« Afin que les scribes de la Pénitencerie voués à l’écriture des lettres n’exigent pas davantage que ce que coûtent celles-ci, nous avons fait inscrire ci-dessous une liste de taxes, en vertu du mandat spécial et de l’autorité qui nous a été commise par le très saint père notre seigneur pape Benoît XII. »
Gaucelme de Jean, pénitencier majeur (8 avril 1338)

1Jusqu’au Grand Schisme d’Occident, la Pénitencerie apostolique connaît une longue phase de croissance et d’autonomisation liée à l’implantation de la papauté en Avignon dans les années 1310 et marquée par une extension du domaine d’action du pénitencier majeur, qui, régulièrement, bénéficie de nouveaux « mandats » pontificaux. La période avignonnaise constitue une rupture également pour les pénitenciers « mineurs », dans la mesure où leur pouvoir de confesser et d’absoudre les pèlerins de leurs péchés – en théorie attaché aux reliques de l’Urbs – se déplace. On peut du reste se demander si l’office du cardinal pénitencier ne bénéficie pas en quelque sorte de cette diminution symbolique de l’aura sacrée des « mineurs ». Ce n’est cependant qu’en 1338 que le pape Benoît XII (1334-1342) dote la Pénitencerie d’un véritable règlement qui en explicite le fonctionnement administratif et financier, et qui renforce la distinction entre, d’un côté, les pénitenciers « mineurs » voués à prodiguer des absolutions sacramentelles et, de l’autre, l’office du pénitencier « majeur » qui prend connaissance des suppliques adressées au souverain pontife.

2Cette réforme décidée par le pape structure et coordonne l’action des pénitenciers, mais aussi et surtout celle de leurs divers auxiliaires de travail (distributeurs, correcteurs, sigillaires etc.). Les scribes notamment – dont les « statuts » composés dans les années 1350-1376 révèlent la place prise par l’écrit, dans un lieu où l’oralité tient pourtant une part très importante depuis le début du XIII^e siècle –, sont payés, conformément à une liste de plus de 200 tarifs établie en 1338, pour rédiger les lettres remises aux suppliants ou à leurs « procureurs » (procuratores). Il est malheureusement difficile de connaître ces derniers et les raisons pour lesquelles ils choisissaient de se tourner vers la Pénitencerie plutôt que vers la Chancellerie, mais les petits formulaires dont ils se servaient pour mettre en forme les suppliques livrent quelques indices sur le chemin suivi par celles-ci (l’iter supplicationis). Si l’enregistrement des suppliques commence à la Chancellerie sous le pontificat de Clément VI (1342-1352), les suppliques examinées par le pénitencier majeur, son « lieutenant » ou ses « auditeurs », n’ont quant à elles pas été reversées dans des registres à part entière avant 1410-1411 (et encore la série des registres de la Pénitencerie n’est-elle continue qu’à partir de 1447) ; la Chancellerie et la Pénitencerie n’ont donc pas suivi la même dynamique de bureaucratisation.

3La période avignonnaise de la papauté constitue néanmoins un temps décisif d’étoffement et de stabilisation du personnel de la Pénitencerie. L’étude des profils sociologiques ou des parcours des cardinaux pénitenciers et de leurs scriptores permet d’observer un recours croissant au droit et de conclure à l’implantation relativement efficace (même chez un scribe comme Opicino de Canistris, mieux connu pour son œuvre cosmographique), du cadre réglementaire et organisationnel donné en 1338. Les pénitenciers « mineurs », qui semblent de plus en plus autonomes par rapport à l’office du pénitencier « majeur », n’en usent pas moins des ressources administratives de ce dernier et font, eux aussi, appel aux scribes pour la rédaction de leurs lettres. À Rome néanmoins, leur indiscipline chronique ne laisse pas d’inquiéter le souverain pontife, même après le retour disputé de la Pénitencerie dans l’Urbs, en 1378.

4Ce chapitre nous conduit jusqu’à la première grande crise conciliaire de la fin du Moyen Âge qu’ait affronté la papauté dans les années 1409-1417. La Pénitencerie apostolique prend alors un nouveau tournant avec l’enregistrement, en 1410-1411, des suppliques qui lui étaient présentées. Les raisons n’en sont pas très claires, mais il est certain que cette innovation a des répercussions notables sur le fonctionnement et le domaine de compétences de la Pénitencerie apostolique, lesquels évolueront ensuite assez peu jusqu’à la grande réforme de 1568-1569 orchestrée par le pape Pie V (1566-1572). Ce dernier cantonne en effet la Pénitencerie au « for interne » et limite ainsi la portée des décisions qu’elle prend, qu’il s’agisse de dispenses ou d’absolutions, au lien qui unit le sujet à Dieu.

La bureaucratisation avignonnaise

Les pouvoirs du pénitencier majeur

Les compléments à la Somme de Nicolas IV

5Plutôt que de l’envisager comme un recueil de dispositions limitatif ou comme un bréviaire définissant de façon équilibrée deux domaines d’action et de compétence soigneusement clos – celui du pénitencier majeur d’un côté, celui des pénitenciers mineurs de l’autre –, il convient de voir dans la Summa de dispensationibus et absolutionibus de 1290, sur laquelle nous avons clos le chapitre précédent, une liste ouverte, marquant les prémices d’un partage de plus en plus net des tâches entre le cardinal pénitencier et ses subordonnés. Entre 1316 et 1342, seize nouveaux « pouvoirs » sont ainsi ajoutés à la Somme de Nicolas IV. Dans le cadre d’une politique de réforme globale de la Curie, Jean XXII (1316-1334) et Benoît XII (1334-1342) octroient en effet au cardinal pénitencier d’autres mandats « spéciaux ».

6Jean XXII enrichit ainsi le répertoire des concessions faites au pénitencier majeur, puis publie, en 1325, une version augmentée de la Summa de dispensationibus et absolutionibus, dans laquelle de nouveaux cas précisent ou élargissent une compétence préexistante1. Le pénitencier majeur peut, par exemple, absoudre et autoriser les moines « apostats » à se transférer chez les Chartreux – ce qui revient à les corriger, puisque les Chartreux suivent la règle de vie monastique considérée comme la plus sévère qui soit. N’oublions pas cependant que, dès les années 1280, le cardinal pénitencier avait eu le pouvoir de dispenser les moines apostats, à condition qu’ils reviennent ou soient revenus dans leur monastère d’origine (items 44, 45, 53). Par ailleurs, il doit désormais « enquêter » sur les faussaires des lettres de la Pénitencerie et les placer en détention si nécessaire, tandis que, dans les années 1280, il n’était encore question que de leur « absolution » (items 40 et 54)2. Outre l’importance croissante de l’écrit probatoire que révèle cette disposition – puisque sont sanctionnés ceux qui truquent les preuves écrites –, il est clair que la fonction du cardinal pénitencier n’est plus seulement d’absoudre et de dispenser, mais consiste également à contrôler et à protéger le bon fonctionnement administratif de l’office.

7Benoît XII aussi ajoute à la Summa un nombre conséquent de nouveaux cas spéciaux, voire réservés, élargissant le champ d’action du pénitencier majeur. Les fils de ceux ayant tué un prêtre ne pourront accéder aux bénéfices ecclésiastiques sans avoir été dispensés par le Siège apostolique ; pourront également être dispensés les clercs qui, par simplicité et ignorance du droit, ont lu les Évangiles lors des offices ou d’autres solennités ecclésiastiques, les diacres ayant béni l’eau ou ayant chanté les heures canoniques (alors que cela leur est interdit), les clercs ayant été baptisés ou confirmés à deux reprises et, enfin, ceux ayant reçu en une seule fois tous les ordres mineurs (à condition qu’ils l’ignorent ou qu’ils n’aient pas été excommuniés) (items 57-62). On compte aussi quelques casus speciales d’absolution des sentences d’interdit ou d’excommunication de gibelins italiens résidant à Ferrare, Pise, Milan et Gênes (item 65). Cette mesure s’inscrit dans une politique de négociation avec les gibelins et leurs partisans mise en place par Benoît XII, qui juge sans doute la pénitence plus efficace que les longs et coûteux conflits judiciaires que son prédécesseur avait déclenchés pour mater la « rébellion »3.

8L’actualité politique refait ainsi son entrée dans le champ d’action éminemment extensible de la Pénitencerie. On notera la similitude de ce casus d’absolution des gibelins avec ceux du XIII^e siècle concernant les magnats anglais et les rebelles italiens. Ces cas dits « spéciaux » parce qu’ils correspondent à des mesures de circonstance liées aux luttes politiques du temps sont en fin de compte duplicables à l’infini, à mesure qu’évolue le contexte politique dans lequel la papauté s’inscrit. Superposés les uns aux autres et épaississant ainsi la compétence des pénitenciers, ils sont comme les modulations, dans le temps, d’une même note, et non les symptômes d’une volonté codificatrice qui chercherait à établir une partition définitive. Même lorsque Benoît XII donne au cardinal pénitencier le pouvoir de faire comparaître et de punir tous ceux « ayant désobéi aux préceptes et aux mandements » de la Summa de dispensationibus et absolutionibus (item 67), il ne fait pas seulement de la Pénitencerie un office autonome et du pénitencier majeur le supérieur hiérarchique des pénitenciers mineurs, il « boucle » aussi la Somme et l’érige en règlement, sans empêcher ses successeurs de concéder à leur tour de nouveaux pouvoirs aux pénitenciers.

Les concessions faites de Clément VI à Urbain V

9Après le pontificat de Benoît XII, le nombre des pouvoirs du pénitencier majeur augmente continûment et ce jusqu’à la fin de la période avignonnaise4. Dès 1342, Clément VI (1342-1352) concède ainsi quatorze nouveaux cas de dispense et d’absolution au cardinal Gaucelme de Jean5. Si nous comparons ces casus avec ceux de la Summa de Nicolas IV, nous constatons qu’ils se recoupent rarement, en dépit d’apparentes similitudes6. Par exemple, le pénitencier peut désormais dispenser tous ceux qui, liés par affinité au troisième degré, se sont mariés, à condition que leur « empêchement » soit resté occulte7, tandis que, dans la Summa de 1290, il n’était question de dispenser que les affins au quatrième degré (item 38). De la même manière, le pénitencier majeur n’est plus seulement chargé de « dispenser » ceux qui, en dépit de l’interdiction canonique, auraient visité le Saint-Sépulcre, mais peut désormais « autoriser » les pèlerins qui souhaiteraient s’y rendre8. Enfin, le pape lui octroie des pouvoirs autrefois dévolus aux pénitenciers mineurs, puisque le cardinal est désormais chargé d’absoudre les prêtres qui auraient célébré l’office dans un lieu condamné par l’interdit9. Cette courte liste, qui, dans les manuscrits, succède parfois à la Summa de absolutionibus et dispensationibus, prouve que la distribution des pouvoirs évolue au fil des pontificats, et ce plutôt en défaveur des pénitenciers, confinés au rôle de confesseurs et dotés d’un pouvoir d’absolution et de dispense de plus en plus limité. La dissociation entre l’action sacramentelle des pénitenciers mineurs et le pouvoir de juridiction du pénitencier majeur s’accentue donc dans les années 1340-1350.

10Innocent VI (1352-1362) favorise, lui aussi, le pénitencier majeur en déléguant de nouveaux pouvoirs à Gil Albornoz, le 20 janvier 135310. Quelques années plus tard, il autorise Francesco degli Atti à absoudre les pillards des Grandes Compagnies de la guerre de Cent Ans excommuniés par la bulle Ad reprimendas du 24 avril 135611. Dans la lignée de cette nouvelle concession, le formulaire de lettres de Francesco degli Atti (v. 1360) contient plusieurs cas d’absolution de mercenaires et de routiers excommuniés pour avoir commis déprédations, pillages et incendies, en particulier dans les églises, les monastères ou les hôpitaux12. Dans la même série de concessions faites par Innocent VI, on trouve à nouveau le droit, pour le pénitencier majeur, de dispenser les époux consanguins ou affins au quatrième degré13, mais on précise qu’il peut désormais lever cet empêchement matrimonial sans que la faute soit nécessairement « occulte »14. Une lettre du formulaire de Francesco degli Atti montre d’ailleurs que ce pouvoir de dispense avait déjà été concédé au pénitencier majeur par le pape Clément VI15 :

Francesco, cardinal-prêtre de Saint-Marc par la miséricorde divine, au cher [fils] dans le Christ Thomas de Montferrier, fils de Raymond de Montferrier, et à Alazarie, fille de Jacques Lambert de Montpellier, du diocèse de Maguellone, salut dans le Seigneur.
Une demande de votre part (petitio ex parte vestra) nous a été présentée […], car craignant d’être liés au troisième ou au quatrième degré […], vous nous avez humblement fait supplier pour être dispensés, avec miséricorde, par le Siège apostolique. Nous, donc, attendu que le seigneur pape Clément VI d’heureuse mémoire a déclaré, par autorité apostolique, que des dispenses du Siège apostolique pouvaient être obtenues dans des cas similaires […], décidons de vous dispenser.16

11Le successeur de Francesco degli Atti à la tête de la Pénitencerie se voit également concéder un nombre important de pouvoirs dont plusieurs révèlent le fléau de l’époque que sont les societates de la guerre de Cent Ans17. De manière générale, le répertoire des casus s’enrichit de l’actualité politique du temps et si les grandes lignes de la Summa de dispensationibus et absolutionibus de 1290 restent en place, elles se trouvent comme épaissies par les événements du début des années 1360. Le pape Innocent VI fait ainsi référence aux meurtres des évêques de Gravina et de Volterra pour justifier que soit concédé au cardinal pénitencier Guillaume Bragose le pouvoir de délier de l’excommunication les meurtriers, que ceux-ci soient présents à la Curie ou soient légitimement empêchés de s’y rendre, et, plus largement, tous ceux qui se seraient rebellés contre leur évêque18. Le pape étoffe aussi le domaine d’action de son pénitencier en s’octroyant de nouveaux cas de réserve, dont il lui confie ensuite, par mandat, l’absolution. Datée du 4 avril 1363, la décrétale Sane, ne in vinea Domini d’Urbain V réserve ainsi au Siège apostolique l’absolution des moines excommuniés pour simonie19. Ce cas de réserve élargit automatiquement le champ de manœuvre du cardinal pénitencier, comme en témoignent les treize lettres de la rubrique « De simonia » du formulaire de Walter Murner composé dans les années 1390 et qui, toutes, allèguent la décrétale en question20.

12Jusqu’à la fin du XIV^e siècle et même au-delà, de nouvelles concessions seront faites au pénitencier majeur par les différents papes, tantôt « générales », tantôt « spéciales », sans qu’il soit toujours aisé de les distinguer par leur contenu – le mandat spécial étant par définition lié à des circonstances particulières (pillage d’un monastère, meurtre d’un prélat etc.) et visant à spécifier ou adapter d’anciennes dispositions. Les pénitenciers mineurs, en revanche, ne voient plus guère leurs pouvoirs ou leur mandat renouvelés. Sans doute la distinction fonctionnelle et juridictionnelle entre ces derniers et l’office du pénitencier majeur, entre sacrement et administration, se renforce-t-elle : les minores se chargent essentiellement de recevoir les confessions des pèlerins venus jusqu’en Avignon, tandis que le cardinal prend connaissance des suppliques écrites, avec l’aide de son « lieutenant » (locumtenens), également appelé « régent » (regens)21, voué à le remplacer en cas d’absence. La division des tâches, en tout cas, semble actée dès 1338, lors de la grande réforme de la Pénitencerie orchestrée par Benoît XII.

Le règlement intérieur (1338)

13Le 8 avril 1338, Benoît XII adresse à son vicaire romain, Giovanni Pagnotta, une très longue bulle vouée à organiser la Pénitencerie Apostolique22, et fait établir la liste des taxes que les suppliants devront payer pour l’obtention de lettres d’absolution ou de dispense23. Contrairement à ce qu’avance Brigide Schwarz, je ne crois pas que la séparation entre deux « offices » à proprement parler, l’un du pénitencier majeur, l’autre des pénitenciers mineurs, soit clairement formulée dans cette bulle In agro dominico du 8 avril 133824. Ce sont plutôt les « statuts et constitutions » des scribes de la Pénitencerie que compile Walter Murner à la fin des années 1390 (constitutiones et statuta ac consuetudines scriptorum Penitentiarie domini nostri pape)25, mais qui datent en réalité des années 1350-137626, qui témoignent d’une distinction formelle entre les lettres des pénitenciers « mineurs » et celles du pénitencier « majeur ». Vers 1360, le formulaire de Francesco degli Atti reflète d’ailleurs cet état de fait, puisqu’il se scinde en deux groupes de lettres bien distincts27 – là où le précédent formulaire, conçu par le cardinal pénitencier Gaucelme de Jean (v. 1335-1338), mêlait indistinctement leurs modèles de lettres respectifs. En revanche, il est certain qu’en répartissant les rôles au sein de l’office, en fixant et en explicitant les statuts de chacun, en dotant l’office de règles de fonctionnement qui lui sont propres, la bulle In agro dominico a constitué l’étape la plus décisive du processus d’autonomisation et de bureaucratisation de la Pénitencerie au XIV^e siècle.

Le bureau du cardinal

14À tout seigneur, tout honneur : la bulle de Benoît XII commence par expliquer que le pénitencier majeur devra se faire assister par deux conseillers ne travaillant qu’à la Pénitencerie, un docteur en droit canonique attaché aux affaires présentant un caractère ambigu, et un autre investi des affaires courantes28. Cette exigence d’assistance est sans doute liée, nous le verrons, aux autres charges du pénitencier majeur, que ses légations éloignent d’Avignon. Le cardinal joue d’ailleurs, sauf exceptions, un rôle mineur dans la réception des suppliants, tandis que les pénitenciers mineurs, eux, sont explicitement chargés d’entendre les confessions des pèlerins et pénitents, soit dans l’une des trois basiliques romaines – une partie de la Pénitencerie étant demeurée à Rome –, soit dans une église de la ville où la Curie réside29. Il leur est formellement interdit de déléguer ce pouvoir à d’autres30, de même qu’ils ne peuvent recevoir d’argent en rétribution des absolutions qu’ils donnent ou des dispenses qu’ils confèrent, car le « pouvoir des clefs » ne peut être rémunéré et ne se partage pas. Pour les cas « ambigus », ils doivent toutefois obtenir l’accord direct du pénitencier majeur et se tournent aussi vers ce dernier lorsque l’afflux de demandes est trop important31. On sait, d’après les « statuts et constitutions des scribes » des années 1350-1376 que les lettres d’absolution des pénitenciers mineurs, appelées littere ecclesiae, étaient l’objet d’une procédure particulière. Chaque jour non férié, les « scribes » (scriptores), ainsi que le « distributeur » (distributor) chargé de répartir le travail d’écriture entre eux, devaient en effet se rendre à l’église à l’heure des primes, où ils rédigeaient les lettres dans le temps qui leur était imparti jusqu’au déjeuner des pénitenciers mineurs32.

15Comme en témoignent, dès 1311, les mentions hors teneur faites sub plica (« sur le repli » des lettres), ainsi qu’une poignée de lettres du XIII^e siècle, il existe des scribes spécialement attachés à la Pénitencerie bien avant 133833, mais la bulle In agro dominico est la première réglementation qui leur consacre une section entière. On y apprend notamment que l’emploi de scribe est réservé à des clercs tonsurés ; aucun d’eux n’a donc le droit de vivre en concubinage, en compagnie d’une femme, à moins qu’il ne s’agisse de sa sœur ou de sa mère34. Tout nouveau scribe, précisent les « constitutions » de 1350-1376, doit, en présence des autres, prêter deux serments : l’un dans les mains du pénitencier majeur, l’autre dans les mains d’un « correcteur » (chargé de relire et d’amender les lettres copiées par les scribes)35. Le novice reçoit ensuite une paire de gants en cuir blanc, une barrette de laine fine comme celle des chapelains du pape, et un couteau pour tailler ses plumes. Puis, il est conduit par le correcteur et ses nouveaux collègues jusqu’à l’église où siègent les pénitenciers mineurs, afin de recevoir d’eux le baiser de la paix36. Dans les deux mois qui suivent son intégration au collège des scribes, il commence son apprentissage en recopiant la bulle In agro dominico, ainsi que la liste des taxes de la Pénitencerie, puis, durant quatre mois, les concessions faites aux pénitenciers, le formulaire de lettres de Gaucelme de Jean élaboré sous Benoît XII, et, pour finir, le formulaire de lettres des pénitenciers mineurs37. C’est sur la base des « minutes » établies par les « correcteurs » à partir des suppliques que le distributeur leur a remises, que les scribes vont écrire, sur parchemin, les « grosses », c’est-à-dire les lettres de grâce attendues par les suppliants et qui, contrairement aux « minutes », comprennent toutes les formules et les clauses curiales.

16Eux-mêmes issus des rangs des scribes et soumis à un règlement sévère qui les oblige à mener une vie honnête et proscrit toute vénalité de leur charge – sachant qu’ils peuvent garder leur poste à vie et que leur salaire est doublé lors des années de Jubilé, ainsi que la première année de chaque pontificat38 –, les « correcteurs », en plus d’écrire la « minute », remplissent à la fois le rôle joué par les abréviateurs de la Chancellerie – puisqu’ils contrôlent que la narratio de la « grosse » soit bien rédigée et que les bonnes formules aient été choisies –, et celui du correcteur de la Chancellerie – car ils vérifient que le cursus (le rythme des phrases en vigueur à la Curie) soit respecté39. Ils doivent donc être « savants et experts dans l’art et le style de l’office » (in arte et stilo dicti officii magis periti et experti)40. Mais dans les cas « ambigus » ou difficiles, comme celui des lettres dites « déclaratoires » (c’est-à-dire de disculpation du suppliant), ils ont le devoir de consulter le « docteur expert en droit canonique » évoqué dans la bulle In agro dominico et que les constitutions des scribes de 1350-1376 appellent l’auditor41.

17Une fois la « grosse » rédigée et vérifiée, le datarius appose la date et le sigillaire se charge de la sceller42 – sachant que les pénitenciers mineurs ont, eux, leur propre sceau de cire rouge, conservé par deux clercs43 –, puis il la dispose dans un coffre qui se trouve dans la maison du cardinal pénitencier44. In fine, le distributeur, qui dispose de l’une des deux clefs du coffre, se charge d’établir le montant de la taxe due par le suppliant45. Il faut savoir qu’à la fin de chaque mois, les scribes se réunissaient pour faire le compte des lettres qui avaient été écrites durant le mois et élisaient alors parmi eux le nouveau « distributeur » censé assigner une taxe à chacune des lettres écrites46. Si le distributeur venait à mourir, démissionnait ou devenait infirme, les scribes en choisissaient un autre en urgence, avant que l’élection mensuelle officielle n’ait lieu47. Le distributeur pouvait priver les scribes de leurs revenus, quand ceux-ci avaient refusé la gratuité de la grâce aux pauvres, par exemple, ou bien lorsqu’ils avaient oublié de rédiger une lettre48. Si les scribes n’accomplissaient par leur devoir correctement, ils étaient donc admonestés, voire soumis au jugement du pénitencier majeur, et pouvaient être privés de leurs émoluments49. On le voit, la question de la rémunération du personnel de la Pénitencerie est déjà centrale dans la bulle In agro dominico, mais elle fait l’objet d’une bulle à part entière, publiée le même jour, qui, pour la première fois, liste les taxes dues par les suppliants.

La liste des taxes

18La bulle Radix omnium est également datée du 8 avril 1338. Il s’agit d’une liste de taxes établie, sur mandat du pape Benoît XII, par le cardinal pénitencier de l’époque, Gaucelme de Jean, et par Pierre, évêque de Palestrina et vice-chancelier pontifical. L’objectif est énoncé dès le début de la bulle : la cupidité étant la source de tous les maux (radix omnium malorum), il faut anticiper celle des scribes de la Pénitencerie, qui ne devront pas exiger, en guise de rétribution de l’écriture des lettres, plus que ce que la liste des tarifs les autorise à demander50.

19Éditée et commentée à plusieurs reprises51, elle figure bien sûr dans les registres vaticans de Benoît XII52, mais aussi dans la majorité des manuscrits contenant le formulaire de lettres de la Pénitencerie de 1335-133853. Pour l’éditer, Denifle s’est d’ailleurs appuyé sur un manuscrit de la Bibliothèque Municipale de Tours (aujourd’hui disparu en raison du bombardement de 1940) qui contenait le formulaire en question54. Cette liste de deux cents quinze items comprenant, chaque fois, un casus – autrement dit un type de lettre délivrée par la Pénitencerie – auquel s’adjoint un plafond tarifaire à ne pas dépasser, a sans doute été conçue pour être articulée au formulaire de lettres de Gaucelme de Jean, puisque les casus qu’elle répertorie sont identiques à ceux du formulaire en question et peuvent être regroupés sous les mêmes rubriques thématiques. Dans le formulaire de Gaucelme, on repère, par exemple, deux cas de rébellion et d’hérésie qui ne pouvaient pas avoir cours au milieu du XIII^e siècle – « De eo qui adhesit Frederico » (il s’agit de Frédéric III d’Aragon, roi de Sicile de 1295 à 1337) et « Forma absolutionis pro adherentibus Ludovico de Bavaria » (Louis de Bavière, empereur de 1328 à 1347). Or, ces deux lettres figurent également dans la liste des tarifs – « Item pro littera absolutionis illius qui participat cum Siculis » et « Item pro littera absolutionis et dispensationis illorum qui adheserunt Ludovico de Bavaria vel antipape »55. Rien ne permet de déterminer avec certitude l’ordre de conception des deux textes, formulaire d’une part, liste des tarifs de l’autre, mais nous pouvons supposer que les scribes et les distributeurs en faisaient un usage conjoint, d’autant que le coût d’une lettre dépendait de la présence ou non, dans le formulaire, du modèle dont elle découlait56. En effet, si de nouveaux types de lettres faisaient leur apparition, qui ne soient prévus ni par la liste de tarifs ni par le formulaire de lettres, le pape ou le pénitencier majeur devaient être consultés sur les tarifs qu’il convenait de leur assigner57.

20Cette bulle s’inscrit dans le contexte d’une réforme de la Curie déjà engagée par Jean XXII. La Pénitencerie adopte en effet le même type de règles que celles données, quelques années plus tôt, à la Chancellerie58, qui, elle aussi, faisait payer les lettres d’absolution et de dispense59. Dès 1316, il avait été établi que le prix pour les lettres de collation des bénéfices serait de dix gros tournois, et celui des lettres « exécutoires » (en cas de refus du collateur de donner le bénéfice) de douze ; quant au coût des clauses additionnelles, il était évalué sur la base d’un gros tournoi toutes les quatre lignes supplémentaires60. Puis, en 1331, une nouvelle liste contenant 415 items avait été publiée. La règle générale était simple : un gros tournoi pour deux lignes, puis, au-delà de trente-deux lignes, un gros tournoi par ligne. Une lettre de quarante lignes coûtait donc vingt-quatre gros tournois (soit deux florins)61.

21Comparées aux taxes versées à la Chancellerie, celles de la Pénitencerie sont globalement modérées, même si l’on tient compte, comme dans le tableau qui suit, des maxima de chaque rubrique.

22La moyenne générale n’est guère élevée (9,2 gros tournois), puisque la majorité des lettres coûte de deux à douze gros tournois. Les quelques-unes coûtant plus de vingt gros concernent uniquement les suppliants collectifs : groupes d’individus, communautés conventuelles ou autres établissements ecclésiastiques62. Le tarif, en effet, varie non pas en fonction de la gravité de la faute ou du type d’absolution et de dispense, mais bien du destinataire. Une absolution et une dispense pour l’Ordre clunisien dans son ensemble valait ainsi soixante-dix gros (un peu moins de six florins), contre trente pour le clergé d’une ville où la messe avait été célébrée durant une période d’interdit, et quatre en moyenne pour une seule personne. Le coût varie aussi en fonction du type de la lettre et de sa longueur : deux gros tournois pour une lettre commune « avec narration brève et succincte » des faits (cum brevi et succincte narratione), trois pour une lettre avec « narration complète » (littera grossa et communi), et six pour une lettre déclaratoire (littera declaratoria), laquelle consistait à reconnaître et justifier l’innocence du suppliant63. Comme à la Chancellerie, c’est donc la quantité de l’encre et du parchemin utilisés, ainsi que le temps de travail du scribe, qui s’avèrent déterminants.

23Pour autant, le coût matériel et administratif de production de la lettre est-il le seul critère à être pris en compte ? En comparant le nombre de lignes des modèles compilés dans le formulaire attribué à Thomas de Capoue (v. 1220-v. 1270) avec le coût théorique que fixe la bulle Radix omnium malorum, Lea conclut de façon polémique que les tarifs de 1338 excèdaient presque systématiquement ce qu’auraient dû coûter les lettres si l’on s’en était vraiment tenu au nombre de lignes. Il va jusqu’à affirmer que, dans les cas relevant de la confession sacramentelle, la taxe était déterminée et collectée par les pénitenciers mineurs avant même qu’ils ne délivrent la lettre d’absolution64. Pour le protestant militant qu’est Lea, il s’agit là d’une vente de sacrement, équivalente à la vente des indulgences que l’Église romaine pratique déjà à l’époque65. Outre le caractère fallacieux de la comparaison que Lea dresse entre un formulaire du milieu du XIII^e siècle et une liste de taxes ultérieure d’au moins soixante-dix ans, il faut rappeler que cette dernière n’indique que des maxima à ne pas dépasser (« non ultra »), et non le coût exact de chacune de ces lettres. En outre, Lea semble confondre la remise des péchés, dont on ne trouve qu’une occurrence dans la bulle Radix omnium66, avec les absolutions de censures (excommunication, interdit ou suspense), qui constituent l’écrasante majorité des lettres de la Pénitencerie67. Il convient du reste de ne pas mettre sur le même plan l’absolution sacramentelle donnée par les pénitenciers mineurs post confessionem, et la lettre qui, éventuellement (dans une proportion, toutefois, que l’on ne peut quantifier), confirmait cette absolution et revêtait une fonction probatoire.

24Cette première liste de taxes de la Pénitencerie, certes, ne mentionne pas les « compositions » qui, depuis longtemps, peut-être dès le dernier tiers du XIII^e siècle, étaient censées réparer financièrement la faute commise68. Elles étaient fréquentes, notamment, dans les cas de commutations de vœux, puis se diversifièrent sous Jean XXII69, si bien que des chrétiens coupables, par exemple, d’avoir commercé avec des musulmans devaient verser les bénéfices qu’ils avaient mal acquis à la Chambre apostolique70. Mais ces amendes négociées, selon Lunt, entre le suppliant et le pénitencier mineur auquel il s’était confessé, puis intégralement reversées à la Chambre apostolique (et à la fin du XV^e siècle, à la Daterie), ne servaient pas à rétribuer le personnel de la Pénitencerie et n’étaient pas indexées au temps de travail des scribes ou à la longueur de la lettre d’absolution ou de dispense. Elles n’avaient donc pas de raison de figurer dans la bulle Radix omnium malorum.

25Les pénitenciers ne peuvent quoi qu’il en soit retirer aucun bénéfice du paiement de la lettre – ils en font d’ailleurs le serment lors de leur entrée dans l’office. Les taxes servent uniquement à rétribuer les scribes, ainsi que les procureurs ad impetandrum chargés d’introduire les suppliques, après les avoir mises en forme selon le stylus curie en vigueur, et d’obtenir une lettre de grâce71. En compensation de la cire utilisée, le sigillaire perçoit également une part qui ne doit pas s’élever à plus de douze gros tournois toutes les cent lettres72, et les clercs chargés de conserver les sceaux des pénitenciers mineurs n’ont pas le droit à plus de trois deniers par lettre73. Au total, Ludwig Schmugge calcule que pour une lettre de dispense d’illégitimité d’un clerc, il fallait compter quatre gros tournois (au maximum) pour les scribes, un pour l’usage du sceau, et deux à six pour le procureur (selon le type de la lettre, mais aussi selon que le cas figurait ou non dans le formulaire de lettres)74.

Un office lié à la Chancellerie

Les procureurs et leurs formulaires

26Sauf exceptions, une supplique était endossée par un procureur qui y apposait son nom et la rendait conforme aux usages stylistico-juridiques de la Curie romaine, avant de décider où l’envoyer75. Or, son choix dépendait surtout de son réseau personnel, de ses liens avec le pénitencier majeur, et du rang social de son client, beaucoup plus que du type de demandes. Le problème est que faute de traces autres que les mentions hors teneur inscrites au dos des suppliques enregistrées et la clause Et quod transeat sine alia lectione – écrite de la main même du procureur sur de nombreuses suppliques, cette clause signifiait que le pape n’avait pas eu à être consulté et prouvait que ce sont les procureurs, et non les curialistes, qui décidaient d’orienter la supplique vers un office ou un autre76 –, il est malheureusement difficile de connaître individuellement les procuratores, de mesurer leur degré de professionnalisation, de comprendre leurs choix et de déterminer ce qui motivait une demande à la Pénitencerie plutôt qu’à la Chancellerie.

27On sait en revanche qu’ils avaient recours, pour représenter leurs clients et rédiger, en leur nom, les suppliques adressées au souverain pontife, à des prototypes documentaires77. Ce n’est d’ailleurs pas un fait nouveau de la période avignonnaise, puisque le Libellus de formis petitionum secundum cursum Romane curie, composé par le cardinal Guala Bicchieri, date de 1226-122778. Le formulaire de ce juriste aguerri, légat des papes Innocent III et Honorius III en France, en Angleterre et dans les régions germaniques de l’Empire, contient 32 modèles de petitiones, classées en cinq types distincts (demandes de « simple » justice ne nécessitant pas l’intervention directe du pape – comme dans les cas de violence, d’usure ou d’exactions –, demandes de grâce pontificale, suppliques en appel, plaintes contre la négligence de juges et appointements des procureurs). La petite collection de quarante-cinq fragments constituée par le maître florentin Boncompagno da Signa dans les années 1210-1220, contient, elle aussi, des suppliques adressées au pape et témoigne de la familiarité de l’auteur avec certaines des formules du stylus curie79. De même, la Summa super officio advocationis in foro ecclesie de l’avocat à la Curie Bonaguida d’Arezzo, sans doute compilée après 1263, inclut des indications sur la manière de formuler des demandes de grâce pour l’obtention d’un bénéfice ecclésiastique, y compris en cas de defectus natalium80. Enfin, parmi les ouvrages de procédure romano-canonique des années 1230-1270 élaborés loin de la Curie pontificale81, la Summa aurea composée par Guillaume de Drokeda, avocat et professeur de droit à Oxford entre 1239 et 1245, s’ouvre sur un prototype de pétition adressée au pape82.

28À défaut de formulaires officiels, on conserve, pour la période avignonnaise, quelques fragments rédigés par certains procureurs – les huit suppliques, non signées, du collecteur apostolique en Dacie, Nicolas Sgivasti, datent, par exemple, des premières années du pontificat de Jean XXII83 –, voire de véritables manuels à usage personnel, comme celui d’Hugues Géraud, datable du temps de Clément V et comprenant, outre des suppliques, des lettres papales, des instrumenta, des concessions de grâce et divers actes notariés84, ou celui de Bernardus Stephani, notaire impérial employé à la Chancellerie, qui renferme environ 200 suppliques s’étalant du pontificat de Clément V à celui de Clément VI85. Mieux connu, le Florentin Andrea Sapiti, procureur au service d’Édouard II d’Angleterre et de quelques grands prélats anglais et irlandais, nous a légué, quant à lui, un remarquable « registre » de 85 suppliques et groupes de suppliques86. Composé entre 1333 et 1337, il s’agit d’un témoin précieux de l’activité curiale d’un procureur qui, au début de sa carrière, fut le notaire de certaines des plus grandes familles marchandes florentines87. On le trouve dans un manuscrit composite, dont la première partie recueille bon nombre de lettres et bulles pontificales commentées par le procureur lui-même, ainsi que différents instruments utiles à son travail quotidien (une liste des cardinaux, une copie du Provincial romain, c’est-à-dire de la liste des diocèses de la chrétienté88, des formules épistolaires, etc.). La partie contenant les suppliques est certes beaucoup plus courte, mais comme l’a relevé Barbara Bombi, le procureur ne se contente pas d’y reporter la copie des suppliques introduites à la Curie : il les annote abondamment et ajoute, en particulier, des données relatives à leur iter bureaucratique89.

29Peut-on déterminer, pour chacune de ces suppliques, quel est, de la Chancellerie ou de la Pénitencerie, l’office qui les traitait ? Datée du 16 décembre 1332, la demande de dispense matrimoniale qui suit se formule presque dans les mêmes termes que n’importe quelle requête remise au pénitencier majeur :

Vos dévoués fils, Édouard [III] roi d’Angleterre et son frère Jean [d’Eltham] comte de Cornouailles, signifient à votre sainteté que Jean, fils du noble seigneur Robert de L’Isle, et Mathilde, fille du noble seigneur Henri de Grey, se sont mariés, […] et qu’aucun empêchement n’est apparu au moment du contrat ni même bien après. Mais comme d’autres ont ensuite rapporté que les deux époux étaient consanguins au quatrième degré, et comme, pour le bien de la paix et surtout de la concorde, il convient d’éviter tout risque de litige et de discorde, car les parents des deux époux jouissent d’une grande réputation, le roi et le comte supplient que votre sainteté daigne les dispenser, afin qu’ils puissent rester mariés et que leur descendance à venir soit déclarée légitime.90

30D’un point de vue diplomatique, la forme empruntée par la supplique est stable quel que soit l’office qui en prend connaissance : l’adresse, l’expositio, la formulation de la demande ainsi que le signe de validation sont identiques. On note qu’ici, le pénitencier majeur, qui avait, lui aussi, le pouvoir d’octroyer ce genre de dispenses, n’est pas mentionné, mais nous savons que Sapiti représentait aussi ses clients auprès de la Pénitencerie, puisqu’à la fin de son formulaire, il copie une lettre du pénitencier majeur Gaucelme de Jean (v. 1323-1348), obtenue en réponse à une supplique qu’il a pris soin de copier également91. Datée du 23 août 1337, la lettre en question est adressée à l’évêque de Lincoln Henri de Burghersh, dont le frère, Barthélémy, a obtenu de Benoît XII l’autorisation de partir en pèlerinage, en Terre Sainte ou à Saint-Jacques de Compostelle, pour l’absolution de ses péchés. Mais comme des campagnes militaires le retiennent en Angleterre, Gaucelme de Jean accepte de commuer ce vœu de pèlerinage en œuvres de piété92.

31Deux autres procureurs ont élaboré leurs propres instruments de travail à partir des suppliques qu’ils présentaient et des lettres qu’ils obtenaient. Né vers 1337 et actif à Avignon dans les années 1370, John Lydford est un canoniste aguerri qui s’est mis au service de quelques prélats anglais en les représentant à la Curie avignonnaise93. Son recueil ne compte cependant qu’une lettre de pénitencier, autorisant l’évêque d’Exeter à entendre les confessions de ses paroissiens, à les absoudre et à les dispenser de son propre chef, à moins qu’il ne s’agisse de cas « réservés » nécessitant que le Siège apostolique soit consulté94. Heinrich Bucglant, lui, est originaire de Hambourg et procureur à la Curie durant la première moitié du XIV^e siècle. Il parachève, dans les années 1340, un formulaire de 237 suppliques et lettres correspondant à des affaires portées devant la Cour par différents procureurs, entre le pontificat de Clément V et celui de Benoît XII95. L’une d’elles nous intéresse plus particulièrement, parce qu’elle est explicitement adressée au pénitencier majeur :

Le Frère [dominicain] Pierre de X, du diocèse de Saintes, sollicite de votre paternité […] que vous l’absolviez, selon la forme habituelle de l’Église, de la sentence d’excommunication qu’il a encourue pour avoir apostasié, et que, par autorité du seigneur pape, de la Pénitencerie duquel vous avez la charge, vous le dispensiez avec miséricorde de l’irrégularité qu’il a contractée en raison des choses susdites.96

32Les procureurs faisaient eux-mêmes la distinction entre les suppliques qu’ils remettaient à l’office du pénitencier majeur et celles qu’ils destinaient à la Chancellerie. Et si la supplique était en fin de compte destinée à la Pénitencerie, comme c’est le cas ici, les « auditeurs » de celle-ci l’examinaient avant de la porter à la connaissance du pénitencier majeur ou, le plus souvent, de son « régent ».

Le chemin de la supplique et son enregistrement

33À moins que l’affaire soit si épineuse ou si extraordinaire qu’il faille la soumettre à l’approbation du souverain pontife en personne (auquel cas, la supplique était signée Fiat de speciali et expresso et le mandat « spécial » donné par le pape au pénitencier l’était vive vocis), le régent de la Pénitencerie signait la supplique, puis la rapportait au procureur. Ce dernier pouvait alors la remettre au « distributeur » qui la donnait au « correcteur », chargé, on s’en souvient, de composer la « minute » de la lettre. La « grosse » était ensuite rédigée, et après que le datarius avait apposé sur celle-ci la date et le distributeur établi son montant, le procureur pouvait vérifier que le contenu de la lettre correspondait bien à celui de la supplique. Il payait la taxe, puis récupérait la lettre scellée. Bien sûr, si le suppliant s’était confessé à l’un des pénitenciers mineurs, il pouvait s’en retourner chez lui, muni d’une lettre attestant son absolution (mais n’explicitant pas le contenu de sa confession)97. Sinon, la lettre de la Pénitencerie apostolique était envoyée dans le diocèse d’origine du suppliant, via un intermédiaire que la Curie n’avait pas besoin de rémunérer, qu’il s’agisse d’un marchand ou d’un changeur98.

34Une fois la « grosse » écrite par le scribe et vérifiée par le procureur, puis son montant établi par le distributeur, l’original de la supplique était détruit99. Dès lors, en effet, que la lettre avait été remise au suppliant ou à son représentant, les suppliques originales perdaient leur utilité100. Leurs chances de survie étaient donc faibles et il n’est pas surprenant qu’une seule supplique originale de la Pénitencerie, datant de 1384, ait été conservée pour tout le XIV^e siècle101. La Chancellerie, en revanche, a commencé à enregistrer les copies de suppliques en 1342, avec le pontificat de Clément VI102. À cette époque, les suppliques remises au pénitencier majeur ne semblent pas encore reversées dans des registres à part entière. En témoigne cette supplique du 7 novembre 1345, manifestement passée entre les mains du cardinal pénitencier, mais se trouvant dans les registres de la Chancellerie :

Votre dévoué Jaroslav archevêque de Gniezno, soumis au Siège apostolique, souhaite exposer à votre sainteté qu’il a appris au for de la confession que le duc Ladislas, cousin de l’illustre roi de Pologne, a, sur les conseils de son commensal et familier Étienne Pierre, ordonné que deux de ses serviteurs, Florian Borynugii et Jean Neraste, assassinent un certain Jacques, diacre et chanoine d’une église de Gniezno, pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire de rappeler ici […]. Or, très saint père, comme le duc et les deux serviteurs cités ne peuvent se rendre jusqu’au Siège apostolique, l’un en raison des persécutions, des haines et des inimitiés qu’il affronterait en chemin, les autres en raison de leur pauvreté, de la distance et de divers dangers, […] l’archevêque de Gniezno vous supplie de bien vouloir lui concéder le pouvoir de les absoudre dans la forme habituelle de l’Église, de leur infliger une pénitence salutaire qui soit à la mesure de leur faute, et de lui commettre ce pouvoir par une lettre scellée de votre pénitencier majeur ayant reçu de vous un mandat spécial.
Fait par le cardinal pénitencier dans la forme requise pour une commission grâcieuse. R. Donné à Avignon, le sept des ides de novembre, la troisième année.103

35Si l’on sait que la Pénitencerie expédiait bel et bien des lettres – en l’occurrence, il est précisé que la lettre de commission envoyée à l’archevêque de Gniezno sera scellée par le cardinal pénitencier Gaucelme de Jean (v. 1323/1327-1348) – on découvre ici qu’une supplique pouvait être destinée au pénitencier majeur, tout en étant enregistrée par la Chancellerie. Organiquement indépendants l’un de l’autre, les offices de la Pénitencerie et de la Chancellerie ne se sont pas simultanément dotés de registres104, et au milieu du XIV^e siècle, la Chancellerie fait même office, dans une proportion toutefois inquantifiable, de chambre d’enregistrement pour certaines des suppliques destinées au pénitencier. Cette autre supplique, émanant du comte de Clèves et datée du début du mois de juin 1342, semble confirmer notre hypothèse :

Votre dévoué Thierry, comte de Clèves, dans le diocèse de Cologne, supplie votre sainteté car, n’ayant pas eu de fils qui puisse lui succéder dans le comté de Clèves, lui et Marie, une sœur germaine du seigneur Walram, archevêque de Cologne, à laquelle il est lié par affinité au troisième degré, ont sciemment contracté leur mariage et l’ont consommé charnellement afin d’éviter ainsi des guerres, des homicides, des destructions, et le péril de bien des âmes. Aussi vous supplient-ils de mander, par autorité apostolique, la levée de la sentence d’excommunication qu’ils ont, comme d’autres leur ont appris, encourue en raison de leur mariage, ainsi qu’une dispense leur permettant de rester licitement mariés [et légitimant leur descendance].
Qu’il soit ainsi fait, que le comte soit absous par le pénitencier, la comtesse par l’évêque diocésain, mais que, dans l’année, ils fondent deux chapelles de cinquante livres tournois chacune […] et qu’on leur inflige une pénitence salutaire.
R. Et que ceci soit acté sans autre lecture.105

36Est-ce à dire que les domaines de compétence de la Pénitencerie et de la Chancellerie n’étaient ni bien distincts ni indépendants ? Il est clair – on l’a vu avec quelques exemples extraits des formulaires des procureurs de la Curie – que la plupart des lettres de grâce expédiées par la Pénitencerie pouvaient l’être par la Chancellerie, et ce dans les mêmes termes juridiques – les dispenses matrimoniales et les dispenses de clercs illégitimes en particulier106. Une affaire pouvait même être traitée conjointement ou successivement par la Pénitencerie et la Chancellerie, quand il y avait, par exemple, aggravation de l’affaire et qu’une lettre de grâce devait de nouveau être expédiée en réponse à une seconde supplique107. Il est donc évident que les procureurs ont joué un rôle prépondérant, quoique encore assez mal connu des historiens, dans l’orientation des suppliques vers un office ou un autre, la distribution des requêtes dépendant sans doute de leurs propres réseaux.

37Si la division du travail administratif, orchestrée par la bulle In agro dominico de 1338 et les statuts des scribes de 1350-1376, a sans doute eu pour effet de « routiniser » le fonctionnement de la Pénitencerie et de transformer celle-ci en un bureau curial, il convient de nuancer ce propos en soulignant qu’un tel phénomène de « bureaucratisation » – fondée, pour reprendre la définition wébérienne, sur la substitution de règles de gestion abstraites et transposables aux seuls rapports interpersonnels108 –, a forcément trouvé ses limites dans l’importance que conservaient à cette époque les liens noués entre les hommes de la Curie. Il n’est donc pas inutile d’observer de plus près les parcours de tous ceux qui, du cardinal pénitencier au moindre scribe, ont travaillé à la Pénitencerie durant la période avignonnaise.

Le personnel de la Pénitencerie (v. 1307-v. 1378)

Le cardinal pénitencier et son office

Le triomphe des juristes français

38Les cardinaux pénitenciers du XIV^e siècle sont tous d’importants prélats : bien formés en théologie ou en droit canonique, proches des princes, ils ont souvent fait une carrière ecclésiatique de haute volée, qu’ils prolongent après avoir été placés, par le pape, à la tête de la Pénitencerie. Six Français occupent la charge de pénitencier majeur durant la période avignonnaise de la papauté, même s’il faut rappeler, aussi brefs aient été leurs mandats, que Gil Alvarez Carillo Albornoz (v. 1353-v. 1358) est castillan109 et que Francesco degli Atti (v. 1358-1361) est né à Todi110. À l’image du collège cardinalice, les pénitenciers majeurs sont donc en grande majorité d’origine française, ce qui tend à prouver que les charges curiales les plus importantes étaient de préférence confiées à des prélats dont les papes étaient proches linguistiquement et institutionnellement – Guillaume Bragose, cardinal pénitencier d’Urbain V, est, comme ce dernier, issu du diocèse de Mende –, voire à qui ils étaient liés par le sang – Jean de Cros, pénitencier majeur dans les années 1370, est un cousin de Grégoire XI (1370-1378). Par ailleurs, les liens entre maisons cardinalices et offices curiaux se sont renforcés au XIV^e siècle. Le nombre des cardinaux ayant une fonction au sein de la Chancellerie pontificale, par exemple, a doublé par rapport au XIII^e siècle. Comme l’écrit Pierre Jugie, « il est indéniable que des liens étroits de clientélisme, mais aussi d’émulation réciproque existaient entre Chancellerie pontificale et maisons cardinalices »111. Cette conclusion semble valable pour la Pénitencerie également, même si les pénitenciers majeurs étaient recrutés en raison de leurs compétences en droit au moins autant qu’en raison de leur inscription dans un réseau cardinalice et, plus globalement, curial.

39Tous sont juristes, parfois fort renommés, soit qu’ils aient enseigné, soit qu’ils aient été conseillers. Bérenger Frédol, dont le mandat de pénitencier commence en 1306-1307 et s’achève avant 1321, acquiert le titre de docteur en droit canonique, enseigne ensuite à Paris et probablement à Montpellier, participe à, voire supervise la rédaction du Sexte – cette compilation de décrétales commandée par Boniface VIII (1294-1303) –, et se trouve auditeur de la Rote avant d’être élevé à la dignité cardinalice en 1305112. On lui doit notamment le Tractatus de excommunicatione et interdicto, qui, pendant plus de deux siècles, fait office de manuel sur la question des censures ecclésiastiques, ainsi qu’un Tractatus de absolutione ad cautelam et peut-être même une Summula in foro poenitentiali113. Les autres cardinaux pénitenciers, certes, n’ont pas laissé une œuvre aussi connue des juristes de la fin du Moyen Âge, mais tous ont suivi un cursus en droit. Gaucelme de Jean est docteur114, Albornoz et Guillaume Bragose ont tous deux étudié le droit canonique à Toulouse – le second y enseignant même par la suite115 –, et Francesco degli Atti l’a sans doute appris à Bologne. Étienne de Poissy, dont le mandat s’étend entre février 1369 et octobre 1371, a commencé par étudier le droit canonique pour ensuite devenir maître des requêtes du roi de France, ce qui suggère qu’il était également compétent en droit civil116. Là où, au XIII^e siècle, les intellectuels nommés à la tête de la Pénitencerie Apostolique étaient de brillants théologiens pour la moitié issus des couvents Mendiants, les cardinaux pénitenciers avignonnais sont donc des praticiens du droit formés à l’Université, font partie du clergé séculier et / ou évoluent très rapidement en milieu curial.

40Tous sont évidemment détenteurs d’au moins un bénéfice ecclésiastique. Bérenger Frédol cumule les canonicats (Béziers, Amiens, Maguelonne et Narbonne), en sus de son abbatiat de Sainte-Aphrodise et de son archidiaconat d’Uzès. Étienne Aubert détient déjà plusieurs bénéfices mineurs, lorsqu’il est élu évêque de Noyon le 12 janvier 1338, puis de Clermont le 11 octobre 1340117. Les pénitenciers majeurs des années 1350-1370 ont tous, sans exception, été évêques, voire archevêques, avant d’être créés cardinaux. Gil Albornoz obtient de nombreux bénéfices ecclésiastiques au retour de son séjour toulousain et devient assez rapidement archevêque de Tolède (13 mai 1338). Francesco degli Atti est élevé sur le siège de Corfoue le 30 mai 1348, mais Clément VI le transfère la même année sur le siège de Chiusi. Guillaume Bragose est élu évêque de Vabres le 2 août 1361, après avoir été archidiacre de Mirepoix et chapelain du pape ; Étienne de Poissy évêque de Paris le 11 décembre 1363 et, enfin, Jean de Cros est évêque de Limoges le 14 mai 1347. Il ne sera créé cardinal qu’une vingtaine d’années plus tard118.

41Trois des cardinaux-pénitenciers de la période avignonnaise se démarquent cependant des autres en raison de la carrière séculière qu’ils ont faite avant d’arriver à la Curie. Après des études de droit à Toulouse et un passage dans l’administration royale, Étienne Aubert devient juge ordinaire en 1321, puis lieutenant-sénéchal, garde-sceau du sénéchal et, finalement, professeur de droit à l’université de Toulouse en 1335. Appelé à la cour du roi Philippe VI, il est envoyé à plusieurs reprises auprès de Benoît XII entre 1337 et 1341 et se familiarise avec le milieu curial à l’occasion de ces missions diplomatiques. Albornoz, lui, a été chancelier du royaume de Castille, avant d’être disgrâcié en 1350 par Pierre le Cruel et de partir pour Avignon. Enfin, Étienne de Poissy fut conseiller et maître des requêtes, mais aussi secrétaire du dauphin, avant d’être élu évêque de Paris119. Gaucelme de Jean, en revanche, est le seul à avoir fait presque l’ensemble de sa carrière au sein de la Curie, après avoir été professeur de droit canonique au début du siècle120 : apparenté à Jean XXII, chapelain pontifical, puis auditeur des causes du Palais apostolique, il dirige la Chancellerie pendant deux ans et demie, jusqu’au 9 janvier 1319. Il est nommé à la tête de la Pénitencerie Apostolique en 1327 au plus tard, au moment où Jean XXII le crée cardinal-évêque d’Albano.

42Les papes avignonnais choisissent les pénitenciers majeurs parmi les cardinaux-prêtres plutôt que parmi les cardinaux-évêques : le titre cardinalice de l’église suburbicaire de Saints-Nérée-et-Achillée est ainsi détenu par Bérenger Frédol (15 décembre 1305) et, dans les années 1370, par Jean de Cros (30 mai 1371) ; ceux de Saints-Marcellin-et-Pierre par Gaucelme de Jean (17 décembre 1316), de Saints-Jean-et-Paul par Étienne Aubert (20 septembre 1342), de Saint-Clément par Albornoz (17 décembre 1350), de Saint-Marc par Francesco degli Atti (23 mars 1357), de Saint-Laurent-hors-les-Murs par Guillaume Bragose (6 décembre 1362), et de Saint-Eusèbe par Étienne de Poissy (22 septembre 1368). Trois d’entre eux cependant deviennent cardinaux-évêques au cours de leur mandat de pénitencier : Gaucelme de Jean – nous l’avons dit –, mais aussi Étienne Aubert, fait cardinal-évêque d’Ostie le 13 février 1352, et Jean de Cros qui prend l’évêché de Palestrina le 28 septembre 1376, soit trois ans après avoir été nommé pénitencier majeur par Grégoire XI.

43Sur quels deniers vivent-ils ? Outre un pourcentage des cens variés versés à la Chambre apostolique par les évêques et les abbés lors de leur élection ou de leur venue en Avignon, les cardinaux pénitenciers reçoivent des scribes douze gros tournois toutes les cent lettres, en raison de l’usage qui est fait de leur sceau, et peuvent, lors de la nomination d’un procureur à laquelle ils auraient contribué, réclamer trois florins auprès de la Chambre, du moins si l’on en croit les dispositions du concile de Constance (1414-1418)121. Même si ce dernier dit se situer dans la lignée de la réforme de la Pénitencerie conduite par Benoît XII, rien ne nous assure qu’il en allait déjà ainsi au milieu du XIV^e siècle122. Concernant les habitations des cardinaux, nous sommes en revanche mieux renseignés. Gaucelme de Jean, pour ne retenir que lui, possède une immense « maison », composée de douze habitations auxquelles en furent ajoutées sept autres, situés entre l’église Saint-Pierre et les rues Saluces et Sainte-Catherine123. Il arrive aussi que les cardinaux pénitenciers changent de « livrée » en cours de mandat, puisqu’Étienne de Poissy vit successivement dans celle de Neufchâtel, près de la Pignotte, puis dans celle de Naples, rue des Ortolans124.

44Le constat fait pour les années 1250-1280 d’une multi-activité des cardinaux pénitenciers reste valable au XIV^e siècle et conforte l’idée selon laquelle leur office de pénitencier n’est que l’un des lieux dans lesquels se déploient leurs connaissances juridiques ou leur savoir-faire d’administrateurs. Comme leurs prédécesseurs, Gentile da Montefiore (1302-1307) ainsi que Bérenger Frédol continuent, parallèlement à leur charge curiale, de gérer leurs affaires courantes (bénéficiales notamment) et extraordinaires (légations et procès curiaux)125. Gentile doit cependant se démettre de sa charge, lorsqu’en 1307, il est envoyé légat en Hongrie126. Bérenger, cardinal-évêque de Tusculum du 10 août 1309 jusqu’au 11 juin 1323, lui succède aussitôt, et reste à la tête de l’office jusque 1321 au plus tard. Il jouit d’une si grande influence sous le pontificat de Clément V, que la connaissance du procès intenté à la mémoire de Boniface VIII – alors même qu’il avait, quelques années plus tôt, conseillé Guillaume de Nogaret et œuvré en faveur de la monarchie française (vers 1304) – ainsi que l’enquête sur l’évêque d’Albi Bernard de Castanet (1307-1308) lui sont confiées durant son mandat de pénitencier majeur127.

45Durant sa première légation, destinée à rétablir la paix dans les territoires de l’Église, Albornoz est sans doute déjà cardinal pénitencier, puisqu’on le trouve mentionné comme tel dans le registre carcéral de la Curie, le 14 avril et le 10 mai 1353128. À peine revenu au bercail, il doit repartir pour une seconde légation en Italie en 1358, alors qu’il se trouve encore dans l’exercice de son mandat de pénitencier129. Jean de Cros est, quant à lui, nommé légat auprès de Charles V à la fin de l’année 1378 (il le convainc d’ailleurs, quelques mois plus tard, de soutenir l’anti-pape Clément VII)130. Mais rappelons qu’en cas d’absence du cardinal pénitencier, la direction de l’office était remise à un « lieutenant » (locumtenens), si bien que Jean Fabre supplée Gaucelme de Jean en 1347131, et Francesco degli Atti assure la gestion de l’office pendant la première légation italienne d’Albornoz, en 1357132. En cela, l’office de pénitencier majeur apparaît comme une charge parmi d’autres, intégrée au vaste système administratif de la papauté et articulée à d’autres missions, exactement comme au XIII^e siècle.

46Une fois pénitenciers, certains des cardinaux continuent leur ascension au sein de la Curie, jusqu’à devenir pape comme c’est le cas d’Étienne Aubert qui prend le nom d’Innocent VI le 18 décembre 1352, ou hors de la Curie, tel Albornoz dont la seconde légation italienne fait rentrer les territoires d’Italie centrale dans le giron de l’Église romaine133. La plupart, cependant, restent pénitenciers jusqu’à la fin de leur vie, comme Francesco degli Atti qui meurt, en cours de mandat, le 4 septembre 1361, Guillaume Bragose le 11 février 1367, ou Étienne de Poissy, le 16 octobre 1373. Gaucelme de Jean, frappé par la Peste noire, décède en 1348, à l’âge de 85 ans, au terme d’une vie mise, pendant plus de vingt ans, au service de la Pénitencerie apostolique.

Des hommes de bureau : auditeurs, scribes et correcteurs

47Sur le personnel du bureau de la Pénitencerie, composé de scribes, de correcteurs et d’auditeurs, chargés d’assurer la réception des suppliques, la confection, la vérification et l’expédition des lettres, nous disposons de peu d’indices biographiques. Les auditeurs, censés prodiguer leurs conseils au cardinal pénitencier, se situent souvent dans l’ombre de ce dernier, puis, pour certains, continuent leur parcours au sein de la Curie, pour d’autres font une carrière ecclésiastique au dehors134. Arnaud, docteur en droit canonique, est récompensé par l’évêché de Famagouste, en 1365, après plusieurs années de bons et loyaux services rendus à la Pénitencerie135. Gaillard de Boisvert monte en grade au sein du même office après la mort de Guillaume Bragose. Simple auditeur de la Pénitencerie, il se retrouve en effet doté des pouvoirs du pénitencier majeur136, qu’il conserve jusqu’à ce qu’Étienne de Poissy prenne ses fonctions le 21 février 1369, soit pendant un an et demi. Après avoir été, lui aussi, « auditeur » (à partir de 1343 au moins137), le moine clunisien Bernard Ractier devient pénitencier mineur le 17 novembre 1350138.

48Leurs diplômes en droit canonique les destinent logiquement à des fonctions juridiques ou administratives, mais d’aucuns lorgnent sur de juteux bénéfices ecclésiastiques – le rôle qu’ils jouent au sein de la Curie et leur soumission directe au pape facilitant sans doute leur ascension. Un bon exemple est celui de Bernard Caulason, dont Armand Jamme a pu retracer le parcours à partir d’indices pourtant très minces139. D’origine gasconne, ce professeur de droit civil à l’Université d’Orléans apparaît tardivement dans les sources pontificales. En août 1340, il est dit legum doctor, chapelain et familier commensal du cardinal Gaucelme de Jean. Comme il ne détient alors aucun bénéfice ecclésiastique, il reçoit, sur recommandation de Gaucelme, un canonicat avec prébende à Saint-Martin de Tours, ainsi que la prévôté de Léré140. Sa renommée d’enseignant et ses compétences juridiques – il ne laissera pourtant aucune œuvre, ni traités ni même consilia – ont probablement contribué à son recrutement comme auditeur par le pénitencier majeur. En septembre 1347, c’est bien en tant que tel qu’il fait libérer deux individus accusés d’avoir fabriqué de fausses bulles141. Cela étant, son emploi d’auditeur à la Pénitencerie n’est pas fixe, puisqu’il entre au Sacré Palais, avec la charge d’instruire les causes litigieuses que le vice-chancelier lui confie. Brièvement nonce apostolique auprès du roi d’Angleterre Édouard III dans les années 1349-1351, Bernard incarne bien cette capacité de la Curie à mettre à son service des juristes renommés, mais aussi la multi-activité de ces derniers qui, loin de détenir un emploi stable dans un office en particulier, peuvent au contraire cumuler les charges comme les bénéfices.

49Grâce aux registres d’entrée et de sortie de la Chambre apostolique, nous connaissons aussi, pour certaines périodes, le nombre et le nom des scribes. Beaucoup d’entre eux travaillent à la Curie durant plusieurs pontificats, d’autant qu’ils tiennent leur office en théorie à vie. Scribe sous Clément V, Jean de Sommabre l’est encore sous Jean XXII142. Entre 1342 et 1352, le collège des scribes de la Pénitencerie se compose de vingt et une personnes, dont une au moins, Pierre de Lalo, est membre depuis le pontificat de Benoît XII, et quatre autres continuent à y travailler jusqu’au pontificat d’Urbain V. Bernard Guinier, par exemple, reste en poste durant plus de trente ans143. Sur les cent trente-six noms de scribes retrouvés par Bernard Guillemain pour la période avignonnaise (là où Göller n’en comptait que cinquante), il est possible de déterminer la provenance géographique de cent dix-sept d’entre eux. Guillemain note la présence d’un fort contingent de clercs limousins, quercynois et du Biterrois – un phénomène qu’il faut corréler aux origines géographiques des papes eux-mêmes – mais aussi de quelques recrues isolées du Nord de la France144.

50Le métier de scribe exige une certaine discipline de vie liée à la nature même de leur travail exigeant temps et précision. Il ne peut se cumuler avec une autre fonction administrative, du moins si l’on en croit le parcours des individus qui sont transférés de la Chancellerie à la Pénitencerie, ou inversement, et qui montrent qu’on ne pouvait exercer dans les deux bureaux à la fois. Pour l’ensemble de la période considérée, Guillemain relève cinq cas de transferts de la Pénitencerie à la Chancellerie, et trois dans le sens inverse. Giovanni Pistoia par exemple, nommé scribe de la Pénitencerie par un motu proprio du 22 juillet 1342, ne peut finalement exercer cette nouvelle charge parce qu’il poursuit parallèlement sa tâche d’enregistreur de suppliques à la Chancellerie ; il se fait donc remplacer par son frère le 13 mars 1343, puis sera reçu comme « grossoyeur » à la Chancellerie, cinq ans plus tard145. On sait par ailleurs que certains scribes à la Pénitencerie pouvaient être procureurs, tels Arnaldus de Faya (qui est même notaire et scribe) et Johannes de Roseriis146.

51De manière générale, l’office de scribe devait, en théorie, couronner une carrière. Pierre Germain est d’abord enregistreur de suppliques, Gilles Vaguel et Ancelin Martin sont chapelains pontificaux, Bernard Guinier auditeur de la Chambre ; tous ne deviennent scribes qu’ensuite et garderont d’ailleurs cet emploi durant plusieurs décennies. Guillaume de Tourniac et Giacomo di Matro, tous deux chapelains de Gaucelme de Jean, font ainsi partie du collège des scribes pendant plus de vingt ans : entre 1334 et 1357 pour le premier, 1324 et 1348 pour le second147. Et pourtant, la tendance à ne voir dans la qualité de scribe qu’un titre honorifique s’accentua, d’autant que certains papes avignonnais l’octroyaient comme une faveur. Jean XXII, par exemple, se laisse fléchir par le cardinal de Montfavès en admettant en surnombre, au sein du collège des scribes, Étienne de Dammarie, un familier dudit cardinal. Clément VI accorde à Nicolas de Michet l’expectative d’un premier office vacant le 20 avril 1344148, et, sous le mandat du cardinal Guillaume Bragose, Urbain V fait nommer scribe l’un de ses familiers, un dénommé Gaucelme Coquard, chanoine et prêtre, clerc récepteur de la Chambre et vice-trésorier commis à la réparation du Palais apostolique149. Dans la seconde moitié du XIV^e siècle, les domestiques de la Maison du pape convoitent de plus en plus fréquemment le titre de scribe : Bernard de Maubuisson, qui tient les comptes de la cuisine ; Elie Raimbaud, gardien de la vaisselle ; Philippe d’Aydon, acheteur de vivres au début des années 1360 ; Guillaume Beaufils, encore panetier en 1352, mais qui se consacre ensuite à son office de scribe de la Pénitencerie jusqu’en 1365. Certains osent même cumuler les charges : Jean d’Hublanges est à la fois panetier et scribe jusque 1361, Guillaume Lacroix bouteiller et scribe sous Innocent VI150.

52Des correcteurs et des distributeurs qui étaient choisis parmi le collège des scribes en revanche, nous ne connaissons pas l’identité, à quelques exceptions près comme Guillelmus Girardi, distributeur de la Pénitencerie sous Benoît XII, ou de Iohannes Conitlindis (?), distributeur lui aussi, vers 1370151. Les clercs chargés de la garde du sceau des pénitenciers mineurs, dont un seul sort du lot, parce qu’il est mentionné dans une supplique datée du 6 août 1361152, ne nous sont pas davantage connus. Il est donc difficile de peindre une image nette de cet « bureau » placé sous la férule du cardinal pénitencier, mais une impression de cohérence fonctionnelle se dégage, donnant à penser que la Pénitencerie est devenue, dans les années 1340-1350, un organe autonome, quoique connecté aux autres offices curiaux.

La folie dans la place ? Le cas Opicino de Canistris

53Si nous connaissons l’activité ordinaire des scribes, l’un d’eux intrigue davantage. Né en 1296, originaire de Pavie, Opicino de Canistris se destine à la prêtrise après avoir été, dans son enfance, initié à l’art du dessin et de l’enluminure153. Ordonné prêtre à Parme en 1320, il exerce ensuite son office à Pavie jusqu’en 1328, puis quitte la cité occupée par les troupes de l’empereur Louis de Bavière, et se réfugie alors dans la petite ville fortifiée de Valenza. La rédaction de deux traités consacrés à l’autorité du pape (dont le De preeminentia spiritualis imperii, achevé en 1329) le fait connaître du pape Jean XXII, qui le nomme scribe à la Pénitencerie en 1330.

54Derrière, ou du moins à côté de la vie d’un « employé ponctuel » pour reprendre l’expression de Guillemain154, il y a l’auteur, entre autres (même si la plupart de ses opuscules sont aujourd’hui perdus), d’une « autobiographie » – dont la lisibilité paléographique est sans doute due à son métier de scribe, mais dont le degré d’intimité ne laisse pas de surprendre –, qu’il parsème de dessins au symbolisme complexe et de projections cartographiées de sa psychè. Selon Muriel Laharie, Opicino serait même un cas paradigmatique de « maladie mentale »155 ; l’historienne affirme qu’à partir de 1334, il aurait souffert de « schizophrénie » et de « paraphrénie », se manifestant au travers d’une certaine mégalomanie, elle-même amplifiée en 1337, par la victoire de son procès à la Rote contre ceux qui contestaient la régularité de son accession au sacerdoce. Elle ajoute :

Pendant la vingtaine d’années qui séparent son entrée dans la psychose de sa mort [en 1353], Opicin[o] mène une existence sédentaire et monoone qui contraste avec son instabilité antérieure. Il continue sans difficulté à faire coexister sa vie quotidienne de scribe à la Pénitencerie – dans ’entourage de Benoît XII, puis de Clément VI – et son délire qui reste gnoré de son entourage. Ce qui compte à ses yeux, c’est l’œuvre monumentale qu’il réalise à l’insu de tous et où il exprime sa démesure.156

55Il dit en effet avoir renoncé progressivement, à partir de 1335, à son « office » (officium) de scribe qu’il qualifie d’« opus servile », pour se consacrer pleinement à son œuvre divine (opus Domini)157. Opicino semble trouver son travail à la Curie terriblement ennuyeux et répétitif, mais manifeste surtout une certaine méfiance pour les pénitenciers qu’il soupçonne d’être corrompus et d’abuser de leur pouvoir d’absolution. Son propre sentiment de culpabilité, nourri par les accusations qui sont portées contre lui de n’avoir pas obtenu sa cure de manière régulière – Opicino avoue lui-même avoir violenté des clercs gibelins de Pavie en 1314 et bien qu’ayant été absous de son péché, il demeure longtemps persuadé de son irrégularité158 –, se convertit en une obsession pour la pureté de la pénitence – qu’il place au sommet de la pyramide des sacrements159 –, pour la collation des bénéfices et pour la régularité des promotions aux ordres sacrés. Il insiste longuement, dans son autobiographie, sur ces hommes qui, comme lui, ne savaient pas être en faute au moment où leur charge ecclésiastique leur a été conférée, et il invoque explicitement l’« ignorance du droit » comme une excuse tolérée par le droit canonique160.

56Au-delà des présupposés sur sa « folie », reconduits par Muriel Laharie, ou de tout autre diagnostic rétrospectif, Opicino, mérite, selon Sylvain Piron, d’être compris comme le « symptôme d’une situation historique particulière »161. « En proie à d’inextricables conflits intérieurs » et même à des « injonctions contradictoires » entre différents niveaux de normativité162, ce scribe vit intimement et violemment la crise d’une Église enrichie et corrompue qui n’en appelle pas moins à l’humilité et la pauvreté, d’un clergé simoniaque qui continue d’administrer les sacrements, et de pouvoirs civils qui viennent remettre en cause l’appartenance de leurs sujets au corps des croyants. On peut aussi voir en lui un cas d’« exceptionnel normal »163, puisque son extraordinaire autobiographie nous renseigne indirectement sur le travail banal des scribes de la Pénitencerie et sur les connaissances courantes, à la fois juridiques et théologiques, qui étaient les leurs.

Les pénitenciers mineurs entre Rome et Avignon

Des Avignonnais modèles ?

57Pour l’ensemble de la période avignonnaise, Guillemain recensait, en 1962, deux cent neuf pénitenciers mineurs ayant résidé à la Curie, là où Göller, à partir des registres d’entrée et de sortie de la Chambre apostolique (Introitus et Exitus), en avait compté moitié moins164, et où les « livres des officiers » des années 1347- 1371165, aujourd’hui dispersés dans les registres avignonnais et les Collectoriae, mais récemment édités par Armand Jamme, Étienne Anheim, Germain Butaud et Philippe Gennequand, permettent d’établir des chiffres plus sûrs166. Parmi les hommes qui composent la Pénitencerie Apostolique, on compte ainsi entre seize et dix-huit pénitenciers mineurs au début du pontificat de Clément VI, puis une vingtaine (22 pour être précis) en 1350167. Ils constituent donc la moitié des effectifs de l’office curial dans son ensemble (environ quarante personnes au milieu du siècle). Sous le pontificat d’Urbain V, douze nouveaux pénitenciers sont reçus à l’office168, puis quatre au début du règne de Grégoire XI (1371)169, mais il faut savoir que nombre d’entre eux restaient pénitenciers sous plusieurs pontificats successifs. Bernard de Pamiers, par exemple, est attesté comme pénitencier mineur en 1316, au tout début du pontificat de Jean XXII, mais aussi en 1335170. Entre 1342 et 1354, trois pénitenciers, sur les vingt-cinq totalisés par Göller pour la période, l’étaient déjà sous Benoît XII171. On sait aussi combien étaient les pénitenciers mineurs à certaines dates précises : le 25 mai 1353, le registre d’entrées et de sorties de la Chambre apostolique fournit les noms de dix-huit pénitenciers du pape172, et ils sont le même nombre un peu moins de dix ans plus tard, à la fin de l’année 1362173.

58Dans la lignée des études prosopographiques sur les offices curiaux, les historiens ont mis en valeur le cosmopolitisme du collège des pénitenciers. Leurs compétences linguistiques, indiquées sur les cahiers de réception des officiers, permettent de connaître la provenance géographique de cent un pénitenciers mineurs. Pour l’ensemble de la période avignonnaise, douze « nations » sont ainsi représentées. Entre 1347 et 1352 par exemple, Clément VI engage deux Français du Midi, six Limousins, trois Français du Nord, trois Italiens, trois Espagnols, trois Allemands, trois Tchèques, un Hongrois, deux Suédois, et un Anglais (sachant, bien entendu, que toutes ces catégories très discutables cherchent à rendre compte d’appartenances linguistiques)174. La compréhension de la langue des suppliants était décisive, car des centaines de personnes, clercs comme laïcs, affluaient chaque année de tous les pays d’Europe pour se confesser aux pénitenciers mineurs. Chaque groupe linguistique devait donc être représenté. En 1353, on trouve parmi les rangs des pénitenciers avignonnais, l’Allemand André de Vogelsanc, le Flamand Jean Belin (recruté en 1349175), le Breton Alain Thomas, le Scandinave Nicolas Asmundsson, le Normand Jean Taurin, les Français Guillaume Vilate, Étienne de Marlhaco (de Limoges) et Bernard Ractier, Jean Egilbert, prieur à Rodez, mais aussi un Espagnol nommé Jean de Atensia, un Hongrois, et enfin six Italiens. Douze langues sont ainsi représentées au sein d’un collège comptant dix-sept pénitenciers et Vincke en conclut que leur recrutement s’accomplissait en fonction de leur langue maternelle176. En 1362, le roi Pierre IV d’Aragon lui-même demande au pape d’admettre son conseiller Jean de Fornells – un Franciscain de Saragosse – parmi les pénitenciers mineurs, « afin que ses compatriotes puissent se confesser à lui »177. Le 31 décembre de la même année, les registres d’entrée et de sortie de la Chambre apostolique mentionnent dix-huit pénitenciers, dont Henri de Pologne, Albert de Bohême et Jacques d’Assise178. Si les Italiens et les Français sont clairement surreprésentés tout au long du siècle, il n’empêche qu’une continuité est assurée chez les pénitenciers espagnols, hongrois ou encore scandinaves. Le tableau qui suit montre ainsi que les Scandinaves (pour la plupart des Danois) furent presque continûment présents au sein du collège des pénitenciers, de Jean XXII (1316-1334) à Grégoire XI (1370-1378)179.

59Au XIV^e siècle, les pénitenciers mineurs sont souvent des Mendiants, parfois des ermites de Saint-Augustin ou des Carmes. Pour le mandat de Bérenger Frédol, par exemple (1307-1321), nous connaissons le Franciscain Guillaume de Saint-Marcel (pénitencier vers 1310), ancien inquisiteur de Provence, ayant notamment sévi à Valréas, en 1298, contre les usuriers, les juifs relaps, mais aussi les vaudois180. Du pontificat de Benoît XII, nous gardons ensuite trace de quatre pénitenciers restés à Rome, dont deux Prêcheurs, Guillelmus de Perusio et Andreas de Reate, et deux Mineurs, Philippus de Montecalerio et Andreas Bartholi de Spolète181. Entre le pontificat de Benoît XII et celui de Grégoire XI, ce sont pas moins de dix-neuf Dominicains, tous gradués en théologie, à l’exception d’un docteur en droit canonique, et onze Franciscains qui sont recrutés, contre treize réguliers issus d’autres Ordres (six Carmes, quatre Ermites de Saint-Augustin, deux Bénédictins et un Clunisien). Pour le pontificat de Grégoire XI, enfin, nous n’avons les noms que de neuf pénitenciers, dont cinq Dominicains et un Franciscain182.

60Fers de lance du tournant pastoral au XIII^e siècle, les Mendiants sont bien entendu des professionnels de la prédication, mais aussi de la confession – même si le droit, pour eux, de confesser sans le consentement de l’évêque diocésain, avec pour seule autorisation celle du pape, leur a été contesté par le clergé séculier, tout au long du XIII^e siècle et même au-delà183. Théologiens réputés et parfois même canonistes reconnus, ils sont capables d’élaborer des outils pour les praticiens de la confession. On pense ainsi au Franciscain Jean Rigaud, pénitencier du pape jusqu’en 1317 et mort en 1323, qui est l’auteur d’une Formula confessionum, sans doute rédigée vers 1309-1312, dans laquelle il offre un tableau de tous les actes qui doivent précéder, accompagner ou suivre l’aveu fait au prêtre. Il y précise qu’on peut se confesser à l’évêque ou à son pénitencier, au pape ou à quiconque ayant obtenu du souverain pontife le droit de confesser et d’absoudre, ce qui renvoie au statut des Frères Mendiants et des pénitenciers de la Curie184.

61Leurs compétences en théologie ou (plus rarement) en droit canonique, sont également recherchées parce qu’elles facilitent l’exécution de leur office de confesseur : leur solide connaissance du Décret et des Décrétales leur permet de qualifier juridiquement les faits confessés, celle de la théologie sacramentelle de conduire l’interrogatoire du pécheur. La plupart des pénitenciers mineurs ont en fait étudié la théologie, dans les couvents Mendiants ou à Paris. Pierre de Middelburg, par exemple, un Ermite de Saint-Augustin, devenu pénitencier mineur en 1363185, a préalablement fréquenté les facultés de Paris et de Toulouse, exercé la fonction de lecteur dans son ordre à Cologne, à Trêves, à Bruges, puis en Angleterre ; en 1369, il recevra la maîtrise de théologie au studium curie avignonnais186. Autre cas, celui du Flamand Jean Belin, un Carme issu du diocèse de Thérouanne, qui est promu magister theologiae en 1348. Cela étant, quelques juristes viennent peupler et animer l’office des pénitenciers mineurs, tel que Alvarez Pelayo, ce Mineur espagnol, ancien élève de Guy de Baysio à Bologne, devenu professeur de droit canonique à Pérouse, et bien connu pour avoir défendu une conception théocratique du pouvoir pontifical dans son De statu et planctu Ecclesie. Il est sans doute récompensé après avoir ainsi dénoncé avec virulence les partisans de Louis de Bavière et s’être opposé au courant des Spirituels, en étant nommé pénitencier pontifical par Jean XXII, en 1329187. Que l’on pense sinon au Clunisien Bernard Ractier, décrétiste de formation188.

62Ce sont leurs titres universitaires qui les font accepter189, davantage que les recommandations ou les services passés à la Cour, contrairement aux pénitenciers majeurs qui jouent de leurs réseaux et de leur proximité, voire de leur parenté, avec le souverain pontife. Guillemain évoque toutefois quelques rares cas de faveur. Service est rendu à Bérenger Frédol lorsque son chapelain et médecin personnel, Jean de Sommabre, obtient, en sus de son office de scribe, une charge de pénitencier, ainsi que des bénéfices dans les diocèses de Sisteron et de Béziers190. Jean Egilbert, chambrier et bibliothécaire de Benoît XII de 1336 à 1342, jouit également d’une faveur pontificale, lorsqu’il est promu pénitencier mineur, le 25 mars 1339191.

63Une fois installés auprès de la Curie, les pénitenciers mineurs ont leur propre habitation avignonnaise ou vivent en bonne entente « chez l’habitant ». Une liste de paiements effectués par la Chambre apostolique sous Jean XXII, en 1321-1322, nous fait connaître les noms de treize pénitenciers, leurs maisons et le montant de leur loyer192. Par exemple, le Franciscain Aicardo Antimiani, devenu archevêque de Milan en 1317, habite pendant cinq ans et cinq mois dans la maison d’une femme prénommée Peronelle (peut-être une Béguine)193. Tous ont le droit de se choisir un confesseur, mais aussi d’avoir un autel portatif, si l’on en croit les « privilèges » (privilegia) que leur concède Benoît XII. Ils bénéficient en outre des indulgences prononcées par le pape durant la Semaine sainte et de l’indulgence plénière in mortis articulo194. Quant à leurs domestiques (socii), ils peuvent bénéficier des absolutions et dispenses qu’eux-mêmes octroient en tant que pénitenciers195.

64Les pénitenciers mineurs sont en partie payés en nature : portions alimentaires (vidandae), vêtements fournis deux fois par an, bougies et prebendae telles que paille ou orge pour les chevaux. Au XIII^e siècle encore, des gratifications en argent (presbyteria) leur étaient distribuées lors du mardi de Pâques (comme aux autres curialistes de rang inférieur), en plus des dons divers et des revenus de leurs bénéfices ecclésiastiques196. Mais à partir de 1310, et ce durant toute la période avignonnaise, la Chambre apostolique rétribue les curialistes sous forme de gages hebdomadaires ou mensuels. Aussi les pénitenciers mineurs reçoivent-ils quinze florins d’or chaque mois et vingt-cinq le jour de Pâques, ainsi que celui de la Nativité, conformément aux règles établies par Benoît XII197.

65Leur carrière semble, en grande partie, se dérouler à la Pénitencerie. Bernard de Pamiers ou Géraud Cambalou, par exemple, y restent plus de vingt ans. Cahorsin, un cousin de Gaucelme de Jean, est reçu le 8 mai 1359 ; on l’y trouve encore en 1370198. La fonction de pénitencier mineur sert toutefois de tremplin social et institutionnel à la plupart de ces hommes. Jean Rigaud, prêtre du diocèse de Limoges, puis pénitencier du pape, abandonne immédiatement sa charge lorsque Jean XXII le nomme évêque de Tréguier, le 21 février 1317199. Comme les auditeurs de la Curie, beaucoup ont en effet été promus évêques sur des sièges italiens, allemands ou anglais, mais aussi et surtout dans des régions où l’influence de l’Église romaine se fait faiblement sentir (Bretagne, Écosse, Portugal ou Norvège200). T. Majic compte ainsi qu’un tiers des pénitenciers mineurs du XIV^e siècle sont devenus évêques, archevêques ou cardinaux. Parmi les quatre-vingt-six devenus évêques, nous pouvons citer Alvarez Pelayo, évêque de Coron en 1332, Andrea della Torre, évêque de Gênes en 1368, ou Thomas de Brinton, évêque de Rochester en 1373201. D’autres sont chargés de mission par le pape et jouent un rôle diplomatique important dans les échanges entre la Curie avignonnaise et les gouvernants séculiers, surtout ceux des périphéries de la Chrétienté202. Entre 1363 et 1366, Nicolas Lebrahon, par exemple, s’efforce de persuader les capitaines des routiers d’aller se battre pour reconquérir la Terre Sainte et porte alors sa requête devant le roi d’Angleterre et le prince d’Aquitaine203.

Les turbulents Romains

66Longtemps négligés par l’historiographie jusqu’à l’article fondamental d’Andreas Rehberg, les pénitenciers romains accomplissent leur office à Rome durant la totalité de l’exil avignonnais204. Leur pouvoir, d’ordre sacramentel, est comme « attaché » aux reliques de la ville sacrée, qui reste évidemment un lieu de pèlerinage majeur en Occident, et indissociable des basiliques dans lesquelles les pèlerins viennent expier leurs péchés ; les pénitenciers mineurs romains doivent en effet recevoir les confessions des fidèles venus chercher l’absolution de leurs péchés. Mais mal surveillés, pour ne pas dire indépendants, ils provoquent très vite le mécontentement des papes français. Vers 1326-1327, Jean XXII leur reproche ainsi leur indulgence envers les hérétiques ou leurs complices – alors que l’absolution de l’excommunication encourue par ces derniers est en théorie réservée au souverain pontife. Dans une lettre qu’il adresse à l’évêque de Viterbe et au recteur du Patrimoine de Saint-Pierre, le chanoine Philippe de Camberlaco, le pape charge ces derniers de mener une enquête sur les agissements des pénitenciers romains205. Leur conduite attire ensuite les foudres de Benoît XII, qui dénonce, par la même occasion, la cupidité de leurs interprètes – les pénitenciers semblent en effet recourir à des traducteurs, lorsqu’ils ne comprennent pas eux-mêmes la langue des pèlerins – et confie à nouveau à Philippe de Camberlaco, ainsi qu’à l’évêque d’Anagni, le soin d’une enquête sur les pénitenciers romains206. Selon Rehberg, le Jubilé de 1350 a sans doute suscité des fausses « vocations » – l’espoir de retirer quelques bénéfices des milliers de confessions entendues durant cette année d’indulgence a dû attirer plus d’un prêtre à Rome207 –, et Chouët affirme que leurs pratiques sont alors devenues tout à fait simoniaques208.

67Qui sont donc ces quelques hommes, dont le nombre augmente constamment durant tout le XIV^e siècle ? Sous Benoît XII, ils sont apparemment quatre, tous Italiens, tous Mendiants : deux Franciscains de Pérouse et Spolète, deux Dominicains de Pérouse et Rieti209. Le 20 septembre 1350, Clément VI charge l’évêque Pontius d’Orvieto, son vicaire à Rome, de faire prêter serment à un nouveau pénitencier mineur, Paulus de Scrofano210, mais se plaint, deux ans plus tard, que son vicaire ait nommé un troisième pénitencier dans l’église du Latran211. Lorsqu’en mai 1352, le même Pontius fait de l’évêque Pascasius un pénitencier romain, il n’y a plus dans l’Urbs que trois confesseurs du pape212. Le problème de leur nombre incontrôlé n’est pas pour autant résolu ! En dépit des protestations de Clément VI, ils sont en effet huit quelques années plus tard, le 12 mars 1357. À cette même date, Innocent VI demande à Pontius de lui indiquer les noms des trois pénitenciers les plus dignes de leur fonction. Mais au début du pontificat de Grégoire XI, la mauvaise herbe a repoussé et l’on en compte encore neuf, dont quatre Italiens, deux Français, un Allemand, un Anglais, et un Hongrois. Le pape impose alors qu’ils ne soient plus que six tant que la Curie est absente de Rome213.

68Loin de la discipline de vie imposée au personnel curial, les pénitenciers romains se font remarquer tout au long du siècle avignonnais par leurs mœurs dépravées. En avril 1357, Francesco degli Atti doit lui-même lancer une enquête au sujet des excès du frère dominicain Filippo da Roma, pénitencier mineur à Rome. Celui-ci s’est fait connaître en violentant des religieux du couvent de Santa Maria sopra Minerva214. Vingt ans plus tard, plaintes et dénonciations sont encore de mise : le 9 février 1374, Grégoire XI se plaint de la « vie malhonnête » que les pénitenciers mènent – ils sont réputés fréquenter les monastères de moniales –, et charge l’évêque Lucas de Nocera, vicaire in spiritualibus à Rome, d’une visite approfondie215.

69L’éloignement géographique de la Curie installée à Avignon fut sans doute plus dommageable à la moralité des pénitenciers mineurs et à l’application des règles de l’office que ne le fut la scission de la papauté. Le Grand Schisme, en effet, ne « détériore » pas particulièrement la bonne tenue de l’office, puisque les comportements licencieux et les fautes professionnelles des pénitenciers romains sont avérés bien avant que la crise n’éclate. Et quoiqu’en pense Vincke qui affirme que le groupe des pénitenciers romains redevient florissant une fois la Curie revenue à Rome en janvier 1377216, le problème du nombre des pénitenciers mineurs continue de se poser et de se formuler strictement dans les mêmes termes qu’avant le Schisme. Le 7 juin 1406, Innocent VII doit même rappeler au cardinal Antonius de Palestrina que les pénitenciers de la basilique de Saint-Pierre ne doivent pas être plus de six217. Autour de 1407, les protestations de Grégoire XII ne semblent pas davantage liées au Schisme lui-même, lorsqu’il demande à ce que les abus coutumiers des pénitenciers romains soient punis, qu’une réforme vigoureuse de leur office soit menée et que leur nombre soit à nouveau réduit, à vingt-trois au total218. Martin V, pour finir, témoigne aussi de ce problème persistant que posent les pénitenciers mineurs, lorsque, le 21 juillet 1418, il révoque les pouvoirs de ceux qui ont purement et simplement déserté Rome219.

La Pénitencerie au temps du Grand Schisme

Le retour à Rome : choix politiques et dysfonctionnements

70Suite au retour à Rome de la papauté, le cardinal pénitencier Jean de Cros a contribué à l’élection de l’Italien Urbain VI (1378- 1389), après de multiples tergiversations qui lui seront plus tard reprochées220. Mais une partie de l’office de la Pénitencerie, elle, est restée à Avignon et y survit une fois élu l’anti-pape français Clément VII (1378-1394). Le livre des officiers de ce dernier nous apprend qu’en l’espace de dix ans, entre 1379 et 1389, ce sont pas moins de trente six pénitenciers mineurs qui ont été reçus à Avignon221. En revanche, nous n’en connaissons que trois pour le pontificat de Benoît XIII (1394-1423)222, sachant que cette chute du recrutement avignonnais n’est peut-être pas représentative du « mouvement des officiers de cour »223. Quant aux pénitenciers majeurs, il y en aura toujours deux pendant les quarante ans que dure le Schisme, l’un à Rome, l’autre à Avignon, que je présente, dans le tableau qui suit, sous la forme de deux séries parallèles224.

Tab. 3 – Les cardinaux pénitenciers à Rome et Avignon durant le Grand Schisme (1378-1417).

71Face à la ferme volonté des scribes et du personnel de la Pénitencerie de rester à Rome, les papes avignonnais choisissent de maintenir un office à Avignon, à la tête duquel se succèdent le cardinal Jean de Cros – qui fait volte-face et décide finalement de négocier le ralliement de la France au pape Clément VII –, Pierre d’Ameil, puis, pendant presque trente ans, Pierre Girard (1389-1417)225. À la veille du concile de Pise cependant, les deux collèges cardinalices fusionnent et en 1410, Pierre Girard dirige la Pénitencerie « pisane » depuis Rome, Antonio Caetani depuis Bologne226.

72Au début du Grand Schisme, la charge de pénitencier majeur à Rome est d’abord restée sans titulaire durant plusieurs mois ; ce n’est que le 2 octobre 1378 que le bouillant Urbain VI trouve un successeur au versatile Jean de Cros, en la personne d’Elzéar de Sabran (parent et homonyme du fameux saint provençal du premier tiers du XIV^e siècle). Celui-ci meurt cependant un peu moins d’un an après sa nomination et commence alors la longue série des cardinaux pénitenciers romains qui n’hésitent pas à interrompre leur activité ou, par intermittences, à laisser place à leur « régent » (que l’on pense, par exemple, à Luca Ridolfucci qui s’éloigne souvent de sa charge, entre 1382 et 1389227). Il arrive aussi qu’une rude bataille s’engage entre deux candidats au poste ; le 16 septembre 1415, le concile de Constance doit ainsi arbitrer la dispute qui oppose Giovanni Dominici et Giordano Orsini, à qui le droit d’exercer seul la charge de pénitencier majeur est finalement accordé. En guise de compensation, la Chambre paiera la somme de trois cent florins annuels à Giovanni Dominici, et ce jusqu’à l’élection d’un nouveau pape228. Finalement, la scission de l’office en deux noyaux géographiquement distants et concurrents ne cessera vraiment qu’avec la fin du Grand Schisme, autrement dit avec la déposition du dernier pape avignonnais, Benoît XIII, et l’élection de Martin V, le 11 novembre 1417, au sortir du concile de Constance229.

73Le choix que fit Jean de Cros de rentrer à Rome dans un premier temps, alors même que l’essentiel de l’administration pontificale demeurait à Avignon, fut décisif : Jean, en effet, fut suivi de tous les scribes de la Pénitencerie, comme en témoigne la citation à comparaître du 21 novembre 1380 de l’un d’entre eux, convoqué devant le cardinal-légat Guillermus de Saint-Étienne-le-Rond. Celui-ci avait en effet été chargé par le pape Clément VII de convoquer et de priver de son canonicat le correcteur Walter Murner pour avoir adhéré à la cause d’Urbain VI et s’être rendu à Rome230. Une fois installés à Rome, les scribes de la Pénitencerie furent brutalement dépourvus d’instruments de travail, ce qui explique que Walter Murner, d’obédience romaine, ait commencé à compiler un important formulaire de modèles de lettres, dès les années 1380231.

74D’autres dysfonctionnements ou anomalies touchent l’office au début du Grand Schisme, comme le montrent, d’une part, les dépositions des témoins convoqués dans le cadre de l’enquête menée, entre 1379 et 1386, par les rois de Castille et d’Aragon au sujet de l’élection d’Urbain VI, et, de l’autre, les lettres expédiées à cette époque par la Pénitencerie232. L’une d’entre elles, par exemple, autorise Richard Bromleye et sa femme Agnes à se choisir un confesseur pour trois ans. Or, elle est authentifiée et scellée par le pénitencier majeur lui-même, alors que cette tâche revenait normalement au sigillaire233. Le 16 mai 1378, Jean de Cros octroie une dispense à un étudiant de naissance illégitime de Valence, pour qu’il soit promu aux ordres sacrés et reçoive un bénéfice avec cure d’âmes. Il délivre certes cette lettre de speciali mandato super hoc vive vocis oraculo nobis facto234, mais nous ne pouvons pas nous assurer que le mandat ait été bel et bien délivré oralement par le pape Urbain VI (avec qui Jean de Cros avait par ailleurs des rapports si désastreux que les deux hommes en seraient venus aux mains en pleine séance consistoriale)235. Patrick N. R. Zutshi fait donc l’hypothèse que le mandat spécial fait de vive voix était simplement une « fiction légitimante » et que ce mandat-ci, mentionné dans la lettre du 16 mai 1378, fut en fait donné par écrit. Les suppliques du XV^e siècle montrent d’ailleurs que l’autorisation spéciale du pape n’était pas nécessaire pour ce type de lettres de dispense236. On pourra rétorquer que le mandat était oralement confié au cardinal pénitencier lorsque se présentaient des « cas spéciaux » ou des affaires extraordinaires ne trouvant pas d’équivalent dans les formulaires de lettres – comme cette lettre d’absolution collective des habitants de Cologne, datée du 19 juin 1378237 –, mais, en l’occurrence, la dispense octroyée à l’étudiant de Valence semble tout à fait banale et il est de toute façon difficile de déterminer ce qui faisait l’exceptionnalité d’une affaire.

L’enregistrement des suppliques

Constitution et conservation du premier registre (1410-1411)

75Août 1405 : une émeute dirigée contre Innocent VII éclate à Rome, les pillards envahissent le Palais pontifical et déchirent les registres de lettres et de suppliques qui leur passent entre les mains. Les troubles provoqués par le Grand Schisme dans la péninsule italienne et la basse vallée du Rhône sont à l’origine de pertes importantes des archives pontificales et, plus globalement, de nombreux dérèglements adminitratifs238. S’il en existait, les registres de la Pénitencerie Apostolique couvrant la période 1378-1409, du début du pontificat d’Urbain VI au concile de Pise, ont donc sans doute disparu à ce moment-là239. Car c’est bien durant le Grand Schisme, à un moment où les divisions internes à l’Église et à la papauté se répercutent sur l’administration pontificale, que débute, à une date incertaine, l’enregistrement des suppliques. On peut y voir un moyen, pour la Curie romaine, d’affirmer sa supériorité sur le siège avignonnais^, en déployant sa propre puissance administrative et en assurant sa mémoire archivistique, mais les raisons de ce premier enregistrement nous restent à vrai dire mal connues240.

76Un long siècle plus tard, le sac de Rome de 1527 entraîne, comme on sait, la destruction de registres entiers, qu’ils aient été jetés, purement et simplement, ou lacérés. Mais le point d’orgue des déprédations est atteint sous le régime napoléonien, entre 1810 et 1817 : lors du retour des archives pontificales à Rome, un tiers des registres du Latran est en effet perdu241, dont quatre-vingt-onze registres datant de la période du Grand Schisme242. Pour la seule tranche 1404-1415, 24 % des registres – soit vingt et un sur quatre-vingt-sept – auraient ainsi disparu243…

77Véritable rescapé du sac de Rome244, le premier des registres de suppliques de la Pénitencerie couvre une période de quatorze mois allant du 1^er avril 1410 au 24 mai 1411, qui correspond au dernier mois de règne d’Alexandre V (du 1^er avril au 2 mai 1410), à la courte vacance du siège apostolique (du 2 au 25 mai) et, pour finir, à la première année du pontificat de Jean XXIII (25 mai 1410 – 24 mai 1411), lequel règnera jusqu’en 1415. L’insertion, par erreur, d’une supplique datant de la deuxième année de pontificat de Jean XXIII245, prouve d’ailleurs qu’il a existé d’autres registres du même pape, mais qu’ils sont aujourd’hui perdus. Comme l’explique Monique Maillard-Luypaert, deux hommes dirigent alors cette Pénitencerie issue du concile de Pise246 : l’un depuis Rome – il s’agit de Pierre Girard, cardinal au titre de Saint-Pierre-aux-Liens depuis 1390, issu de l’obédience avignonnaise –, l’autre depuis Bologne – il s’agit d’Antonio Caetani, cardinal au titre de Sainte-Cécile depuis 1402, issu de l’obédience romaine. « Mais les deux grands pénitenciers ne signent jamais une même supplique simultanément »247.

78Le volume lui-même a déjà été décrit à deux reprises, par Tamburini, puis Maillard-Luypaert, et nous ne saurions ajouter de nouveaux éléments à ces travaux pionniers. D’un format modeste (32,5 × 22,5 cm), il fut relié de cuir rouge durant la première moitié du XVII^e siècle. Il compte 110 folios de papier, lesquels ont été numérotés tardivement et sont noircis d’une gothique cursive tracée par différents scribes248. La forme et la structure diplomatiques des suppliques elles-mêmes sont standardisées. Après l’expositio, qui correspond à la phrase introductive de la supplique, dans laquelle l’auteur (le suppliant) s’adresse au destinataire (le pape) et décline son identité (nom, diocèse d’origine, condition et statut) – exactement à la façon dont les Notabilia de modo scribendi (v. 1378-1389) invitaient les scribes de la Pénitencerie à le faire dans la rédaction des lettres249 –, la narratio, elle, qualifie les faits et si les suppliques enregistrées sont généralement abrégées par rapport aux suppliques originales, il arrive que l’impétrant donne force détails sur son cas, en particulier, nous le verrons, dans la rubrique des diverse forme qui recueille, entre autres, les cas d’homicides et de violences commises par ou contre des clercs. Dans un troisième temps seulement, vient la demande – souvent introduite par la formule « supplicat (ur) igitur eidem sanctitati vestre quatenus… » – de dispense, d’absolution, de licence ou de commutation de vœu. Enfin, la supplique se conclut par la formule d’approbation Fiat, suivie de l’initiale du nom de baptême du pénitencier majeur – « A. » pour Antonio Caetani –, de celle de l’auditeur – « B. » pour Bartolomeo di Monticelli250 –, ou bien de celle du registrator – « I. » pour Giacomo da Parma251.

La supplique, support de « dialogue » ?

79On sait que le pape, très rarement impliqué dans la validation et l’expédition des lettres communes252, jouait parfois un rôle dans le processus de réception et de répartition des suppliques (même si, face à l’augmentation des affaires curiales, ses interventions se sont amenuisées au fil du XIV^e siècle, au profit de l’administration pontificale)253. Certaines suppliques sont en effet signées de sa main ou de celle de son référendaire ; on trouve alors la mention « Concessum ut petitur »254. Il s’agit de cas d’apparence ordinaires, mais qui ont été présentés au pape « parce que l’on dout[e] qu’ils relèvent des pouvoirs de la Pénitencerie »255. Lorsqu’il intervient lui-même, le pape décide, après examen, d’orienter le suppliant vers la Pénitencerie, soit parce que ce dernier est trop pauvre pour payer une lettre délivrée par la Chancellerie, soit parce que le souverain pontife juge la Pénitencerie plus rapide et plus efficace, moins complexe aussi, quant aux procédures d’expédition des lettres256. Mais soyons clairs : c’est, dans l’écrasante majorité des cas, au procurator qu’il revient de déterminer devant quel office il est plus sage de présenter la supplique, une fois celle-ci parvenue à la Curie257.

80S’il est possible, à travers l’examen des suppliques de la fin du Moyen Âge, de dégager quelques-unes des formes et des modalités fondamentales de la communication entre gouvernés et gouvernants, et s’il est nécessaire de mettre au jour les stratégies rhétoriques, le travail normatif et les mécanismes de médiation qui structurent le processus de supplication, toujours pris entre obéissance et exemption, entre soumission et exception258, je ne crois pas qu’il soit pertinent – à part, peut-être, dans les cas « déclaratoires », sur lesquels nous reviendrons – de définir la supplique faite au pape comme le support d’un « ordre social négocié »259, encore moins du « dialogue » mis en place entre le sujet et le souverain260. La terminologie romaine de la supplicatio abrite certes une adresse personnelle au souverain (sans pour autant comporter la même précision procédurale que dans la Rome impériale261), et supplier le roi traduit l’attente légitime de chacun des sujets et justiciables auxquels le roi – dont le modèle pratique reste durablement saint Louis – doit personnellement bonne justice. Mais Jean Hilaire a bien montré qu’au XIV^e siècle, la grâce spéciale du roi s’était vue à la fois concurrencée et influencée par les voies de recours extraordinaires que sont la « requête civile » et la « proposition d’erreur », qui consistent à demander – au Parlement dans un cas, au roi dans l’autre – la réformation, la rétractation ou la cassation d’une décision de justice. La grâce prend alors « un caractère de plus en plus formel pour ne plus avoir que la tournure bureaucratique d’une affaire de chancellerie non exempte de fiscalité »262.

81Au moment même où, en France, le Parlement s’autonomise et se fait cour d’appel, au moment où diverses chancelleries européennes s’organisent en bureaux des réclamations, le rôle personnel du pape dans l’administration de la grâce, que l’on voyait encore à l’œuvre dans le recueil de lettres du cardinal Bentivenga en 1289, s’efface – en dépit d’ailleurs de la volonté des papes de maintenir un contrôle direct dessus – au profit des offices qui en deviennent les principaux dispensateurs263. La supplique ne marque donc ni l’individualité d’un sujet fébrile, ni la clémence toute personnelle du souverain. Au contraire, le recours à la grâce est désormais parfaitement normé, pour ne pas dire formaté, comme en témoignent les modèles de lettres qui pulluleront à compter du XVI^e siècle, visant à former scribes, notaires, et autres secrétaires264, mais aussi les formulaires de suppliques des XIV^e-XV^e siècles destinés aux procureurs de la Curie romaine.

(Mal) naître, (bien) se marier

Un classement en cinq rubriques

82En un peu plus d’un an (1^er avril 1410 – 24 mai 1411), ce sont quelques 760 suppliques qui ont été enregistrées sur six fascicules différents (reliés après copie), dans l’ordre chronologique, comme l’attestent les dates inscrites dans la marge de gauche, composées du jour et du mois de l’approbation de la supplique. Cependant, la date inscrite ne correspond pas forcément à la date réelle d’enregistrement, car le nombre de suppliques était si considérable qu’il fallait parfois en retarder l’effet. Nous n’en savons malheureusement pas davantage sur la possible anti-datation d’un certain nombre de suppliques enregistrées265. Toutes, du reste, n’étaient pas enregistrées266, comme le rappelle la bulle « Prudens paterfamilias » d’Eugène IV (14 juin 1438)267, en particulier celles relevant du « for de la conscience », soit que la faute ait été confessée en secret à l’un des pénitenciers, soit qu’elle ait été jugée source de « scandale » si elle venait à être connue268.

83Les suppliques enregistrées, elles, se répartissent dans les cinq rubriques suivantes, dont la dernière, In diversis formis, est scindée en deux fascicules distincts269 :

84Sachant que j’inclus dans les chiffres qui suivent les suppliques annulées ou cassées, la première rubrique contient 18 suppliques pour devenir procureurs à la Curie, la deuxième 287 suppliques de dispenses d’irrégularité (dont 120 concernent des cas d’illégitimité de naissance stricto sensu), la troisième 33 suppliques de dispenses pour empêchements matrimoniaux, la quatrième une centaine de suppliques de commutation de vœux ou de serments, et la dernière plus de 320 suppliques de matières variées (homicides, simonie, promotions ecclésiastiques etc.), ainsi que de nombreuses littere confessionales, c’est-à-dire d’autorisations de disposer de son propre confesseur ou bien, pour les prêtres qui en font la demande, d’entendre en confession des cas théoriquement réservés à l’évêque, voire au Siège apostolique270.

Suppliques et suppliants au lendemain du concile de Pise

85Dans la rubrique super defectu natalium in forma ampliori (ou uberiori) – une catégorie de suppliques qui était apparue pour la première fois à part entière dans le formulaire de Walter Murner (v. 1390)271 –, on peut distinguer les clercs de naissance illégitime demandant une seconde dispense après en avoir obtenu une première auprès de leur Ordinaire, et ceux en sollicitant à nouveau une auprès du Siège apostolique parce qu’ils franchissent une nouvelle étape dans leur carrière. Dans le premier cas de figure, par exemple, le bâtard Guillaume Cantorelli bénéficie déjà d’une dispense de l’Ordinaire du diocèse de Luçon qui l’autorise à accéder aux ordres mineurs et à vivre d’un bénéfice ecclésiastique sans cure d’âmes, mais dans la supplique qu’il adresse à la Pénitencerie, il demande à accéder aux ordres majeurs et à jouir d’un autre bénéfice ecclésiastique (éventuellement avec cure d’âmes)272. Dans le second cas de figure, un même suppliant s’adresse à deux reprises au Siège apostolique. Après avoir été dispensé une première fois pour être promu à tous les ordres, Claude de Albiaco, le fils d’un prêtre et d’une femme mariée, issu du diocèse de Saint-Jean-de-Maurienne, supplie qu’on lui octroie une grâce « plus ample » parce qu’il souhaite jouir des fruits d’un nouveau bénéfice273. Trois autres critères permettent de distinguer ces suppliques super defectu natalium les unes des autres : le bénéfice ecclésiastique sollicité peut être ou non avec cure d’âmes ; le suppliant peut demander un ou plusieurs bénéfices ; les ordres auquel il souhaite être promu sont soit mineurs, soit majeurs.

86Dans la catégorie « de matrimonialibus » qui couvre un mois seulement du pontificat de Jean XXIII (18 avril-24 mai 1411), on ne compte que trente-trois suppliques. Elles font essentiellement état d’empêchements de consanguinité au quatrième degré (63 % du total des suppliques de cette rubrique) ou d’affinité. La nature de la demande dépend de la connaissance que les suppliants disent avoir eu de l’empêchement avant de se marier (scienter ou, au contraire, ignoranter). Dans le premier cas (scienter), les suppliants doivent solliciter, en plus d’une dispense, une levée de l’excommunication et une absolution du reatus incestus dont ils se sont rendus coupables274 ; dans le second (ignoranter), ils ont contracté mariage sans être informés de l’empêchement de parenté qui les sépare légalement et se contentent alors de demander une dispense qui leur permette de rester licitement mariés et de légitimer leur descendance275. Un troisième type d’affaires met toutefois en scène des suppliants qui, éventuellement fiancés, ne sont pas encore mariés et sollicitent une dispense apostolique afin de s’unir licitement276.

87Les mêmes suppliants peuvent se tourner à plusieurs reprises vers la Pénitencerie, si leur demande n’a pas abouti la première fois ou si la première dispense obtenue doit être confirmée par une seconde. À un mois d’intervalle par exemple – le 19 avril et le 19 mai 1411 –, Giles demande à pouvoir épouser Elizabeth, qui est la veuve de son frère John (lequel est mort avant que son mariage avec Elizabeth ne soit consommé)277, nonobstant l’empêchement d’« honnêteté publique » qui, en cas de décès de l’un des deux fiancés, désignait l’impossibilité pour la vivante ou le vivant d’épouser un parent du défunt ou de la défunte278. Du point de vue de la qualification des faits, les deux suppliques sont parfaitement semblables. Peut-être la première lettre envoyée par la Pénitencerie n’a-t-elle pas été jugée valide et l’affaire a-t-elle donc nécessité qu’une seconde supplique soit envoyée279. Mais cette rubrique sur les affaires matrimoniales contient sinon peu de cas complexes, à l’exception, peut-être, du double empêchement d’affinité qui rend illégitime l’union d’Howel et Angharat. Howel, en effet, a connu charnellement une cousine au troisième degré d’Angharat, et cette dernière a, par le passé, été mariée à un parent au quatrième degré de Howel280.

88La rubrique « de commutatione votorum » contient 101 suppliques, dont 90 % concernent des vœux de pèlerinage vers Rome, Jérusalem ou Saint-Jacques de Compostelle. Parmi ces suppliques, on trouve des autorisations à accomplir un pèlerinage (licenciae), des commutations de vœux en œuvres de piété (commutationes) ou des prorogations du délai accordé au suppliant pour accomplir son vœu (prorogationes). Les suppliants justifient généralement leur renoncement à réaliser le vœu de pèlerinage qu’ils ont prononcé par la maladie dont ils souffrent et / ou par leur grand âge (corporis debilitas)281. Certains tentent tout de même de se rendre jusqu’à Jérusalem, mais doivent s’arrêter en chemin, telle cette Poitevine qui, parvenue à Bologne, supplie que l’on commue son vœu en œuvres de piété parce qu’elle est trop démunie pour continuer son chemin282. D’aucuns espèrent qu’une supplique formulée par un homme d’Église donnera davantage de poids à leur requête. Pour commuer son vœu de pèlerinage à Jérusalem, Bilgrivus passe ainsi par son frère Conrad lequel est moine et adresse la supplique en son nom propre283. Une part infime des suppliques de cette rubrique concerne l’entrée dans un couvent, la prise de l’habit séculier ou encore l’interdiction de consommer laitages, œufs ou viande en temps de jeûne (deux dispenses, seulement, du vœu de jeûner).

89C’est naturellement dans la rubrique des « diverse forme » (321 suppliques en tout) que nous trouvons la plus grande variété de cas d’espèce. N’y figurent pas, à l’exception de deux suppliques super defectu natalium et de cinq affaires matrimoniales, de demandes censées être rangées dans les autres rubriques du registre – preuve que le classement thématique des suppliques fut respecté au moment de la composition du registre284. Au sein de ces diverse forme, donc, une écrasante majorité de littere confessionales, de deux sortes essentiellement : d’un côté, le droit pour les suppliants de se choisir un confesseur privé pour une durée limitée ou indéterminée (littere in forma minori)285 ; de l’autre, la faculté concédée à des prêtres, comme Jean Gleyser du diocèse de Passau, de confesser et d’absoudre leurs paroissiens dans certains cas habituellement réservés à l’évêque ou au Siège apostolique (littere in forma majori)286. Viennent ensuite toutes les demandes de promotions ecclésiastiques (19 % du total des suppliques de cette rubrique) de la part de ceux qui, pour recevoir les ordres, ne peuvent se rendre ni auprès de leur Ordinaire ni à Rome. Peu de crimes figurent dans cette rubrique des « formes diverses ». Les excommunications pour violences commises contre les ecclésiastiques, dont l’absolution constitue depuis 1139 un cas réservé au pape, viennent en première position (7 % du total), suivies par les affaires de simonie (4 %), puis par les homicides et les violences exercées contre un laïc (2 %). Le reste – quelques cas d’apostasie ou de transferts monastiques, des dispenses pour des clercs ou des prêtres qui, au cours d’une précédente carrière séculière, auraient participé à des faits d’armes ou contribué à une sentence de condamnation à mort – est quantité négligeable.

90Dans les « diverses formes », ce sont en grande majorité des clercs séculiers (un peu moins des 2/3) qui se tournent vers Rome pour obtenir dispenses, absolutions et autorisations en tous genres. Plus globalement, il ressort de l’étude statistique de ce registre que la Pénitencerie tient un rôle régulateur dans le monde clérical, dans le contexte d’une fin de Schisme où le Siège apostolique tente de refaire l’unité de l’Église autour d’un personnel ecclésiastique obéissant et conforme aux canons287. Quant aux 19 % de laïcs de la rubrique de diversis formis, quelques-uns sont coupables de violences à l’encontre d’ecclésiastiques, mais l’écrasante majorité (65 % d’entre eux) réclame la possibilité d’avoir à leurs côtés un confesseur privé (litterae confessionales in forma minori). Kirsi Salonen précise que ces cas étaient en fait enregistrés de manière très irrégulière et, quand ils l’étaient, ils se voyaient regroupés sous un même titre sans que l’on puisse les distinguer, donc les compter avec précision288. Notons au passage que corollairement au développement des pratiques dévotionnelles personnelles, cette privatisation de la confession permet de mesurer l’écart entre les prescriptions du concile de Latran IV qui, deux siècles plus tôt, missionnait les prêtres de chaque paroisse pour, une fois par an, recueillir l’aveu des péchés, et la mise à disposition des suppliants et suppliantes d’un confesseur permanent exerçant hors du cadre strict de la paroisse, qui n’est pas sans favoriser les Frères Mendiants289.

91Si le concile de Pise a rebattu les cartes géopolitiques en Europe, puisque la France et l’Angleterre notamment se sont ralliées aux Pères du concile – ce qui peut expliquer que plus du tiers des suppliques de diversis formis émanent des diocèses de ces deux royaumes –, certaines obédiences résistent et d’anciennes logiques rejouent au cœur de ce premier registre290. L’Aragon et l’Écosse par exemple restent dans l’orbite du pape avignonnais, Benoît XIII, qui refuse encore et toujours d’abdiquer. Aussi ne trouve-t-on aucune demande venue de ces régions, à l’exception de deux petitiones « espagnoles »291. Globalement, les suppliques de 1410-1411 forment une image contrastée de l’Europe suppliante, marquée par certains particularismes locaux ou nationaux, mais la dynamique des rapports entre autorités diocésaines et centralité apostolique ne sera finement étudiée qu’au travers d’enquêtes situées – fondées sur les statuts synodaux, les actes conciliaires, ou les archives judiciaires épiscopales – qui dépassent largement le cadre de ce livre292. Après le Grand Schisme et une fois la série continue des registres de suppliques entamée sous le pontificat d’Eugène IV (1431-1447), c’est la Chrétienté occidentale toute entière qui, semble-t-il, expédie des suppliques vers Rome – dans des proportions certes variables, les difficultés d’envoi étant plus nettes pour l’Europe septentrionale que pour l’Italie – et la Pénitencerie devient ainsi « le centre de distribution de la grâce le plus important d’Europe »293.

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92Si nous avons pu repérer, dans les années 1338-1376, les marqueurs d’une séparation beaucoup plus franche entre l’« office » du pénitencier majeur et les pénitenciers mineurs, celle-ci trouve son point d’orgue avec l’enregistrement des suppliques au début du XV^e siècle. L’enregistrement contribue en effet au partage plus formel entre confessions faites aux pénitenciers mineurs, d’une part, et activité administrative du pénitencier majeur, d’autre part, entre confessio et supplicatio, entre oralité et écriture, entre jugements tenus secrets et lettres publiques. Il fait de l’office du cardinal pénitencier une véritable « fontaine de grâce », à l’échelle d’une Chrétienté pourtant divisée. Mais on ne saurait voir dans la longue absence d’enregistrement des suppliques le signe d’un archaïsme à contre-courant du processus de bureaucratisation de la Curie pontificale. N’enregistrer ni les lettres ni les suppliques, contrairement à ce que fit la Chancellerie dès 1342 et peut-être même avant, n’était-ce pas plutôt le moyen de ne pas dissocier clairement les confessions sacramentelles des autres formes d’aveux, ou bien les remises des péchés des levées de censures ?