« Quelque singulière que l’affirmation puisse paraître, l’histoire de l’excommunication reste encore en grande partie mystérieuse. Les historiens signalent son importance dans la vie des époques qu’ils étudient, mais tant par la nature même de leurs travaux que par défaut de préparation juridique, le fonctionnement de cette institution leur échappe. »
Eugène Vernay (1912)

1Parmi les mesures que la Pénitencerie apostolique prend pour répondre aux suppliques adressées aux papes, l’absolution (absolutio) tient une place fondamentale, qui n’en est pas moins ambiguë. Dans nos sources, en effet, le mot désigne aussi bien la « rémission » des péchés qui, depuis le XII^e siècle, ponctue le sacrement de pénitence et consiste à pardonner le pécheur1, que la « levée » de l’excommunication qui constitue une étape indispensable de la réconciliation pleine et entière avec l’Église. Il est donc parfois malaisé d’en saisir les modalités et la portée exacte : dans les deux cas, certes, un acte de pénitence qui donne « satisfaction » est imposé au pécheur, mais les « absolutions » elles-mêmes sont-elles octroyées comme des mesures judiciaires de réconciliation avec l’Église ou relèvent-elles d’une médecine de l’âme, administrée par le confesseur ? Si celles qui sont données par les pénitenciers mineurs semblent s’inscrire dans l’économie sacramentelle et ritualisée de la confession des péchés, l’écrasante majorité des absolutions accordées par lettres de la Pénitencerie consistent en fait à lever les « censures canoniques ».

2En théorie, ces censures – interdit, suspense et excommunication –, dont la fonction était de déclasser certains individus en les excluant des ordres ou des sacrements2, devaient être prononcées et rendues publiques par un juge ecclésiastique. Mais leur efficience et leur validité ne dépendaient pas toujours d’une sentence formelle et nominale : il existait des excommunications qui n’attendaient pas leur promulgation pour prendre effet, en particulier celle qui avait été prévue par le canon Si quis suadente du concile de Latran II en 1139 et qui frappait automatiquement (ipso facto) tout individu ayant violenté un clerc ou un moine. Ces excommunications ipso facto étaient encourues soit en vertu des canons qui les prévoyaient (on les appelait alors a jure), soit en vertu de sentences « générales » promulguées par le pape et dont certaines étaient dirigées contre « les ennemis de l’Église ». La Pénitencerie, qui avait certes également le pouvoir de délier les suppliants des sentences nominales d’excommunication prononcées à leur encontre, s’est fait une spécialité de lever les excommunications ipso facto : qu’elles soient « générales » ou a jure, celles-ci ont circonscrit un domaine d’absolution « réservé » au pape et à ses pénitenciers.

3La réserve pontificale fut formulée pour la première fois dans le canon Si quis suadente (1139), celui-là même qui met en place le mécanisme de l’excommunication ipso facto. Mais les cas d’excommunication que seuls le pontife romain ou les juges mandatés par lui pouvaient absoudre, vont ensuite se multiplier dans les décrétales de la fin du XII^e siècle, puis dans la doctrine canonique du XIII^e siècle. La liste de ces cas ne sera jamais véritablement close, et bien que des exceptions aient été opposées au droit de réserve – les vieillards ou les malades, par exemple, étaient dispensés de se rendre à Rome –, bien que les prélats de la Chrétienté se soient, eux aussi, arrogés une réserve d’absolution, celle du pape et de ses pénitenciers n’aura de cesse de croître. Beaucoup de lettres de la Pénitencerie renvoient certes l’absolution des suppliants aux juridictions ordinaires, mais cela ne signifie pas la fragilisation ou la remise en cause de la réserve pontificale, car celle-ci consiste avant tout en un « examen » (conspectus) de certains cas d’excommunication. Elle justifie ainsi que l’acte d’absolution lui-même puisse être ensuite délégué aux évêques ou aux abbés – sous la forme du mandat ou de la commission. Ce dont témoignent toutes les lettres de la Pénitencerie, c’est donc bien que l’absolution – en tant que levée de l’excommunication – est devenue, entre le XII^e et le XV^e siècle, l’un des piliers de la souveraineté pontificale en Occident.

Le pouvoir d’absoudre

Histoire d’un sacrement

De la contrition à la satisfaction

4Depuis le XII^e siècle, l’absolution des péchés s’inscrit clairement dans le « sacrement » de pénitence et consiste, pour le confesseur, à « délier » le fidèle de ses péchés, donc à le laver de ses fautes après l’avoir entendu en confession. La pénitence « publique » héritée du christianisme antique3, ainsi que la pénitence « privée » – dont le modèle, d’abord développé dans le monachisme oriental d’Evagre le Pontique, puis dans les Institutions cénobitiques de Cassien (v. 420)4, avait ensuite été promu et élargi aux laïcs, entre autres par des moines irlandais comme Colomban (autour de 600)5 – ont cependant très tôt inclus au cœur de leurs dispositifs l’aveu des fautes (la confessio), ainsi qu’un certain nombre d’exercices corporels et spirituels en quoi consiste la paenitentia à proprement parler (aumônes, jeûnes, pèlerinages et prières prolongées)6. Je ne reviendrai pas sur les débats qui, dans le contexte du Kulturkampf en particulier7, ont pu opposer les historiens catholiques et protestants au sujet de la pénitence antique et de ses modalités, mais il est clair que l’une des évolutions historiques de la pénitence – qui ne fait son entrée dans le sacramentaire de l’Église qu’au XII^e siècle, dans un contexte de rejet croissant, par certains laïcs, de la médiation sacerdotale – touche au rôle déterminant joué par le confesseur dans la réconciliation du pécheur devant Dieu.

5Ce rôle est redéfini dans le cadre de la vive controverse qui, au XII^e siècle, oppose les « contritionnistes » concevant la contrition comme le fondement du sacrement de pénitence, aux « sacerdotalistes » faisant de la confession au prêtre une étape indispensable au parachèvement dudit sacrement8. Un petit traité sur la pénitence écrit dans la seconde moitié du XI^e siècle, mais longtemps attribué à saint Augustin, insiste longuement, en son chapitre 10, sur le monopole sacerdotal de la rémission des péchés9. En raison du prestige de son auteur supposé, cet opuscule va jouir d’une influence considérable, y compris auprès des canonistes10. Gratien lui-même en recopie des chapitres entiers dans son propre ouvrage sur la pénitence11, qu’il introduit par la question suivante : « Le péché peut-il être pardonné par la seule confession du cœur ? »12. Avec saint Augustin, il répond d’abord par l’affirmative, puisque, pour Dieu, la volonté a la même valeur que l’acte. Si elle est assurément nécessaire, la confession au prêtre est donc avant tout le signe (signum) du pardon accordé par Dieu, et non la cause de la rémission. Gratien juxtapose cependant à cette première affirmation une solution différente, selon laquelle aucun pécheur ne peut obtenir le pardon de ses fautes sans confession ni satisfaction13. En fin de compte, il laisse relativement irrésolue la question des critères de définition de la pénitence, mais n’en pose pas moins celle de la nature du pouvoir des prêtres, autrement dit des « clefs » – liant et déliant les pécheurs – que détient l’Église14.

6Le De vera et falsa poenitentia attribué à Augustin fait d’autres émules, puisque Pierre Lombard, le théologien le plus influent du premier âge scolastique, place, lui aussi, le confesseur au cœur du dispositif pénitentiel15. Il commence par distinguer clairement la vertu de pénitence – la metanoia de l’Évangile – du sacrement de pénitence lui-même16. Si la première peut être vivifiée par le second, elle n’en dépend pas nécessairement, car Dieu seul pardonne la faute et acquitte le pécheur de la peine éternelle17. La confession constitue néanmoins une punition salutaire car elle aide le pécheur à devenir humble et permet en outre au prêtre de savoir comment juger au mieux le « crime » commis18. Pour que la pénitence soit complète, il faut donc qu’il y ait contrition, confession, mais aussi « satisfaction » – que le Lombard définit, dans la distinction 16 du quatrième livre de ses Sentences, comme l’étape parachevant le sacrement et se composant de prières, de jeûnes ou d’aumônes19. On notera toutefois qu’en droit et en théologie, l’absolution en tant que telle est rarement évoquée, au profit d’une réflexion – dont les fruits portent, à la fin du XII^e siècle, chez les théologiens parisiens20, puis dans les « sommes » et « manuels » de confesseurs composés dans le cadre de la nouvelle pastorale instituée par le concile de Latran IV21 – sur la confession des péchés.

La « révolution pastorale » et les techniques d’absolution

7La littérature spécialisée dans ce que les juristes et les théologiens appellent alors le « for de la pénitence » nous offre une prise exceptionnelle sur la pratique des confesseurs et leurs « techniques »22, mais livre paradoxalement moins d’enseignements sur les modalités et la portée de l’absolution des péchés. La plupart de ces ouvrages – dont la rupture avec les libri paenitentiales ne doit d’ailleurs pas être exagérée, puisque le Penitentiale de l’évêque Barthélémy d’Exeter, écrit entre 1155 et 1170, contient bon nombre de canons pénitentiels puisés chez Burchard de Worms, Yves de Chartres et Gratien23, et que l’Homo quidam, composé entre 1155 et 1165, cite abondamment le Décret de Burchard24 – sont pourtant des manuels dont le but premier est de servir quotidiennement aux prêtres. Au début du XIII^e siècle, ce sont d’ailleurs les évêques ou leurs « pénitenciers » – que l’on pense à Robert de Saint-Pair, archidiacre et pénitencier de l’évêque de Rouen vers 1200, et à son Liber penitentialis25 – qui rédigent ces ouvrages afin d’aider les desservants de leur diocèse dans la mission pastorale qui est la leur. Ils mettent donc moins l’accent sur la contrition qu’ils n’exaltent le rôle du prêtre, ce dernier étant désormais l’agent actif de la réconciliation du pécheur et le dispensateur direct du pardon26. Le Liber poenitentialis d’Alain de Lille, dédié à l’archevêque Henri de Bourges (1191-1199), met ainsi fin au principe de la pénitence « tarifée » pour y substituer celui de l’arbitrium du confesseur27. En combinant la théologie sacramentelle de l’École de Paris aux anciens canons de la pénitence, ce manuel est explicitement écrit pour que le prêtre, présenté comme le médecin de la vie spirituelle, soit capable d’aider à l’aveu, d’apprécier avec exactitude la faute et de déterminer la pénitence appropriée28. Une vingtaine d’années plus tard, la plus copiée et la plus utilisée de toutes les sommes du Moyen Âge, la Summa confessorum de Thomas de Chobham, vice-doyen de l’église de Salisbury, consacre presque l’intégralité de son cinquième livre au « pouvoir des clefs » du prêtre et à son bon usage29.

8À compter des années 1220, les Mendiants, et plus particulièrement les Dominicains, composent la majorité des traités sur la pénitence et des livrets de confesseurs (parfois appelés sobrement confessionalia), même si les Universités continuent de s’engager vigoureusement dans la cura animarum au travers de grandes sommes composées par les Maîtres séculiers. Composé dans ces années-là pour guider les premiers confesseurs dominicains, le Cum ad sacerdotem est un petit livret pratique que Michaud-Quantin classe parmi les « formulaires » (bien éloigné, donc, du genre doctrinal de la somme) et dont l’interrogatoire se structure autour des sept péchés capitaux (superbia, invidia, ira, acidia, avaritia, gula, luxuria), puis du Décalogue30. On relève au passage l’influence de Réginon de Prüm, qui avait déjà nettement formalisé le lien entre la pénitence et les péchés capitaux (alors au nombre de huit), et que Burchard de Worms reprenait dans son Decretum31. Cette grille suivie par le confesseur, encore rare dans le premier quart du XIII^e siècle – quoiqu’on la trouve appliquée chez Thomas de Chobham –, se généralise rapidement32. À ce titre, on peut se référer aux efforts minutieux de définition des péchés capitaux par Alexandre Stavensby, évêque de Lichtefield et Coventry entre 1224 et 1237, auteur de quatre brefs opuscules à caractère pastoral33, ou par Guillaume Perrault dans sa fameuse Summa virtutum et vitiorum, appelée à un immense succès puisque plus de 500 manuscrits en sont aujourd’hui conservés34.

9Les péchés ne sont donc plus ordonnés en fonction de leurs effets extérieurs mais en fonction de leur nature propre, et le confesseur, qui se conforme à la liste détaillée des sept péchés capitaux, est érigé en instance de contrôle moral, plus qu’en gardien de l’ordre social. Dans la somme commandée par le chapitre général de l’Ordre des Prêcheurs en 1221, le Dominicain Paul de Hongrie remplace ainsi l’examen de conscience par une énumération des péchés capitaux (eux-même subdivisés en une multiplicité de fautes), puis des vertus cardinales35. Après l’écriture d’une somme de facture scolastique, à la structuration complexe et aux ramifications nombreuses, intitulée Summa magistralis de vitiis et virtutibus36, l’évêque de Lincoln Robert Grosseteste (1235-1253) construit, lui aussi, autour des sept péchés capitaux commis in corde, in ore, ou in ommissione, l’interrogatoire d’un petit livre de confesseur au titre explicite, De modo confitendi et paenitentias iniungendi37. Il dresse ainsi une liste de questions pratiques que le confesseur doit suivre à la lettre. L’interrogatoire produit sous l’influence d’Hugues de Saint-Cher dans les années 1230, et dont l’incipit est pour le moins programmatique (Confessio debet esse… )38, fonctionne de la même manière. C’est donc en suivant un questionnaire que le confesseur traque les fautes les plus secrètes du pécheur39.

10Si le lien entre confession des péchés et satisfaction imposée au pécheur apparaît clairement dans les manuels de confesseurs, la théologie sacramentelle et le droit canonique, on peine à savoir comment s’accomplissait rituellement l’absolution – dont la formule « déclaratoire » Ego te absolvo a peccatis tuis, consacrée par Thomas d’Aquin dans un opuscule composé vers 1269-1272, ponctue d’ailleurs l’imposition des mains et les prières de réconciliation plus qu’elle ne s’y substitue40 –, et quelle en était la portée exacte. Réconcilié devant Dieu, le pécheur l’était-il aussi devant la communauté des fidèles ? Comment l’absolutio a peccatis s’articulait-elle à l’acte de pénitence et parfois même à la levée de l’excommunication encourue par le pécheur ? Les lettres de la Pénitencerie apostolique éclairent précisément d’un jour nouveau la dissociation entre, d’un côté, l’absolution des péchés que les pénitenciers « mineurs » étaient formés et habilités à donner, et, de l’autre, la levée des peines canoniques subies par les suppliants s’adressant au Siège apostolique.

Entre rémission des péchés et levée de la censure

Rome, ville sainte

11Fort rare dans les sources écrites de la Pénitencerie médiévale – ce qui ne signifie pas que la pratique n’en ait pas été massive, en particulier lors des années de Jubilé41 –, l’absolution des péchés apparaît dans les quelques lettres de pénitenciers mineurs qui accueillaient les pénitents et les pèlerins venus jusqu’à Rome. Il faut ici rappeler que dès le VII^e siècle, les pèlerinages pénitentiels vers Rome ont joué un rôle majeur dans le renforcement du pouvoir papal d’absoudre les péchés42, comme l’attestent les petits livres irlandais et continentaux destinés aux confesseurs, qui, tous, insistent sur la valeur pénitentielle et purgatoire du pèlerinage auprès des tombeaux des apôtres43. Il n’est donc pas rare que les évêques d’Occident envoient leurs ouailles à Rome chercher l’absolution de leurs fautes, et la peregrinatio apparaît comme une pénitence de choix pour certains crimes très graves tels que l’inceste, le parricide ou l’assassinat d’un clerc44. Au début du IX^e siècle, de nombreux fidèles coupables d’avoir péché semblent même ignorer le pouvoir que leur prêtre ou leur évêque ont de les absoudre45 et se rendent à Rome pour confesser leurs fautes, espérant peut-être aussi y trouver l’indulgence que l’évêque leur refuserait, et y faire « mitiger » leur pénitence46. Deux siècles plus tard, les « lettres de pénitence » que les papes expédient aux évêques anglais prouvent que des criminels – souvent des hommes de naissance noble ayant commis des crimes graves tels que des meurtres – continuent à venir en pèlerinage à Rome pour s’y confesser et, parfois, s’y faire absoudre47.

12Face à cette pratique fâcheuse qui fragilise leur pouvoir de « délier » les pécheurs, quelques évêques protestent, par exemple lors des conciles de Seligenstadt (1023) et de Limoges (1032). Ils rappellent qu’ils sont les seuls aptes à décider s’il est nécessaire d’envoyer un pécheur en pèlerinage jusqu’à Rome pour y demander l’absolution papale, lettres d’autorisation (et de protection du pèlerin) à l’appui48. Un diplôme d’Alexandre II (1061-1073), envoyé à l’évêque Geoffroy de Coutances, mentionne justement ces lettres épiscopales dont le pénitent doit être porteur lorsqu’il se rend à Rome, et en 1078, Grégoire VII (1073-1084) interdit que les pénitents soient reçus à Rome sans être munis d’une lettre de leur évêque49. Yves de Chartres le sait, lui qui prend soin de doter d’une lettre de recommandation un chevalier – coupable de s’être vengé d’un prêtre de l’abbaye de Bonneval en le faisant châtrer – avant que de l’envoyer solliciter une absolution à Rome50.

13Certaines lettres des formulaires de la Pénitencerie montrent que les pénitenciers jouaient ce rôle de confesseurs chargés d’absoudre les pénitents venus jusqu’à Rome. Dans la « forme » suivante par exemple, tirée du manuscrit avignonnais de la collection de Gaucelme de Jean (1335-1338), un pénitencier mineur qualifié de « frater » (par opposition au pénitencier majeur toujours désigné comme « dominus ») absout un pèlerin de ses péchés et lui donne la pénitence :

À tous ceux qui les présentes lettres verront, le frère J., pénitencier du pape, salut dans le Seigneur. Vous apprendrez que nous avons absous de ses péchés le laïc untel ou le clerc untel du diocèse de X et qu’en vertu des faits [qu’il nous a exposés], nous lui avons infligé la pénitence qui nous semble, au regard de Dieu, convenir au salut de son âme. En témoignent les lettres de pénitence qui lui ont été remises et qui sont scellées par notre sceau.51

14Dans cette version de la lettre, rien ne permet de conclure que le pèlerin s’est confessé préalablement à l’absolution, mais dans une copie antérieure du même formulaire conservée à la Bibliothèque Vaticane, on peut lire que les péchés du suppliant sont « apparus au for de la confession »52. La disparition, d’une copie à l’autre du formulaire, de cette mention de « confession » pourrait indiquer qu’à partir du milieu du XIV^e siècle, les formulaires n’ont plus vocation à recueillir des modèles de lettres de confession sacramentelle et reflètent uniquement la pratique administrative de la Pénitencerie apostolique, mais en réalité, les liens entre confession et absolution des péchés n’étaient pas toujours explicités. De nombreux cas de suppliants ou de pèlerins « absous de leurs péchés » (a peccatis suis remittimus absolutum) et renvoyés à l’Ordinaire pour qu’une pénitence leur soit infligée53, ne font ainsi état d’aucune « confessio » faite devant pénitencier, même quand c’est ce dernier qui impose la pénitence54.

15L’absolution des péchés par un pénitencier était réservée à ceux qui se rendaient en personne à Rome ou Avignon pour s’y confesser. C’est du moins ce qu’une notule du formulaire de Francesco degli Atti laisse entendre55, et dans la lettre qui suit, extraite de la collection de Gaucelme, l’absolution est bien donnée à un pèlerin dans le cadre de la confession :

À tous etc.
Vous apprendrez que le porteur des présentes est venu jusqu’à Rome et y a visité les tombeaux des Apôtres pour accomplir le pèlerinage pénitentiel qui lui avait été imposé, comme en témoignent les présentes lettres qu’il nous a humblement demandé de sceller de notre sceau et que nous vous demandons de lui remettre.
Ou ainsi : [Vous apprendrez] que nous, par autorité du seigneur pape, absolvons le porteur des présentes – qui, pour [le salut de] son âme, assure avoir voyagé jusqu’à Rome et y avoir visité les tombeaux des Apôtres afin d’accomplir la pénitence qui lui avait été imposée – des péchés qui nous sont apparus au for de la confession, et nous lui infligeons, en vertu de ce qui précède, la pénitence que [nous pensons] convenir au salut de son âme.56

16Un homme semble avoir accompli un pèlerinage pénitentiel jusqu’à Rome et y avoir confessé ses péchés à l’un des pénitenciers mineurs de la basilique des Saints-Pierre-et-Paul chargé d’accueillir les pèlerins. Il repart de la Ville apostolique, muni d’une lettre d’absolution, en même temps qu’affligé d’une nouvelle pénitence, dont la nature n’est pas précisée.

La double absolution

17Les lettres de rémission des péchés octroyées par les pénitenciers mineurs aux pèlerins venus jusqu’à Rome ou Avignon ne représentent qu’une part infime des formulaires, dans lesquels on trouve bien davantage des levées d’excommunication. Dans certains cas, cependant, la Pénitencerie apostolique absout le suppliant à la fois des censures ecclésiastiques qu’il a encourues, des « crimes » ou « excès » qu’il a commis (a reatibus ou a excessibus absolvimus / absolutum remittimus) et de ses « autres péchés » (et suis aliis peccatis absolvimus). L’affaire, contenue dans la collection des années 1360, d’un prêtre ayant frappé jusqu’au sang un simple clerc, illustre bien l’emploi de cette formule :

À tous ceux qui les présentes lettres verront, frère etc., salut dans le Seigneur.
Vous apprendrez que nous, par autorité du seigneur pape, avons relevé selon la forme habituelle de l’église le prêtre untel de la sentence d’excommunication générale qu’il a encourue pour avoir frappé jusqu’au sang, sans excès grave ou énorme, le clerc untel du diocèse untel, et l’avons absous de ses autres péchés. Comme ledit prêtre, porteur des présentes, s’est rendu en personne au Siège apostolique et a correctement satisfait en notre présence, nous lui avons infligé la pénitence qui nous a semblé convenir au regard de Dieu, pour le salut de son âme.57

18Ce modèle de lettre indique que le suppliant a été relevé de la « sentence d’excommunication » que tout homme ayant violenté un clerc ou un moine encourait ipso facto, depuis la promulgation du canon Si quis suadente en 1139, mais aussi qu’il a été absous de « ses autres péchés » et qu’une pénitence lui a été donnée par un pénitencier. De la même manière, un suppliant coupable d’avoir violenté des clercs, capturé l’un d’eux, porté des armes et joué aux dés, se fait absoudre de l’excommunication qu’il a encourue, de ses « crimes » et des « autres péchés » qu’il a commis58. Faute de qualifications plus précises, il est difficile de savoir dans quelle mesure ces « autres péchés » renvoient aux fautes pour lesquelles le suppliant n’a pas encouru la censure canonique (mais qu’il aurait tout de même pris soin de confesser au pénitencier), ou si leur absolution n’intervient qu’incidemment, dans le prolongement de la levée des censures ecclésiastiques.

19Lorsqu’il est laissé à l’évêque, l’acte d’absoudre peut aussi se dédoubler et consiste alors à délier le coupable de l’excommunication, tout en le remettant de ses péchés. En témoigne cette lettre du formulaire de Walter Murner (v. 1390), dans laquelle il est question d’une femme par deux fois excommuniée :

Lucas etc., au discret vicaire in spiritualibus ou à l’official de l’évêque etc., salut dans le Seigneur.
Dans sa supplique, N., porteuse des présentes, nous a montré qu’elle a jadis été excommuniée par le doyen en charge de l’autorité ordinaire dans cette région, et ce à la demande des Causes Pies et des Pauvres du Christ, puis qu’elle a été publiquement dénoncée dans diverses églises. Par simplicité et ignorance du droit, mais non par mépris des clefs, elle est ensuite entrée dans l’église de sa paroisse pour y écouter la messe, au moment où le recteur de l’église était revêtu des habits sacrés et était en train de célébrer l’office. Ce dernier l’a avertie et lui a ordonné de sortir de l’église, mais en négligeant de lui obéir, elle a contraint le recteur à sortir lui-même de l’église et a ainsi perturbé l’office. Elle a alors encouru la sentence d’excommunication générale prévue dans de tels cas.
Sur toutes ces choses, elle supplie humblement le siège apostolique. Nous donc, par autorité [du seigneur pape], commettons à ton discernement de la relever, dans la forme habituelle de l’Église, de la sentence d’excommunication générale, de l’absoudre de son excès et des autres péchés qu’elle t’aura confessés, puis, en vertu de la même autorité pontificale, de lui infliger une pénitence salutaire à la mesure de sa faute, après qu’elle aura (si ce n’est pas encore le cas) été rituellement relevée de la sentence d’excommunication spéciale prononcée par le doyen, et qu’elle aura correctement satisfait l’église dans laquelle elle a perturbé l’office (si elle ne l’a pas déjà fait).
Donné à Rome, Saint-Pierre.59

20Pour une raison qui n’est pas explicitée, cette suppliante a été excommuniée une première fois par le doyen de son diocèse, puis une seconde fois lorsqu’elle a décidé d’assister à la messe, alors que cela est formellement interdit à toute personne excommuniée. Après avoir pris connaissance de sa supplique, le cardinal pénitencier (Luca Ridolfuccii de Gentili) ordonne à l’official diocésain de la délier de la seconde sentence d’excommunication – une fois qu’elle aura été déliée de la première sentence et qu’elle aura satisfait l’église dans laquelle elle a perturbé l’office de sa présence –, mais aussi qu’on l’absolve de « ses autres péchés » révélés en confession – ce qui explique peut-être que la lettre soit aussi adressée au pénitencier épiscopal. La combinaison de deux absolutions, en un geste consistant à laver la fidèle de ses péchés et à lever les censures qui pèsent sur elle, révèle le croisement des « fors » – judiciaire et pénitentiel – auquel se situent les juridictions ecclésiastiques ordinaires, ainsi que la Pénitencerie apostolique.

21Les deux formes d’absolution, nécessaires à la réconciliation pleine et entière du pécheur excommunié avec Dieu et avec l’Église, étaient pourtant bien distinctes en droit comme dans la pratique. Preuve en est que lorsque la Pénitencerie délie le suppliant des peines qu’il a encourues, elle laisse généralement aux autorités ecclésiastiques locales le soin de l’entendre en confession et de lui donner la pénitence. Il en va ainsi dans ce cas tiré du formulaire de Francesco degli Atti (v. 1360) :

Nous donc, par autorité du seigneur pape de la Pénitencerie duquel nous avons la charge, et en vertu du mandat spécial qui nous a, là-dessus, été confié par oracle de vive voix, vous renvoyons Simon délié (absolutum) desdites sentences et des autres peines, et mandons, entre autres, qu’il donne correctement satisfaction à toutes les personnes ecclésiastiques ou autres qu’il a offensées et tous les lieux qu’il a endommagés. Une fois sa confession entendue et sa faute diligemment considérée, vous lui infligerez, en vertu de l’autorité susdite, une pénitence salutaire.60

22La Pénitencerie lève les censures qui pèsent sur le suppliant, mais laisse l’évêque (ou son vicaire in spiritualibus) le confesser et lui imposer une pénitence. La levée de l’excommunication intervenait donc avant que l’excommunié ne soit lavé de ses péchés. Les deux modes d’absolution étaient découplés dans le temps et indépendants l’un de l’autre.

23En outre, les absolutions délivrées par la Pénitencerie étaient presque systématiquement accompagnées de dispenses permettant à un individu de conserver ses droits, ses charges ou ses privilèges. Cela signifie que l’absolutio s’inscrivait alors dans une logique juridique et disciplinaire qui la privait de tout caractère sacramentel. L’une des formes contenues dans le recueil de Gaucelme de Jean illustre cette association étroite entre absolutio des censures canoniques et dispensatio :

Frère M. au cher X dans le Christ.
Touchés par tes pieuses suppliques, nous, par autorité et mandat spécial du seigneur pape, de la Pénitencerie duquel [nous avons] la charge, te relevons, selon la forme habituelle de l’Église, de toutes les sentences que tu as pu encourir jusqu’aujourd’hui, d’excommunication, de suspense et d’interdit, portées contre toi par les légats apostoliques, les juges délégués ou sous-délégués, provinciaux et synodaux […]. Une pénitence salutaire et tout ce qui nous semble, de droit, nécessaire, t’ayant été infligés, nous te dispensons avec miséricorde de l’irrégularité que tu as contractée pour avoir célébré les offices divins et t’être mêlé de choses divines […], alors que tu étais lié par les sentences susmentionnées.61

24Si l’on se fie au titre de la lettre (de eo qui dubitat), le prêtre en cause n’est pas certain d’avoir été excommunié, suspendu et d’avoir encouru l’interdit « personnel », mais il sollicite tout de même la Pénitencerie pour que les peines qu’il a encourues soient levées et qu’une dispense lui soit octroyée afin de réintégrer ses ordres. Comme dans l’écrasante majorité des lettres de la Pénitencerie, l’absolution consiste donc essentiellement à délier les suppliants des « sentences » que sont l’excommunication, l’interdit et la suspense, mais elle n’en est pas moins articulée à un acte de pénitence.

Faire pénitence

Privée / publique

25Les formulaires de la Pénitencerie sont généralement muets sur les formes de purgation ou de réparation des péchés, leur durée et leur portée exacte ; du moins, les formules d’imposition de la « pénitence » sont-elles allusives et elliptiques, que celle-ci soit donnée par un pénitencier romain (injunximus tibi super hiis penitentiam salutarem et alia que tibi de jure vidimus injungenda)62 ou par un pénitencier épiscopal (vos autem, ipsorum culpa diligenter considerata, injungatis inde eorum cuilibet penitentiam salutarem)63. Il faut sans doute rapporter l’expression de « pénitence salutaire » aux formes de pénitence privée telles que le jeûne, l’aumône ou la prière, vouées à réconcilier le pécheur avec Dieu. En tout cas, elle se distingue nettement des « satisfactions » pécuniaires – dont la nature exacte n’est jamais précisée dans nos sources, même dans les cas de déprédations et de pillages ou d’incendies d’églises qui, pourtant, la justifient –, ainsi que des pénitences publiques qui, si l’on excepte deux lettres du formulaire de Gaucelme de Jean64, sont systématiquement prévues dans les cas de meurtres de clercs, de prêtres ou de prélats. Sauf s’il en est empêché, l’excommunié doit alors se rendre à la Curie, où le cardinal pénitencier l’absout de son crime et le relève de l’excommunication, puis le renvoie dans son diocèse, muni d’une lettre exigeant qu’il fasse publiquement pénitence. Compilée par le cardinal Gil Albornoz, la lettre suivante illustre la répartition des tâches entre l’office avignonnais, d’un côté, et l’autorité diocésaine, de l’autre :

Gil [Albornoz] au vénérable père dans le Christ X, évêque par la grâce de Dieu, ou à son vicaire in spiritualibus, salut et sincère charité dans le Seigneur.
Par sa demande, X, laïc de votre diocèse et porteur des présentes, nous a montré, comme il te l’a plus amplement exposé, qu’à l’époque où la guerre faisait rage en Aquitaine et ailleurs, il a participé à des faits d’armes, des captures, des incendies et des déprédations dans des lieux sacrés et dans d’autres, et qu’il a conseillé, encouragé et prêté main forte à des meurtres de laïcs, de clercs et de prêtres. Après avoir quitté cette région, il a supplié que le Siège apostolique lui vienne miséricordieusement en aide sur toutes ces choses.
Nous donc, par autorité du seigneur pape de la Pénitencerie duquel nous avons la charge, et en vertu du mandat spécial qui nous a, là-dessus, été confié par oracle de vive voix, vous renvoyons ce laïc absous des faits qui lui sont reprochés (a reatibus), selon la forme habituelle de l’Église, ainsi que des sentences d’excommunication qu’il a encourues en vertu de la lettre apostolique Ad reprimendas et d’autres excommunications apostoliques ou canoniques (processus apostolicos seu alias a canone). Nous lui mandons, entre autres, de respecter le serment qu’il a fait d’aller nu et déchaussé, les bras liés, une verge à la main, et une corde au cou, dans toutes les églises principales des lieux où des clercs et des prêtres ont été tués par sa faute, du moins si cela peut se faire en toute sûreté. Il sera battu devant les portes des églises par les desservants de celles-ci, qui chanteront les psaumes pénitentiels puis, quand la multitude du peuple se sera assemblée dans ces églises, il confessera publiquement son crime et satisfera ainsi correctement ce à quoi il est tenu de satisfaire, dans les églises dont les prêtres et les clercs desservants ont été tués, ainsi que dans les lieux où les captures, les faits d’armes, les incendies et les déprédations ont été commis. Lui et ses héritiers seront privés à perpétuité du droit de détenir le fief ou le droit de patronage d’une des églises où ont été tués les prêtres et les clercs susmentionnés, et pour que la mémoire de son crime triomphe sur tout désir de vengeance, ses enfants seront inaptes à l’obtention d’un bénéfice ecclésiastique, à moins d’être dispensés miséricordieusement par le Siège apostolique. En vertu de l’autorité pontificale, vous lui infligerez une pénitence salutaire à la mesure de sa faute, et si jamais il négligeait de satisfaire et de faire ce qui lui a été ordonné, il retomberait de plein droit dans la sentence [d’excommunication] qui le liait auparavant.65

26Comme la mention de la bulle Ad reprimendas du 24 avril 1356 le laisse entendre66, il est sans doute question d’un routier des compagnies de la guerre franco-anglaise67. Ayant commis ou, au moins, assisté au meurtre de clercs et de prêtres, il est excommunié et supplie le pénitencier majeur pour que soit levée cette censure. Albornoz l’absout et le renvoie dans son diocèse d’origine, mais ordonne que le suppliant fasse publiquement pénitence, selon un rituel précis que nous retrouvons décrit à l’identique dans les quelques lettres du recueil et des autres formulaires du XIV^e siècle qui traitent de ce type d’affaires : le pénitent se dévêt et se déchausse, porte une corde autour du cou, parcourt en procession les lieux dans lesquels il a commis ses crimes, s’y laisse flageller par les prêtres desservants et avoue publiquement son crime68. Privé d’un certain nombre de droits (de fief et de patronage), il « satisfait » ainsi ceux qu’il a offensés par son crime. Mais l’évêque ou son pénitencier, qui sont ici les destinataires de la lettre, devront lui infliger une autre pénitence (« salutaire »), que l’on peut supposer privée puisqu’elle est distincte du rituel public. Si ce dernier s’inscrit dans un processus de réconciliation avec l’Église qui met fin à l’excommunication, il semble donc ne pas suffire, du moins ne pas convenir lorsqu’il s’agit de racheter la faute elle-même (pro modo culpe).

27Ce cas d’homicide et de déprédations dans des lieux sacrés fait l’objet d’une procédure complexe, composée de séquences disjointes et nécessitant l’intervention de juridictions distinctes. Il montre surtout que la pénitence pouvait être imposée indépendamment de la confession et de l’absolution des péchés, comme une forme de correction proche de la peine69. Mary Mansfield et, plus récemment, Friederike Neumann, ont bien montré le maintien, jusque tard dans le Moyen Âge, de la pénitence publique et solennelle70. Dans les cas d’absolution sacramentelle, les pénitenciers « mineurs » du pape pouvaient donc donner une pénitence aux pèlerins qui se rendaient jusqu’à Rome et y confessaient leurs péchés71, mais le pénitencier majeur pouvait quant à lui imposer une pénitence à ceux qui avaient été excommuniés pour leur crime, comme dans le cas de ce rebelle accusé d’avoir aidé les Pérugins dans leur guerre contre les États de l’Église72. La pénitence marquait donc aussi bien la réparation du péché que la réconciliation du pécheur (une fois son excommunication levée).

Une compétence disputée

28Les cas exposés dans les formulaires de Gaucelme de Jean (1335-1338) et de Francesco degli Atti (v. 1360) montrent que la pénitence ne pouvait être établie par le cardinal pénitencier ou par les pénitenciers mineurs que si le suppliant s’était lui-même rendu à la Curie. Une lettre classée dans la rubrique des violences commises à l’encontre d’ecclésiastiques s’intitule ainsi « De celui absous par le cardinal [pénitencier] » et évoque le cas d’un moine délié de son excommunication, à qui une pénitence est imposée par le pénitencier majeur lui-même, avant qu’il ne retourne à son monastère73. En revanche, lorsque le suppliant ne se rend pas à la Curie pour y solliciter son absolution, le soin de la pénitence est laissé à l’Ordinaire, en particulier dans les cas où le suppliant est « empêché » (par l’âge, la maladie ou les dangers du chemin). Il arrive que la Pénitencerie dispose qu’une fois l’empêchement caduc, le suppliant devra se rendre à la Curie, même s’il a déjà été absous par son évêque et s’il a déjà fait pénitence. La clause comminatoire est claire : alioquin in eadem sententia noverit se relapsum74. Est-ce là la preuve d’une incrédulité face aux empêchements de voyager que ne manquent pas d’invoquer les suppliants et leurs procureurs ? Ce mécanisme d’une absolution « conditionnelle » permet surtout au pape et à son pénitencier de se réserver en dernier recours la juridiction de certains cas d’absolution et de pénitence, et de garder ainsi le contrôle sur celle des évêques et des abbés.

29L’autonomie des prélats en matière de pénitence semble pourtant reconnue par la Pénitencerie apostolique. Dans la lettre suivante, extraite du formulaire attribué à Thomas de Capoue (v. 1220-v. 1270), c’est au destinataire de la lettre, abbé de la Maison-Dieu (renommée Noirlac à la fin du XIII^e siècle), qu’il revient de donner la pénitence :

Nous avons vu la lettre que vous avez envoyée au père et seigneur C., cardinal prêtre du titre de Sainte-Sabine, au sujet de l’un de vos moines, porteur des présentes, et, par autorité du seigneur pape, nous vous remettons ce moine absous du crime d’homicide (reatus homicidii) qu’il a commis. Après avoir diligemment pris en considération ce que votre lettre, insérée dans les présentes, contient, vous lui infligerez une pénitence salutaire conforme à l’observance de votre ordre, tout en lui interdisant fermement l’accès aux ordres.75

30La pénitence imposée au moine cistercien est découplée de l’absolution elle-même, puisque le pénitencier mineur se charge de celle-ci, mais laisse à l’abbé le soin de veiller à la satisfactio. Le pénitencier majeur ne prescrit presque jamais la pénitence lui-même et laisse donc ce soin à l’Ordinaire ou aux abbés qui sont les destinataires de ses lettres. En 1280, par exemple, le cardinal Bentivenga commet l’évêque de Limoges pour, dans un premier temps, absoudre le prêtre simoniaque en cause (debita absolutione previa), puis lui infliger une pénitence « salutaire » (iniungatis penitentiam salutarem), et, pour finir, le réintégrer dans ses ordres76. Dans le formulaire de Gaucelme de Jean également (1335-1338), la pénitence est laissée à la charge du destinataire de la lettre, caractérisé par ses vertus pastorales (paternitas, discretio, ou prudentia) et son sens de la mesure (pro modo culpe penitentiam injungatis, quod expedire videritis). À l’abbé ou à l’évêque, on demandera par exemple d’absoudre et d’imposer une pénitence modérée à l’abbesse qui a accueilli des moniales moyennant rémunération77. Une lettre de Gaucelme de Jean datée de février 1342 et copiée dans les registres de l’évêque de Fiesole commet ce dernier pour lever l’excommunication qui pèse sur la veuve d’un prieur florentin coupable d’avoir participé au meurtre d’un prêtre – le siège épiscopal de Florence étant vacant à cette époque, c’est la juridiction de l’évêque de Fiesole qui est compétente –, et pour infliger à celle-ci la pénitence, étant donné qu’elle n’a pu se rendre auprès du Siège apostolique en raison de son infirmité78.

31Qu’elle soit privée ou publique, imposée par les pénitenciers eux-mêmes ou commise aux juridictions ordinaires, la pénitence apparaît bel et bien comme la forme impérative de réconciliation des chrétiens avec l’Église. La Pénitencerie apostolique veille à ce qu’il n’y ait pas d’absolution des péchés ni de levées d’excommunication sans pénitence à la clef. Mais au-delà des quelques témoignages écrits que nous avons conservés des absolutions sacramentelles données par les pénitenciers mineurs, et même s’il n’est pas toujours aisé de distinguer l’absolution des péchés et la levée de l’excommunication dans les lettres du pénitencier majeur, les formulaires de la Pénitencerie éclairent principalement le fonctionnement de la pénitence et de l’absolution lorsqu’elles mettent un terme aux « censures ecclésiastiques ».

Le régime de la censure

Les trois censures

Héritages romano-canoniques

32Dans une décrétale du début du XIII^e siècle qui sera plus tard reprise au Liber Extra, Innocent III (1198-1216) qualifie l’excommunication, la suspense et l’interdit de « censures ecclésiastiques » (censurae ecclesiasticae)79. Si l’histoire, sur le temps long, de la « censure » et de son régime de normativité – celui du classement et de la mesure – reste largement à faire, rappelons qu’à Rome, censere signifiait « enregistrer » ou « recenser », et que les censeurs, institués en 312 av. J.-C., avaient pour rôle de dégrader publiquement certains citoyens jugés indignes d’accéder au Sénat ou aux honneurs, en associant à leurs noms une « note d’infamie » (nota infamiae)80. Il n’y a sans doute pas de hasard à ce que le pape Innocent III, connu pour avoir restauré certaines des institutions juridiques romaines – au premier rang desquelles le crimen laesae maiestatis81 –, ait donné la première définition stable des « censures ecclésiastiques ».

33Si ces trois censures excluent temporairement de l’Église – c’est-à-dire des ordres et des sacrements – certains individus jugés coupables, elles ne sont pas pour autant assimilables à des « sanctions », car elles n’ont pas pour fonction de protéger la loi de sa violation ou le commandement de son déni82. Destinées à la réinclusion des pécheurs dans l’Église, elles ont une fonction « curative », qui justifie qu’on les nomme « peines médicinales » (poenae medicinales), par opposition aux peines « vindicatives » consistant en une privation des biens temporels (amendes pécuniaires, confiscations) ou de la liberté (tonsure, exil, proscription, bannissement)83. Les trois « censures » ecclésiastiques ont donc en commun de déclasser, d’exclure, voire d’ostraciser, et en même temps elles ont toutes trois pour horizon l’amendement et la réconciliation des pécheurs avec l’Église. En revanche, on les distingue parce qu’elles n’impliquent pas le même degré de séparation du ou des individus concernés par rapport au reste de la communauté, et qu’elles ne sanctionnent ni les mêmes faits ni les mêmes personnes.

Interdit et suspense

34L’interdit consiste essentiellement à frapper l’ensemble d’une communauté soumise à une puissance séculière ayant violé le droit ou les droits de l’Église84. Longtemps lié à l’excommunication85, il s’en détache vraisemblablement au XI^e siècle pour se développer comme une censure autonome, au moment, donc, où la libertas Ecclesie devient le leitmotiv des réformateurs grégoriens. À partir du XII^e siècle, l’interdit sert d’ailleurs aux papes d’arme politique dirigée contre les princes séculiers86. On ne le trouve cependant formalisé que dans les décrétales du Liber Extra – celles d’Innocent III en particulier qui, en 1199, définit ce qu’est le generale interdictum terre, à la demande de l’épiscopat portugais87 –, puis il prend sa forme définitive dans le Sexte, avec la constitution Alma mater de Boniface VIII88. Ce sont donc les papes qui, en l’espace d’un siècle, ont fixé le droit commun de l’interdit.

35Dès le début du XIII^e siècle, les décrétales distinguent l’interdit « local » frappant un territoire donné (église, paroisse, diocèse, province), de l’interdit « personnel » frappant une ou plusieurs personnes (sachant que la forme « mixte », elle, touche chaque lieu dans lequel stationne une personne ayant encouru la sentence d’interdit)89. Quelques années plus tard, les deux interdits, « local » et « personnel », sont dits pouvoir prendre une forme soit « particulière », soit « générale », ce qui explique qu’un interdit ne censure pas toujours une communauté entière, mais puisse ne concerner qu’un seul individu. Aux personnes qu’il frappe, l’interdit défend en tout cas de participer aux offices divins (cessatio a divinis), les exclut de la plupart des sacrements (exceptés le baptême et la confirmation), et les prive de sépulture90 – comme le fait, depuis la fin du IX^e siècle, l’excommunication91.

36Dans les formulaires de la Pénitencerie, l’interdit qui frappe certains des suppliants est toujours « personnel ». Il est en outre systématiquement associé aux sentences d’excommunication et de « suspense » qu’encourent ceux qui, en communiquant avec des excommuniés ou en soutenant des « rebelles » à l’Église, font montre de leur mépris pour les censures ecclésiastiques92. On note, pour finir, qu’il peut être simplement « relâché » dans un premier temps, puis levé par l’absolutio dans un second temps93, comme en témoigne une lettre de Gaucelme de Jean (1335-1338) qui dissocie la relâche prévue par la Pénitencerie (relaxatio), de l’absolution octroyée par l’évêque diocésain94.

37La suspense (suspensio), autre « censure » définie par Innocent III, peut elle aussi s’appliquer à des personnes juridiques collectives, mais ne touche que les clercs. Là où la dégradation (degradatio)95 est la plus grave des peines pour un clerc qui, après avoir, par exemple, falsifié des documents officiels, se voit déchu de son état et exclu du privilegium fori96, et où la déposition rend le clerc incapable (inhabilis) d’exercer des fonctions religieuses, tout en l’autorisant à conserver ses droits (le privilegium fori notamment), ainsi que les devoirs propres à son état97, la suspensio, elle, correspond à la suspense des seules fonctions administratives – sans que le pouvoir d’ordre du clerc soit atteint (suspensio ab administratione spiritualium et temporalium) – ou bien, au contraire, à la suspense du droit de célébrer l’office (suspensio ab ordine). Dans les formulaires de la Pénitencerie, ces deux types de suspense sont généralement combinés, et, le plus souvent, associés aux deux autres censures ecclésiastiques. Toutefois, si l’interdit et l’excommunication sont toujours levés par « absolution », la suspense, elle, donne parfois lieu à une simple « dispense » permettant au clerc de réintégrer et d’exercer à nouveau ses ordres98.

Une peine médicinale, mais contagieuse

38Reste l’excommunication, dont les origines sont assez confuses, faute d’une documentation qui en décrive la pratique, faute également de cadres légaux qui en révéleraient le caractère pénal, puisque « l’organisation charismatique de l’église primitive empêchait la fixation d’un système juridique précis », comme le souligne Vernay dans son édition du Liber de excommunicatione de Bérenger Frédol99. Il ajoute que l’excommunication des premiers siècles du christiannisme « n’est pas la création d’un état de droit », mais « la reconnaissance d’un état de fait »100. Certaines règles juridiques semblent pourtant l’encadrer dès le III^e siècle, qui la différencient de la pénitence publique – à laquelle elle est censée inciter les pécheurs101. Avant que d’être excommunié, le pécheur doit en effet avoir été déclaré coupable par une cour séculière ou ecclésiastique et il peut même faire appel de cette décision102. Mais à vrai dire, les historiens peinent à mesurer le degré de judiciarité des tribunaux épiscopaux de l’époque paléo-chrétienne et soulignent surtout l’absence de distinction entre une justice centrée sur la pénitence, qui serait infligée aux pécheurs volontaires, et une autre fondée sur l’excommunication, qui punirait les criminels les plus rétifs, se dérobant à l’exercice, public et volontaire, de la pénitence103.

39Dès le IV^e siècle, l’excommunication revêt des formes diverses, puisque les excommuniés peuvent être privés de tous leurs droits religieux pour une durée indéterminée (promotion aux ordres ecclésiastiques et accès aux sacrements notamment), ou de leur droit de communier uniquement104. En outre, la sévérité de l’excommunication – allant de la privation de l’eucharistie (instituée par le concile d’Elvire vers 305-306) à l’exclusion totale de la communauté – varie selon les régions d’Occident105. Mais ce n’est qu’entre le milieu du V^e siècle et la fin du VI^e siècle que l’excommunication serait devenue un moyen coercitif à part entière aux mains du pape, des évêques et de leurs synodes106, parallèlement à la crise relative que connaît la pénitence publique, jugée trop contraignante par les conciles et concurrencée par de nouvelles formes privées d’expiation, non seulement « tarifées », mais qui plus est réitérables107. Si la rigueur de la discipline pénitentielle ne doit pas être exagérée108 et si le mythe du « déclin » de la pénitence publique a fait long feu109, celle-ci est sans doute devenue, à la fin du V^e siècle, l’apanage d’une élite particulièrement pieuse et ascétique. Le concile d’Agde de 506 reconnaît d’ailleurs que la pénitence est peu appropriée aux jeunes gens et la réserve implicitement à ceux qui souhaitent préparer leur mort110. C’est donc à cette époque que l’excommunication, de moyen qu’elle était d’amener publiquement à résipiscence, se fait aussi « peine même de la faute »111.

40Elle est alors conçue comme une peine « médicinale » et le restera tout au long du Moyen Âge, puisque encore au milieu du XIII^e et du XIV^e siècles, alors que ses aspects les plus disciplinaires se seront considérablement renforcés, les conciles (de Lyon, par exemple, en 1245)112 ainsi que les décrétalistes n’auront de cesse de rappeler qu’il s’agit d’un « remède » prescrit par un « médecin »113, voué à soigner le pécheur en l’excluant temporairement de l’accès aux biens spirituels, pour une durée ne dépendant que de sa bonne volonté114. Comme l’ensemble de la politique pastorale mise en œuvre par l’Église, l’excommunication est caractérisée par le lexique médical que les premiers Pères de l’Église ont mobilisé pour qualifier le péché en général, et les hérétiques en particulier : tant que le remède n’agit pas, l’excommunié est réputé, voire redouté, pour sa « contagiosité »115. Il doit par conséquent vivre en quarantaine, ainsi que le préconisent certaines règles monastiques des V^e-VII^e siècles, qui définissent l’excommunicatio comme la suppression, pour un moine, de tout rapport avec ses confrères116. L’interdiction d’être en contact avec des individus sous le coup de l’excommunication ou de l’anathème – lequel voue celui qu’il frappe à la damnation éternelle117 –, devait être encore solidement établie au XI^e siècle, puisqu’une mesure prise par Grégoire VII en 1078 et portée au Décret de Gratien, autorise exceptionnellement les parents, les domestiques, et toutes les personnes y étant conduites par leurs pratiques marchandes, à « communiquer » avec les excommuniés118. Cette mesure provisoire est renouvelée une dizaine d’années plus tard par Urbain II, qui, sans négliger le risque de « contamination », tient à distinguer ceux qui fréquentent l’excommunié par ignorance, crainte ou nécessité, de ceux qui le font sciemment ou par négligence119.

41Entre 1140 et 1260 environ, la question brûlante que se posent les canonistes au sujet de l’excommunication reste de savoir si l’on peut ou non communiquer avec un excommunié, étant entendu que ce dernier est contagieux120. Ce débat leur permet d’affiner les modalités d’application de l’excommunication et de préciser sa portée en droit, Gratien étant sans doute le premier à distinguer une excommunication qui exclut de la communauté des fidèles, d’une autre qui prive uniquement de la communion. Dans l’un de ses dicta, il use en effet du terme « anathème » pour désigner la première, et de celui d’« excommunication » pour désigner la seconde121. Dans la seconde moitié du XII^e siècle, cette ébauche de distinction donne lieu à une opposition entre excommunications « majeure » et « mineure »122, dont la théorie ne s’énoncera clairement que plus tard (en 1221), sous la plume du pape Grégoire IX – sans que la pratique en porte toujours la trace : l’excommunication mineure prive des sacrements, tandis que l’excommunication majeure écarte le pécheur de la communauté des fidèles (separatio a communione fidelium)123 et suscite l’ostracisme social. La doctrine juridique précise ensuite que l’excommunication « majeure » dépossède en théorie le pécheur de ses droits religieux et judiciaires (témoigner, ester en justice, être juge)124. Mais la majorité des canonistes, et ce dès les premiers décrétistes (Paucapalea et Rufin en tête), considèrent en réalité que l’exclusion totale du sujet hors de la communauté n’est pas une bonne solution125. Dans son Apparat aux Décrétales, Innocent IV affirme donc haut et fort la possibilité pour un excommunié de communiquer avec d’autres126, et les juristes de la seconde moitié du XIII^e siècle et du XIV^e siècle n’hésitent pas à multiplier les exceptions à la règle traditionnelle de non-fréquentation des excommuniés majeurs, puisqu’ils leur permettent, par exemple, de contracter ou de tester127.

L’excommunication par sentence

Du jugement par contumace aux annulations de sentences

42Selon Richard H. Helmholz, l’histoire de l’excommunication connaît son tournant principal au milieu du XII^e siècle, sous l’influence du droit canonique, et plus particulièrement de la littérature naissante des traités de procédure romano-canonique (les ordines iudiciarii). L’excommunication, qui avait jusque-là été utilisée comme une arme spirituelle dénuée de toute formalité judiciaire, se serait alors « juridicisée » (judicialized) pour se muer en peine à proprement parler128. Dans un livre récent, Christian Jaser a néanmoins souligné, d’une part, qu’il avait existé bien avant cela des formes d’excommunication (comme la simple privation de communion), à la fois moins sévères et moins ritualisées que l’anathème129, et, d’autre part, que les formules de malédiction et les rituels solennels d’exclusion de l’Église avaient continué à être prescrits dans les livres liturgiques et les pontificaux du XIII^e siècle130. L’ordo de l’excommunication mis au point à l’extrême fin de la période carolingienne (dans les Deux livres de causes synodales de Réginon de Prüm, puis dans le Pontifical romano-germanique)131, s’est donc maintenu jusque tard dans le Moyen Âge, et les papes eux-mêmes – j’y reviendrai – ont commencé à fulminer des anathèmes généraux contre les « ennemis de l’Église », dans le cadre d’une cérémonie solennelle dont le rituel fut fixé au XIII^e siècle132.

43Il n’en demeure pas moins que, dans la seconde moitié du XII^e siècle, le caractère judiciaire de l’excommunication s’est renforcé sous la plume de canonistes la concevant de plus en plus comme une « peine » prononcée par un juge (ab homine), susceptible de faire l’objet d’un appel133. L’excommunication « mineure », certes, pouvait être théoriquement infligée et levée par n’importe quel prêtre – c’est du moins ce qu’affirme Hostiensis au milieu du XIII^e siècle134 et ce dont témoignent les formules d’absolution de certains statuts synodaux du XIV^e siècle135 –, mais l’excommunication « majeure », elle, était du ressort des prélats (abbés, évêques et archevêques) ou des clercs disposant du « pouvoir de juridiction » – officiaux et archidiacres notamment136. Quoique conçue comme un remède spirituel devant conduire à la pénitence, l’excommunication « majeure » commence donc (à partir des années 1150) à revêtir plus clairement les atours procéduraux d’une sanction pénale prononcée par un tribunal ecclésiastique137. Dans le sillage de Réginon de Prüm (v. 906) et de Gratien, qui avaient sans doute eux-mêmes emprunté au modèle monastique de la sommation avant punition et de l’admonestation avant exclusion138, le concile de Latran III (1179) décrète ainsi que l’excommunication doit être impérativement précédée d’une monition (laquelle peut être répétée jusqu’à trois fois)139. Les décrétalistes du XIII^e siècle en déduisent que, techniquement, seuls les « contumaces », c’est-à-dire ceux qui refusent de se corriger après monition et de comparaître après citation, peuvent être excommuniés140. Et ils consolident la fonction procédurale de l’excommunication lorsqu’ils la préconisent comme le meilleur des moyens pour obtenir de l’accusé qu’il comparaisse, empêcher la récidive, ou suspendre toute action répréhensible en cours de procès141. In fine, « par le développement de la juridiction ecclésiastique et l’emploi de l’excommunication comme moyen procédural, l’excommunié apparaît surtout comme le contumace »142.

44Prononcée et rendue publique par le juge ecclésiastique (qui devait veiller à ce que les noms des excommuniés soient exposés sur les portes ou les murs des églises), la sentence d’excommunication pouvait ensuite être annulée sur instance de l’excommunié, auquel cas – mais seulement à cette condition de demande d’annulation – il s’agissait d’un jugement en appel143. Dans les formulaires de lettres de la Pénitencerie, les cas d’annulation ou de « cassation » de sentences d’excommunication sont quasi inexistants144. Une affaire contenue dans le recueil du cardinal Albornoz (1357) retient toutefois notre attention. Un certain François, sérieusement endetté, a été excommunié par l’official de l’évêque de Liège et par d’autres juges ecclésiastiques, à la demande de ses créanciers145. Il est même dit agravatus, ce qui signifie qu’une première sentence a dû rester sans effets et que, sur sollicitation du demandeur, le juge a ajouté défense expresse de communiquer avec l’excommunié146. Or, ses enfants et son épouse continuent, par la force des choses, à le fréquenter, sans toutefois contrevenir au droit (aliis comibus actibus a jure non prohibitis participant)147. Comme je l’ai dit, la législation en la matière s’était considérablement assouplie dans la seconde moitié du XIII^e siècle et tolérait que les proches parents communiquent avec l’excommunié, à condition de ne pas se faire les complices de son crime148. Pourtant, l’official et les juges épiscopaux jettent l’interdit sur l’épouse et les enfants de l’excommunié, sans monition préalable149 ! Or, la monition est un pré-requis procédural de l’excommunication, depuis qu’Innocent IV et Grégoire X ont interdit qu’une quelconque censure soit portée contre ceux qui n’auraient pas d’abord reçu l’avertissement de cesser tout rapport avec un excommunié150. Les victimes de cette sentence inique supplient donc la Pénitencerie de leur venir en aide (fecerunt humiliter supplicari eis de oportuno remedio provideri)151 et leur supplicatio s’apparente bel et bien à une procédure d’appel en nullité :

Attendu que lorsque la sentence canonique d’interdit est portée sans monition préalable, elle est nulle en droit, nous, par autorité du seigneur pape de la Pénitencerie duquel nous avons la charge, vous […] commettons et ordonnons que, nonobstant la procédure qui a précédé, vous n’empêchiez pas […] que l’épouse et les enfants susmentionnés puissent librement assister à la messe, recevoir les sacrements ecclésiastiques et agir légitimement.152

45Dans ce cas des années 1350, on constate que la Pénitencerie n’octroie pas à l’épouse et aux enfants de l’individu excommunié une absolution, mais ordonne que la censure ecclésiastique qu’ils ont encourue soit considérée comme « nulle » en raison du vice de procédure. Mais hormis quelques rares affaires de ce type, la Pénitencerie ne justifie jamais l’absolution qu’elle accorde par le vice de procédure qui entacherait l’interdit ou l’excommunication ; elle ne joue donc pas le rôle de cour d’appel.

Absolutions à cautèle

46Il arrive cependant que la Pénitencerie réponde aux suppliques par une absolution ad cautelam (« à cautèle »), lorsque la validité d’une censure est douteuse ou remise en cause. Introduites à la fin du XII^e siècle par Clément III153, puis de nouveau mises en œuvre durant les deux premières décennies du XIII^e siècle par Innocent III et Honorius III154, l’absolution et la relâche « à cautèle » s’appliquent comme les remèdes par excellence à l’excommunication dont le suppliant conteste la validité, plus qu’il n’en dénonce l’injustice155. Techniquement, il ne s’agit pas d’une « annulation », puisque l’excommunication est simplement levée et que l’absolution à cautèle est provisoire. Les décrétales des papes susmentionnés qui figurent au titre 39 du livre 5 du Liber Extra l’inscrivent pourtant dans la procédure d’appel mise en place par Alexandre III156. En outre, il apparaît que la question qui préoccupe le plus les pontifes romains et leurs destinataires est de savoir quel traitement réserver à celui qui encourt l’excommunication, mais refuse d’en subir les conséquences et veut pouvoir agir légitimement en justice. La décrétale Quum desideres de Clément III estime ainsi qu’un tel individu doit être évité jusqu’à ce qu’il ait été absous « à cautèle » ou qu’il se soit « purgé » canoniquement, c’est-à-dire qu’il ait prêté un serment de disculpation157.

47Une étape décisive est franchie dans la définition de l’absolution à cautèle avec le canon Solet du concile de Lyon I (1245)158, qui sera versé au Liber Sextus et que Bérenger Frédol glosera abondamment dans son propre Traité de l’absolution à cautèle composé au début du XIV^e siècle159. Le canon Solet commence par préciser que celui qui demande à être absous à cautèle est celui qui affirme la nullité de son excommunication, soit parce que celle-ci comporte une erreur, soit parce qu’elle a été portée après que le suppliant a fait appel de sa cause (auquel cas, elle ne peut être valide)160. Il doit prendre soin d’apporter la preuve que cette sentence est invalide et tant que la preuve est « pendante », il ne pourra être admis à aucune élection ni à aucune charge officielle, et n’aura le droit de communiquer avec personne. La partie est serrée, car si le suspect ne parvient pas à prouver que son excommunication est nulle – dans le cadre d’une procédure qui, comme le souligne Hostiensis dans sa Summa aurea (v. 1253), peut nécessiter qu’une « enquête sommaire en nullité de sentence » (summaria inquisitio de nullitate sentencie) soit menée par le juge afin de vérifier que le demandeur est de bonne foi161 – il ne pourra obtenir l’absolution à cautèle. Celle-ci ne sera en outre octroyée qu’à condition que personne – ni juge ni opposant (« nul adversaire », dit le canon) –, ne parvienne, dans les huit jours qui suivent l’appel, à prouver qu’il y a eu offense « manifeste » justifiant pleinement l’excommunication.

48Les conditions d’usage de l’absolution ad cautelam se figent en règles strictes dans le Tractatus de absolutione ad cautelam de Bérenger Frédol, dont Viollet estime qu’il s’agit d’une commande passée par Guillaume de Nogaret, conseiller du roi de France, alors en butte au refus de Benoît XI (1303-1304) de relever de l’excommunication ceux ayant participé à l’attentat d’Anagni162. Ce traité, qui est donc un écrit de circonstance et de défense de la position monarchique face à la théocratie pontificale, présente l’avantage didactique, pour les évêques et les curés auxquels il s’adresse, d’alléguer, commenter et résumer les décrétalistes de la seconde moitié du XIII^e siècle (à cette époque, en effet, Jean d’André n’a pas encore composé la Glose ordinaire au Sexte). Pour Bérenger, il y a absolution à cautèle « lorsqu’on doute que la sentence d’excommunication tienne et que l’on croit plus probable qu’elle ne tienne pas plutôt qu’elle tienne »163. Hostiensis lui-même avait noté, dans sa glose à la décrétale Quum desideres, qu’il y avait absolution à cautèle lorsqu’un excommunié avait un doute « probable ». Le critère de la probabilité est ici fondamental et Bérenger Frédol ne manque pas d’affirmer que « s’il est certain » (si certum est) que l’excommunication est nulle, alors l’absolution à cautèle n’a même pas lieu d’être. Après avoir indiqué que cette absolution concerne celui qui doute de la validité de l’excommunication et qu’elle est octroyée non pas en vertu du droit, mais comme un recours grâcieux (qui n’a donc pas vocation à devenir une règle de droit)164, Bérenger Frédol cherche à limiter les motifs de recours à cette absolution, afin de restaurer l’arbitraire du juge ecclésiastique et lui attribuer le pouvoir de mesurer la nécessité ou, au contraire, l’inutilité des levées d’excommunication165.

49On la trouve néanmoins assez fréquemment dans les formulaires de lettres et de suppliques de la Pénitencerie – plus de trente mesures d’absolution du formulaire de Gaucelme de Jean (1335-1338) sont ainsi prises ad cautelam. Dans certains cas, l’absolution à cautèle semble répondre, sans vraiment trancher, à des demandes en nullité adressées par des suppliants qui considèrent que l’excommunication portée contre eux est invalide166. Un suppliant sollicite ainsi une absolution à cautèle parce que l’excommunication qu’il encourt a été prononcée « après qu’il a interjeté un appel auprès du Siège apostolique »167. Mais la majorité des lettres d’absolution à cautèle de la Pénitencerie ne font état d’aucune demande en nullité ni d’une procédure d’appel pour vice de procédure. Elles commencent généralement par la formule Licet non credat ou non credas, signifiant que le suppliant « ne croit pas » avoir été excommunié ou suspendu (licet non credat vel recolat excommunicationis vel suspensionis sententias incurrisse). Le titre De eo qui dubitat que les copistes, par souci de clarté et d’indexation, donnent parfois à ces lettres, renvoie encore plus explicitement au doute qui anime le suppliant168, de même que la formule selon laquelle « le scrupule du doute oppresse la conscience [du suppliant] »169.

50Mon hypothèse est que ce doute ne portait pas nécessairement sur la validité de l’excommunication, mais peut-être aussi sur son existence. Les suppliants, en effet, n’étaient pas toujours certains d’être sous le coup de l’excommunication (ou de la suspense), à plus forte raison quand ils l’avaient encourue ipso facto, aussitôt la faute commise et sans qu’un juge l’ait prononcée. L’association de l’absolution à cautèle et de l’excommunication ipso facto, certes, ne va pas de soi, d’autant que la doctrine canonique médiévale elle-même ne l’établit guère (à l’exception de la glose de Jean d’André au canon Solet)170, et que les juristes modernes comme Durand de Maillane insistent sur le fait qu’il fallait que l’excommunication ait fait l’objet d’une sentence formelle pour être contestée en appel et considérée comme nulle171. Cela étant, les excommunications ipso facto ont dû éveiller les doutes de nombreux chrétiens – pour ne pas dire encourager leur auto-inculpation172 –, et l’absolution « à cautèle » a pu être détournée de son usage premier pour servir de mesure de précaution à certains des suppliants qui se tournaient vers la Pénitencerie. Dans le doute que suscitait la possibilité d’être excommunié sans en avoir été averti, il valait mieux, pour ceux-là, prendre une assurance et se laver de tout soupçon de culpabilité173.

L’empire du droit

Ipso jure / ipso facto

51C’est vers 1148 que le Bolonais Rolando Bandinelli introduit la notion d’excommunication ipso jure, dans sa glose à la quaestio de la Cause 26 du Décret consacrée au pouvoir dévolu aux évêques et aux prêtres de réconcilier les excommuniés174. Une quinzaine d’années plus tard, Rufin commente à son tour un canon de Gratien, emprunté à Ambroise, qui condamne à l’anathème les prêtres ordonnés de manière simoniaque. Rufin précise que le simoniaque est excommunié de jure, c’est-à-dire que son excommunication est effective avant même d’être connue par sentence175. Étienne de Tournai, dont on sait qu’il a été formé à Bologne à l’époque où Rufin y enseignait, glose dans sa propre Summa (v. 1165) le canon 5 de la distinctio 32 du Décret de Gratien qui condamne à l’excommunication celles et ceux qui assisteraient à une messe célébrée par un prêtre vivant en concubinage176. Étienne explique que l’excommunication peut découler de la seule violation d’un canon (ex dando canone)177 ; puis, au sujet du canon Si quis suadente (1139) qui jette, on s’en souvient, l’anathème sur tous ceux qui violenteraient un clerc ou un moine, il parle d’excommunication datae sententiae (par opposition à celle qui est ferendae sententiae)178.

52Comme l’a montré Peter Huizing, dans un article ancien qui mériterait d’être complété et approfondi179, Gratien n’est donc pas l’auteur de cette invention de l’excommunication de iure, dont il faut plutôt chercher les prémices chez la première génération de décrétistes. L’exemple paradigmatique en reste pourtant le canon Si quis suadente du concile de Latran II (1139), qui, très vite, s’était vu intégré au Décret de Gratien et soumettait à l’anathème toute personne ayant violenté un clerc180. Ce bref décret – déjà promulgué lors de divers conciles présidés par le pape Innocent II, à Reims en 1131, puis à Pise en 1135181 – instaurait en effet le principe d’une excommunication prévue par canon, mais ne nécessitant pas de sentence judiciaire pour être effective, et dont la levée était explicitement réservée au souverain pontife. Dans la seconde moitié du XII^e siècle, la plupart des canonistes vont ensuite promouvoir ce nouvel instrument de censure qui, paradoxalement, n’a pas besoin de sentence judiciaire pour s’appliquer (mais qui n’empêche évidemment pas que les excommuniés de facto soient ensuite admonestés et cités à comparaître182). Certains, tels que Bernard de Pavie – auteur, à la fin du XII^e siècle, de la Compilatio prima – perçoivent cependant le danger, contestent, voire rejettent le principe de cette excommunication juridique, formulée par canon et non par sentence183, car à leurs yeux, un tel instrument tend à confondre la faute et sa sanction, et ôte ainsi aux juridictions ecclésiastiques une part importante de leur fonction…

53Selon Elizabeth Vodola, le consensus des canonistes est néanmoins scellé par le commentaire d’Huguccio au canon Nemo episcoporum, consacré aux critères justifiant que l’on prive quelqu’un de la communion184. Les sommes et les gloses des décrétistes de la fin du XII^e siècle et du début du XIII^e siècle insistent alors sur la spécificité de cette excommunication en la nommant latae sententiae, pour indiquer qu’elle prend effet sans que sentence soit prononcée185. Ils resémantisent donc ce que leurs aînés avaient qualifié d’excommunication ipso jure ou a jure, pour l’opposer plus clairement à l’excommunication ferendae sententiae, voire à ce qui, dans la seconde moitié du XIII^e siècle, sera appelé l’excommunication ab homine (c’est-à-dire prononcée « par un juge »)186. La Glose ordinaire de Jean le Teutonique résume ainsi, vers 1215 : « Celui qui est soumis au canon [Si quis suadente] l’est sans sentence judiciaire (latae sententiae) et, où que ce soit, il tombe immédiatement (ipso facto) sous le coup de cette sentence non judiciaire. »187

54Dans le sillage de la Glose ordinaire et d’un apparat français au Décret composé au début du XIII^e siècle (Ecce vicit leo)188, les papes et les conciles soulignent en effet de plus en plus souvent le caractère ipso facto de l’excommunication ipso jure, ce qui peut nous paraître paradoxal, mais qui est en réalité assez logique : c’est parce qu’elle découle d’un fait incriminé par le droit et non d’une sentence, que l’excommunication prend effet « aussitôt [c]e fait commis »189. Vernay conclut que les canonistes ont inventé un nouveau genre d’excommunications, « tacites » et « encourues automatiquement par l’accomplissement du fait prohibé »190, et l’on pourrait ajouter que cette construction fascinante étend l’empire du droit aux faits et l’extrait de la scène judiciaire, puisque l’anathème ou l’excommunication sont encourus aussitôt le fait incriminé accompli (ipso facto), sans qu’une quelconque sentence soit nécessaire pour les rendre efficaces (latae sententiae).

55Mais alors quels sont les faits concernés par cette excommunication d’un nouveau genre ? D’abord associées par le concile de Latran II aux coupables d’atteinte physique à la personne d’un clerc ou d’un moine, les excommunications a jure ou ipso facto frappent aussi ceux ayant commis un crime d’hérésie et subséquemment de simonie, si l’on en croit les décrétistes191. Cela étant, ces derniers veillent à soigneusement distinguer les hérétiques excommuniés ipso jure, pour lesquels l’excommunication n’est en fait qu’un prélude à des peines plus lourdes, et, généralement, à un transfert aux autorités civiles192, des autres cas d’excommunication latae sententiae, dont la liste ne cesse de s’allonger dans la doctrine juridique de la seconde moitié du XII^e siècle (résistance aux décisions du pape, investiture d’un ecclésiastique par un laïc, etc.)193. La doctrine, dont les listes de cas d’excommunications ipso facto s’étoffent au XIII^e siècle194 et se complètent sans jamais concorder, prouve que leur nombre est en expansion continue et indéfinie, puisque Bernard de Pavie en compte seulement quatre, Raymond de Peñafort et Innocent IV dix-sept195, Geoffroi de Trano dix-huit, Hostiensis trente-trois196, et Guillaume Durand quarante-sept197. Ces cas atteignent la centaine dans le Liber de excommunicatione composé vers 1298-1299 par Bérenger Frédol qui recueille, ré-agence et enrichit les listes antérieures, en partant surtout du Sexte, à la rédaction duquel il a collaboré198.

La levée des excommunications latae sententiae

56Dans son livre sur les officialités épiscopales du Nord de la France, à la fin du Moyen Âge, Véronique Beaulande-Barraud souligne que les excommunications latae sententiae échappent en partie aux sources judiciaires, parce que leur caractère automatique a comme corollaire une absolution obtenue simplement, sans être enregistrée199. Mais les lettres et les formulaires de la Pénitencerie apostolique viennent combler cette lacune documentaire, dans la mesure où l’office romain absout majoritairement dans des cas latae sententiae, ipso facto ou a jure. Dans le formulaire de lettres de Gaucelme de Jean, par exemple, le syntagme latae sententiae renvoie aux excommunications encourues en vertu du droit, comme ici, concernant un laïc ayant frappé un clerc :

À l’official.
Par sa demande, le clerc A. du diocèse X, procureur du laïc B. et porteur des présentes, nous a montré que ledit B. avait jadis frappé un clerc par hasard – sans qu’il y ait d’ailleurs effusion de sang ni autre excès grave ou énorme –, à cause de quoi il est tombé sous le coup [d’une censure] canonique latae sententiae. Légitimement et spécialement dépêché pour exposer cette affaire au nom dudit B., ledit procureur A. a humblement supplié que le Siège apostolique octroie à B. le bienfait de l’absolution.
Nous donc, par autorité [du seigneur pape] et selon la forme en vigueur dans l’Église, absolvons B. de ladite sentence (a dicta sententia) en la personne dudit procureur, et lui ordonnons de satisfaire correctement la victime de son délit, après en avoir prêté le serment. En vertu de la même autorité, nous commettons à ton discernement de lui imposer [une pénitence salutaire], après avoir considéré sa faute.200

57La « sentence » dont il est question n’est que la reconnaissance d’un état de fait, et non la conséquence d’actes procéduraux tels que la citation à comparaître, la monition ou la déclaration de contumace. Elle revêt pourtant un caractère « judiciaire », dans la mesure où la lettre que la Pénitencerie adresse à l’official de l’évêque ne consiste pas en une absolution du péché commis. Dite « selon la forme en usage dans l’Église » – on trouve aussi parfois juxta formam ecclesie ou rite, ce qui renvoie aux formules rituelles de réconciliation en vigueur, notamment établies dans le Pontifical de Guillaume Durand (v. 1293-1295)201 – l’absolution pouvait être suivie, ou complétée, par un « serment » d’obéissance à l’Église et de réparation faite à la personne injuriée. Si ce serment n’était pas prêté, le sujet devait être à nouveau excommunié, comme l’atteste, entre autres nombreux exemples, le cas, contenu dans le formulaire de suppliques des années 1458-1470, de ce chevalier accusé d’avoir tué un moine. Il est absous in forma et rite de la sentence d’excommunication, mais de nouveau excommunié parce qu’il a négligé de « satisfaire » le monastère dont était issue sa victime202.

58Dans les formulaires de lettres de la Pénitencerie, la formule ipso facto désigne principalement l’excommunication que le suppliant encourt s’il refuse de réparer son délit. Si elle n’est jamais employée dans le formulaire attribué à Thomas de Capoue (v. 1220- 1260) – qui, de manière générale, ne qualifie guère les sentences d’excommunication levées par les pénitenciers –, elle tient une place particulière dans les dispositifs des lettres du formulaire de Gaucelme de Jean (v. 1338), ou dans le cas qui suit, compilé par Francesco degli Atti à la toute fin de son formulaire (v. 1360). Il illustre bien l’emploi comminatoire que la Pénitencerie apostolique fait de l’excommunication ipso facto et n’est pas sans rappeler les formules d’anathème des chartes du Moyen Âge central :

De celui qui est retombé dans la sentence d’excommunication (reincidit in sententiam excommunicationis) à cause du meurtre d’un diacre.
Au vénérable père dans le Christ, évêque de Würzburg par la grâce de Dieu, ou à son vicaire dans les choses spirituelles, Francesco, cardinal prêtre du titre de Saint-Marc, par la miséricorde divine, salut et sincère charité dans le Seigneur.
De la part d’Henri, un clerc de votre diocèse, une demande nous a été présentée qui explique, comme il vous déjà l’a plus longuement exposé, que sous l’emprise du démon, il a jadis tué un sous-diacre. Il s’est donc rendu auprès du Siège apostolique et a obtenu du révérend père et seigneur de bonne mémoire Gaucelme de Jean, pénitencier majeur, une absolution de son crime d’homicide, ainsi qu’une levée de la sentence d’excommunication qu’il avait encourue pour son crime. Il fut dit, à l’époque, qu’Henri devrait satisfaire dignement l’église dans laquelle le sous-diacre avait servi, de l’offense grave et énorme qu’il avait perpétrée à son encontre, sans quoi il retomberait ipso facto dans la même sentence d’excommunication. Et comme Henri a négligé de pleinement satisfaire l’église qu’il avait offensée, il est retombé dans la sentence susdite.203

59On ne sait avec certitude si Henri avait déjà été excommunié ipso facto à l’époque des faits qui lui sont reprochés – encore qu’on puisse le supposer, étant donnée la nature du crime qu’il a commis –, mais il l’est sans conteste pour avoir refusé de réparer l’injure commise et doit donc supplier la Pénitencerie apostolique de lui donner à nouveau l’absolution.

Les foudres du pape

Genèse d’un anathème : la bulle In Cena Domini

60Parmi les excommunications encourues ipso facto que la Pénitencerie apostolique avait le pouvoir de lever sur la demande des suppliants, figurent aussi celles promulguées par les papes sous la forme d’anathèmes « généraux » (generales). Elles ne commencent d’ailleurs à être qualifiées de « procès » ou de « sentences générales » que dans les années 1280204, ce qui permet alors de les distinguer des sentences « spéciales » que les papes prononçaient contre des souverains en particulier, à commencer par l’empereur Frédéric II, puis – entre le pontificat de Clément IV (1265-1268) et celui de Boniface VIII (1294-1303) – contre Manfred, Conradin, Michel Paléologue et les rois d’Aragon205 (lesquels occupent la Sicile après l’expulsion de Charles d’Anjou lors des Vêpres siciliennes du 31 mars 1282)206. Grégoire VII a sans doute joué un rôle fondamental dans l’institution de ces excommunications qui n’étaient pas « nominales » (nominatim) et que seul le pape pouvait prononcer. C’est lui, en tout cas, qui choisit de faire du 18 novembre, jour de la dédicace de la basilique des Saints-Pierre-et-Paul, le moment par excellence des anathèmes solennels lancés contre les ennemis de l’Église207. D’après les sources dont nous disposons, le rituel pontifical et curial de ces excommunications n’est véritablement codifié qu’en 1272-1273, sous le pontificat de Grégoire X208, mais il n’est pas impossible qu’un cérémonial particulier se soit mis en place dès le pontificat d’Innocent III, consistant à excommunier les ennemis de l’Église depuis la loggia de la basilique Saint-Jean-de-Latran209. Et si l’on en croit une lettre datée du 21 juillet 1226 que le souverain pontife Honorius III adresse à l’empereur Frédéric II, ces sentences d’excommunication sont prononcées trois fois par an, le 18 novembre, le Jeudi Saint et le jour de l’Ascension210.

61Boniface VIII est ensuite le premier à inscrire ces sentences dans une bulle dédiée à cet effet, qui s’ouvre sur les mots « Ad perpetuam rei memoriam » – inhabituels à la Chancellerie, sauf pour les bulles d’une exceptionnelle gravité – et qui se trouve précédée du titre « Processus habitus in die Cene Domini contra Fredericum et Siculos »211. En effet, cette bulle qui excommunie la famille des Colonna (farouches adversaires du pape Boniface), ainsi que le roi Frédéric d’Aragon et ses partisans siciliens, est promulguée le 22 février 1300 (année du Jubilé), puis elle est lue le 7 avril 1300, jour du Jeudi Saint, depuis la loggia du Latran212. Désormais (et ce jusqu’en 1768 !), les sentences d’excommunication prononcées par le souverain pontife contre les « hérétiques » et les « rebelles à l’Église »213 – deux qualifications juridiques qui commencent alors à être posées comme équivalentes214 – seront insérées dans la bulle In Cena Domini, ainsi appelée en reférence au Jeudi Saint, jour de sa promulgation215. Nous en perdons certes la trace entre Boniface VIII et Benoît XII, mais nous en connaissons une version, incluse dans le Liber Cancellariae de la fin du XIV^e siècle, qui date du pontificat de Benoît XII (9 avril 1338), ainsi qu’une autre du même pape, datée de 1341216. Quant à la bulle In Cena Domini qu’Innocent VI fulmine en 1355, elle vise plus particulièrement les « compagnies » de routiers menaçant alors Avignon et le Comtat-Venaissin217.

62Cette bulle In Cena Domini regroupe en fait des anathèmes qui, pour la plupart, ont été fulminés dès le XII^e siècle218. En 1179, le pape Alexandre III avait ainsi censuré (censemus) et prononcé un anathème (decernimus anathemati subjacere) contre tous les « hérétiques » et leurs « défenseurs », d’une part, mais aussi contre les « pirates » et tous les chrétiens approvisionnant les musulmans en chevaux, en bateaux et en armes, d’autre part219. Les sentences d’Innocent III lors du concile de Latran IV, ou bien celles d’Honorius III en 1221 étaient elles aussi dirigées contre les hérétiques220, et, d’Innocent IV à Jean XXII, les papes ne manqueront pas de renouveler l’excommunication de tous ceux qui commercent avec les Sarrasins221. Un troisième groupe est très tôt concerné, qui est celui des faussaires de lettres apostoliques, excommuniés ipso facto par plusieurs lettres d’Innocent III222. Mais Grégoire IX est bien le premier à excommunier tous ces groupes en même temps, le 18 novembre 1229223. Sa sentence est en effet dirigée contre les hérétiques et leurs soutiens ou défenseurs (omnes hereticos et omnes fautores, receptatores et defensores eorum), les faussaires des bulles apostoliques (omnes falsarios bulle nostre), ceux qui créent de nouvelles taxes sur leurs terres (omnes illos qui in terris suis nova pedagia imponunt), ceux qui volent ou capturent les pèlerins se rendant au Siège apostolique (omnes illos qui ad apostolicam sedem euntes vel redeuntes capiunt, spoliant vel detinere presumunt), et ceux qui vendent des armes ou des chevaux aux musulmans (omnes illos qui equos, arma, ferrum vel lignamina deferunt Sarracenis)224. On retrouve peu ou prou la même liste dans la bulle Apostolatus officium d’Urbain V, datée du 12 octobre 1363, qui contient sept cas d’excommunication solennelle, ainsi que dans la bulle In Cena Domini de son successeur Grégoire XI225 : la piraterie, l’imposition de nouvelles taxes, le fait d’empêcher les pèlerins de se rendre au Siège apostolique, l’occupation de territoires pontificaux, les déprédations commises par ceux-là même qui se rendent au Siège apostolique, les crimes contre les procureurs ou les avocats se rendant au Siège apostolique, et la vente d’armes aux ennemis de la chrétienté226.

63En 1869, Henry Charles Lea estimait qu’il s’agissait d’autant d’excommunications vouées à protéger le patrimoine de l’Église, dans le contexte d’une politique de récupération des territoires de l’Italie centrale par la papauté, via notamment les légations d’Albornoz227. Souvent justifiées par la conjoncture, ces condamnations publiques ne pouvaient en tout cas être levées que par le pape lui-même ou par son pénitencier majeur (sauf si l’excommunié se trouvait à l’article de la mort)228.

La Pénitencerie apostolique et les « ennemis de l’Église »

64La bulle In Cena Domini n’est jamais explicitement mentionnée dans les formulaires de la Pénitencerie, mais toutes les excommunications qu’elle contient s’y retrouvent – à l’exception peut-être de la piraterie. La Pénitencerie a donc joué un rôle de premier plan dans l’absolution des « rebelles » et des « ennemis de l’Église », en particulier de ceux qui volaient ou capturaient des pèlerins se rendant au Siège apostolique, et de ceux qui vendaient des armes et des chevaux aux infidèles et aux ennemis de la chrétienté229. Dans l’une des lettres du formulaire de 1360, par exemple, les « familiers » d’un évêque sont dits avoir été excommuniés « en vertu des constitutions de Boniface VIII », pour avoir capturé et détenu un clerc qui, de la Curie romaine, revenait chez lui230.

65D’autres excommunications « générales » promulguées par les papes, mais sans rapport direct avec la bulle In Cena Domini, sont aussi levées au cas par cas par le pénitencier majeur. Dans la rubrique que Walter Murner consacre aux « absolutions des sentences générales », on trouve ainsi plusieurs lettres de la Pénitencerie qui lèvent les censures infligées aux ecclésiastiques excommuniés par la constitution Proinde231. Celle-ci avait été promulguée par Boniface VIII et déclarait « irréguliers » tous les prêtres qui ne se conformeraient pas à un interdit local ou personnel232. Mais les sentences « générales » les plus fréquemment mentionnées dans les lettres de la Pénitencerie sont celles qui sont inscrites soit dans les bulles d’excommunication des routiers de la guerre de Cent ans – et dont la première d’une longue série, intitulée Ad reprimendas, date du pontificat de Clément VI233 –, soit dans celle de Jean XXII qui, en mars 1324, vise Louis de Bavière et ses partisans du Nord de l’Italie234. Dans la collection de Gaucelme de Jean par exemple (1335-1338), une très longue lettre absout un clerc partisan de Louis de Bavière ayant encouru l’interdit, l’excommunication et la suspense, autant de censures qui sont dites avoir été prononcées generaliter235. Il faut dire que tout au long de la seconde moitié du XIV^e siècle, Louis de Bavière et ses partisans ont constitué le cas paradigmatique des sentences d’excommunication « générales » portées contre les hérétiques. Dans la lettre d’absolution suivante attribuée à Gaucelme de Jean, mais compilée par Francesco degli Atti, on se réfère aux censures de Jean XXII qui, à l’imitation de la bulle In Cena Domini ou des procès criminels intentés par la papauté aux gibelins du Nord de l’Italie, qualifient les hérétiques de « rebelles à l’Église » :

Au sujet de la sépulture de celui qui a soutenu le Bavarois.
Gaucelme etc.
Une demande nous a été présentée de la part des consanguins d’untel etc., qui expliquait qu’à l’époque où il vivait dans une région censée être sous le coup de l’interdit – étant donné que Louis de Bavière, schismatique et rebelle à la sainte mère l’Église, ainsi que ses suivants et ses partisans, avaient été excommuniés […] –, il avait osé qualifier ledit Louis d’« empereur » et il avait bu, mangé et participé à d’autres actions en compagnie de certains des partisans et des soutiens de Louis, raison pour laquelle il avait encouru les sentences d’interdit et d’excommunication, ainsi que les autres peines générales promulguées dans de tels cas par le seigneur pape d’heureuse mémoire Jean XXII. Or, le Seigneur a voulu qu’il meure avant que d’obtenir le bienfait de l’absolution ; sa dépouille est donc privée de sépulture ecclésiastique.236

66Les parents et les amis de ce fidèle du roi des Romains sollicitent de la Pénitencerie une levée de l’excommunication et des autres censures qu’il a encourues, afin qu’il ait le droit posthume à une sépulture religieuse. Il n’est d’ailleurs pas exclu que cette sentence d’excommunication « générale » de Jean XXII à laquelle il est fait référence soit en fait la bulle In Cena Domini, puisque celle-ci visait d’abord et avant tout les hérétiques, ainsi que leurs partisans ou soutiens. Quoi qu’il en soit, insérées dans la bulle In Cena Domini ou dans d’autres bulles pontificales, ces sentences ne pouvaient être levées que par le pape ou par la Pénitencerie, ce qui nous renvoie à l’histoire même de la réserve d’absolution pontificale.

Le droit de réserve

Un pouvoir sans clôture

Aux origines de la réserve : le canon Si quis suadente (1139)

67Je l’ai dit : les pèlerinages pénitentiels vers Rome, dont la fonction était expiatoire, ont sans doute joué un rôle dans le renforcement du pouvoir d’absolution pontifical dès le Haut Moyen Âge237. Mais de ces pèlerinages, étroitement contrôlés par les évêques d’Occident, les historiens du droit et de l’Église ont conclu un peu rapidement que l’habitude avait été prise très tôt de laisser au pape le droit exclusif d’absoudre les péchés les plus graves238, et certains y ont même vu la forme précoce, anté-juridique pourrait-on dire, d’une « réserve » pontificale appliquée aux péchés et à leur absolution239. Or, cette réserve ne fait timidement son apparition que dans les années 1130 – encore qu’à cette date, elle ne soit même pas désignée comme telle240 –, et ne porte ni sur les péchés, ni sur la pénitence, mais sur l’excommunication et sur sa « levée ». C’est en effet en 1131, lors du concile de Reims présidé par Innocent II, que s’énonce la première réserve pontificale, dans un canon fameux que j’ai cité à plusieurs reprises, au sujet des violences faites aux clercs et aux moines, et qui se conclut ainsi : « Nul évêque ne pourra absoudre [quiconque ayant violenté un clerc ou un moine] avant que l’affaire ne soit soumise à l’examen du pape (apostolico conspectui) et avant d’avoir reçu mandat de ce dernier. »241. Si ce canon instaure le privilegium canonis, c’est-à-dire la protection spéciale dont jouit la personne du clerc qui ne peut être violentée sans « sacrilège »242, il établit également un nouveau mécanisme juridictionnel qui ne s’apparente pas tout à fait à l’appel – puisqu’il n’est pas question, pour le pape, de remettre en cause la décision d’une juridiction inférieure – mais à la réserve, c’est-à-dire au renvoi obligatoire, à Rome, d’un cas précis d’excommunication (dont on a vu que les canonistes l’avaient ensuite catégorisé comme a canone, « en vertu du canon », ou ipso jure, « en vertu du droit même »). Pour la première fois en Occident, le pape s’octroie un droit de regard exclusif sur des cas d’anathème.

68Très vite repris, et parfois complété, lors de divers conciles, à Pise en 1135, Londres en 1138 et 1143243, puis Reims en 1148244, le canon Si quis suadente est mis au service de la centralisation romaine et de la construction institutionnelle de la monarchie papale, à l’œuvre depuis la seconde moitié du XI^e siècle, mais durement mises en crise par le schisme des années 1130. Il revêt une portée universelle une fois consacré par le concile œcuménique de Latran II en 1139245 et se voit, dans les mêmes années, intégré au Décret de Gratien246. Dans le dictum qui suit le canon à proprement parler et que l’on trouve uniquement dans la deuxième recension, « romanisée », du Décret, Gratien (ou son continuateur) opère une aequiparatio décisive qui n’a peut-être pas suffisamment attiré l’attention des historiens, alors qu’elle légitime à nouveaux frais ce pouvoir que le souverain pontife a désormais d’absoudre les personnes coupables d’avoir violenté un clerc :

Celui qui a expulsé, par la force, quelqu’un d’une église, celui qui a fait injure à une église, à un lieu de culte, au culte lui-même ou aux prêtres et autres ministres du culte, sera, s’il a avoué ou s’il est reconnu coupable, accusé comme on l’est (ad instar) d’un crime public ou de lèse-majesté, et sera frappé d’une sentence capitale par les recteurs provinciaux247.

69En important la terrible qualification de lèse-majesté et en alléguant, dans la suite du dictum, le titre 29 du livre 9 du Code justinien consacré au « sacrilège », Gratien témoigne bien sûr du revival du droit romain – illustré, dans les mêmes années, par un diplôme du roi Roger II de Sicile qui assimile le sacrilège au reus maiestatis248 –, mais il confère aussi au pape le droit exclusif de juger les violences contre des personnes ou des choses sacrées, parce qu’elles atteignent et offensent la majesté de Dieu, dont le pape est « vicaire » sur terre249.

70En dépit des décrétales d’Alexandre III (1159-1181) et de ses successeurs tels que Célestin III (1191-1198), qui limitent la portée du canon Si quis suadente en définissant les exceptions ou les empêchements que peut rencontrer le pénitent désirant se rendre à Rome pour se faire absoudre250, et qui semblent accorder aux évêques et aux abbés le droit d’absoudre à la place du pape si les circonstances le justifient251, en dépit, donc, de ces exceptions et de ces dérogations, qui constituent bien davantage un dispositif de régulation qu’une atténuation de la règle générale, le canon Si quis suadente restera la première d’une série de dispositions contribuant à renforcer la supériorité juridictionnelle du pape. Le renvoi du cas devant le juge ordinaire – qu’il s’agisse de l’évêque ou de l’abbé – supposait en effet que ledit cas ait préalablement été examiné à la Curie. Je ne pense donc pas que ces limitations du canon Si quis suadente, qui, certes, feront l’objet de pages entières dans la doctrine canonique et dans les statuts synodaux, constituent un argument contre l’idée selon laquelle la papauté s’est appuyée sur l’instrument de la réserve pour renforcer le centralisme romain252.

Les absolutions réservées au souverain pontife

71La réserve d’absolution devient l’un des principaux instruments de la plenitudo potestatis pontificale, durant les trois dernières décennies du XII^e siècle. Le nombre de cas d’absolution réservés au souverain pontife s’accroît en effet, grâce à l’intense production de décrétales. Alexandre III (1159-1181) ordonne ainsi que l’excommunication des voleurs de biens d’Église – reconnus eux aussi comme « sacrilèges » et dénoncés comme tels – soit maintenue jusqu’à ce que les coupables aient réparé les dommages qu’ils ont causés, puis aient été envoyés à Rome pour y solliciter l’absolution253. On notera que celle-ci reste conditionnée par la présentation d’une autorisation écrite de l’évêque, preuve que la réserve pontificale s’inscrit dans un système juridictionnel articulé avec lequel le pape doit composer, mais aussi que la recommandation épiscopale permet d’éviter les abus que l’on redoutait déjà quelques siècles auparavant quand n’existait que la pratique du pèlerinage pénitentiel à Rome. Dans la décrétale Tuas nos duxit, Clément III (1187-1191) affirme que seul le pape est en droit d’absoudre les personnes excommuniées, dont les noms sont listés et rendus publics après que sentence ait été prononcée (per ecclesiae sententiam publicati), pour avoir violenté un clerc ou brûlé une église254. Cette réserve d’absolution pontificale se traduit dans les formulaires de la Pénitencerie par l’abondance des cas de déprédations commises à l’encontre d’églises ou d’incendies de lieux sacrés255. L’incendie n’y est cependant jamais qualifié et puni en tant que tel, puisqu’il se trouve systématiquement associé aux « rapines », « spoliations » et « homicides » (qui, dans la pratique, certes, accompagnaient vraisemblablement les actes d’incendie, mais qui, dans les actes de l’office curial, visent aussi à accentuer la gravité de l’imputation). La lettre d’un pénitencier insérée dans le formulaire de Francesco degli Atti (v. 1360) relève ainsi de l’excommunication un clerc coupable d’avoir incendié une église et tué un homme :

Frère X au religieux X etc., salut dans le Seigneur.
D’après ce qu’il vous a plus longuement exposé, le [clerc] H., porteur des présentes, a jadis participé à l’incendie d’une église en compagnie de quelques hommes, en leur prodiguant aide, conseil et encouragement, et a perpétré un homicide contre un laïc, encourant ainsi la sentence d’excommunication générale promulguée dans ces cas-là. Comme il n’a pas osé, par crainte, se rendre auprès de son Ordinaire ni sur le lieu du délit, nous, par autorité du seigneur pape, vous le renvoyons absous de ladite sentence, de ses crimes de sacrilège et d’homicide ainsi que de ses autres péchés, selon la forme de l’Église, mais lui interdisons à perpétuité d’exécuter ses ordres et d’accéder aux ordres supérieurs, et lui ordonnons, comme il en a prêté le serment, de satisfaire correctement l’église qu’il a incendiée s’il ne l’a pas déjà fait. Une fois sa confession diligemment entendue et sa faute considérée, vous lui infligerez, en vertu de l’autorité susdite, la pénitence que vous jugerez adaptée, selon Dieu, au salut de son âme.256

72La lettre précise que l’excommunication encourue par le suppliant a été promulguée generaliter, ce qui signifie sans doute qu’elle est applicable en vertu de la décrétale Tuas nos duxit de Clément III et témoigne de la proximité entre les excommunications dites « générales » et celles prévues par les canons de l’Église. Ce cas illustre également la manière dont la réserve pontificale d’absolution – concernant ici les incendiaires – pouvait coïncider avec les excommunications encourues en vertu du droit (ipso jure) ou les sentences non nominales (generaliter).

73Le canon Si quis suadente et la décrétale de Clément III font à l’évidence porter la réserve d’absolution sur des faits sacrilèges (frapper un clerc, brûler une église). C’est sans doute ce qui explique que la simonie, consistant à vendre des sacrements, des charges ou des biens ecclésiastiques, et, elle aussi, aequiparée au « crime de lèse-majesté » par Gratien257, puis par les décrétistes de la seconde moitié du XII^e siècle258, ait été intégrée à la série des cas d’absolution réservés au pape, du moins si l’on en croit les statuts synodaux et les sommes de confesseurs du XIII^e siècle259. En 1208, la simonie est en effet mentionnée par l’évêque de Paris, Eudes de Sully, comme l’un des trois cas – avec l’incendie et la violence contre un clerc – dont l’absolution est réservée au pape ou à son « vicaire », c’est-à-dire à son « pénitencier »260. Les statuts ultérieurs, ainsi que les conciles diocésains, comme celui de Mayence en 1246, répèteront à l’envi que le cas de simonie dans les ordinations est réservé au souverain pontife261, mais il ne s’agit pas toujours d’un cas d’absolution. Au contraire, dans les listes de cas réservés que nous trouvons copiées dans certains des formulaires de la Pénitencerie et qui reprennent, pour certaines, le Traité des dispenses de Bonaguida d’Arezzo, il est dit que la simonie dans l’ordination et l’acquisition d’un bénéfice suscite la suspense du clerc ordonné et que celui-ci ne pourra être « dispensé » que par le souverain pontife262. Dans les lettres de la Pénitencerie également, les clercs simoniaques bénéficient d’une dispense leur permettant de réintégrer leurs ordres, mais il est fort rare d’y trouver des levées d’excommunications263. À la fin du XII^e siècle, c’est du reste une réserve de « dispense » qui avait été mise en place par Célestin III concernant les élections entachées du vice de simonie264.

74À la même époque, en revanche, deux autres cas d’« absolution » sont dits devoir être renvoyés au pape : d’une part, celui du « mépris » des censures ecclésiastiques – comme lorsqu’un prêtre continue à célébrer la messe devant des fidèles qui ont été excommuniés ou frappés d’interdit par le pape –, d’autre part, celui de la falsification des lettres apostoliques, peut-être parce qu’il a, lui aussi, rapport avec la « lèse-majesté »265. Dès les débuts de son pontificat, Innocent III (1198-1216), dont on sait le rôle fondamental dans le remploi de la qualification de « lèse-majesté » à l’encontre des hérétiques266, se réserve en effet l’absolution des faussaires de lettres apostoliques267. Plusieurs conciles et synodes du XIII^e siècle relaieront sa décrétale, sans toujours être clairs et concordants sur la nature de cette absolution. Le concile de Trêves de 1227, par exemple, compte la falsification parmi les six cas qu’un prêtre ne peut absoudre sans une autorisation idoine ; ce qui laisserait penser qu’il s’agit d’une absolution sacramentelle, bien distincte, dans ce canon, de la levée d’excommunication268. Mais en 1247 au Mans, ainsi qu’à Cahors en 1289269, on range explicitement les faussaires parmi les « excommuniés » ipso facto que seul le pape peut absoudre270. Quant à la Pénitencerie, les formulaires attestent qu’elle déliait de l’excommunication les suppliants coupables d’avoir falsifié ou raturé des lettres apostoliques271.

75La levée de l’excommunication pour « mépris des censures ecclésiastiques » se voit également appropriée par le pape. En 1193, Célestin III explique que les clercs qui s’affranchissent de la censure ecclésiastique en acceptant les excommuniés à l’office et aux sacrements, sont excommuniés ipso facto et ne peuvent être absous que par le pape272. Innocent III ajoute que quelqu’un ayant été excommunié par un légat pontifical devra, au bout d’un an, être envoyé au pape pour être absous273. Puis, le crime des princes séculiers forçant les prêtres à officier et les fidèles à se rendre à l’office en dépit d’un interdit, devient, lors du concile de Vienne (1311), un cas réservé au pape274. Ces trois cas de figure renvoient tous à la question du respect des censures ecclésiastiques, que le pape se fait fort de défendre en veillant à ce que leur « mépris » ne puisse être absous qu’à Rome.

76Si ces cinq cas d’absolution – violence contre les clercs, incendie et pillage des églises, mépris des censures ecclésiastiques, falsification des lettres apostoliques et, de manière plus ambiguë, simonie – constituent l’ossature de la doctrine canonique sur la réserve jusqu’à la fin du Moyen Âge, aucune liste close et définitive ne sera véritablement établie avant la fin du XV^e siècle (on en compte alors une vingtaine)275, ni dans les traités sur l’excommunication et la dispense de la seconde moitié du XIII^e siècle – que l’on pense à Bonaguida d’Arezzo ou Bérenger Frédol –, ni dans les formulaires de la Pénitencerie qui, outre des lettres-modèles, contiennent pourtant d’interminables énumérations de cas d’absolution et de dispense réservés au pape, aux évêques et aux abbés276.

77Les canonistes eux-mêmes ne s’accordent pas complètement sur les censures et les dispenses que seul le Siège apostolique peut lever ou octroyer, et les listes qu’ils s’efforcent de dresser ne se recoupent que partiellement277. Dans sa Somme sur la pénitence écrite vers 1220, par exemple, Raymond de Peñafort connaît six cas « réservés » – le concept même de réserve semble désormais acquis, au travers de l’emploi de plus en plus fréquent du verbe reservare et de l’adjectif reservatus : violence contre un clerc, incendie ou effraction d’une église, faux et usage de faux d’actes pontificaux, communion ou complicité criminelle avec un excommunié278. Autant de cas que l’on retrouve dans les sommes de confesseurs empreintes de droit canonique et largement calquées sur celle du juriste catalan, encore au début du XIV^e siècle chez le Dominicain Jean de Fribourg279. Au début des années 1250, le décrétaliste Henri de Suse ajoute, lui, à cette liste, un cas réservé au pape qui concerne les chapelains et les prêtres en état d’irrégularité, suspendus de leur office pour avoir béni à deux reprises une union matrimoniale280. Au titre « sur l’office du légat » du livre I de sa Summa aurea, le célèbre canoniste évoque sous une forme versifiée les actions que seul le pape peut accomplir – comme convoquer un concile général ou déposer un évêque281 –, puis les cas d’anathème que lui seul peut délier282. Aucun autre juge ecclésiastique, pas même un légat, ne pourra, dans les cas qu’il mentionne, lever l’excommunication, du moins pas sans mandat spécial délivré par le pontife romain283. Le droit de la réserve est donc étroitement lié à l’histoire de la primatie romaine et l’on ne peut en comprendre le développement – parallèle, bien sûr, à celui de la réserve bénéficiale284 – sans le réinscrire dans une réflexion plus large sur la « plénitude de puissance » du pape et la supériorité juridictionnelle qui en découle285. S’il est frustrant, pour nous, de ne pas disposer de codification médiévale en la matière, il faut comprendre la logique sous-jacente de cette absence de liste finie, du moins de ces tentatives d’en constituer une. La supériorité juridictionnelle papale s’exprimait au travers de la construction d’une toute-puissance qui ne tolérait aucune clôture du pouvoir sur lui-même ; son extensibilité, l’impossibilité de le (dé)limiter, et, pour finir, son extrême adaptabilité, constituaient son essence même.

Empêchements et exemptions

78Les exceptions à cette réserve pontificale se sont pourtant multipliées dès la fin du XII^e et le début du XIII^e siècle286. Dans plusieurs de leurs décrétales, les papes précisent en effet que, dans certaines situations, il est impossible de contraindre les excommuniés à se rendre auprès du pape pour se faire absoudre. Si le pécheur se trouve à l’article de la mort (in articulo mortis), on lui permet donc de demeurer chez lui et, plus encore, de se faire relever de l’excommunication par son juge ordinaire, sans avoir à recourir au Siège apostolique287. De la même manière, un certain nombre de catégories de personnes, excusées par leur âge, leur sexe ou leur condition physique ou matérielle, sont exemptées du respect de la réserve papale : les enfants (impubes)288, les femmes, les vieillards, les infirmes, et les personnes trop pauvres, peuvent ne pas s’adresser à Rome, y compris dans les cas qui sont théoriquement réservés au pape289. Enfin, ceux qui ne peuvent y accéder « sans péril », en raison des dangers du chemin, pourront se contenter d’une absolution de leur évêque ou de son représentant (généralement l’official)290.

79Toutes ces exceptions qui cernent et limitent la réserve pontificale d’absolution, en particulier dans le cas du crime de violences à l’encontre d’un clerc, se répercutent dans la législation synodale291 aussi bien que dans les sommes de confesseurs292 et dans les registres d’officialités de la fin du Moyen Âge293. Les « empêchements légitimes » (legitima impedimenta) prévus en droit canonique – âge, maladie, dangers du chemin – se retrouvent également dans les lettres de la Pénitencerie294 et plus particulièrement dans les cas de violences commises à l’encontre de clercs. En cas d’« empêchement », donc d’exception opposable à la réserve d’absolution papale, la Pénitencerie commet le destinataire de la lettre pour exécuter la levée de l’excommunication295. Un suppliant qui, pour des raisons « légitimes » – une guerre sévissant dans sa région d’origine, par exemple –, ne peut se rendre personnellement auprès du Siège apostolique, sera donc délié de la censure canonique qui pèse sur lui par l’évêque ou par son vicaire296. La lettre d’absolution d’un homme dont la sœur a été violée par un prêtre, et qui a décidé de se venger en châtrant le coupable, est compilée dans le recueil attribué à Thomas de Capoue, puis reprise presque telle quelle par Gaucelme de Jean, un siècle plus tard environ. Dans les deux versions, le suppliant ne peut lui-même se rendre à la Curie en raison de sa « très grande pauvreté », et le pénitencier ordonne par conséquent à l’évêque, destinataire de la lettre, d’absoudre le fautif. Il précise néanmoins qu’une fois « plus fortuné », ledit laïc devra se rendre auprès d’un légat ou de la Curie avignonnaise297. Cette lettre tend à montrer que les empêchements ne constituaient pas une limite définitive à la réserve d’absolution pontificale, car ils étaient parfois considérés comme provisoires.

80D’autres raisons, d’ordre cette fois juridictionnel, justifiaient le renvoi de certaines absolutions aux autorités ecclésiastiques locales. Dans le formulaire de Gaucelme de Jean, des moines et des convers excommuniés latae sententiae pour avoir violenté des clercs devront être absous et dispensés par l’abbé298. Il faut rappeler que dans l’une de ses décrétales, Alexandre III avait affirmé que le moine portant la main sur un confrère pourrait être absous par son propre abbé ou par l’évêque diocésain, de même que les chanoines réguliers dont l’autonomie juridictionnelle s’était ainsi vue reconnue299. En revanche, Grégoire IX précisera, dans la décrétale Cum monachos de 1234, qu’en cas de violences envers le supérieur, la levée de l’excommunication ipso facto reste réservée au pape300. Si le monde monastique et celui des chanoines réguliers constituent des univers clos et circonscrits par des exemptions juridictionnelles, dont Bérenger Frédol n’a d’ailleurs de cesse de se plaindre parce qu’elles limitent le pouvoir de l’Ordinaire301, et si l’excommunication y a le statut particulier d’une peine graduelle qui peut être levée en interne302, de telles exemptions n’en posent pas moins la question du pouvoir qu’ont les prélats d’absoudre eux-mêmes de censures canoniques en théorie réservées au pape.

81Dans le formulaire de Gaucelme de Jean, un abbé qui redoute que l’un de ses moines, coupable d’en avoir frappé un autre, ne profite de son chemin vers le Siège apostolique pour fuir définitivement le monastère, préfère « supplier » l’office curial quant à la procédure qu’il convient de suivre. La Pénitencerie répond que, le crime étant « occulte » et « totalement secret », l’abbé peut lui-même absoudre le coupable de la censure qu’il a encourue ipso facto et le dispenser de l’irrégularité303. Depuis la décrétale d’Alexandre III posant l’exception monastique à la règle du renvoi obligatoire des percussores clericorum et monachorum à Rome, une telle délégation de l’absolution est certes logique sur le plan juridique, mais dans le supplicari fecisti et le committimus, il faut aussi voir la relation hiérarchique et inégalitaire qui s’établit entre l’abbé et la Pénitencerie. Toute délégation – opérée sous le nom de la « commission » et du « mandat » – présuppose une hiérarchie, de droit comme de fait, fondée sur des relations de commandement. Les apparences de rôle consultatif joué par la Pénitencerie nous donnent donc l’image fausse et tronquée d’une égalité entre tribunaux ecclésiastiques et ne constituent qu’une façade masquant la plénitude de puissance à l’œuvre dans les verbes « mandamus » et « committimus ». Qu’elle soit déléguée ou directement prise en charge, la levée des censures apparaît comme l’un des instruments par excellence de la supériorité juridictionnelle de la papauté.

Concurrences juridictionnelles ?

82Face à l’augmentation des cas d’absolution réservés au pape, les évêques d’Occident tâchent de redéfinir leur propre champ d’action, en usant du même instrument que la papauté et en reproduisant les institutions que celle-ci a promues : les « pénitenciers » épiscopaux font ainsi leur apparition dans le premier quart du XIII^e siècle304, de même que les « cas » d’absolution réservés305. Mais, nous allons le voir, ces cas dont ils s’arrogent l’absolution sont surtout pour eux le moyen d’éviter d’être dépouillés de leurs prérogatives disciplinaires et sacramentelles au profit des prêtres et des Mendiants, auxquels les fidèles confessaient leurs péchés et pouvaient parfois demander la levée de l’excommunication moyennant quelques œuvres satisfactoires.

Les « cas » réservés aux évêques

83Sans que nous disposions, avant le XV^e siècle, de listes fixes et pérennes des péchés dont les évêques se réservaient l’absolution306, on sait, par des textes conciliaires, que ce processus d’appropriation commença dès le début du XII^e siècle. À Londres en 1102, par exemple, les sodomites frappés de l’anathème doivent confesser leur crime et faire pénitence devant l’évêque307. Un siècle plus tard environ, le concile de York de 1195 ordonne que les parjures soient systématiquement envoyés à l’évêque ou à l’archevêque afin que pénitence leur soit infligée308, et outre-Manche, l’évêque de Paris Eudes de Sully estime en 1198, puis à nouveau en 1208 que la « confession » de péchés « majeurs » – homicides, sacrilèges, crimes contre-nature, inceste, coups sur les parents, ruptures de vœux – doit être confiée aux prélats uniquement (sacerdotes majora reservent majoribus in confessionibus)309. Les statuts de Paris de 1208, dans lesquels il n’est pas encore question de « cas réservés » ni même d’« absolution », puisque ce sont la « confession » et la « pénitence » qui doivent revenir à l’évêque, vont ensuite jouir d’une immense influence, tout au long du XIII^e siècle, dans la rédaction des autres statuts synodaux310. En effet, ceux-ci contiennent presque systématiquement des listes, non concordantes, de casus réservés aux évêques311.

84Dans tous les statuts synodaux de la première moitié du XIII^e siècle, le titre consacré à ces cas s’inscrit généralement dans une plus large rubrique traitant des modalités de la confession et de la pénitence (capitula circa confessionem, lit-on dans les statuts parisiens de 1208312), autrement dit une rubrique dans laquelle il n’est pas question d’excommunication. C’est bien le soin de « péchés majeurs », révélés « en confession » (homicides, sacrilèges, péchés contre nature, inceste et viol de vierges, violences sur les parents, ruptures de vœux), qui est laissé aux prélats313. Dans les statuts d’Albi, de Bordeaux et de Saintes, tous calqués sur le modèle parisien (en particulier sur le chapitre 29), les confesseurs sont sommés de renvoyer à l’évêque un grand nombre de péchés314. Et dans le Synodal de l’Ouest par exemple (1224), il est dit qu’après avoir été entendus en confession, les pénitents (penitentes) doivent se rendre auprès de l’évêque, s’ils ont commis certains crimes particulièrement graves (la bestialité, la participation à un avortement, la sorcellerie, la falsification des lettres pontificales, la simonie, les incendies, et même l’hérésie)315. Il faut noter le glissement essentiel qui s’opère dans cette législation synodale et conciliaire, puisque n’y sont pas tant évoqués les excommuniés que les « cas » – voire, comme à Mayence en 1246, les « péchés »316 – dont l’absolution est réservée aux prélats, comme en écho à la logique « casuistique » qui, désormais, domine la pastorale des confesseurs et de leurs manuels317. Autrement dit, la réserve telle que l’envisagent les statuts synodaux ne semble pas de même nature que celle qui, dans le canon Si quis suadente et les décrétales de la fin du XII^e siècle, portait sur l’excommunication et sa levée.

85Et pourtant, parmi les cas qui devaient être renvoyés aux « supérieurs ecclésiastiques », les statuts synodaux ne négligent pas ceux que seul le pape peut absoudre. Les statuts de Paris rédigés par Eudes de Sully au début du XIII^e siècle réservent ainsi au pape le « pouvoir d’absoudre » (potestas absolvendi) les violences sur les clercs, la simonie et le crime d’incendie318 – ce qui n’a rien d’étonnant si l’on se souvient qu’Eudes a été vicaire du pape et s’est certainement montré soucieux de la plenitudo potestatis pontificale. Dès 1209, le concile d’Avignon reconnaît explicitement qu’il existe certaines absolutions réservés au pape : ce dernier est le seul à pouvoir absoudre les sacrilèges, les incendiaires, mais aussi les « parjures » (en particulier ceux qui s’obstinent dans leur état d’excommunication)319, allusion à peine voilée aux villes et aux seigneurs de la vallée du Rhône qui trahiraient leur serment prêté à l’Église romaine dans le cadre de la croisade albigeoise menée contre les hérétiques320. En Angleterre, quelques années plus tard, l’évêque de Salisbury, Richard Poore, compte deux de ces « cas » (casus) d’absolution réservés au pape : violence faite aux clercs et incendie d’église321. Dans les statuts de Bordeaux de 1234, comme ceux de Sisteron en 1249, l’absolution des coupables de violence contre un clerc est réservée au pape ou à ses légats, même si l’évêque de Sisteron précise que dans huit cas de figure, il pourra lui-même se substituer au pape pour relever de l’excommunication ceux qui ont frappé ou mutilé un clerc322. À Saintes, enfin, quatre cas réservés papaux sont fidèlement retranscrits dans les statuts de 1260 : simonie, incendies, violences sur clercs et falsification de lettres pontificales323.

Des disputes sur le terrain de l’absolution

86Toute notre difficulté à comprendre ces dispositions vient du fait que ces cas de péchés qui doivent théoriquement être renvoyés au pape coïncident avec ceux dont le souverain pontife se réserve aussi la levée de l’excommunication (violences contre les clercs, falsification, simonie et incendies notamment). Or, dans son Commentaire aux Sentences dont il élabore une première version vers 1307-1308, Durand de Saint-Pourçain, pénitencier du pape, affirme que Rome ne s’est jamais réservée l’absolution directe des péchés, mais seulement la levée de certaines excommunications et l’octroi de dispenses et commutations :

… seuls les péchés, leur confession et leur absolution relèvent du for de la pénitence ; les sentences d’excommunication et leur levée, les irrégularités et leur dispense, la commutation des vœux et leur dispense relèvent, elles, du for extérieur. Or, l’Église romaine ne s’est jamais réservée l’absolution directe d’une faute ; elle s’est seulement réservée l’absolution des excommunications, la dispense des irrégularités qui sont encourues […] à cause de certaines fautes, ainsi que l’autorité de commuer ou dispenser des vœux. Il ne faut donc recourir au Siège apostolique que pour l’absolution des sentences ou la dispense des irrégularités et des vœux, car les prélats peuvent, quant à eux, absoudre de tous les péchés.324

87Il n’est pas certain, j’y reviendrai dans le dernier chapitre, que les fors pénitentiel et judiciaire aient été aussi cloisonnés dans la pratique du gouvernement ecclésiastique que Durand de Saint-Pourçain et, avant lui, toute une tradition doctrinale ont cherché à le montrer. Il n’est pas impossible en revanche que les fors aient fonctionné selon le principe des vases communicants et que la réserve ait changé de nature, ou du moins d’objet, à mesure qu’un même « cas » circulait, soit verticalement, du confesseur à l’évêque, soit horizontalement, d’une juridiction à une autre. Il y a bien sûr un pas entre la confession du « péché » faite au prêtre de paroisse, et la levée de la « censure » par le pénitencier du pape. Mais peut-être la première constituait-elle un premier filtre décidant de la remise ou non du pécheur à l’évêque, lequel déterminait ensuite s’il pouvait de lui-même réconcilier le pécheur avec l’Église ou bien s’il devait renvoyer le cas devant Rome, afin que l’excommunication encourue ipso facto soit levée par le pape ou son pénitencier mandaté.

88Quoique régulièrement diminué par les longs procès que la papauté leur intente dès le début du XIII^e siècle325, le magistère des évêques s’affirme avec force à partir des années 1230, et passe par l’insistance sur la discipline des clercs, ainsi que par l’appropriation croissante des prérogatives du pape326. De plus en plus souvent nommés directement et délégués par le pape – ce qui relativise évidemment l’autonomie que l’on pourrait trop rapidement leur prêter –, les évêques adoptent logiquement le modèle judiciaire et répressif de la papauté, et en miment certains des traits les plus caractéristiques, tels que la réserve d’absolution. Comme l’écrit Jean Longère :

On assiste à un curieux transfert. Ce sont des décisions papales ou conciliaires qui sont à l’origine de la réserve […]. Or, dans la plupart des diocèses, il n’est pas question d’envoi des pécheurs à Rome, sauf en Angleterre, à Bordeaux et peut-être à Rodez. La réserve voulue par les papes au départ est devenue surtout diocésaine. Et, s’il faut recourir à Rome, c’est l’évêque qui le décide327.

89Rares sont donc les statuts des années 1270-1280 qui reconnaissent explicitement les cas d’absolution réservés au pape sous la forme d’une liste à part entière ; plus rares encore ceux qui en créent de nouveaux. Une comparaison des statuts synodaux français de la seconde moitié du XIII^e siècle porte à croire que les coutumes diocésaines l’emportent de plus en plus sur la législation papale328. Dans le synodal d’Arles, Nîmes et Béziers, hérétiques, incendiaires et simoniaques sont explicitement remis à l’évêque, et non au pape, à ses légats ou ses pénitenciers329. Les statuts synodaux du premier tiers du XIV^e siècle (Fiesole en 1306, Florence en 1310, Cambrai en 1300-1310, Cahors en 1325)330 font ensuite de moins en moins allusion aux cas d’absolution spécifiquement réservés au pape, pas plus que les canons des conciles régionaux ne s’y réfèrent. Ainsi, lors du concile provincial norvégien de Tönsberg en 1336, il est dit que seul l’évêque peut absoudre les crimes entraînant l’excommunication, à savoir le meurtre, l’avortement, la violation du droit d’asile, les voies de fait entre les parents, les vols de grand chemin, l’adultère notoire, l’inceste, les mariages à des degrés prohibés, les mariages clandestins, le parjure, la divination et la sorcellerie, la vengeance « sanglante »331. Pour en faciliter l’absolution, les évêques établiront, à leurs côtés, des « pénitenciers », qui, comme ceux du pape, pourront relever les pécheurs de l’excommunication qu’ils ont encourue. Au cœur du monde chrétien d’alors, à Avignon un an plus tard (1337), on précise que l’absolution et la dispense reviennent de droit à l’évêque diocésain, pour des cas aussi divers que les incendies, les blasphèmes, les ruptures de vœux, le commerce avec des Juifs ou des Sarrasins, les homicides, les sacrilèges, etc.332

90Dans les statuts synodaux et les actes conciliaires du milieu du XIII^e à la moitié du XIV^e siècle, c’est bien l’évêque qui apparaît tout-puissant et lorsque la juridiction du pape est encore évoquée, elle l’est comme une instance lointaine à laquelle l’évêque peut souverainement décider, s’il le juge nécessaire, de renvoyer les criminels. Le pape n’apparaît plus que comme l’un, seulement l’un, de ces « supérieurs » auxquels un nombre croissant de « cas » doivent être remis par les prêtres de paroisses ou les confesseurs.

« Majeurs », « atroces » et « scandaleux »

91À s’en tenir là, on pourrait croire que la réserve papale d’absolution s’est progressivement dissoute dans celle des évêques, que la multitude des législations diocésaines rend maîtres de la décision de recourir ou non à Rome. Mais parle-t-on de la même « réserve » à Rome et dans les provinces...? Dans les statuts d’Albi (1230), de Bordeaux et de Saintes, mais aussi dans le Synodal de l’Ouest de 1224, les pécheurs ou les pénitents doivent être renvoyés auprès de l’évêque, s’il s’avère qu’ils ont commis certains péchés « majeurs » ou « plus grands » (la bestialité, la participation à un avortement, la sorcellerie, la falsification des lettres pontificales, la simonie, les incendies, et même l’hérésie)333. Entre les années 1280 et 1330, tous les statuts de la province ecclésiastique de Reims (Cambrai en 1287-1288, Arras en 1280-1290, Noyon en 1280-1285, Tournai vers 1300 et Reims même vers 1330) réservent les « péchés majeurs » à l’évêque ou à son pénitencier334.

92Il faut bien avouer que cette qualification comparative – le péché étant toujours plus ou moins « grand », ou plus ou moins « grave » comme à Fiesole en 1306 et Bologne en 1310335 – ne nous aide guère à démêler ce qui relève de la juridiction de l’évêque. Mais certains statuts, comme ceux de Cambrai en 1260 ou de Tournai en 1300, commencent à associer la réserve épiscopale au « scandale » et au caractère « manifeste » des péchés qui lui sont renvoyés (péchés contre nature, homicides, sacrilèges, incendies etc.)336. À Padoue, le registre notarial de 1290 de l’évêque Bertrand d’Agde révèle que les « scandales » des clercs, simoniaques en particulier, seront systématiquement portés à la connaissance du prélat337 et dans la ville piémontaise de Novare, en 1298, les pécheurs doivent être immédiatement envoyés à l’évêque, lorsque « toute la paroisse est scandalisée en raison de leur crime énorme », ou lorsqu’un cas particulièrement épineux nécessite la compétence du prélat338. Au tout début du XV^e siècle, on peut lire dans les statuts synodaux de l’évêque de Constance, Marquard von Randegg, que les cas de péchés « publics » (pas moins de quarante en tout, tels que les incestes, les violences contre clercs ou les homicides) et les pécheurs ayant « scandalisé » la paroisse par l’énormité de leur crime, devront impérativement être renvoyés à l’évêque (et non à ses pénitenciers, cantonnés, eux, à l’absolution des péchés « occultes »)339. Un siècle et demi plus tard, le concile de Trente justifiera ce droit de réserve épiscopal en vertu de l’atrocité et de la gravité de certains crimes340, et si l’on en croit les lettres que les vicaires forains du diocèse de Milan adressent à l’archevêque Charles Borromée à la fin des années 1570, le « doute » qu’ils éprouvent quant à leur capacité à juger certains cas est souvent corrélé au « scandale » que ces cas suscitent341.

93Or, la notion de « scandale » n’indique en aucun cas le degré de gravité morale d’une faute, mais uniquement son caractère public – « manifeste » ou « notoire » dit-on à l’époque, d’une manière d’ailleurs confuse qui ne se retrouve pas dans la doctrine canonique342 – et la juridiction dont cette faute doit relever343. Le scandalum est ce qui rend la confession et l’absolution sacramentelles des péchés par un prêtre insuffisantes ; il nécessite qu’une pénitence publique soit infligée au pécheur, mais aussi que l’excommunication encourue soit levée, ce qu’un prêtre n’avait théoriquement pas le pouvoir de faire. Je me demande même si le développement des excommunications ipso facto n’a pas permis aux évêques de justifier que leur soient remis certains pécheurs. N’est-ce pas là ce qui expliquerait que dans nombre de ces statuts (à Fiesole en 1306, Florence en 1310 ou Albi en 1340)344, les mêmes cas mot pour mot soient classés dans une rubrique « De excommunicatis » et dans une autre « De peccatis » (ou « De remissionibus ») ?

94Au fil du XIII^e siècle, il apparaît de plus en plus clairement que la multiplication des cas réservés, « scandaleux », voire « énormes », que les statuts synodaux qualifient souvent de « crimes »345, sert à protéger le pouvoir épiscopal du domaine d’action pénitentiel des prêtres et des Mendiants, incluant la confession, l’absolution des péchés et la satisfaction imposée aux pécheurs. Comme le stipulent les statuts de Saintes en 1280, « les prêtres doivent signifier au doyen, puis le doyen à l’archidiacre ou à l’évêque, les péchés notoires dont le scandale est né » et « ils doivent craindre d’encourir une peine, s’ils laissent d’autres qu’eux rapporter ce scandale »346. Au risque, sinon, d’amplifier le scandale généré par une faute telle que l’homicide ou le viol d’une vierge, les confesseurs – prêtres comme Mendiants – avaient donc le devoir d’en référer à l’évêque ou à ses officiers, afin qu’une juste pénitence soit imposée. En revanche, dans les cas théoriquement réservés à l’évêque, mais qui étaient restés « occultes », les prêtres et les Frères Mendiants pouvaient garder la main, comme le suggèrent les statuts du concile de Nîmes en 1284347.

95Ce même concile fixe une longue liste de cas de pénitence réservés à l’évêque (hérésie, simonie, clercs excommuniés, clercs promus frauduleusement, incendiaires, infanticides, sacrilèges, inceste, bestialité, etc.)348, et quarante ans plus tard, le concile de Tolède, se plaignant de l’indiscrétion des prêtres qui pardonnent sans distinction les parjures, exige que l’absolution de ces derniers soit confiée à l’évêque349. À la même époque, Guillaume de Cahors prive presque totalement les prêtres de son diocèse de leur pouvoir d’absolution ; la liste des cas criminels qu’il se réserve est impressionante (de l’hérésie à la bestialité, en passant par les promotions frauduleuses aux ordres majeurs)350. Les canonistes eux-mêmes estiment que les cas nécessitant que pénitence publique soit faite doivent être réservés à l’autorité épiscopale351.

96Ne pouvant que difficilement ignorer le pouvoir du confesseur, décuplé par l’obligation faite en 1215 à tous les fidèles de la chrétienté de confesser leurs péchés au moins une fois par an (encore que le canon 21 du concile de Latran IV n’ait pas toujours été bien diffusé dans la législation synodale)352, les évêques choisirent d’en faire un formidable relais vers leur propre juridiction, en y greffant ce droit de « réserve » inventé par les papes, qui exigeait que certains cas peccamineux et scandaleux circulent verticalement, du bas vers le haut, sur l’échelle des juridictions ecclésiastiques. Étape nécessaire dans la connaissance de péchés, la confession auriculaire qui laissait aux prêtres toute latitude pour l’octroi des pardons, se voyait maîtrisée dès lors qu’elle était mise au service de la juridiction de l’évêque. Les statuts synodaux et les manuels de confesseurs enjoignirent ainsi le prêtre à « renvoyer » nombre de pécheurs (sans pour autant les « dénoncer ») devant l’évêque ou son pénitencier. Dès le début du XIII^e siècle, la multiplication des pénitenciers, et conjointement des officiaux, dans l’entourage des évêques, montre en effet que ces derniers ont tenté, d’un côté, de faire face à la juridiction papale en conservant une emprise sur le pouvoir de lever les censures, tout en veillant, de l’autre, à ce que les prêtres paroissiaux qui leur étaient subordonnés – ainsi que les Frères Mendiants, moins facilement contrôlables –, ne les dessaisissent pas complètement de leur pouvoir de confession et d’absolution353. De ce fait, les évêques ont contribué à la construction d’une sphère à la fois pénale et pénitentielle, dans laquelle absolution des péchés et levée de l’excommunication n’étaient pas toujours distinctes354.

***

97À Rome ou Avignon, la Pénitencerie n’est pas toujours très claire sur la nature des absolutions qu’elle pourvoit, comme le suggèrent les formules d’absolution dont elle use dans les lettres qu’elle adresse aux suppliants. Mais mises à part les absolutions sacramentelles données par les pénitenciers mineurs aux pèlerins et aux pénitents venus jusqu’à Rome confesser leurs péchés, les absolutions qu’elle octroie en réponse aux suppliques ont généralement pour effet de mettre un terme aux excommunications – plus rarement à l’interdit et à la suspense – encourues par les suppliants. La Pénitencerie ne joue pas pour autant le rôle d’une cour d’appel, puisqu’elle ne « casse » pas ni n’annule les sentences d’excommunication prononcées par les juges ecclésiastiques dans un cadre judiciaire. Elle se charge en revanche de « lever » au cas par cas les sentences d’excommunication « générales » que proféraient les papes, en particulier contre les « ennemis de l’Église », ainsi que les excommunications ipso facto (ou de jure), c’est-à-dire celles qui étaient prévues par le droit canonique et dont les coupables étaient frappés aussitôt leur faute commise. Le cas paradigmatique de ces excommunications, on l’a vu, est celui du canon Si quis suadente de 1139, qui pour la première fois établit le principe d’une excommunication encourue « en vertu du canon » et dont seul le pape ou ses juges mandatés peuvent absoudre.

98À la fin du XII^e siècle et dans la première moitié du XIII^e siècle, ce genre de cas d’absolution réservés au pape va se développer, et parallèlement, les évêques de la Chrétienté vont tenter d’établir leur propre réserve dans des cas de pénitence et de confession. À l’origine, en effet, leur réserve consiste surtout à amenuiser le pouvoir potentiellement exorbitant des confesseurs (qu’ils soient clercs séculiers ou issus des Ordres Mendiants) et concerne davantage les péchés eux-mêmes que les excommunications et leur levée. Le pénitencier du pape et son office n’interviennent donc qu’en bout de chaîne et se contentent de délier les suppliants des censures qui les frappent, en laissant le plus souvent aux destinataires de leurs lettres le soin d’imposer eux-mêmes au suppliant une pénitence (« salutaire » ou « publique »). La Pénitencerie semble néanmoins outrepasser les limites de sa juridiction quand elle formule des absolutions de péchés et impose des pénitences « pro modo culpe ». Elle rogne alors sur le pouvoir des évêques – lesquels n’ont pourtant eu de cesse de se réserver explicitement l’absolution d’un nombre croissant de péchés –, mais il faut sans doute mettre ce phénomène sur le compte des suppliants qui craignent que leur évêque ne leur refuse l’absolution – et qui, peut-être, confèrent à la lettre d’un pénitencier apostolique une charge symbolique plus forte –, davantage que sur une stratégie savamment élaborée de confiscation, par le pape, de la juridiction spirituelle des prélats d’Occident.