« Il y avait, en ce temps-là, un cardinal qui, au nom du pape, recevait des confessions. »
Giraud le Cambrien, Invectiones (v. 1200)

1Dans un passage de son De nugis curialium composé dans les années 1190, l’Anglais Walter Map, proche conseiller du roi Henri II, raconte la rencontre qu’il fit de deux Vaudois, lors du concile de Latran III (1179). C’est lui, écrit-il en feignant mal la modestie, qui fut chargé par un certain prélat (magnus pontifex) d’interroger les deux hommes sur des questions de foi. Walter tait l’identité de celui qui l’enjoint ainsi à vérifier l’orthodoxie des disciples de Valdès, mais précise qu’il avait, sur ordre du pape Alexandre III (1159-1181), reçu « le soin des confessions » (confessionum curam)1. Alors que notre chroniqueur se montre peu disert sur la fonction exacte dudit cardinal et sur le caractère officiel de sa charge, certains historiens ont vu dans ce récit la première attestation de l’existence d’un pénitencier à la Curie romaine2. Il est en effet tentant de le rapprocher du cardinal Giovanni di San Paolo, dont le clerc et chroniqueur d’origine galloise Giraud le Cambrien nous dit qu’il était, vers 1200, chargé de « recev[oir] les confessions au nom du pape »3. Mais les origines de la Pénitencerie Apostolique sont mal connues, faute d’une documentation homogène et suffisante, et le flou règne en maître sur le statut et les attributions des gens qui animent, aux débuts, cet office. Si l’on juge qu’une charge n’existe que dès lors qu’un nom lui est donné, il faut attendre une lettre d’Innocent III datée de 1203 pour voir apparaître un « pénitencier » (poenitentiarius)4, et 1238 pour parler de la « Pénitencerie » (penitentiaria) comme d’une réalité institutionnelle tangible5.

2Jusque 1290, date à laquelle le pape franciscain Nicolas IV (1288- 1292) liste en une Somme des absolutions et des dispenses les différentes concessions papales ayant été faites aux pénitenciers au cours des vingt années qui précèdent6, les quelques documents mentionnant l’existence ou faisant état de l’activité de la Pénitencerie ne permettent malheureusement pas de dérouler une histoire linéaire de cet organe curial. Il y a bien l’importante collection de modèles de lettres de la Pénitencerie, dont le noyau dur s’est sans doute formé sous le mandat de Thomas de Capoue, dans les années 1220- 1230, mais elle ne recèle que peu d’indices explicites sur le domaine de compétence et le fonctionnement de la Pénitencerie. Sa datation exacte est, en outre, sujette à débats, comme j’aurai l’occasion de le montrer au chapitre 3. Une poignée de lettres pontificales et de sources extérieures à la Curie, souvent d’origine épiscopale, permet certes de restituer le contexte d’émergence de la Pénitencerie, de tracer les grandes lignes de l’histoire institutionnelle de cet office curial, de comprendre le rôle que les pénitenciers du pape ont joué, en suivant leurs parcours respectifs, tout en rendant compte de l’indétermination qui, longtemps, caractérise leur statut et leur charge, mais le lecteur doit s’attendre à un récit lacunaire et fragmentaire, fondé sur des hypothèses autant que sur des preuves.

Du mandat à l’« office de la pénitence »

Un homme seul, mandaté par le pape

« Pénitencier » : une fonction éphémère

3Vers 1200 – du moins si l’on en croit Giraud le Cambrien – le cardinal Giovanni di San Paolo « re[çoit] les confessions » pour ou au nom du pape (qui confessiones pro papa recipiebat)7. Cet ancien moine bénédictin de Saint-Paul-hors-les-Murs devient cardinal-prêtre de Sainte-Sabine en 1193 et le reste jusqu’en 1205, date à laquelle il est nommé évêque de Sabine8. Curialiste actif, favori de Célestin III (1191-1198) – à tel point qu’il est un temps pressenti pour devenir son successeur –, Giovanni multiplie les missions diplomatiques, aussi bien dans les Marches où il est légat pontifical, qu’auprès du roi de France qu’il doit gagner à la cause de la croisade anti-hérétique. À Rome, en revanche, il arbitre, en tant qu’« auditeur », certains des litiges présentés au Siège apostolique, qui opposent évêques et abbés sur des questions de juridiction9. Hormis la mention qu’en fait Giraud le Cambrien, je ne trouve aucune attestation claire et datée de son activité de « pénitencier » – un terme, d’ailleurs, que Giraud n’emploie pas. Plusieurs historiens affirment qu’en 1208, c’est en tant que pénitencier qu’il célèbre une messe devant le pape et une quinzaine de cardinaux, mais à la lecture des Annales Casinenses, je ne vois pas comment tirer pareille conclusion10.

4En revanche, dans une lettre du 24 février 1203 adressée à l’abbé d’Oseney (Lincoln, Oxfordshire), Innocent III fait explicitement référence à son poenitentiarius (sans toutefois préciser de qui il s’agit). Un certain « W(ilhelmus) », coupable d’adultère avec la sœur de son épouse, a en effet obtenu du « pénitencier [du pape] » une audience, au cours de laquelle il a allégué sa trop grande pauvreté et prétendu ne pas pouvoir se rendre en pèlerinage pénitentiel à Jérusalem11. À peine deux mois plus tard, Huguccio, cardinal-prêtre de Saint-Martin, est « mandaté » par le pape pour entendre la confession des meurtriers de l’évêque Konrad de Würzburg et leur infliger une pénitence12, mais je ne trouve aucune autre trace du rôle de « pénitencier » que lui attribue l’historien Werner Maleczek13. De la même manière, Iohannes, cardinal-prêtre de Saint-Étienne-le-Rond, qui, selon une lettre du 27 février 1207, jouit du « mandat » que lui a confié le pape pour absoudre et dispenser un moine simoniaque14, n’est pas qualifié de « pénitencier ». Pour Maleczek, il ne fait pourtant aucun doute que ce Iohannes exerce la charge de pénitencier lorsqu’une dizaine d’années plus tôt, il absout deux moines excommuniés par l’archevêque de Canterbury15.

5Le terme « pénitencier » n’est donc employé qu’une fois dans les sources de la première décennie du XIII^e siècle et nous supposons que rien ne distinguait alors, sur un plan pratique, le cardinal qualifié de « pénitencier » d’autres cardinaux à qui le pape pouvait ponctuellement confier, par mandat ou par commission, le soin de confesser certains pécheurs et de lever l’excommunication qu’ils avaient encourue. La réflexion d’Armand Jamme sur le flou juridique qui entoure à cette époque les officiers médiévaux et brouille inévitablement nos analyses sur la stabilité des charges administratives me semble, à cet égard, des plus pertinentes :

La même personne pouvait cumuler ou passer d’un service privé à un service public. L’officier, dont la charge n’était pas toujours juridiquement constituée, désignait alors celui (quel qu’il fût) qui exerçait une fonction au nom d’un monarque, d’un noble de haut rang ou d’une réalité institutionnelle. […] Entre office et charge publique, la frontière est sans doute bien mince. […] Autour du pape, la multiplicité des interactions, entre service de l’Église, service curial et service de l’État proprement dit, donne à l’exercice des charges un caractère singulier, difficilement assimilable aux modèles en vigueur dans d’autres territoires européens.16

6Sans verser dans un nominalisme stérile, il convient de se montrer prudent quant aux origines de la charge de « pénitencier », dont le caractère officiel n’est pas franchement assumé, puisque d’honor ou d’officium, il n’est, dans ces années-là, jamais question. Au vu des lettres papales que j’ai citées plus haut, il est en revanche évident que l’instrument de transmission du pouvoir qu’est le mandat – l’un des moyens, selon Le Bras, « les plus efficaces de la centralisation pontificale » au XII^e siècle17 – a joué un rôle décisif dans la lente émergence d’une administration de la pénitence au cœur de la Curie romaine.

Mandataire ou vicaire ?

7Tandis qu’en droit romain, le mandat avait été défini comme un contrat consensuel de droit privé entre deux individus, dont l’un confiait à l’autre un nombre variable d’affaires à gérer, ou plus rarement comme l’instrument de délégation de la iurisdictio18, il désigne, dans l’administration quotidienne des affaires de l’Église au XII^e siècle, les pouvoirs du procureur (procurator, actor ou encore nuncius) agissant au nom de son maître (dominus) ou d’une corporation (universitas)19. Comme l’écrit Laurent Mayali, le mandat tisse une relation de « référence » et d’« apparence » entre le mandataire et le mandant : le premier représente physiquement le second, dont le corps est certes absent, mais à l’intention duquel il peut et même doit se référer20. La substitution d’une personne à une autre s’opère donc dans le cadre d’une fiction légale ; elle participe d’un transfert d’autorité, organisé et réglementé par un acte juridique, passé entre deux individus jouissant de la capacité à contracter. À proprement parler, le mandat désigne même la preuve écrite que le procurator – à chaque instant révocable par la personne qu’il représente – doit pouvoir fournir dans le cadre d’un negotium, que celui-ci soit commercial ou judiciaire (mandatum ad litem) ; on y précise notamment l’objet de la procuration et sa durée21.

8Si la question de la procuration ad litem à la Curie romaine a été examinée de longue date par les historiens22, celle du rôle joué, dans l’Église, par le mandat « public » – c’est-à-dire le mandat concédant à un agent ecclésiastique tout ou partie de la juridiction du mandant –, a fait l’objet d’une moindre attention. Dans une étude pionnière, Legendre a certes insisté sur le passage du mandatum privé, fondé sur l’idée d’un consensus entre les deux parties, au mandatum public, qui impose, lui, un rapport hiérarchique de commandement23. Mais comme souvent dans l’œuvre de Legendre, l’accent est surtout mis sur la romanisation du droit canonique (la science des décrétistes ayant, selon lui, tiré parti des instruments légaux forgés par les glossateurs civilistes). Dans sa thèse sur La pénétration du droit romain dans le droit canonique classique, il suggère que l’« office », la « légation » et le « vicariat » ont pu constituer trois degrés distincts de « représentation »24, tous fondés sur le « mandat »25, mais cette idée ne s’est finalement jamais trouvée mise à l’épreuve des actes de la pratique ecclésiale, tendant plutôt à prouver que ces modalités de transmission ou de représentation du pouvoir n’ont ni les mêmes raisons d’être ni les mêmes effets et s’appliquent dans des contextes parfois très différents.

9Dans les lettres pontificales des années 1200-1210, le « mandat » confié au pénitencier (mandatum) semble distinct de la « commission » et du « mandement » – dont les similitudes avec les « instructions » (mandata) que les empereurs romains envoyaient aux fonctionnaires placés sous leur autorité mériteraient une étude approfondie26, d’autant que l’influence de la chancellerie impériale sur l’épistolographie pontificale est désormais mieux connue. Les verbes « committimus » et « mandamus » caractérisent en effet le rapport hiérarchique du pape aux autres évêques ou à ses serviteurs et agents exécutants (en particulier les chapelains27). Ils marquent à la fois le pouvoir d’ordonner du premier et le devoir d’obéir des seconds. Et si, de cette relation, nulle théorie ne s’élabore véritablement à l’époque – du moins pas en droit canonique, car la théologie inspirée de l’œuvre du pseudo-Denys l’Aéropagite revêt bien les atours d’une science de la hiérarchie28 – il est évident que les pratiques du commandement et de l’obéissance se déploient au moyen d’outils juridiques – commission, mandat et office – dont l’histoire longue reste à mener29.

10Le substantif mandatum qualifie le mandataire lui-même – en l’espèce, le pénitencier – ou, plus fréquemment, l’instrument par lequel le souverain pontife délègue une partie de sa juridiction aux officiers envoyés en mission et à ceux travaillant à la Curie. Il est d’ailleurs délicat de différencier le mandat des officiers curiaux de celui confié aux légats ou aux juges délégués du pape30. Comme le souligne Tamburini, les papes ont consigné, par écrit, les pouvoirs qu’ils octroyaient aux légats, mais nous n’avons aucune trace de nomination des pénitenciers31. Preuve qu’un mandat pouvait être octroyé sans que trace écrite en soit conservée et que l’oralité a sans doute joué un rôle fondamental dans la transmission du pouvoir32. C’est ainsi qu’en 1262, un certain Martin, pénitencier du pape, se réclamera du mandat « spécial » que le souverain pontife lui a confié « par oracle de vive voix » (oraculo vive vocis)33. Mais en ce début de XIII^e siècle, il demeure encore bon nombre d’inconnues quant aux origines, à la portée, au contenu et à la durée du mandat de pénitencier.

11D’autres sources nous aident-elles à y voir plus clair sur la forme de représentation qu’incarne le pénitencier et sur les liens d’ordre institutionnel qui l’unissent au souverain pontife ? On lit dans les statuts synodaux d’Eudes de Sully, le célèbre évêque de Paris mort en 1208, qu’« il existe trois [cas] dans lesquels nul n’a le pouvoir d’absoudre, à l’exception du seigneur pape ou de son vicaire »34. Jusqu’à la fin du XII^e siècle, le terme vicarius a désigné, dans la sphère ecclésiastique, l’homme délégué par l’évêque pour exercer sa justice35 – le terme d’officialis ne s’imposant, en France du moins, que dans la première moitié du XIII^e siècle. Le vicariat renvoie donc à une juridiction déléguée, dont le mandant peut définir le contenu et fixer les limites comme il l’entend36. Mais dans les quelques lettres et suppliques de la Pénitencerie du XIII^e siècle que nous avons conservées, le pénitencier du pape n’est jamais qualifié de vicarius. Faut-il en conclure que cette appellation n’est qu’une transposition fortuite des catégories courantes du monde épiscopal à l’administration papale ? En l’absence, ou presque, de traces documentaires, il est délicat de répondre de manière tranchée, mais nous faisons l’hypothèse que le « vicaire » mentionné par l’évêque Eudes de Sully en 1208 et le « pénitencier » de la lettre d’Innocent III datée de février 1203 renvoient à la même fonction.

Hiérarchisation du personnel et organisation administrative

Un « office de la pénitence »

12Durant la première décennie du XIII^e siècle, la Pénitencerie semble n’exister qu’au travers de la silhouette discrète d’un cardinal « pénitencier » mandataire du souverain pontife et chargé, j’y reviendrai, d’entendre certains pécheurs en confession, de les absoudre de la faute qu’ils ont commise ou de l’excommunication qu’ils ont encourue, de leur imposer si nécessaire une pénitence, voire d’accorder aux clercs qui en auraient besoin une dispense leur permettant d’exercer dans leurs ordres. L’émergence aussi précoce d’un poenitentiarius fait figure d’exception en Occident, puisque les pénitenciers épiscopaux, chargés d’absoudre et d’infliger la pénitence aux pécheurs envoyés à l’évêque, font leur apparition en France et en Angleterre entre 1215 (date à laquelle le canon 10 du concile de Latran IV oblige les évêques à « choisir des personnes éclairées pour prêcher, confesser, imposer des pénitences et faire tout ce qui convient au salut des âmes »37) et 1225 (si l’on en croit les statuts synodaux de l’époque, comme ceux de Richard Poore dans le diocèse de Salisbury ou ceux de Winchester38).

13Au cours des années 1210, la situation institutionnelle ne se clarifie guère. Il nous est impossible de savoir si les pénitenciers du pape mentionnés dans les sources se succèdent au même poste ou s’ils sont plusieurs à disposer simultanément des mêmes pouvoirs. Niccolò de Romanis par exemple, un ancien chapelain pontifical devenu cardinal évêque de Tusculum en 120539, est dit « pénitencier de la Curie romaine » en 1213, l’année de sa légation en Angleterre40, puis « pénitencier du pape d’heureuse mémoire Honorius (III) » dans une lettre de Grégoire IX41. Dans une lettre des années 1212-1219, il affirme jouir de l’autorité du pape pour confesser et absoudre Guillaume Raymond, vicomte de Béarn et meurtrier présumé de l’archevêque Bérenger de Tarragone42. C’est lui de nouveau que l’on voit, en septembre 1217, agir sur mandat d’un légat apostolique pour délier de l’excommunication et de la suspense des clercs ayant célébré l’office en temps d’interdit43, puis dans une bulle de confirmation d’absolution datée du 29 novembre 121744. Quelques semaines plus tard, un certain « frère Raoul » autorise pourtant, au titre de « pénitencier du seigneur pape », le chanoine Menendus de Saint-Victor à absoudre des écoliers et des maîtres de Paris coupables d’avoir violenté des clercs45.

14Au début de l’année 1218 donc, soit Niccolò et Raoul partagent la charge de pénitencier, soit Raoul a déjà succédé à Niccolò. Göller tranche cette question en estimant qu’aux côtés du cardinal pénitencier Niccolò, se trouvent, dès 1217, d’autres pénitenciers n’ayant pas le titre cardinalice46, tels que Raoul, Rainier ou Gervais, tous qualifiés de « pénitenciers » dans les registres d’Honorius III47. À partir de quelques attestations documentaires, on peut même donner une estimation du nombre de pénitenciers dans les années 122048. Pour le pontificat d’Honorius III (1216-1227), on connaît ainsi neuf pénitenciers, dont trois sont chapelains du pape. Mais certains, tels Thomas de Capoue, semblent rester pénitenciers après la mort dudit pape, de la même manière qu’un quart des vingt pénitenciers connus du pontificat de Grégoire IX (1227-1241), le seront encore après 1241. Le canoniste Jean le Teutonique, par exemple, est attesté comme pénitencier sous Grégoire IX, puis sous Innocent IV49 ; quant à Raymond de Peñafort, il exerce la charge de pénitencier pendant quatre pontificats successifs, de Grégoire IX à Urbain IV (1261-1264)50 !

15Quoique le nombre de pénitenciers s’accroisse manifestement dans les années 1220, le mot penitenciaria désignant et instituant le groupe que ces hommes forment, n’apparaît pour la première fois que dans une lettre de Grégoire IX datée de 123851 ; il affleure ensuite régulièrement dans les lettres des papes ultérieurs tels qu’Innocent IV (1243-1254)52. D’après un modèle de lettre compilé dans le formulaire attribué à Thomas de Capoue, dont je rappelle qu’il ne peut être daté avec précision, puisqu’il a sans doute été commencé dans les années 1220-1230, mais achevé une quarantaine d’années plus tard, il existe, à la Curie, un « office de la pénitence » (officium penitentie) placé sous l’autorité du pape53. Le terme d’« office » – qui désigne plus couramment la charge ecclésiastique, en particulier celle du prêtre54 – se retrouve d’ailleurs dans une lettre des années 1255-1263 du cardinal pénitencier Hugues de Saint-Cher55.

16La rareté de ces mentions, ainsi que les hésitations dans le nom qu’il convient de donner à ce bureau curial, témoignent du faible degré d’organisation de ce dernier dans la première moitié du XIII^e siècle. Il me paraît donc difficile, du moins pour cette période, de distinguer nettement les pénitenciers qui, d’une part, restent en permanence dans les trois basiliques romaines (Saint-Pierre au Vatican, Saint-Jean-de-Latran, Sainte-Marie-Majeure), et ceux qui, de l’autre, se déplacent avec la Curie itinérante56. Sous Alexandre IV (1254-1261) en revanche, la Pénitencerie semble disposer, non loin du palais du Latran, de ses propres bâtiments (domus)57. Quant au premier ordo conservé des cérémonies pontificales (1272-1273), il évoque la présence des pénitenciers et de leurs « familles » aux réceptions organisées par le pape58.

17Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle que la Pénitencerie se dote d’un personnel stable, compétent et rémunéré ainsi que de règles de fonctionnement écrites. Selon Borwin Rusch, les premiers scribes de la Pénitencerie, chargés de rédiger, corriger, mais aussi de sceller les lettres de réponse aux suppliques, apparaissent en 1248, sous Innocent IV59. Brigide Schwarz affirme qu’il a dû en exister auparavant, indépendamment des scribes de la Chancellerie, mais qu’on ne peut en connaître ni le nombre ni la formation60, tandis que Peter Herde estime, au contraire, que les scribes de la Chancellerie pouvaient aussi travailler à la Pénitencerie, à la Chambre ou encore à l’Audience des lettres contredites61. Sous Alexandre IV (1254- 1261) en tout cas, il est question de scriptores penitenciarie, parmi lesquels figure un membre de la familia cardinalice d’Hugues de Saint-Cher, le maître Michel de Liège62. Le 21 mars 1253, lui sont concédées les prébendes annexes au canonicat de Saint-Martin de Liège, puis une lettre du pape datée du 15 février 1258 le déclare membre du collège des scribes de la Pénitencerie63.

18En revanche, nous ne connaissons ni correcteurs, ni abréviateurs, ni même de notaires qui auraient été chargés de rédiger les minutes des lettres (ce qui pourrait d’ailleurs expliquer que les lettres des pénitenciers n’aient pas été enregistrées à cette période). Nous ne disposons pas non plus d’indices documentaires explicites et directs sur les procuratores officiellement autorisés, depuis le concile de Latran IV, à introduire les suppliques auprès du pape64, même si le formulaire attribué à Thomas de Capoue contient de nombreux modèles de lettres indiquant que la demande (petitio) ou la supplique (supplicatio) a été introduite « au nom de » ou « de la part » du suppliant65.

Des liens de subordination ?

19Les pénitenciers ont-ils tous le même statut ? La hiérarchisation du personnel de la Pénitencerie dans les faits a sans doute précédé son explicitation, mais si l’on s’en tient aux premiers indices clairs de structuration de l’office, nous les trouvons dans des sources extérieures à la Curie datant du milieu du XIII^e siècle. Les extraits d’un traité sur la pénitence écrit vers 1245-1247 par Jean de Dieu, prolixe canoniste portugais ayant étudié à Bologne dans les années 1220 et mort en 126766, évoquent en effet un poenitentiarius generalis auquel doivent se confesser les cardinaux et les chapelains du pape en cas de péché « occulte »67. Hugues de Saint-Cher lui-même est qualifié de summus penitentiarius dans une lettre que lui adressent, en 1262, les évêques de Worms et de Spire68. Ces titres, summus et generalis, invitent à penser qu’un pénitencier surplombait les autres (dont le nombre exact, je le redis, reste inconnu). Nous en avons d’ailleurs une confirmation avec la décrétale du pape Clément IV (1265- 1266) qui précise que « [ses] pénitenciers » ne peuvent dispenser, sans autorisation spéciale, les clercs dont les rangs et les ordres ne seraient pas valides69. Une lettre papale du 19 décembre 1267 évoque ensuite l’absolution invalide qu’un pénitencier « mineur » a eu l’impudence d’octroyer et souligne, à cette occasion, la capacité que le « pénitencier général » a de délier des « sentences générales d’excommunication » solennellement prononcées par le pape trois fois l’an70. Une quinzaine d’années plus tard, le pape Nicolas IV (1288-1292) consacre cette distinction entre le cardinal pénitencier et les pénitenciers dits « mineurs », lorsqu’il leur concède des « pouvoirs » différents sous la forme de « cas spéciaux »71. Mais il faut attendre une lettre de la Pénitencerie datée de 1289 pour que soit officialisé le titre de « pénitencier majeur » (paenitentiarius maior) attribué au cardinal placé à la tête de l’office72.

20La hiérarchisation de la Pénitencerie apostolique ressort cependant dès les années 1250-1260, sous le mandat d’Hugues de Saint-Cher, dont nous ne connaissons pas les bornes chronologiques exactes, mais dont plusieurs lettres ont été conservées. La formule « Nous, donc, par mandat spécial du seigneur pape, de la Pénitencerie duquel nous avons la charge » apparaît ainsi pour la première fois le 21 janvier 125673, puis devient récurrente, pour ne pas dire systématique dans le cadre des lettres du cardinal pénitencier74, quand ne s’y ajoute pas, comme dans une lettre de 1288, une « commission » papale75. Cette formule suggère qu’un pénitencier dirige l’office dans son ensemble et que seul ce pénitencier peut user de ladite formule, ce qui nous permet de distinguer aisément les lettres qu’il écrit de celles dont les autres pénitenciers sont auteurs. Le 27 janvier 1262 par exemple, « frère Martin » se dit simplement « pénitencier du pape », sans prétendre avoir la charge de la Pénitencerie76.

21Le « mandat spécial » toutefois ne semble pas réservé au cardinal dirigeant l’office, puisque de simples « frères » pénitenciers s’en réclament77. Il reste néanmoins difficile de déterminer à quoi correspond exactement ce mandat « spécial », puisque de mandat « général » il n’est jamais question, du moins pas au XIII^e siècle. On peut supposer qu’à l’image de la iurisdictio mandata romaine qui se scindait en « spéciale » d’un côté (pour les affaires particulières), et « générale » de l’autre (pour les affaires courantes)78, le mandat des pénitenciers pouvait être de durée variable, selon qu’il était accordé pour le traitement d’un cas singulier, ou qu’il correspondait, au contraire, au pouvoir générique dont les pénitenciers disposaient et qui ne nécessitait sans doute ni rappel ni même explicitation écrite.

22À l’époque où, très certainement, des liens de commandement et de subordination commencent à se tisser entre les simples pénitenciers et le cardinal pénitencier, il arrive à ce dernier de transmettre aux premiers le « mandat » que lui a confié le pape, comme en témoignent le formulaire attribué à Thomas de Capoue79, ainsi qu’une lettre datée du 2 novembre 1254, dans laquelle le pénitencier Egidius se recommande du cardinal-évêque d’Ostie et Velletri (futur Alexandre IV) : « Nous, par le mandat spécial du seigneur pape qui nous a été confié par le vénérable père et seigneur R(aynaldo) évêque d’Ostie et de Velletri, dispensons l’abbé [Grégoire du monastère Saint-Théodore de Gaète] afin qu’il puisse de nouveau officier dans ses ordres et gouverner son monastère »80. Peut-être Egidius est-il subordonné à Raynaldo de Segni, même si rien, dans la biographie de ce dernier, ne vient confirmer le rôle qu’il a pu jouer comme pénitencier général avant d’être élu pape. Nous ne pouvons donc, en ce milieu de XIII^e siècle, dater avec précision la mise en place d’une hiérarchie conformément à laquelle les pénitenciers auraient été soumis aux ordres d’un cardinal qui, lui-même, tient son mandat du souverain pontife.

Les hommes du pape : parcours et carrières

23Au seuil des années 1260, la Pénitencerie semble fonctionner avec peu d’hommes : un cardinal pénitencier, que seul le titre cardinalice distingue d’une poignée d’autres pénitenciers dont les effectifs varient d’un pontificat à l’autre, jusqu’au début du XIV^e siècle, et quelques scribes dont nous serions bien en peine d’évaluer le nombre. Si toute tentative de prosopographie semble impossible au vu des lacunes documentaires auxquelles nous sommes confrontés, nous pouvons néanmoins tenter de dégager quelques-unes des caractéristiques communes aux parcours de ces hommes. Elles définissent un groupe relativement homogène et révèlent quelles étaient les compétences requises pour devenir pénitencier.

Portrait d’un cardinal en pénitencier

Origines géographiques et fidélités politiques

24À l’image des papes du XIII^e siècle, les cardinaux pénitenciers sont majoritairement italiens ou français. Hugues de Saint-Cher (1253/1256-1263)81 constitue-t-il une exception, lui qui naît dans le diocèse de Vienne, en terre d’Empire ? Il passe en réalité une trentaine d’années à Paris, progressant donc en France dans sa carrière universitaire et ecclésiastique, jusqu’à son élévation au cardinalat en 124482. Avec lui commence le règne, certes bref, des cardinaux français, qui correspond pour partie aux pontificats d’Urbain IV (1261-1264), Clément IV (1265-1268) et d’Innocent V (1276). Dans les années 1260-1270, se succèdent en effet à la tête de la Pénitencerie Gui Foucois (1264-1265)83, originaire du comté de Toulouse, et le Normand Raoul Grosparmi (1265)84. En revanche, Henri de Suse, mentionné comme cardinal pénitencier en 126885, l’Arlésien Bertrand de Saint-Martin (1276)86, et Pierre de Tarentaise (1274-1276)87, sont tous trois nés en Empire. Ce n’est finalement qu’avec Nicolas III (1277-1280) que les pénitenciers généraux sont à nouveau choisis parmi les Italiens du collège cardinalice.

25Nous ne sommes pas en mesure de présenter une liste exhaustive et continue des pénitenciers généraux de ces deux décennies, mais nous pouvons faire l’hypothèse qu’à cette époque, les curialistes proches de papes partisans d’un Charles d’Anjou en lutte contre les gibelins italiens, étaient les mieux placés pour prendre la tête de l’un des principaux offices de la Curie. Les liens personnels, d’amitié et de respect mutuel ont aussi pu jouer un rôle important dans le recrutement des cardinaux, puis dans leur promotion au titre de pénitencier général. Tel est le cas d’Henri de Suse qui, lors d’une légation d’Empire entre 1251 et 1253, se rapproche de son co-légat Hugues de Saint-Cher, celui-là même qui le précède à la tête de la Pénitencerie et qui, en 1262, lui concédera l’évêché d’Ostie. Durant la même mission diplomatique, Henri de Suse fait aussi la connaissance de Jacques de Troyes, le futur Urbain IV, qui l’élèvera à la dignité cardinalice une dizaine d’années plus tard88.

26Avant les années 1250 en revanche, les Italiens, dont le guelfisme joue peut-être en faveur de leur recrutement, dominent largement la Pénitencerie. À la fin des années 1270, leur hégémonie reprend de plus belle, comme en témoignent les deux longs mandats de Bentivenga de Bentivengis (1279-1289) et Matteo d’Acquasparta (1289-1302). Tous deux ombriens, nés à Acquasparta, ils se succèdent à la tête de la Pénitencerie Apostolique durant les deux dernières décennies du XIII^e siècle. Or, le premier a, pendant plus de dix ans, été le chapelain du cardinal Gian Gaetano Corsini, futur Nicolas III (1277-1280)89 ; quant au second, il s’est d’abord fait remarquer à la Curie en étant, à partir de 1279, maître de la faculté de théologie du studium Curiae, où il forme les clercs venus de l’Europe toute entière. Dès cette époque, Matteo d’Acquasparta conseille sans doute le pape sur des questions de foi90. C’est ensuite sa proximité avec le premier pape franciscain, Nicolas IV (1288-1292), qui favorise son accession à la fonction de pénitencier général, d’autant qu’il est le supérieur général de son ordre depuis le 25 mai 1287 et le reste une fois devenu cardinal. On peut sans peine en conclure que la charge de pénitencier majeur est confiée à des gens proches du souverain pontife en place, appartenant au même réseau curial et partageant sans doute ses desseins ecclésiologiques et politiques. De ce point de vue, il s’agit autant d’une « faveur » que d’un emploi de fonctionnaire fondé sur des compétences spécifiques91.

Des intellectuels ?

27Nous ne connaissons pas systématiquement l’origine sociale de chacun de ces hommes. Si Giovanni di San Paolo est issu de la puissante famille romaine des Colonna92, si Raoul Grosparmi est d’ascendance noble93 et si Gui Foucois est connu pour avoir été, comme son père, un brillant juriste94, les autres cardinaux pénitenciers se distinguent surtout par une entrée précoce dans les ordres religieux. Matteo d’Acquasparta et Bentivenga sont tous deux franciscains, Hugues de Saint-Cher et Pierre de Tarentaise dominicains, Bertrand de Saint-Martin est, quant à lui, bénédictin tout comme l’avait été Giovanni di San Paolo avant d’entrer à la Curie95.

28Sans être déterminantes, les compétences intellectuelles de ces personnages ne sont sans doute pas étrangères au choix que font les papes de les mandater à la tête de la Pénitencerie. Comment ne pas être frappé par les noms que nous venons de citer et que nous associons généralement à l’ampleur et au succès de leur œuvre savante. Thomas de Capoue – j’aurai l’occasion d’y revenir plus amplement – est un maître en ars dictaminis dont la Somme est connue dans toute l’Europe trente ans après sa mort96, quand le décrétaliste Henri de Suse est considéré comme le meilleur canoniste de son temps97 et que l’on connaît d’Hugues de Saint-Cher ses œuvres exégétiques (sa Postille en particulier) et théologiques98 ou de Matteo d’Acquasparta ses questions disputées ou quodlibétiques99. Certains ont pu être choisis en vertu de leurs compétences juridiques – tel Gui Foucois –, d’autres parce qu’ils étaient des théologiens aguerris, au fait de la théorie sacramentelle de la pénitence et rompus aux techniques de la confession. S’il est délicat de faire le lien entre leur formation savante et le rôle qu’ils jouèrent à la Curie, on peut au moins voir dans le recrutement de deux frères Mineurs et deux frères Prêcheurs comme pénitenciers majeurs, un indice supplémentaire de la connivence croissante, au XIII^e siècle, entre le Siège apostolique et les Mendiants100, mais aussi de l’indéniable magistère intellectuel qu’exercent ces derniers à la même époque.

Carrières et multi-activité

29Les clercs séculiers, cependant, ne sont pas en reste, puisque la moitié des pénitenciers généraux de la seconde moitié du XIII^e siècle, ont effectué une brillante carrière ecclésiastique avant d’être cardinaux. Raoul Grosparmi, par exemple, est élu évêque d’Évreux en 1259, deux ans avant d’être créé cardinal évêque d’Albano. L’ambitieux Henri de Suse passe par l’évêché de Sisteron en 1244, après avoir été prieur d’Antibes dans les années 1230, puis par Embrun dont il obtient le siège archi-épiscopal en 1250101. Quant à Bertrand de Saint-Martin, il est évêque de Fréjus en 1248, puis d’Avignon en 1264, et se trouve promu métropolitain d’Arles deux ans plus tard.

30Les Frères Mendiants devenus pénitenciers généraux ont, quant à eux, généralement eu une expérience administrative au préalable. Bentivenga a d’abord été recteur de l’hospice franciscain de Todi en 1255, puis gardien de la province d’Ombrie, avant d’entrer à la Curie comme chapelain pontifical. Hugues de Saint-Cher avait, lui, revêtu l’habit dominicain le 22 février 1225, puis avait été élu provincial de son Ordre en France dès l’année suivante. Alors que, durant le premier tiers du XIII^e siècle, les pénitenciers étaient des hommes ayant fait l’essentiel de leur carrière ecclésiastique à la Curie comme chapelains ou auditeurs du pape, tels Giovanni di San Paolo, Niccolò de Romanis ou Thomas de Capoue, ceux de la seconde moitié du siècle sont donc déjà d’importants prélats lorsque à l’âge de cinquante ans en moyenne, ils sont faits cardinaux.

31À la Curie, ces hommes sont soit cardinaux-évêques – d’Albano (Bentivenga, Raoul Grosparmi), d’Ostie (Henri de Suse), de Tusculum (Niccolò de Romanis), ou de Sabine (Gui Foucois, Bertrand de Saint-Martin) –, soit cardinaux-prêtres ou cardinaux-diacres – de Santa Prisca (Giovanni di San Paolo), de Sainte-Sabine (Hugues de Saint-Cher) et de San Lorenzo in Damaso (Matteo d’Acquasparta). Tous, d’ailleurs, ne deviennent pas immédiatement pénitenciers une fois élus cardinaux. Bentivenga, par exemple, est d’abord chapelain de deux cardinaux, auditeur de la Rote, confesseur de Nicolas III, puis cardinal en mars 1278, avant de devenir, le 26 septembre 1279, pénitencier général du pape. Henri de Suse n’est attesté comme tel, le 23 octobre 1268, que six ans après avoir été élevé au titre cardinalice, et Thomas de Capoue avait, quant à lui, d’abord exercé la charge de vice-chancelier (à partir de 1216) avant de devenir pénitencier vers 1219. Que l’on pense aussi à Hugues de Saint-Cher, qui est créé cardinal par Innocent IV en 1244, mais n’est qualifié de pénitencier « général » qu’en 1256. Entre-temps, il a notamment participé au concile de Lyon et a été envoyé comme légat dans les diocèses germaniques, au début des années 1250.

32Une fois pénitenciers généraux, nos curialistes continuent d’accomplir diverses tâches, en particulier diplomatiques. Le pape fait appel à certains cardinaux en leur donnant un mandat éphémère de pénitencier, mais n’hésite pas, simultanément ou successivement, à leur confier des légations ou des missions soit de pacification dans les provinces ecclésiastiques soit comme conseillers spirituels auprès des princes102. Les pénitenciers semblent ainsi soumis, tout au long du XIII^e siècle, à la potestas du pape. C’est le cas, par exemple, de Gui Foucois qui, en 1264, échoue dans sa mission de légat vouée à réconcilier le roi d’Angleterre Henri III et les barons insurgés, ou de Bentivenga, chargé d’importantes légations par les pontifes des années 1280. Tous, certes, ne partent pas en mission, mais tous continuent à exercer d’autres fonctions ou à assumer d’autres charges, parallèlement à leur mandat de pénitencier. Matteo d’Acquasparta, par exemple, reste occupé par un travail curial routinier : élections épiscopales, affaires conventuelles, affaires de prébendes, de dispenses et autres procès103. Les parcours des cardinaux pénitenciers montrent que ces derniers ne détiennent pas un office autonome, mais participent de diverses manières au gouvernement de l’Église et, plus particulièrement, à l’administration curiale. Par conséquent, la charge de pénitencier général doit impérativement être pensée en étroite relation avec les autres offices ou missions délégués par le souverain pontife.

33S’il n’est pas pertinent de concevoir l’office de pénitencier du pape comme l’étape d’un cursus honorum, il faut tout de même noter que deux d’entre eux, Gui Foucois et Pierre de Tarentaise, deviendront papes dans la foulée de leur mandat de pénitencier, sous les noms de Clément IV et Innocent V. La charge de cardinal pénitencier procure sans doute à ces hommes une position suffisamment confortable au sein de la Curie et du collège cardinalice pour prétendre au siège pontifical. En revanche, il y a peu d’autres possibilités pour ces hommes d’âge mûr dont la carrière ecclésiastique est déjà faite et pour qui la fonction de pénitencier constitue souvent un point d’orgue au-delà duquel il semble difficile de trouver charges plus prestigieuses, à l’exception des missions de légat que le souverain pontife peut leur confier. C’est ainsi que Bertrand de Saint-Martin accomplit une légation en Sicile en 1264, puis part aux côtés de saint Louis en croisade en tant que légat apostolique. Mais il meurt lui aussi de la peste, au pied des murailles tuniséennes, le 10 août 1270 (la plupart des cardinaux pénitenciers meurent d’ailleurs en étant « en poste »).

34Résumons : la charge de pénitencier général est généralement confiée à des hommes d’une cinquantaine d’années, élevés au titre cardinalice, ayant, pour la plupart, accompli leur carrière ecclésiastique hors de la Curie. Elle se présente comme une fonction accordée à des prélats faisant partie de l’environnement proche du pape, sans que des compétences d’ordre intellectuel soient négligées, puisqu’une poignée d’entre eux ont été de brillants juristes ou théologiens. Loin d’être une charge autonome, elle semble au contraire n’occuper qu’une partie du temps de ces hommes, régulièrement sollicités pour accomplir une légation ou participer à l’administration curiale.

Les pénitenciers « mineurs »

Vue d’ensemble : origines et parcours

35De même que les cardinaux placés à la tête de la Pénitencerie, les pénitenciers « mineurs » sont, pour la moitié d’entre eux, des frères Mendiants, dont les compétences en droit ou en théologie ont pu constituer un critère de recrutement, puisqu’ils étaient amenés à faire rédiger des lettres d’absolution ou de dispense requérant une connaissance des « cas » qui étaient réservés au pape. On sait par exemple qu’en 1252, le Dominicain Bartholomeus était régent de la faculté de théologie de la Curie en même temps que pénitencier mineur104, et l’on connaît bien entendu Jean le Teutonique comme le prolifique décrétiste des années 1210 qu’il fut, influencé par la doctrine civiliste de son maître bolonais Azon105. Mais les traces qui permettent d’établir un profil intellectuel général sont infimes.

36La diversité des provenances des pèlerins et pénitents venus jusqu’à Rome se confesser rendait inévitable le plurilinguisme du groupe formé par les pénitenciers du pape, donc nécessaire un recrutement très large géographiquement. Deux cas aux antipodes d’une chrétienté occidentale resserrée : Raymond de Peñafort est originaire de Villafranca del Panadés, près de Barcelone106, tandis que Conrad d’Hildesheim, évêque de cette ville de 1221 à 1246, a été scolasticus à Mayence avant de devenir pénitencier en 1220107. Dans la seconde moitié du XIII^e siècle, le recrutement de clercs, de frères et de moines issus de toutes les régions christianisées d’Europe est une constante. On peut citer les exemples du Prêcheur Teodorico, originaire de Lucques, d’Herman de Visby, venu du Danemark108, ou encore de Domingo, un Franciscain portugais attesté comme pénitencier mineur dans une lettre papale de 1278109.

37Quelle est la carrière de ces hommes ? Jean le Teutonique est devenu pénitencier bien après avoir écrit sa Glose au Décret, puisqu’il est mentionné comme tel vers 1230-1231, puis en 1250, une fois qu’il a eu résigné son évêché de Diacovar en 1238110. Rien, cependant, ne nous permet d’affirmer qu’il fut pénitencier en continu de 1231 à sa mort advenue le 4 novembre 1253, ni, par conséquent, qu’il le fut durant son épiscopat. Il n’est pas impossible qu’il ait rempli une première fois cette fonction à la Curie romaine, puis qu’il ait pris soin de ses ouailles à Diacovar avant de redevenir pénitencier du pape. Quoi qu’il en soit, Jean le Teutonique n’est pas seul à avoir obtenu un bénéfice ecclésiastique avec charge d’âmes au moment où il était pénitencier à Rome ou bien avant de le devenir. Guillaume de Modène résigne ainsi son évêché d’Émilie-Romagne en 1233, pour devenir pénitencier quelques semaines plus tard. Il le restera jusqu’en 1243 au moins, peut-être jusqu’en 1244, date à laquelle il est élevé à la dignité cardinalice et obtient le diocèse suburbicaire de Sabine111. D’autres encore ont été abbés, tels Gervais, pénitencier en 1220-1221112, ou Cuno, qui s’est manifestement trouvé à la tête d’un monastère prémontré avant d’être promu pénitencier papal en 1247113. La plupart, cependant, ont été de simples moines, frères ou clercs séculiers, avant d’obtenir l’office de pénitencier.

38À la différence du pénitencier général, les pénitenciers mineurs ne sont pas issus du collège cardinalice, mais ils font tout de même partie de l’environnement proche du souverain pontife. Entre 1217 et 1292, un quart d’entre eux ont été chapelains du pape – d’autres d’un cardinal – en même temps que pénitenciers. On ne sait rien ou presque de la durée de leur mandat, puisque les attestations que nous avons de leur statut de pénitencier sont le plus souvent isolées. Pour quelques-uns cependant, d’importants écarts chronologiques entre ces différentes mentions nous font comprendre qu’il était parfaitement possible de rester pénitencier durant plusieurs années, voire sous différents pontificats. Nous pouvons en conclure que leur office ne dépend pas du bon vouloir d’un seul homme et que l’administration curiale survivait aux morts et aux vacances pontificales. Raymond de Peñafort reste pénitencier mineur durant une trentaine d’années (1234-1264) et sert ainsi quatre pontifes. On peut également penser à Gotifredus, chapelain et pénitencier du pape en 1236 et en 1249114, Rainaldus, attesté comme tel en 1236 et en 1255115, ou encore Valascus en 1253-1254, puis entre 1258 et 1264116.

39En fait, il est presque certain que tous ces pénitenciers ont, eux aussi, exercé leur fonction en alternance avec d’autres missions, notamment diplomatiques, et ainsi contribué à la centralisation de l’Église en jouant les intermédiaires entre Rome et les royaumes parfois périphériques de la Chrétienté117. Que l’on songe à Fra Mansueto da Castiglione qui, en 1263, résoud le conflit opposant Lucques la guelfe et Pise la gibeline118 et dont l’archevêque de Pise Federico Visconti célèbre la probité dans l’un de ses sermons119. Valascus, lui, est mentionné dans les lettres communes des papes comme ayant effectué plusieurs voyages en Autriche, en Bohême et au Portugal, tout en conservant le titre de pénitencier120. Un cas des plus révélateurs de cette multi-activité des hommes de la Curie est celui de Guillaume de Modène. Né vers 1185 dans une famille piémontaise, il entre très jeune chez les Chartreux et obtient le titre de magister. Notaire apostolique, et brièvement vice-chancelier à l’hiver 1219-1220, il se taille une réputation de légat hors-pair, en particulier dans les pays baltes et scandinaves, où il se rend à trois reprises entre 1224 et 1234. À cette date, il devient pénitencier à la Curie, mais son expérience diplomatique lui fait intégrer une légation de paix envoyée auprès de l’empereur Frédéric II à la fin de l’été 1243, alors qu’il est encore pénitencier121. Il deviendra ensuite cardinal-évêque de Sabine quelques mois plus tard, le 28 mai 1244. À ma connaissance, Guillaume de Modène est d’ailleurs le seul à être ainsi devenu cardinal après une (assez longue) carrière de pénitencier mineur.

40Autant dire qu’il n’y avait aucune logique à devenir pénitencier général après avoir fait ses preuves comme pénitencier mineur. La plupart des simples pénitenciers quittent la Curie après avoir obtenu un bénéfice ecclésiastique, en général un siège épiscopal. Columbanus est élu évêque de Trau le 4 juillet 1255122, Gallardus, évêque de Bethléem le 28 septembre 1267123, et Martinus, qui n’est autre que le Dominicain Martin le Polonais, auteur d’une célèbre chronique centrée sur l’histoire parallèle des papes et des empereurs, est mentionné à plusieurs reprises comme pénitencier romain dans les années 1260-1270, puis finalement promu évêque de Gniezno, le 22 juin 1278124. Le Franciscain Eustachius, attesté comme pénitencier en 1282, devient évêque de Coutances125. Guilielmus de Bobbio, un Mineur également, résigne son office de pénitencier une fois qu’il est promu évêque de Reggio d’Emilie le 22 juin 1290126, et Nicolas de Hanapes devient évêque de Jérusalem après avoir été pénitencier de 1280 à 1288127.

Guillaume de Moerbeke et Raymond de Peñafort

41De la masse (soixante-cinq en tout pour la période considérée) des pénitenciers mineurs dont nous connaissons le nom grâce aux mentions éparses des lettres communes des papes, seuls quelques-uns émergent d’un point de vue biographique, en raison de l’œuvre savante qu’ils ont laissée. Sans céder aux sirènes de « l’illusion biographique »128, on peut tenter, à partir de deux cas bien documentés, de rendre saillants certains des traits structurants du portrait de pénitencier mineur au XIII^e siècle. Guillaume de Moerbeke apparaît comme relativement emblématique de la formation reçue par les pénitenciers, de la façon dont ils exerçaient leur charge, du temps qu’elle leur prenait, et, finalement de leur avenir « post-curial ». Entré chez les Dominicains de Louvain ou de Gand, notre homme étudie à Cologne sous la férule d’Albert le Grand, puis probablement à Paris, pour finalement être envoyé en Grèce par le chapitre général de son Ordre avant 1260129. Il s’y forge une solide connaissance du grec, décisive dans le rôle qu’il jouera comme traducteur lors du concile de Lyon II destiné à résoudre la question du Schisme (1274). Sa maîtrise du grec pourrait aussi ne pas être étrangère à sa nomination comme pénitencier mineur au tout début de son séjour à la Curie romaine, en 1267 (même si la première attestation de son statut de pénitencier ne se trouve que dans la souscription à sa traduction du commentaire de Simplicius au De caelo d’Aristote, datée du 15 juin 1271130).

42Nous connaissons aujourd’hui cinq documents qui nous renseignent sur l’activité de pénitencier mineur de Guillaume de Moerbeke. Le 10 novembre 1272, il charge l’archevêque de Gênes d’infliger à Henri de Montilio, un prieur de l’ordre des Augustins de Mortara ayant malmené un autre prieur du même ordre et du même diocèse, pénitence et paiement d’une réparation131. Quelques mois plus tard, il relève de l’excommunication un certain Nepo, administrateur de l’église paroissiale d’Ostina dans le diocèse de Fiesole ayant apporté son soutien aux gibelins de Florence réfugiés à Ostina132. Le 3 novembre 1274, Guillaume accorde à Albert le Grand la faculté de délier les moniales de Sainte-Ursule et de Sainte-Cécile à Cologne des censures ecclésiastiques qui ont été prononcées contre elles133. Le 20 novembre 1276, il autorise le prieur des Frères Prêcheurs de Lucques à absoudre ceux qui ont violé l’immunité de son monastère en capturant un Pisan évadé de la prison de Lucques, qui s’était réfugié dans l’enceinte du couvent dominicain134. Enfin, le 26 mars 1278, il invite le confesseur des moniales bénédictines de l’abbaye de Saint-Pierre-aux-Nonnains à Metz excommuniées pour simonie, à remédier aux déréglements de la vie monastique135.

43Nommé archevêque de Corinthe le 9 avril 1278, Guillaume revient néanmoins, pour des raisons inconnues, à la cour pontificale en 1283. Il est presque immédiatement envoyé comme légat à Pérouse pour lever l’interdit qui pèse sur la ville en raison de la guerre qu’elle a menée contre Foligno136. Du point de vue juridique, la tâche qui lui incombe comme légat ressemble nettement aux levées de censures qu’il avait accordées lorsqu’il était encore pénitencier. Son expérience comme tel a pu jouer dans la confiance qui lui est octroyée et nous avons là une preuve que les pouvoirs du légat, défini en droit canonique comme un alter ego du pape, recoupaient les facultés dont jouissait le pénitencier137.

44La biographie de Guillaume donne à voir quelques-uns des critères sur lesquels se fondait le recrutement des pénitenciers mineurs : son origine Mendiante, son apprentissage d’une autre langue vernaculaire que la sienne, son statut de chapelain du pape. Mais un autre fait de sa vie retient plus particulièrement l’attention, qui fut souligné par un contemporain de Guillaume, le mathématicien polonais Witelo. Dans le prologue à son traité d’optique intitulé Perspectiva, ce dernier déplore que Guillaume n’ait plus de temps à consacrer aux études de métaphysique de la lumière, pris qu’il est par sa charge de pénitencier138. Pendant plus de six ans en effet, entre 1271 et 1277, Guillaume n’effectue plus aucune traduction et ne reprend son activité savante qu’à l’automne 1277, lors de la vacance pontificale139. Le cas Moerbeke nous invite donc à penser que la charge de pénitencier mineur s’accommodait mal d’occupations intellectuelles parallèles. Comme l’écrit Emilio Panella, « l’office de la pénitencerie papale fut vraiment assumé par Guillaume en concurrence avec son activité de traduction du grec »140.

45Le parcours de Raymond de Peñafort (v. 1180-1275) est-il aussi celui d’un intellectuel contrarié ? Il étudie d’abord à Barcelone, avant de se rendre à Bologne, où il acquiert sans doute le titre de doctor decretorum. Il entre chez les Dominicains en 1222, après avoir composé une Summa iuris, puis devient chapelain et pénitencier du pape une douzaine d’années plus tard, sans doute au lendemain de l’achèvement de son grand œuvre, le Liber Extra, une compilation des décrétales pontificales, comprenant celles d’Innocent III, d’Honorius III et de Grégoire IX141. En 1235, il ajoute à sa Somme de confesseur ou Somme de cas un quatrième livre sur le mariage142, preuve que sa charge de pénitencier ne l’occupe peut-être pas à plein temps, au contraire de ce que semble indiquer l’exemple, certes plus tardif, de Guillaume de Moerbeke. Raymond est élu supérieur de son Ordre en 1238 ; il en révisera les constitutions quelques années plus tard.

46De ce point de vue, il est représentatif de cette multitude de pénitenciers mineurs actifs parallèlement au rôle qu’ils étaient amenés à jouer à la Curie. Il est donc difficile de savoir dans quelle mesure la charge de pénitencier mineur s’exerçait par intermittences (en fonction de la présence, ou non, dudit pénitencier à Rome, en fonction également des besoins en personnel dus à l’affluence de pénitents), ou si elle occupait, au contraire, à plein temps les hommes qui la détenaient. Raymond de Peñafort a peut-être été dispensé d’assiduité en raison des importantes responsabilités qui le retenaient à la tête de son Ordre, mais aussi de son statut exceptionnel de conseiller du pape en matière de droit canonique. Pour un mandat d’une trentaine d’années, on ne trouve en effet que peu de traces de son activité de pénitencier143, mais l’étude de son cas permet de distinguer l’office de cardinal pénitencier, un homme clairement mandaté par le pape pour répondre à certaines des suppliques adressées à ce dernier, du rôle, peut-être plus souple, de pénitencier mineur, celui-ci n’appartenant pas nécessairement à l’administration curiale.

Le champ d’action des pénitenciers

Les dédales de la procédure

La confessio : entre aveu de la faute et introduction de la requête

47On se souvient que Giraud le Cambrien évoque l’existence, vers 1200, d’un homme qui, à la Curie, « reçoit les confessions » au nom et à la place du pape (qui confessiones pro papa recipiebat). Quelques années plus tard (1212-1219), le pénitencier Niccolò de Romanis affirme jouir de l’autorité du pape (auctoritate domini pape) lorsque après avoir reçu sa confession (sicut ex eius confessione accepimus), il absout Guillaume-Raymond seigneur de Moncade et vicomte du Béarn, coupable de l’assassinat de l’archevêque Bérenger de Tarragone (1194)144. Quant à Jean de Dieu, il écrit vers 1245-1247, dans son traité sur la pénitence :

Les cardinaux doivent se confesser (confiteri) au pénitencier général du seigneur pape, parce qu’il agit en lieu et place du pape. […] Si un cardinal est présent à la Curie et si son péché est notoire ou manifeste, il doit se confesser au pape et être puni plus sévèrement qu’un autre pécheur, mais si son péché est occulte, il suffit qu’il se confesse au pénitencier général. […] Quant aux chapelains et aux autres curialistes, ils doivent se confesser au pénitencier général, parce qu’ils ne peuvent être absous et déliés que par le pape ou son mandataire.145

48Le verbe confiteor renvoie certes ici à l’aveu du péché, que celui-ci soit « occulte » ou « notoire »146, mais on sait combien le mot même de confessio est ambigu puisqu’il désigne aussi bien la confession consubstantielle au sacrement de pénitence147, que l’aveu judiciaire148. On peut même se demander si, sous l’influence du droit savant remis à l’honneur au XII^e siècle149 et corrélairement sous celle des manuels de procédure150, la Pénitencerie ne renoue pas avec le sens romain républicain de la confessio, qui n’implique ni faute ni recherche de la vérité (comme ce sera le cas à l’époque impériale), mais correspond simplement à une demande de grâce, autrement dit à une supplicatio (supplicare signifiant littéralement « se plier en deux »)151.

49De fait, dans le formulaire attribué à Thomas de Capoue (v. 1220-v. 1270), on distingue difficilement les confessiones (un tiers des cas du formulaire) des supplicationes, petitiones ou encore assertiones, qui sont autant de modes d’introduction des demandes d’absolution ou de dispense. Si la petitio, instrument d’une négociation calquée sur le modèle du procès, semble désigner la simple demande, la supplicatio l’appel à décision souveraine, l’assertio et la propositio, elles, sont des notions fondatrices de la procédure accusatoire, l’une correspondant aux chefs d’accusation inscrits dans le libelle, l’autre à l’énonciation individuelle de l’accusation152. La confessio qualifie, quant à elle, une déclaration faite oralement, mais l’hypothèse d’une nette démarcation entre voies orales et écrites ne résiste pas à la lecture des sources, comme en témoigne cette lettre du formulaire de Thomas de Capoue où elles semblent s’entremêler :

À l’archevêque de Milan et au frère S., prieur provincial des frères Prêcheurs de Lombardie.
Nous avons examiné la lettre que vous, seigneur archevêque, avez transmise au vénérable seigneur et père S., cardinal-prêtre du titre de Saint-Marc, ainsi que le témoignage d’autres hommes probes, concernant le prêtre H., porteur des présentes, dont nous avons diligemment entendu la confession.
Mais comme il s’agit d’une affaire de foi, […] nous vous le renvoyons, par mandat spécial du pape, afin que vous le remettiez de ses péchés, et nous commandons à votre prudence d’enquêter [sur lui] […]. Nous vous remettons, par cautèle, votre lettre ainsi que sa confession, scellées par nos soins.153

50Un prêtre du diocèse de Milan semble avoir « confessé » sa faute à l’un des pénitenciers, lequel a également eu connaissance des témoignages. Le cardinal en charge de la Pénitencerie, lui, a pris connaissance de la lettre que lui a adressée l’archevêque de Milan concernant ledit prêtre, mais nous en ignorons le contenu. Au moins quatre personnes sont donc informées de l’affaire, sans doute à des degrés divers : l’archevêque de Milan, le cardinal pénitencier (à qui la lettre de l’archevêque a été transmise), le simple pénitencier (ayant, lui aussi, examiné la lettre de l’archevêque et de surcroît entendu la confession du pécheur : litteras inspeximus et presbiteri confessionem audivimus) et, pour finir, le provincial dominicain de Lombardie, chargé d’enquêter sur l’affaire (vestre prudentie… inquisitis). Le principe d’une enquête locale n’était pas incompatible avec celui du secret, puisque la fin de la lettre laisse entendre que l’on scelle la confession du prêtre coupable. Défendu avec fougue par les théologiens parisiens du début du XIII^e siècle154, le secret de la confession n’était pas un principe intangible, et si certains intellectuels, tels que Richard de Mediavilla, continuèrent à se montrer réfractaires à l’idée que la confession sacramentelle puisse être parasitée par les méthodes de l’inquisitio155, c’est sans doute que la pratique de certains tribunaux laissait craindre que ce ne soit le cas. Du reste, les canonistes eux-mêmes n’hésitent pas à remettre en question le sigillum confessionis dans certains cas « énormes » ou d’hérésie156. La confessio devait favoriser ce que Jacques Chiffoleau appelle une « ouverture de l’occulte », un dévoilement, au moins partiel, du crime commis. Or, la rubrique du formulaire dans laquelle s’insère la lettre que j’ai citée plus haut, ainsi que la mention, en son sein, d’un negotium fidei, la classent sans conteste parmi les affaires d’hérésie157. Si le cas peut, à ce titre, apparaître comme singulier, il n’en révèle pas moins le caractère labile de la frontière entre confession et enquête158, entre confession sacramentelle et aveu judiciaire – qu’à la même époque, les manuels d’inquisiteurs confondent volontiers159 –, mais aussi entre confessio et supplicatio. Il nous invite à comprendre la confessio non pas comme un aveu oral, captif de la seule mémoire du pénitencier, mais comme une modalité d’énonciation contiguë à l’enquête qui – même secrète – finit toujours par s’écrire et donne lieu à une lettre.

Gouverner par lettres

51Les lettres des pénitenciers du XIII^e siècle n’ont pas été enregistrées et nous n’en avons qu’une connaissance indirecte. Il est donc impossible – mais à vrai dire, l’existence de registres (forcément incomplets) n’y changerait pas grand-chose – de déterminer, même approximativement, le nombre de lettres que la Pénitencerie pouvait expédier chaque année, ou de savoir quelle était la proportion de confessions et de suppliques donnant lieu à une lettre. Il y a peut-être quantité d’absolutions que les pénitenciers donnaient oralement aux pécheurs venant à Rome pour s’y confesser – ce qui expliquerait en partie l’absence de registres et, plus généralement, de traces écrites émanant directement de la Pénitencerie du XIII^e siècle –, mais nous devons nous contenter de ce que les summae dictaminis, les formulaires et les lettres « communes » des papes (celles qui, par opposition aux lettres « closes », répondaient à des demandes adressées au Siège apostolique) nous apprennent du fonctionnement de l’« office de la pénitence ».

52Les lettres de la Pénitencerie, comme celle d’Hugues de Saint-Cher qui relève de l’excommunication un chanoine de l’ordre des Prémontrés ayant violenté son abbé160, sont parfois intégrées aux collections épistolaires de la seconde moitié du XIII^e siècle. Elles sont sinon soit compilées dans des formulaires – auquel cas elles sont dépourvues de dates et d’anthroponymes et il est donc difficile d’en connaître l’origine ou d’en vérifier l’authenticité – soit insérées dans les lettres communes des papes. Par exemple, la dispense matrimoniale que le cardinal Hugues de Saint-Cher accorde, le 21 janvier 1256, au marquis de Brandeburg et à son épouse Iutta, pour leur permettre de rester mariés en dépit de l’empêchement de parenté qui les sépare, est insérée dans une lettre que le pape Alexandre IV (1254-1261) adresse aux deux suppliants161. On peut en déduire qu’à défaut d’être enregistrée, une trace écrite des lettres de la Pénitencerie devait être gardée, puisque la Chancellerie pontificale est en mesure de les citer, parfois in extenso. D’autres fois, elles le sont partiellement, comme cette lettre d’Urbain IV (1261-1264), du 15 juillet 1263, dans laquelle il dit avoir chargé un pénitencier (Mansueto) de lever l’excommunication d’Ottone Gualducii, un chef de file gibelin de Pise162. Quelques années plus tard, son successeur Clément IV (1265-1268) évoque une lettre d’absolution expédiée peu de temps auparavant par l’un de ses pénitenciers163. Cela signifie que le pénitencier « général » n’était pas le seul à pouvoir répondre par lettre, aux confessions ou aux suppliques adressées au pape, mais que des pénitenciers dépourvus du titre cardinalice en avaient eux aussi la possibilité164.

53Il n’est d’ailleurs pas impossible que dans la seconde moitié du XIII^e siècle, les pénitenciers aient dû, de plus en plus fréquemment, répondre par écrit aux suppliques de tous ceux qui, soit à distance, par l’intermédiaire de leur évêque, soit sur place, par l’intermédiaire d’un procureur ad impetrandum, sollicitaient une lettre attestant leur absolution ou leur dispense165. Le rythme de production documentaire semble en effet s’accélérer dans les années 1250-1260, même si cette tendance générale doit être relativisée à l’aune de l’histoire plus générale de l’enregistrement et de l’archivage des documents pontificaux, qui s’intensifient dès après le pontificat d’Honorius III166 : la papauté n’écrit sans doute pas « plus » après les années 1220, mais elle conserve davantage167. Outre les bouleversements importants que connaît alors la Curie romaine dans les modes et techniques d’enregistrement – qui, une fois encore, touchent peu la Pénitencerie apostolique, puisque sa fonction et ses procédures propres nous sont essentiellement connus par formulaires –, serait-ce le nouveau statut de la preuve écrite qui, partout constaté en Europe168, modifie les attentes des suppliants et accélère ainsi le rythme de production épistolaire de la Pénitencerie ?

54S’il est sans doute assez vain de chercher à savoir dans quelle mesure la « bureaucratisation » de l’administration papale vient d’une exigence d’écrit renforcée ou si, au contraire, cette exigence découle de la physionomie administrative empruntée par les pouvoirs publics de l’époque, la Pénitencerie apostolique produit des lettres dont l’efficacité normative et la valeur probatoire sont peut-être jugées plus sûres que la seule parole du pénitencier. Lorsque Nepo – administrateur de l’église paroissiale d’Ostina, excommunié pour avoir soutenu d’un peu trop près les gibelins florentins réfugiés dans ce village toscan169 – revient à Fiesole, muni d’une lettre d’absolution du pénitencier Guillaume de Moerbeke, il ne présente pas tout de suite cette lettre à l’évêque Manetto qui en est pourtant le destinataire. Il attend quatre mois que lecture publique en soit faite, le 13 juillet 1273, dans l’église San Lorenzo à Florence, et que le notaire de l’évêque enregistre la lettre de la Pénitencerie. Si Nepo a ainsi attendu, c’est sans doute, suppose Panella, parce qu’il a voulu profiter du passage, à Florence, du pape Grégoire X (1271-1276) venu réconcilier guelfes et gibelins florentins170. Mais quoi qu’il en soit du contexte politique de cette affaire, la lettre de la Pénitencerie ne constitue-t-elle pas aussi, pour Nepo, un instrument qu’il peut brandir afin de prouver qu’il n’est plus excommunié ? Dans ces conditions, l’absolution orale ne saurait suffire : elle doit s’accompagner d’un document dans lequel s’inscrit le droit, ce qui participe peut-être aussi d’un processus de « juridicisation » de l’excommunication et de la pénitence171. Quant aux « lettres testimoniales d’absolution et de pénitence » que le pénitencier du pape délivre au comte de Béarn dans les années 1210172, elles nous invitent à décaler la chronologie de ces deux tendances au renforcement de la valeur probatoire de l’écrit et à la juridicisation de la pénitence, pour les faire coïncider avec les origines de la Pénitencerie apostolique elle-même.

L’octroi de la grâce

L’absolution : rémission des péchés ou levée des peines ?

55Le mot absolutio traverse toute la documentation concernant l’action des pénitenciers, entre les années 1200 et les années 1280, mais n’est pas sans receler quelques ambiguïtés. Conformément à son étymologie, l’absolution « délie » celui qui se trouve « lié » (ligatus ou astrictus) par une peine, une sentence ou un péché173. Au XIII^e siècle, elle peut donc désigner l’acquittement d’un accusé, la remise d’une obligation (ou, plus spécifiquement, d’une dette), mais aussi la remise (remissio) des péchés. En vertu du « pouvoir des clefs » qui est le sien174, le prêtre est en effet celui qui, d’une formule – « ego te absolvo a peccatis tuis » – dont Thomas d’Aquin est l’un des codificateurs à défaut d’en être l’inventeur175, peut « délier » le fidèle de ses péchés et ainsi l’« acquitter » aux yeux du Seigneur. Cela étant, en droit canonique, l’absolution est aussi le nom donné à la levée de l’excommunication, elle-même qualifiée de « sentence » (sententia) ou de « lien » (vinculus) dans les lettres de la Pénitencerie176. Le 4 novembre 1220 par exemple, le pape Honorius III confirme « l’absolution de la sentence d’excommunication » (absolutionem ab excommunicationis sententia) que le pénitencier Gervais a « concédée » à un chanoine de Maguellone coupable d’avoir suivi des cours de droit civil et de n’avoir pas porté l’habit régulier177. Quant au cardinal pénitencier, on a vu que dès 1267178, il a le pouvoir de délier des « sentences générales d’excommunication » que le pape prononce depuis la loge du Latran (conformément à un ordo plus tardif de 1272-1273179), et dont la première version est conservée dans une bulle de Grégoire IX du 18 novembre 1229180.

56Les absolutions octroyées par la Pénitencerie consistent donc à lever la « sentence » (« censure », dit-on aussi en droit canonique au sujet des peines spirituelles que sont l’excommunication, l’interdit et la suspense), qu’ont « encourue » les suppliants. Ces sanctions pouvaient d’ailleurs être efficaces sans qu’une sentence judiciaire soit prononcée, auquel cas elles étaient dites ipso jure (« de plein droit ») ou ipso facto (« aussitôt le fait commis »), depuis que le canon Si quis suadente du concile de Latran II (1139) avait condamné à l’anathème quiconque violenterait un clerc ou moine181. De tels cas d’excommunication nécessitaient l’examen du souverain pontife, seul à même d’octroyer l’absolution ou de déléguer celle-ci. Il n’est donc pas impossible qu’à défaut d’avoir été explicitement créée dans ce but, la charge de pénitencier ait été rapidement vouée, dès le pontificat d’Honorius III (1216-1227), à délier de toutes les sentences d’excommunication ipso facto dont l’absolution était réservée au pape182.

57Dans de nombreux cas du formulaire attribué à Thomas de Capoue, l’absolution est précédée d’une confessio et suivie d’un acte de « pénitence » (poenitentia), ce qui semble l’inscrire dans le processus à trois étapes – contritio, confessio, satisfactio – que la théologie sacramentelle a défini au milieu du XII^e siècle183. Mais il est chaque fois précisé que le pénitencier n’absout que de la sentence d’excommunication, à charge pour l’évêque ou pour l’abbé d’imposer ensuite une pénitence pour réparer le péché commis184. L’ambiguïté, certes, reste forte dans les rares lettres qui ne précisent pas de quoi l’absolution délie, comme lorsque Niccolò de Romanis absout Guillaume-Raymond vicomte du Béarn185. Cela étant, dans l’écrasante majorité des cas, le pénitencier se charge de réconcilier le suppliant en le relevant de l’excommunication et laisse au destinataire de la lettre – qu’il soit abbé, prêtre ou évêque – le soin de l’absoudre de ses péchés et de lui donner la pénitence. C’est ainsi que l’on peut expliquer la double mention d’absolutio dans la lettre suivante, extraite du formulaire de Thomas de Capoue (v. 1220-v. 1270) :

À l’abbé de Beaulieu.
De la confession de J., prêtre et moine de votre monastère, porteur des présentes, nous apprenons qu’il a frappé violemment un autre prêtre l’ayant injurié, sans néanmoins faire couler son sang, puis qu’il s’est confessé, de ces choses et d’autres encore, à l’un des frères de son ordre (lequel est aussi le pénitencier de l’évêque d’Angers), car le prieur du couvent, lui, était absent. Après l’avoir entendu en confession, ledit pénitencier lui a donné l’absolution, selon la formule habituelle, et J. a donc pu célébrer le culte.
Mais comme vous avez ensuite douté qu’il ait le droit d’officier et comme vous avez craint qu’il n’encourt ainsi la macule d’irrégularité, vous l’avez envoyé auprès du Siège apostolique, et comme en cas de doute, la voie la plus sûre doit toujours être choisie, nous vous le renvoyons afin que vous l’absolviez selon la formule en vigueur dans votre église, et, par autorité du seigneur pape, nous vous le renvoyons absous [de l’excommunication qu’il a encourue pour avoir frappé un prêtre], [et vous commettons] de lui imposer [la pénitence].186

58Le destinataire est ici chargé par le pénitencier de « remettre » au suppliant ses péchés (eundem ad vos duximus remittendum), et de lui donner une pénitence adaptée (pro modo culpe). Comme dans de nombreuses autres lettres de la même collection, la Pénitencerie se contente, quant à elle, d’agir sur la sentence et non sur la faute elle-même.

Les formes de la dérogation

59Là où l’absolution lève la « sentence » d’excommunication, la dispense consiste à suspendre une règle inscrite dans les canons de l’Église. Elle revient donc à accorder à certains individus le droit d’enfreindre une règle établie, comme de permettre à des laïcs de se marier en dépit d’un empêchement de parenté ou à des bâtards d’accéder aux ordres majeurs. Le 26 janvier 1266, le pape Clément IV confirme ainsi à Baudouin, né d’un prêtre et d’une concubine, puis devenu recteur de la paroisse de Saint-Jean-de-Nivelles dans le diocèse de Liège, la dispense que lui avait accordée un mois plus tôt le pénitencier Raoul d’Albano afin qu’il puisse, nonobstant son « défaut de naissance » (defectus natalium), officier dans ses ordres187. Les dispenses matrimoniales, elles, autorisent généralement deux époux à rester mariés en dépit de leurs liens de consanguinité ou d’affinité188. Elles ne changent donc pas les faits eux-mêmes, mais suspendent simplement la norme juridique fixée, en la matière, par le concile de Latran IV (1215)189. Celui-ci avait en effet prohibé les unions affines et consanguines jusqu’au quatrième degré inclus, ce qui signifiait, par exemple, que les arrières petits-enfants de deux frères et sœurs n’avaient pas le droit de se marier entre eux190. Enfin, un troisième contingent de dispenses concerne les clercs « irréguliers », c’est-à-dire ceux qui persistent dans leurs ordres et leur ministère éventuel alors qu’ils n’en ont plus le droit. Hugues de Saint-Cher accorde ainsi une dispense à un chanoine nommé Albert, parce que celui-ci a osé célébrer l’office à plusieurs reprises alors que son évêque, Ludolf d’Halberstadt, était excommunié. Cette dispense lève l’« irrégularité » (impedimentum irregularitatis) qu’Albert avait encourue et l’autorise à conserver son titre de chanoine, mais aussi à exercer normalement son ministère191.

60La frontière est donc mince entre les dispenses et les autorisations (licenciae), même si stricto sensu, celles-ci désignent les permissions et les autorisations de ne pas suivre une règle de droit, une obligation rituelle (comme le jeûne) ou de ne pas se conformer à un vœu (on parlera alors plutôt de « commutations » et de « prorogations »). Le formulaire attribué à Thomas de Capoue regorge par exemple d’autorisations faites à des moines de changer d’ordre ou de couvent. Une lettre adressée à l’abbé et au monastère de Saint-Paul à Bologne évoque le cas d’un moine qui, après avoir pris l’habit bénédictin, préfère se transférer chez les Mineurs. Une maladie lui rendant toutefois insupportable la règle de vie franciscaine, il supplie la Pénitencerie de lui permettre de revenir au plus vite dans son couvent d’origine192. Dès le XIII^e siècle, il existe enfin une catégorie de lettres bien particulière, qui mettent elles aussi en œuvre l’instrument de la licence : ce sont les lettres qui autorisent les suppliants à choisir leur propre confesseur. À l’abbesse de Jouarre, par exemple, le pénitencier accorde le droit de disposer d’un prêtre à qui confesser ses péchés et qui pourra lui imposer la pénitence193.

Commettre et mander

61W. Maleczek estime qu’au XIII^e siècle, le rôle de la Pénitencerie a essentiellement consisté à transférer aux évêques (et aux légats) le pouvoir d’absolution et de dispense dont elle disposait, mais qu’elle n’exerçait par elle-même qu’au sein de la Curie194, à l’attention, comme le laisse entendre Jean de Dieu vers 1245, des cardinaux, chapelains et autres curialistes195. Si l’affirmation me semble excessive, elle n’est pas sans fondements. Dans de nombreuses lettres en effet, les pénitenciers renvoient l’affaire aux autorités ecclésiastiques locales et leur concèdent à cette occasion l’usage de toute une technologie (absolutio, dispensatio, licencia, commutatio etc.) ou leur « commettent » et leur « mandent » (committimus et mandamus) d’absoudre ou de dispenser. Dans une lettre de Grégoire IX du 27 janvier 1230 par exemple, il est écrit que le pénitencier Nicolas a mandé (mandasset) l’évêque de Várad (aujourd’hui Oradea, en Roumanie) de dispenser un prêtre accidentellement compromis dans une affaire de meurtre196. Sous Alexandre IV, c’est Martin qui « commet » un prieur (committimus) pour qu’il octroie « le bienfait de l’absolution » aux religieux de son cloître, coupables non seulement de violences à l’encontre de clercs, mais aussi d’autres « excès »197. Quant à Rufin, l’un des pénitenciers du pape Clément IV, il confie à l’évêque Walter de Strasbourg le soin de relever de l’excommunication les citoyens de sa ville, après qu’ils auront fait pénitence198.

62On peut formuler plusieurs hypothèses au sujet de tous ces cas que la Pénitencerie apostolique remet in fine aux prélats détenteurs d’un pouvoir de juridiction. L’une d’elles est que les pénitenciers n’accordent eux-mêmes dispenses, absolutions ou licences que lorsque l’excommunié, le suppliant ou le pécheur s’est rendu à Rome en personne et s’est directement confessé à l’un d’entre eux. Mais la distinction entre supplicatio et confessio est trop fragile pour que nous puissions opérer un partage net entre, d’une part, une justice directe, fondée sur la rencontre d’un suppliant et d’un pénitencier, et, de l’autre, une justice déléguée, fondée sur la correspondance épistolaire entre l’office romain et les cours ecclésiastiques locales. Même en cas de confession orale, le pénitencier pouvait tout à fait commettre un juge ecclésiastique – l’évêque le plus souvent – pour délier le suppliant de la censure pesant sur lui199, lui remettre ses péchés200, le dispenser201, ou encore lui infliger une pénitence202. À l’inverse, la distance géographique du suppliant n’interférait pas avec la compétence des pénitenciers, comme en témoigne l’absolution octroyée par le pénitencier au chevalier Henri de Bosco, excommunié par l’official archiépiscopal de Reims203. Il nous faudra donc revenir sur la question de la répartition des compétences entre l’office romain et les juridictions ecclésiastiques, lorsque nous examinerons les cas d’absolution et de dispense « réservés » au pape.

Les prémices d’un partage

L’activité épistolaire du pénitencier majeur

63En vertu du mandat et parfois de la « commission » que lui confie le pape, le cardinal placé à la tête de l’office est, à la fin du XIII^e siècle, l’auteur nominal des lettres d’absolution et de dispense expédiées par la Pénitencerie. Celles-ci, toutefois, ne sont pas davantage enregistrées que durant les décennies précédentes ; aussi les trouvons-nous copiées dans les bullaires, les chartriers et les registres des archives ecclésiastiques locales, ou bien citées dans les lettres papales. C’est le cas, par exemple, d’une lettre que Boniface VIII (1294-1303) adresse à Sancius Martinus, chantre de l’église de Pampelune, dispensé et relevé de sa suspense par le pénitencier général Matteo d’Acquasparta (1289-1302)204. Quelques années auparavant, Nicolas IV (1288-1292) a, lui aussi, mandaté Matteo pour absoudre un suppliant, mais il fait rédiger la lettre en son nom propre et confie le soin de l’expédition à la Chancellerie205. Enfin, dans le bref recueil d’une soixantaine de lettres que le cardinal Bentivenga (1279-1289) a fait exécuter à la fin de son mandat, on trouve des actes dont le pape est l’auteur nominal, en particulier dans les cas de dispenses « super defectu natalium »206, mais aussi des documents dans lesquels le cardinal dit avoir été investi oralement par le pape pour écrire, dater et expédier les lettres207.

64Les suppliants « présents » à la Curie exposaient leur cas par petitio, supplicatio ou confessio, devant le pénitencier majeur ou devant le pape et ce dernier faisait alors rédiger la lettre en son nom propre208 ou bien délivrait oralement un mandat au pénitencier209. À son tour, le cardinal pénitencier pouvait, on l’a vu, ordonner aux juridictions ecclésiastiques ordinaires d’octroyer la dispense, l’absolution ou la licence. C’est ainsi qu’en 1306, le pénitencier majeur Bérenger Frédol délègue à l’abbé de Clairvaux le pouvoir d’absoudre et de dispenser les moniales et les moines cisterciens coupables de violences, de transgression des statuts de l’Ordre et de simonie :

On nous a expliqué, de ta part, que plusieurs de tes fils et de tes filles, c’est-à-dire des abbés et des abbesses à la tête de monastères qui te sont directement ou indirectement soumis, mais aussi des moines, des moniales, des convers et des converses, ont été excommuniés, sans que sentence soit prononcée, pour s’être battus entre eux ou entre elles, et pour avoir violenté d’autres religieux ainsi que des clercs séculiers […]. Tu nous as humblement fait parvenir une supplique, afin que le Siège apostolique leur vienne en aide avec miséricorde.
Nous, donc, en vertu du respect dû à la religion et par autorité du seigneur pape, de la Pénitencerie duquel nous avons la charge, commettons à ton discernement que, dans la forme requise par l’Église, tu octroies ou fasses octroyer, par un autre ou par ceux que tu auras jugé idoines, le bénéfice de l’absolution à celles et ceux qui ont commis ces actes de violence, et que tu leur infliges ou leur fasses infliger une pénitence salutaire à la mesure de leur faute, et tout ce qui, conformément au droit, te semblera nécessaire.210

65Le pénitencier majeur est bien celui qui se charge de redistribuer, par commission écrite, les pouvoirs d’absolution et de dispense qui lui ont été conférés par mandat pontifical. Il est en revanche délicat de définir les raisons pour lesquelles une demande, une supplique ou une confession étaient présentées au pape plutôt qu’au pénitencier.

66Nous ignorons en outre dans quelle mesure ou de quelle manière les procureurs, bien mieux connus pour la Chancellerie211, intervenaient dans l’introduction des demandes et suppliques auprès du pénitencier majeur. Nous ne disposons d’aucun indice ou presque sur leur identité212, sur la façon dont ils procédaient, sur leur rémunération, ainsi que sur la place qu’ils tenaient à la Curie comme ce sera le cas au XIV^e siècle, au travers, notamment, de leurs formulaires de suppliques. Une lettre compilée dans le recueil du cardinal Bentivenga précise certes que deux Franciscains se sont présentés devant le pénitencier majeur, accompagnés d’un procureur issu du même Ordre qu’eux213, mais rien ne dit que ce représentant ait été chargé d’introduire lui-même la requête ou de défendre la cause des deux Mineurs. La nécessité, pour les suppliants, de se faire représenter par un procureur lorsqu’ils se rendaient eux-mêmes à la Curie n’est pas attestée. Au contraire, dans le recueil de Bentivenga, la majorité des lettres font état de la présence du suppliant à la Curie, sans mentionner l’assistance d’un procureur214. D’autres indiquent que la petitio était remise au pénitencier majeur, qui se chargeait ensuite de la lire lui-même au pape. Un certain Urbain de Sarfemberg, par exemple, retourne dans son diocèse d’Aquilée, porteur de lettres ordonnant à son évêque de l’absoudre, après que sa supplique a été lue devant Nicolas III (1277-1280) par le cardinal pénitencier215. Les suppliants ne semblent donc pas devoir impérativement passer par un procureur à la fin du XIII^e siècle, et les logiques qui expliquent l’intervention ponctuelle de mandataires à la Pénitencerie nous échappent en grande partie.

67De la même manière, nous disposons de peu d’indices sur les « petites mains » de la Pénitencerie, sur tous ceux qui, en cette fin de XIII^e siècle, contribuent à la confection et à l’expédition des lettres. Chouët et Tamburini comptent certes douze scriptores travaillant en permanence à la Pénitencerie, à la fin du pontificat de Clément V (1305-1314)216, mais il n’est pas question de correcteur, de distributeur ni même d’abréviateur des lettres. Cette absence signifie sans doute que l’écrit tenait une place moins grande dans l’administration de la Pénitencerie qu’à la Chancellerie ou à la Chambre, dont la fonction comptable exigeait l’emploi de l’écriture. Elle indique donc, en creux, que l’activité de la Pénitencerie n’était pas limitée à la rédaction de lettres.

Les pénitenciers mineurs : des confesseurs professionnels ?

68Concernant l’organisation des pénitenciers mineurs à la charnière des XIII^e-XIV^e siècles, la documentation pourra sembler plus maigre encore : nous n’avons trace d’aucune lettre de pénitencier mineur, pas même dans le recueil de Bentivenga. En revanche, les « statuts » des pénitenciers mineurs, également qualifiés d’« observances » et d’« ordonnances »217, offrent de précieux renseignements sur les droits et les devoirs des pénitenciers. Élaborés avant 1291, mais consignés dans des manuscrits du dernier tiers du XIV^e siècle et du XV^e siècle, ils ont été récemment édités par Peter D. Clarke218 et comptent pour beaucoup dans la compréhension que nous avons du fonctionnement et de la coordination des activités au sein de la Pénitencerie, à la fin du XIII^e siècle. Ces statuts de 1291 ne donnent pas le nombre exact de pénitenciers romains – entre huit et onze sans doute, sous le pontificat de Boniface VIII219 –, mais précisent qu’à leur tête, se trouve le plus âgé d’entre eux qui est qualifié de « prieur ». Ce dernier assigne à chacun une place « au sein de l’église » (c’est-à-dire l’une des trois basiliques romaines), où il devra recevoir les pénitents220. Le matin, entre six heures et neuf heures, tous les pénitenciers se rendent en effet à l’église, pour y écouter les confessions et « absoudre ». Pour être dispensés de leur charge, ils doivent arguer d’une urgence ou d’une maladie ; par ailleurs, ils n’ont pas le droit de confesser ni d’absoudre lorsque le pape lui-même célèbre l’office, ce qui montre combien la mise en scène liturgique du pouvoir absolu est incompatible avec l’exercice du pouvoir délégué221. Lorsque les pénitents sont de grands prélats ou de hauts personnages, les pénitenciers sont autorisés à entendre leurs confessions dans les lieux plus secrets et reculés de l’église (le confessional n’ayant aucune espèce d’existence matérielle à cette époque)222. Quant à la levée de l’excommunication, ils peuvent l’accorder n’importe où et n’importe quand, du moment que des lettres d’absolution et de dispense sont ensuite rédigées par un « notaire » (notarium)223. La remise des péchés, orale et secrète, était donc bien distincte de la levée des censures ecclésiastiques qui donnait lieu à une preuve écrite, mais l’activité des pénitenciers mineurs recouvrait les deux aspects.

69Outre la confession des péchés et l’octroi d’absolutions, les pénitenciers mineurs devaient aussi imposer des pénitences plus ou moins lourdes à ceux qui s’étaient confessés à eux. Dans le cas de certains meurtres (d’une épouse, d’un père, d’un frère ou d’un clerc), la pénitence infligée par les frères de la Pénitencerie apostolique était sévère : le coupable était exposé nu et battu publiquement, sauf si le cardinal pénitencier en décidait autrement. Pour d’autres fautes graves, la pénitence se faisait aussi en public, mais le pécheur avait le droit d’être encapuchonné ; s’il s’agissait d’un clerc, il pouvait ainsi cacher sa tonsure et se préserver du regard des autres224. Enfin, chaque premier dimanche du mois, le prieur réunissait l’ensemble des pénitenciers pour traiter des cas les plus difficiles225.

70Les statuts des pénitenciers mineurs livrent quelques informations sur le reste du personnel de leur office, notamment sur les jeunes clercs (pueri) chargés de conduire les pèlerins et les pécheurs dans l’église, jusqu’aux pénitenciers. S’ils trahissaient le serment qu’ils avaient prêté devant le prieur, ils pouvaient être chassés226. Ils étaient payés selon la gravité de la faute du « pénitent ». Par exemple, quelqu’un ayant tué un clerc devait payer son guide plus de huit deniers, contre deux pour le meurtre d’un laïc – sauf s’il s’agissait d’un parricide, d’un fratricide, d’un sororicide ou d’un uxoricide, auquel cas la rémunération du guide s’élevait à quatre deniers227. Enfin, lorsqu’un pénitencier mineur absolvait d’un excès très grave comme le meurtre d’un prélat, il pouvait accepter que le guide se fasse payer plus cher228.

71À la fin du court chapitre concernant la participation des pénitenciers aux funérailles du pape, il est précisé qu’en cas de vacance du siège apostolique, on prendra soin d’écrire « auctoritate Sancte Romane Ecclesie » et non « auctoritate domini pape » dans les lettres de la Pénitencerie229. La poignée d’hommes chargés de l’administration pénitentielle romaine assure donc la continuité d’une Église qui ne peut reposer sur le seul corps du pape. Une vingtaine d’années plus tard, le concile de Vienne proclamera que les pénitenciers ne sont pas attachés à la personne du pape, mais qu’ils forment, au-delà de la mort de ce dernier, un personnel stable et pérenne230. Le collège cardinalice sera en outre autorisé à remplacer, voire augmenter, le nombre des pénitenciers lors d’une vacance du Siège231. La Pénitencerie constitue dès lors un « office » dont les membres, bien que confesseurs, sont nommés et révocables comme des fonctionnaires.

La Somme des dispenses et des absolutions de Nicolas IV (1290) : un pense-bête

72En 1290, le domaine d’action de la Pénitencerie est officiellement circonscrit pour la première fois de son histoire. La Summa de dispensationibus et absolutionibus que Nicolas IV adresse aux pénitenciers est en effet un répertoire des concessions (tam absolutionibus quam dispensationibus concessis) qui leur ont été faites dans les années 1260-1280. Or, « [tout au long du XIII^e siècle], les concessions avaient été faites sans ordre et selon les nécessités des circonstances : quelques-unes étaient en contradiction entre elles, d’autres faisaient double emploi, ayant été plusieurs fois répétées, d’autres n’avaient qu’une valeur locale, ou étaient énoncées avec une excessive prolixité, un grand nombre demeuraient obscures ou incertaines. »232 La Somme de Nicolas IV, au contraire, égrène soigneusement les pouvoirs dont ils disposent, en distinguant clairement ceux du cardinal pénitencier (item potest) de ceux des pénitenciers mineurs (item possunt). Elle contribue ainsi à la division du travail au sein de l’office, sans toutefois différencier explicitement leurs compétences et les procédés dont ils usent.

Des « cas spéciaux »

73La Somme de Nicolas IV fut copiée dans plusieurs manuscrits du XIV^e siècle contenant non seulement le formulaire de lettres de la Pénitencerie commandité par Benoît XII (1332-1342), mais aussi des traités sur l’excommunication ou sur la dispense, composés dans la seconde moitié du XIII^e siècle. Haskins a même parlé de « manuel », voire de « livre de la Pénitencerie », pour désigner cet ensemble disparate de textes233. Le problème est que, parmi ces traités, le fameux Liber excommunicationum de Bérenger Frédol, élaboré vers 1298, peu de temps après la rédaction du Sexte, mentionne certes les cas d’absolution réservés au souverain pontife, mais n’évoque guère l’office de la Pénitencerie234. Quant au Tractatus de dispensationibus de Bonaguida d’Arezzo235 – composé au milieu du XIII^e siècle et inspiré du Libellus dispensationum de Jean de Dieu236 – que l’on trouve également en appendice aux textes réglementant le fonctionnement et l’activité de la Pénitencerie, dans les manuscrits du milieu du XIV^e siècle237, il ne consacre aucun item aux pénitenciers. Ces deux textes, donc, celui de Bérénger et celui de Bonaguida, ne peuvent être mis sur le même plan que la Somme des dispenses et des absolutions de 1290 qui constitue le premier texte juridique et réglementaire concernant exclusivement la Pénitencerie apostolique.

74En réalité, la cohérence de cet écheveau complexe de textes ne fut établie qu’après 1335-1338, date à laquelle fut composé le formulaire de lettres de Gaucelme de Jean, le pénitencier majeur de Benoît XII – bien après, donc, la rédaction des traités de Bonaguida d’Arezzo et de Bérenger Frédol. Encore faut-il préciser que, dans la seconde moitié du XIV^e siècle, le nombre des textes ainsi réunis restera variable d’une copie à une autre238, et que l’on ne trouve l’expression « livre de la Pénitencerie » (liber penitentiarie) qu’assez tardivement, dans les statuts des scribes de la Pénitencerie (v. 1350-1376)239. Ce n’est même qu’au XV^e siècle qu’un « livre » ou « manuel » de la Pénitencerie est réalisé en tant que tel, c’est-à-dire indépendamment du formulaire de lettres qu’il avait jusque-là accompagné. Il acquiert alors une certaine autonomie de sens, que reflète bien son unité matérielle et codicologique240.

75En vertu de son antériorité et de sa cohérence propre, la Somme des dispenses et des absolutions doit donc être examinée isolément. Dès l’incipit, une définition frappante en est donnée : « Sont inscrits ci-dessous les cas spéciaux (casus speciales) dans lesquels les pénitenciers et le cardinal ayant la charge de l’office de la Pénitencerie, doivent absoudre et dispenser »241. On comprend que les « cas spéciaux » désignent ces facultés qui ont été ponctuellement octroyées aux pénitenciers dans les années 1270-1280 ; mais « spéciaux » peut aussi indiquer que la Somme ne liste pas tous les pouvoirs détenus par les pénitenciers et ne résume que ceux qui jouissent d’un statut particulier aux yeux du souverain pontife, nous rappelant ainsi ces castra specialia qui, dans les années 1060, avaient été placés sous la protection directe du pape, puis étaient devenus les marqueurs territoriaux et symboliques d’un pouvoir étatique et monarchique en voie de construction242. En revanche, je ne crois pas que l’on puisse assimiler ces cas « spéciaux » aux cas d’absolution ou de dispense que le souverain pontife a commencé à se réserver en 1139243. S’il en avait été ainsi, le concept même de « réserve », désormais bien établi dans la législation papale et synodale, mais aussi dans la doctrine des décrétalistes du XIII^e siècle, aurait sans doute été employé et la Somme de Nicolas IV eût été diffusée dans chaque diocèse de la chrétienté, afin que les juges ordinaires prennent connaissance du monopole juridictionnel romain. Or, le nombre limité et très concentré des copies de la Somme laisse plutôt penser que celle-ci avait vocation à circuler « en interne » ; elle devait servir de pense-bête aux pénitenciers du pape, et non indiquer aux autres juridictions ecclésiastiques ce qu’étaient les cas d’absolution et de dispense réservés à la Pénitencerie.

76Si ces cas sont dits « spéciaux », c’est donc plutôt parce qu’ils viennent compléter et préciser le mandat « général » dont jouissent les pénitenciers. La Somme de Nicolas IV liste les cas qui, au cours des années 1260-1280, ont fait l’objet d’un mandat « spécial » concédé par le souverain pontife et qui, pour beaucoup, correspondent à des mesures de circonstance. Martin IV, par exemple (1281- 1285), autorise les pénitenciers mineurs à absoudre les magnats anglais ayant désobéi au roi Henri III et excommuniés par le cardinal Ottobuono Fieschi, légat pontifical dans les îles britanniques entre 1265 et 1268 (item 14)244. Mais comme en écho aux concessions faites dans les années 1250-1260 (items 3, 12, 15, 18 et 43), on trouve, dans cette même Somme, des pouvoirs qui semblent détachés des contingences historiques : absolution et dispense des clercs concubins, absolution des clercs promus frauduleusement aux ordres majeurs par leur évêque, absolution de ceux qui, à l’encontre des canons, ont suivi des cours de droit civil ou de médecine (items 8, 22, 41). Ces concessions faites aux pénitenciers l’ont été à la fin des années 1270, puis dans les années 1280, comme en témoignent les noms des pontifes qui leur sont associés, mais il faut noter que l’on trouve des cas semblables en grand nombre dans les lettres des deux premiers tiers du XIII^e siècle, ainsi que dans le formulaire attribué à Thomas de Capoue (v. 1220-v. 1270)245. Les casus speciales de la Somme ne constituent donc que la forme réglementaire empruntée par des pratiques plus anciennes et si ce répertoire de cas recueille et mêle sans distinction dispositions abstraites et mesures passées, c’est qu’il s’agit d’ancrer la Pénitencerie apostolique dans une double temporalité et d’inventer la mémoire d’un office encore embryonnaire.

77La logique de classement des soixante-sept casus speciales concédés par les papes aux pénitenciers général et mineurs n’est d’ailleurs pas complètement chronologique. Certaines concessions faites par Martin IV (1280-1286) se situent après celles de Nicolas IV (1288-1292) (items 43 et 45). Comme l’avait déjà noté Aloïs Lang, les attributions de ces concessions sont de toute façon flottantes, puisqu’elles varient d’un manuscrit à un autre246. La première des concessions faite au pénitencier général, par exemple, est attribuée à Martin IV dans un manuscrit des années 1358-1361 contenant la Somme de Nicolas IV et le formulaire de Benoît XII247, alors qu’elle revient à Honorius IV dans le manuscrit, plus tardif (1393), conservé à Graz248. De même, le premier de ces deux manuscrits impute à Martin IV le pouvoir donné aux pénitenciers mineurs d’absoudre les pauvres de leur vœu de croisade, tandis que le second indique que cette concession est de Nicolas IV249.

78Doit-on en déduire que la logique d’ordonnancement des casus de la Somme est thématique ? Dans le manuscrit conservé à Francfort, par exemple (v. 1350-v. 1360), figurent les titres de rubriques qui, tels que « De simonia » et « De excommunicatione »250, ponctuaient et structuraient déjà le formulaire attribué à Thomas de Capoue confectionné quelques décennies plus tôt ; dans le manuscrit conservé à Graz, ces titres sont même copiés à l’encre rouge251. Mais ils n’apparaissent pas systématiquement dans le manuscrit de Francfort ni dans celui d’Avignon (v. 1338), ni d’ailleurs dans d’autres copies qui ont pu être faites de la Somme. Hormis de rares ensembles d’items thématisés – au sujet des promotions ecclésiastiques par exemple (items 21-27) –, la plupart des items ne déclinent donc ni chapitres ni rubriques.

Une liste d’absolutions et de dispenses

79Comme les lettres et le formulaire du XIII^e siècle nous l’ont déjà suggéré, les pénitenciers pouvaient « absoudre » sans qu’il soit toujours aisé de faire le départ entre les modalités et les effets de cette absolution, puisque la plupart des items de la Somme de 1290 ne précisent pas si elle doit être comprise dans un sens sacramentel (remise du péché) ou disciplinaire (levée d’une censure). La Somme indique néanmoins que les pénitenciers mineurs « absolvent les transgresseurs des statuts provinciaux, synodaux et autres statuts, réguliers ou séculiers, dans n’importe quelle région, n’importe quel monastère ou autre couvent, de la sentence d’excommunication générale qu’ils ont encourue » (item 19). La levée de certaines censures canoniques fait donc explicitement partie des attributions des pénitenciers mineurs.

80La dispense constitue l’autre instrument principal de leur action. Elle permet notamment de réintégrer les clercs dans leurs ordres ou d’autoriser leur promotion à d’autres ordres (item 21), mais elle concerne aussi les laïcs, comme l’atteste la compétence du cardinal pénitencier dans les causes matrimoniales : « De même, il peut dispenser du quatrième degré d’affinité, au for de la confession, sans témoins ni lettres, ceux qui, ayant contracté mariage, ignoraient alors cet empêchement, à condition que l’affaire soit restée complètement occulte » (item 43). Ce type de dispenses matrimoniales permet aux laïcs qui en font la demande de rester mariés en dépit de l’empêchement canonique qui les sépare, les alliances entre affins ou consanguins au quatrième degré ayant été prohibées par le concile de Latran IV en 1215252. La Summa laisse ici entendre que même les dispenses pouvaient être octroyées au « for de la confession », c’est-à-dire en secret et sans que trace écrite soit conservée, quand le fait en cause n’avait pas été rendu public et ne pouvait être légalement prouvé.

81Enfin, le pénitencier général et les pénitenciers mineurs ont le pouvoir de « concéder » aux suppliants le droit de choisir leur confesseur, d’« autoriser » les apostats à changer de couvent, de « mitiger » ou de « modérer » une pénitence, autant de dérogations à la règle ou à la norme (items 17, 32, 48). Dans cette catégorie, entrent les commutations et les prorogations de vœux, situées à la frontière entre la dispense et la licence, dont le formulaire attribué à Thomas de Capoue donnait, on s’en souvient, une douzaine d’exemples253. Les pénitenciers mineurs peuvent, en effet,

dispenser des vœux de pèlerinage et d’abstinence, mais aussi de tout autre vœu dont on puisse être dispensé. Ils peuvent également, en fonction du statut des personnes et si cela est nécessaire, commuer ces mêmes vœux en œuvres de piété, sauf s’il s’agit de vœux solennels d’entrée en religion, de vœux de continence, ou de vœux de pèlerinage en Terre Sainte, auprès des tombeaux des apôtres Pierre et Paul, ou de saint-Jacques de Compostelle. (item 33)

82La dispense et la commutation des vœux opèrent parfois par le truchement d’une « commission », lorsque le suppliant ne peut se rendre à Rome (items 40 et 43).

Un partage d’attributions ?

83Ayant « la charge de l’office de la Pénitencerie » (qui officii penitentiarie curam gerit), le cardinal occupe une place particulière par rapport aux pénitenciers mineurs. Ces derniers lui sont subordonnés et doivent le consulter, voire s’en remettre à lui concernant l’absolution des faussaires de documents papaux et de sceaux, des meurtriers et des mutilateurs de clercs, ou encore des gibelins excommuniés, « partisans » de Frédéric II, d’Ezzelino da Romano et d’Uberto da Pallavicino (items 10, 13, 15)254. La Somme, pourtant, n’explicite pas les critères qui différencient leurs domaines de compétences respectifs. Dix-sept types d’absolution et de dispense sont listés en faveur du cardinal pénitencier, contre trente-quatre réservés aux pénitenciers mineurs. On constate certes que les casus de l’un et des autres ne se recoupent pas, mais on ne sait selon quels critères des cas étaient laissés aux pénitenciers mineurs plutôt qu’au pénitencier général, et inversement. Le septième item de la Summa nous invite à penser que les cas pouvaient être répartis en fonction de leur degré de gravité : les pénitenciers mineurs ne peuvent en effet absoudre et dispenser l’agresseur d’un clerc qu’à condition que la victime ne soit ni un prélat, ni morte, ni mutilée, ni inapte aux offices (item 7). Autrement dit, une affaire était peut-être confiée au pénitencier général lorsque le crime était aggravé par certaines circonstances (dignité de la victime, mort ou mutilation). Il n’est pas non plus impossible que la répartition des casus ait dépendu du statut social du suppliant, mais la Summa est totalement muette sur ce point.

84L’hypothèse, en revanche, selon laquelle les absolutions de l’excommunication – en particulier celles que les canons conciliaires et les décrétales de la seconde moitié du XII^e siècle avaient réservées au souverain pontife255 –, auraient étaient laissées à la charge du cardinal pénitencier, tandis que les pénitenciers mineurs auraient, eux, exclusivement concédé des absolutions sacramentelles aux pèlerins se confessant à eux, doit être rejetée, car les simples pénitenciers pouvaient absoudre des sentences d’excommunication générales prononcées par le pape trois fois l’an (item 19). En outre, la Somme n’éclaire guère le rôle de confesseurs que jouent les pénitenciers mineurs et ne précise jamais si les absolutions qu’ils octroient sont uniquement orales ou également écrites, sacramentelles ou canoniques. A contrario, deux des concessions faites au pénitencier majeur montrent qu’il était autorisé à dispenser les époux consanguins au quatrième degré et à absoudre les faussaires des lettres pontificales « au for de la confession », sans qu’aucune trace écrite soit conservée (items 38 et 40). La Somme ne permet donc pas de distinguer clairement, d’un côté, le cardinal pénitencier, cantonné à l’écriture des lettres en réponse aux suppliques, et, de l’autre, des pénitenciers mineurs que leurs statuts de 1291 présentent pourtant comme principalement chargés de confesser pèlerins et pénitents dans l’une des trois basiliques romaines.

***

85Un peu moins d’un siècle après l’institution d’un pénitencier apostolique choisi parmi les cardinaux de la Curie, la Pénitencerie se structure autour des concessions faites par les papes au pénitencier « général », d’une part, et aux pénitenciers « mineurs », de l’autre. La liste de ces « cas spéciaux », réunis par Nicolas IV en une Somme des absolutions et des dispenses qui sera systématiquement placée en tête des formulaires de lettres de la Pénitencerie au XIV^e siècle, constitue une inflexion majeure dans l’histoire de l’office, une étape importante de son institutionnalisation, car les pouvoirs dont jouissent les pénitenciers y sont répertoriés et reconnus à part entière. Mais au cours de la période avignonnaise, elle est amendée et complétée à plusieurs reprises, continuant à redessiner les contours d’un domaine de juridiction marqué par la tension entre la bureaucratisation de l’administration pontificale et la centralisation accrue du système pénitentiel occidental.