des qualifications juridiques de crimen, defectus, excessus ou encore reatus.

4Cela étant, la technique casuistique dont il a été question dans cette enquête ne renvoie pas au jeu intellectuel de juristes tâchant de formuler la norme en pensant d’abord l’exception. Les milliers de cas et de formules qui, tout au long des XIII^e-XIV^e siècles, s’empilent, se complètent ou, au contraire, s’excluent, font du formulaire l’instrument par excellence de l’appareil de gouvernement qu’est la Pénitencerie apostolique. L’une des meilleures preuves que nous puissions donner de l’utilisation quotidienne du formulaire de la Pénitencerie, enrichi, deux siècles durant, de six recueils successifs, est que la taxe payée par le suppliant était automatiquement plus élevée si le modèle de la lettre qu’il sollicitait ne se trouvait pas dans le formulaire. Ce dernier devait donc susciter des routines d’écriture solidement implantées et garantissait le fonctionnement quasi bureaucratique d’un office qui, quoique doté d’un personnel compétent, nécessitait une « technologie » qui ne dépende pas de la seule rationalité individuelle des scribes et des officiers.

5Mais on manquerait, je crois, la raison d’être de ces formulaires à n’en faire que les symptômes d’une « rationalité bureaucratique » triomphante, fondée sur une supposée « productivité », synonyme anachronique de vélocité et d’efficacité2. Un faisceau de facteurs macroscopiques – « explosion documentaire », administralisation des pouvoirs publics, épanouissement du dictamen – concourt certes, dans l’Europe des XII^e-XIII^e siècles, à la formation conjointe d’appareils de gouvernement sophistiqués et d’instruments de travail administratifs. Mais ce schéma téléologique – qui, aux concomitances de l’histoire et aux fluidités de l’action, préfère les liens de causalité – ne résiste pas à l’analyse poussée des formulaires, dont la composition ne peut s’expliquer par un simple effet d’entraînement sur la voie de la « modernisation » occidentale. « Parabole du pouvoir », pour reprendre la belle expression d’Olivier Guyotjeannin3, les formulaires des XIII^e-XIV^e siècles redéfinissent avant tout la puissance papale à l’aune des ressources scripturaires et documentaires dont elle dispose et des leviers juridiques qu’elle utilise. Dispenses, levées de censures, autorisations de transferts monastiques, commutations de vœux, pénitences publiques : toutes ces mesures révèlent que la plénitude de puissance du souverain pontife ne s’exerce jamais mieux que dans un art de gouverner, dont la miséricorde et la tempérance restent les mots d’ordre. La Pénitencerie apostolique apparaît dès lors comme le bras administratif d’un pouvoir qui, certes auréolé des fresques d’un Giotto célébrant la fulmination de l’excommunication contre les « ennemis de l’Église », se déploie aussi dans les coulisses dépouillées des lettres de bureau.

6C’est donc aussi à l’histoire du pouvoir pontifical ou, plus précisément, de la délégation de ce pouvoir hors normes que cette recherche a souhaité contribuer. De ce point de vue, tout tient au mandat, ce mécanisme romain que l’on pensait réservé aux liens unissant le procureur et son maître, mais qui se trouve en réalité au fondement même du pouvoir public en Occident et légitime les agents d’une administration bornée dans son exercice. Le mandat est à la fois gage de soumission et synonyme d’une grande liberté de mouvement : en précisant qu’il en est pourvu, le cardinal pénitencier rappelle qu’il n’est pas le pape lui-même, mais qu’il en est tout de même la voix et la plume, au point d’être en droit d’adopter à son tour la rhétorique injonctive – committimus et mandamus – caractéristique de la monarchie pontificale. Les statuts des scribes ou des pénitenciers, la bulle d’organisation de l’office réglementent, quant à eux, l’activité de celui-ci et transforment la simple charge de vicaire du pape que détenait le cardinal pénitencier au début du XIII^e siècle en un véritable bureau dans lequel travaillent scribes, correcteurs et auditeurs.

7Les formulaires de lettres et l’enregistrement (tardif) de certaines suppliques, ne doivent pas nous donner l’illusion de stratégies institutionnelles uniformément tendues vers la conservation d’une mémoire archivistique. Chose a priori étrange pour un office constitué en bureau et marqué par un usage croissant de l’écrit : la place administrative de l’oralité reste immense. Le mandat confié par le pape au pénitencier est souvent oral ; la confession des suppliants, des pèlerins et des pénitents venus jusqu’à Rome ou Avignon aussi ; les pénitenciers mineurs pratiquent la monition par la parole et la correction par le geste, ce qui les éloigne fort logiquement du parchemin, pour ne pas dire de la paperasse ; et même le pénitencier majeur exige parfois qu’aucune trace écrite de ses propres lettres ne soit préservée, parce que le secret des fautes « occultes » doit être gardé et le « scandale » qu’elles pourraient susciter évité. Le scandalum qui, dans le droit canonique du XII^e siècle, indiquait déjà la crainte du schisme que pouvait engendrer le mauvais exemple de clercs et de prélats à la vie dissolue, apparaît en effet, dans les formulaires et les suppliques de la Pénitencerie, comme un véritable repoussoir, une forme dangereuse d’opinion publique qu’il convient d’écarter en agissant discrètement.

8À partir des années 1430, l’enregistrement continu des suppliques marque un tournant dans la manière dont le pouvoir de la Pénitencerie se déploie, puisque le flou qui durant deux siècles avait régné commence à s’estomper. L’écrit et l’oral se disjoignent davantage et se cristallisent dans l’organisation d’un office désormais scindé : l’activité du pénitencier majeur consiste à juger, au for « externe », les nombreuses affaires qui, chaque jour, se présentent à lui par voie de supplique, quand le silence des pénitenciers mineurs se fait assourdissant dans les sources de la pratique, puisque leur activité de confesseurs les rend scripturairement muets. Le « dualisme des fors » que Paolo Prodi associe à l’âge moderne pourrait d’ailleurs être pensé en lien avec l’écart entre écriture et oralité que creusent les pratiques administratives et pastorales de la Pénitencerie au XV^e siècle. La « loi » canonique, dont l’écrit favorise le rappel et permet la fixation, se démarque de plus en plus de cette « conscience », dont les traités de confesseurs et les sommes casuistiques tâchent de décrire les formes, mais dont la documentation administrative, elle, ne laisse bientôt plus trace.

9Durant ses deux premiers siècles d’existence, la Pénitencerie apostolique a usé à la fois des moyens sacramentels que confère le « pouvoir d’ordre » et des moyens disciplinaires que confère le « pouvoir de juridiction », en particulier lorsqu’elle lève les censures ecclésiastiques qui pèsent sur les suppliants ou dispense ces derniers de l’irrégularité qu’ils ont contractée. Ces deux dimensions de son activité sont imbriquées, comme en témoignent la fonction correctrice et punitive des pénitences, l’ambivalence de certaines absolutions, ou encore les motifs eschatologiques qui encadrent les dispenses vouées à assurer le « salut de l’âme » des suppliants. La Pénitencerie se situe donc dans une « zone grise », au croisement de « fors » en théorie dissociés, ce qui rend évidemment très complexe son domaine d’action, et parfois difficile une définition « positive » de ce qu’elle fut…

10Mais les usages parallèles du « for de la confession » et de la pénitence publique, l’exercice combiné du pouvoir de dispense et d’absolution, distinguent tout de même la Pénitencerie du « for » judiciaire qui, sous l’aspect, notamment, des procès criminels, commence à triompher à la même époque. Loin de la sanction promise par les lois, mais aux marges du « for » de la pénitence, s’ouvre ainsi le vaste champ de l’administratio où s’abolit la frontière que trace habituellement le droit entre l’ordinaire et l’extraordinaire, et où la casuistique des formulaires tente de rapprocher la norme du fait, pour mieux faire régner la mesure. C’est à ce titre, et sans doute contre toute attente, que l’histoire de la Pénitencerie apostolique et de ses instruments si revêches est riche de promesses pour quiconque cherche les racines de la normativité administrative – voire de la « science managériale »4 – dans les plis et replis du formidable dispositif de gouvernement dont se dota la puissance pontificale à la fin du Moyen Âge.