Un Autre Risorgimento
|Conclusion
Texte intégral
1Entre 1815 et 1856, la partie continentale du royaume des Deux-Siciles a donc vu s’affirmer un scénario de politisation caractérisé par la puissance et la récurrence des oppositions au roi lui-même et à sa pratique du pouvoir plus qu’à l’institution monarchique. Elles sont pour l’essentiel constituées de « libéraux » exprimant leur attachement aux libertés politiques, contre le malgoverno incarné aux yeux de l’Europe de ce temps par les Bourbons de Naples. Ce mouvement se caractérise d’abord par son incertitude idéologique, qui le situe à l’écart des formes européennes du libéralisme. Il tient ensuite à la persistance de l’ancrage local des libéraux méridionaux, qui contraste avec le développement d’espaces politiques nationaux propres à la naissance de la politique moderne. Il révèle enfin une implication limitée dans les dynamiques de la construction nationale italienne, dont les libéraux du royaume ont fait des usages spécifiques, en lien avec les politisations locales.
Un mouvement libéral faiblement idéologique
- 1 Voir pour la France Hopkins 2012.
2Les acteurs politiques qu’on a suivis sont progressivement qualifiés de « libéraux » pendant le premier XIXe siècle napolitain, mais cette catégorie correspond plus à une identité pratique qu’à un attachement réel à l’idéologie du libéralisme politique. Ils forment une société civile d’opposition, constituée sur le long terme comme un groupe réticulé et structuré. Loin d’être réduite aux deux révolutions de 1820-1821 et de 1848, celles sur lesquelles l’historiographie du Risorgimento italien a insisté, elle est une construction sur le long terme, amorcée avec les révolutions de la fin du XVIIIe siècle, qui a vu dans les dérévolutions et les conjonctures fluides des moments de structuration décisifs. Cette perspective à long terme invite à réenvisager la chronologie politique méridionale, marquée par la permanence et le renouvellement progressif des mobilisations, qui se sont appuyés sur des paramètres culturels locaux comme la culture du secret et de la conspiration, ou l’exploitation de la religiosité populaire. Plus que les révolutions, c’est la rupture du début des années 1830 qui est importante, parce qu’elle marque la transition d’un courant d’abord élitaire vers une assise sociale plus large qui cherche à intégrer le peuple, qui avait été mis à l’écart de la révolution de 1799. Mais l’absence de cohérence idéologique et culturelle a empêché le déploiement de réelles stratégies de politisation descendantes. La diffusion des options idéologiques proprement dites s’est en effet limitée à quelques cercles élitaires, avant que les années 1840 ne voient se construire et se diffuser des savoirs positifs sur la nation qui ont érigé le peuple en objet de connaissance, digne d’être constitué en sujet politique. Si cette évolution connaît des équivalents dans plusieurs sociétés européennes1, elle n’a pas été systématiquement liée dans le Mezzogiorno à la formation d’un courant politique démocrate et a plutôt servi à l’exaltation des patries locales.
- 2 Par exemple De Ruggiero 1925, p. 295.
3Si les formes contemporaines du libéralisme ont été connues des libéraux napolitains du fait de leur place dans le contre-monde libéral international et de la très forte circulation des ouvrages étrangers dans les milieux intellectuels méridionaux, elles n’ont que très inégalement imprégné la culture politique des acteurs à l’étude. Cette limite fondamentale, qui relève à la fois de l’idéologie et de la capacité de mobilisation des réseaux libéraux, est commune avec d’autres formes italiennes du libéralisme, que l’historiographie a mises en évidence. La diffusion des modèles étrangers (espagnol en 1820, grec dans les années 1830, français et belge dans les années 1830 et 1840, piémontais à partir de 1848) a été réelle, facilitée par les expériences de l’exil et de la pérégrination en armes, mais elle s’est principalement limitée à quelques chefs libéraux à la formation intellectuelle spécifique et aux parcours internationalisés. Ces modèles ont été débattus, qu’ils concernent la constitution politique à donner au royaume ou la manière d’en moderniser les structures économiques et sociales. De ce point de vue, la distinction entre l’élite des patriotes d’une part et le peuple d’autre part, pratiquée dans le lexique des acteurs depuis les écrits de Vincenzo Cuoco, apparaît opérante, même si elle ne doit pas être envisagée comme un circuit systématique et univoque. Les postures intellectuelles qu’on qualifie généralement de libérales n’ont été que faiblement compréhensibles par l’essentiel des opposants à la monarchie, majoritairement dialectophones et analphabètes, pour qui la contestation du régime ne s’est que très rarement accompagnée de projets politiques positifs et conscients. C’est ce qui explique que l’historiographie ait très tôt remarqué l’absence de spécificité idéologique qui identifierait un « libéralisme » napolitain2. Chez ses acteurs, le courant libéral a plutôt représenté une posture d’opposition articulant le refus de l’absolutisme tyrannique des Bourbons à des réclamations de liberté politique à plusieurs niveaux, qu’il s’agisse d’une constitution fixant par le droit l’organisation des pouvoirs, d’une « république » à la forme incertaine, issue de la volonté du peuple, ou des autonomies locales spoliées par la centralisation de l’État.
- 3 De Lorenzo 2014.
4Parce qu’il ne qualifie pas une idéologie structurée, le courant libéral napolitain néglige un aspect important de la réflexion libérale européenne, qui est précisément l’exercice du pouvoir. À la fois parce que le renversement durable des Bourbons a pu constituer un préalable à l’établissement d’un gouvernement libéral et parce que les théories politiques étrangères ont été faiblement diffusées, ce point n’a été envisagé qu’à la marge. L’échec des révolutions de 1820-1821 et de 1848, que les patriotes ont imputé à la seule attitude du roi, l’illustre. C’est d’abord parce que le courant libéral napolitain s’est constitué comme une posture politique d’opposition qu’il n’est pas parvenu à s’installer au pouvoir. Dès lors et pendant la totalité de la période, c’est bien le sens classique du terme, hérité du XVIIIe siècle, qui persiste, et les liens qui unissent les opposants témoignent du brouillage des identités ailleurs qualifiées de démocrate et de modérée. Il a été perceptible dans les années 1840 et 1850, autour des figures centrales de Carlo Poerio et de Luigi Settembrini, impliqués dans des réseaux complexes qui articulaient des partisans de ces deux options, puis s’est renforcé dans les années 1850 sous l’effet de l’exil. Le caractère évolutif des identités politiques, qui ne correspondent pas dans le Mezzogiorno à des étiquettes précises, explique que le monde libéral méridional forme un champ complexe, articulé autour de deux polarités non hermétiques l’une de l’autre, l’une modérée et l’autre démocrate. Ce qui les unit par-delà l’opposition aux Bourbons, c’est leur inscription dans des systèmes patriotiques partagés, hérités de la fin du XVIIIe siècle et révélés par la littérature mémorielle3. Ils articulent plusieurs niveaux d’appartenance, associant à la patrie locale la nation napolitaine, l’italianité et l’espace occidental de la civilisation. Ces régimes identitaires sont évolutifs, à l’exception de la petite patrie, locale ou nationale, qui demeure première et dont les libéraux cherchent à faire valoir les spécificités à l’échelle internationale. La valorisation systématique de la culture méridionale, dont le culte des martyrs est un révélateur, témoigne du localisme permanent des acteurs, en même temps qu’elle constitue un puissant élément de politisation.
Des acteurs politiques du local
5En lien avec son incertitude idéologique et sa référence constante aux petites patries, la société des opposants libéraux s’est principalement appuyée sur l’échelle locale, dont elle a profité des sociabilités préexistantes et où elle a vu un terrain de déploiement privilégié des pratiques de politisation. L’étude des provinces, en particulier des plus périphériques, a montré que le courant libéral s’était nourri des contestations localisées de la centralisation imposée au royaume par la monarchie du decennio francese et maintenue ensuite par les Bourbons. Elles sont ajoutées aux très nombreuses dénonciations du malgoverno bourbonien pour nourrir l’image négative de la monarchie, qui atteint son paroxysme après les massacres du 15 mai 1848. L’insertion dans les dynamiques transnationales du contre-monde libéral a été d’autre part limitée, et n’a directement concerné que les chefs révolutionnaires. Cette particularité, que les cas étudiés ont permis de mettre en évidence, invite à préciser la typologie des acteurs, selon leur capacité à multiplier les ancrages territoriaux à plusieurs échelles, selon leur implication dans la révolution et selon leur célébrité au sein de la société des opposants méridionaux. Elles constituent des critères plus significatifs que l’identification aux modérés ou aux démocrates, parce qu’elles s’appuient sur leurs parcours sociaux.
6Quatre ensembles principaux en ressortent. Les chefs révolutionnaires au parcours internationalisé et à la relative célébrité transnationale, bien insérés dans les sociabilités du libéralisme occidental, constituent un premier groupe, composé d’anciens militaires ou de lettrés comme Guglielmo Pepe, Mariano D’Ayala ou Francesco De Sanctis. Les libéraux à la célébrité nationale, qui sont pour la plupart des réformateurs, constitue une deuxième catégorie, qui n’a connu qu’une internationalisation fortuite, dictée par la répression des révolutions. Elle inclut par exemple Pietro Colletta, Luigi Blanch ou Carlo Troya. Un troisième ensemble est formé des passeurs régionaux de la révolution, aux parcours souvent plus ordinaires, articulant leur appartenance provinciale, qui constitue leur principal terrain d’action, aux sociabilités auxquelles ils s’insèrent dans la capitale. Les Mazziotti ou les D’Avossa à Salerne, Luigi Maria Greco à Cosenza en sont parmi les principaux représentants. La dernière catégorie est constituée d’acteurs politiques ordinaires, qu’ils soient issus ou non de ce que les contemporains identifient comme « peuple ». Elle est à la fois la plus nombreuse et celle sur laquelle la documentation est la moins précise, en grande partie parce que ces acteurs n’ont pas de parcours politiques construits, pas plus qu’ils n’ont connu d’implication systématique dans les révolutions du royaume.
- 4 Par exemple pour la Toscane du Rivolgimento, pour laquelle Gilles Pécout a montré le déploiement d’ (...)
7Malgré la variété de leurs parcours, ces acteurs partagent leur ancrage dominant dans la patrie locale, qui contraste avec les discours dominants sur la nation napolitaine comme communauté d’appartenance majoritaire. Elle demeure l’espace politique de référence et l’échelle à laquelle sont envisagés les projets réformateurs, mais elle ne constitue pas un terrain d’action privilégié de la contestation du pouvoir. Les échecs des révolutions de 1820-1821 et de 1848 l’ont montré, alors qu’elles se sont heurtées à des pesanteurs sociales que Giuseppe Poerio a qualifiées en 1820 de « servitude du localisme ». Les cas de la Calabre et, dans une moindre mesure, de la province de Salerne illustrent la diversité des courants libéraux dans le Mezzogiorno, qui expriment des valeurs locales qui entrent parfois en contradiction avec le patriotisme national. Cette fragmentation sociale et spatiale a invalidé les très rares projets centralisateurs, portés pour la plupart par d’anciens serviteurs du decennio francese. L’absence de structure de coordination des libéraux à l’échelle nationale en est également la conséquence. L’échelle locale a donc été un obstacle à la structuration d’un courant libéral national, mais elle aussi constitué une ressource majeure de l’action politique. Elle est à la fois l’espace le mieux connu des libéraux, par leurs parcours individuels et par les sociabilités dans lesquelles ils s’inscrivent, et elle est le fondement principal de leur richesse matérielle, puisque le courant libéral s’est d’abord constitué parmi des propriétaires ayant profité de l’abolition de la féodalité. Si le lien se vérifie pour d’autres courants libéraux et pour certaines voies régionales de l’unification de l’Italie à la même époque4, la fragmentation sociale et spatiale du royaume des Deux-Siciles en a fait l’un des traits décisifs du mouvement libéral méridional.
8L’action protestataire a donc articulé des pratiques politiques locales à des revendications exprimées comme nationales, mais qui se sont systématiquement développées en fonction d’objectifs locaux. L’espace local, entendu comme une communauté constituée de réseaux structurants, peut être celui du village, de la vallée, de la région. Il est systématiquement le point de départ de la mobilisation, parce qu’il est le seul capable de rassembler effectivement les opposants autour de célébrités politiques ou culturelles locales. Le circuit calabrais, particulièrement actif à partir des années 1840, notamment dans la province de Cosenza, en est l’illustration, constitué autour d’une tradition locale du radicalisme, portée par des lettrés à l’intersection entre les milieux intellectuels cosentins et les réseaux notabiliaires de la province. La permanence de familles libérales, dont l’engagement remonte souvent à la fin du XVIIIe siècle, a contribué de façon déterminante à entretenir ces logiques locales.
9Ces permanences expliquent que les logiques de la mobilisation se trouvent souvent du côté des logiques ordinaires empruntées soit à l’économique, soit aux conflictualités locales. C’est ce qui explique le maintien de la politisation libérale dans les conjonctures fluides et les dérévolutions, même si elle pose le problème de son organisation matérielle. Ces permanences accréditent l’idée d’une mobilisation passive, spontanée et souvent superficielle, en décalage avec le développement généralisé des cadres de la politique moderne. Elle explique les difficultés à diffuser la convention politique nouvelle que les chefs libéraux ont cherché à substituer à la monarchie, alors que la politisation descendante est loin d’avoir été majoritaire. Dans ces conditions, l’opposition au roi s’est nourrie des économies morales, des effets de groupe, du poids dominant des logiques locales, et confirme la théorie de la pluralité des nations napolitaines qu’exposait Vincenzo Cuoco en 1800. C’est pour cela que l’élargissement de la base sociale de l’opposition, qui a connu un tournant majeur dans les années 1830, s’est appuyé sur la référence systématique à des valeurs culturelles identifiées à la communauté locale d’appartenance. Le transfert des logiques religieuses dans l’ordre politique, dont le culte des martyrs est l’illustration, en témoigne ; il s’accroît en 1840 et contribue à l’ouverture du courant libéral vers le peuple. Le modèle de politisation a donc été commun, mais il a suivi des circuits parallèles, construits au sein des communautés locales. Ils expliquent les relatives sympathies exprimées par les libéraux du royaume pour le modèle fédéraliste. Ce dernier est couramment revendiqué par les patriotes du Risorgimento : il faut y voir la promotion systématique des identités locales face à des réalités nationales jugées artificielles.
L’inégale appropriation de la construction nationale italienne
10Le poids du localisme et le caractère globalement passif des mobilisations libérales explique que les appartenances étatiques, qui se généralisent au milieu du XIXe siècle, aient été peu mobilisatrices. L’intégration des politisations méridionales dans les logiques du Risorgimento est indéniable, surtout à partir de 1848, mais elle n’a concerné qu’une portion restreinte de la communauté des libéraux. La mobilisation des troupes méridionales pour la campagne de Guglielmo Pepe à Venise, au printemps 1848, l’illustre : chez une grande partie des volontaires, elle a relevé de logiques personnelles, pécuniaires, sans s’expliquer par une adhésion véritable aux motivations de la campagne. Les références à l’Italie sont alors très nombreuses, mais elles apparaissent subordonnées aux revendications de liberté politique à l’échelle du royaume méridional. L’évocation des dirigeants piémontais, en 1848 et dans les années 1850, n’a qu’une fonction de mobilisation par défaut, parce qu’ils constituent des alternatives au malgoverno des Bourbons, mais il n’existe pas, sauf chez une partie des sujets en exil à Turin, de véritable ralliement des libéraux méridionaux à leur cause. L’indépendance du royaume, justifiée par l’histoire et confortée par une importante production de savoirs sur les patries locales, demeure une donnée importante, en même temps qu’elle explique l’attachement des acteurs au fédéralisme, dans le sillage du municipalisme hérité des révolutions de 1799 et de 1820. Les mêmes raisons expliquent que les options démocratiques qui se développent ailleurs en Italie ne rencontrent qu’un succès très limité dans la société méridionale. Les cas de mobilisation aux côtés des mazziniens ou des garibaldiens n’ont ainsi concerné que quelques exilés, surtout dans les années 1830 et 1840, et quelques participants à la défense de la République romaine, alors qu’ont continué à se déployer des formes politiques démocrates proprement méridionales, y compris pendant l’exil en Piémont d’une partie des libéraux du royaume dans les années 1850.
11Les libéraux du royaume des Deux-Siciles se sont donc moins réellement intégrés dans les dynamiques de la construction nationale italienne qu’ils ne se les sont appropriées, en utilisant l’actualité politique italienne comme un exemple étranger capable de donner une impulsion aux mobilisations locales. Alors que les structures de la protestation montrent des permanences locales, à l’image des sociétés secrètes conspiratistes, les événements politiques péninsulaires sont perçus comme des modèles d’action, transposables dans le royaume, dont le but est de légitimer les développements méridionaux de l’opposition aux Bourbons. Déjà visible dans les années 1830, cet usage se confirme après la révolution de 1848 lorsque l’absence des chefs libéraux conduit à rechercher de nouveaux modèles de mobilisation. Ce traitement des affaires italiennes se situe dans la continuité des appropriations précédentes de modèles étrangers. Alors que les exemples évoluent, leur traitement fait donc apparaître des permanences notables, à travers le registre commun de la fraternité politique. Sauf pour les exilés des années 1850, la cause italienne est mise sur un pied d’égalité avec d’autres mouvements libéraux, comme un soulèvement libéral et national capable d’influer sur les mobilisations méridionales. Les mêmes raisons expliquent que les ralliements aux formes piémontaises du Risorgimento s’accompagnent d’une promotion systématique des initiatives napolitaines. La mise en forme des martyrologes dans l’exil l’illustre : s’ils finissent par se présenter comme italiens plus que comme napolitains dans les années 1850, c’est avant tout en réponse à la captation du Risorgimento par la monarchie piémontaise. Contre ce monopole de plus en plus manifeste, ils permettent de donner à voir la capacité de la nation napolitaine à promouvoir des projets politiques modernes.
- 5 Dans la province de Cosenza, les sources d’intendance font état de 28 condamnations pour « admissio (...)
- 6 Sur l’événementiel, voir Passerin d’Entrèves 1956, p. 114.
- 7 Pinto 2011.
- 8 Pour le Cilento, voir Pinto 2005.
- 9 Pour rappel, le plébiscite du 21 octobre 1860, par lequel la monarchie piémontaise demandait aux Mé (...)
- 10 Alexandre Dumas 1860.
- 11 Trincanato 2012, p. 102-112.
12L’itinéraire que j’ai voulu reconstituer se précise après 1856, lorsque s’accélère l’intégration du royaume des Deux-Siciles dans le Risorgimento. Le régicide manqué d’Agesilao Milano marque une étape dans la mobilisation des Méridionaux contre le régime de Ferdinand II : il explique la recrudescence de l’activité conspiratrice, en particulier dans les Calabres, et fait l’objet de récupérations extérieures qui posent la question de l’autonomie du mouvement libéral méridional par rapport aux logiques dominantes du mouvement national italien. La mort de Milano a suscité des troubles importants à l’hiver 1856-1857, particulièrement en Calabre5. Indépendamment de ces derniers, l’événement a fait l’objet d’importantes récupérations de la part des protagonistes piémontais du Risorgimento, modérés ou démocrates, chez lesquels ils ont motivé des projets de libération armée du royaume. En juin 1857, une première initiative manquée a été portée par des démocrates méridionaux en exil, qui ont débarqué sur les côtes du Cilento sous le commandement de l’un d’entre eux, Carlo Pisacane. À l’inverse, l’initiative portée par la monarchie piémontaise et mise en œuvre par Giuseppe Garibaldi, à l’été 1860, a rencontré un succès populaire considérable et a permis la déposition des Bourbons puis l’intégration du royaume à l’Italie unifiée6. La capacité de Garibaldi à s’assurer le soutien des masses et à « discipliner la révolution » par l’installation de comités locaux accompagnant sa progression militaire contribue à l’expliquer7. Si elle a été perçue par l’historiographie officielle du Risorgimento comme un élément déclencheur qui aurait engagé des mutations irréversibles, il reste à s’interroger sur les raisons de son écho favorable au sein du Mezzogiorno. Le renouvellement partiel des générations politiques actives, les voies de la diffusion des nouvelles, l’existence de sympathies garibaldiennes pré-unitaires locales, la réutilisation du répertoire révolutionnaire antérieur, en particulier dans la province de Salerne8, les contacts entre les exilés de la diaspora méridionale en Piémont et des sujets restés dans le royaume constituent des paramètres endogènes dont la part reste à évaluer. Cependant, malgré l’importance des soutiens à Garibaldi et l’approbation massive de l’intégration au nouvel État italien9, la transition politique de 1860 n’a pas été univoque : les contemporains eux-mêmes ont soulevé le caractère incertain, voyant dans les étrangers les principaux acteurs de ce processus, qui aurait de fait échappé aux Méridionaux. Parmi les sympathisants français, le parcours très connu d’Alexandre Dumas en témoigne : parce qu’il a été l’un des protagonistes du garibaldisme français en 1860 et parce qu’il a participé à l’expédition des Mille, il est présenté par la presse parisienne, non sans une certaine ironie, comme l’un des nombreux « rois de Naples » potentiels, dont les légitimités concurrentes se sont affrontées dans l’espace public européen des années 186010. Parmi les projets politiques réels, celui de Lucien Murat, qui connaît un intérêt nouveau au tout début des années 1860, parvient à capter une partie des mobilisations étrangères pour l’Italie, mais ne rencontre qu’un écho très faible dans l’ancien royaume méridional11.
- 12 Sarlin 2013. Plusieurs cas régionaux montrent que ces mobilisations ont été le plus souvent spontan (...)
- 13 De Lorenzo 2013, p. 74-77.
13L’évolution politique du Mezzogiorno dans le premier XIXe siècle révèle donc les voies contrastées de la modernisation politique : elle montre l’imposition complexe d’une voie autonome de politisation et de légitimation, et exprime les difficultés persistantes de la diplomatie des peuples face à la diplomatie de cabinet, à l’heure où se reconfigure la géopolitique européenne aux lendemains de la guerre de Crimée. Au début des années 1860, le redéploiement des oppositions politiques méridionales le confirme : elles se font désormais contre le nouvel État italien, et s’appuient pour une partie d’entre elles sur le souvenir des Bourbons, qui devient l’objet de mobilisations populaires à l’ampleur inédite12. Mais plus que l’opposition des idéologies et des perceptions de l’héritage révolutionnaires, elles révèlent des porosités entre acteurs – le cas du contre-révolutionnaire Pietro Ulloa, frère du libéral Girolamo, suffit à l’illustrer13 – et entre stratégies de politisation, alors que les légitimistes se dotent eux aussi de leur martyrologe politique, selon des modalités proches de celles pratiquées par les patriotes. Au début des années 1860 donc, si les identités idéologiques se sont globalement fixées, l’entrée en politique des populations méridionales demeure inégale et incertaine.
Notes
1 Voir pour la France Hopkins 2012.
2 Par exemple De Ruggiero 1925, p. 295.
3 De Lorenzo 2014.
4 Par exemple pour la Toscane du Rivolgimento, pour laquelle Gilles Pécout a montré le déploiement d’un courant de politisation endogène. Construit autour de l’objectif de promouvoir le progrès politique et économique dans l’intérêt des seuls habitants de la communauté locale, il s’est imposé à partir de 1859 comme un puissant vecteur de politisation (Pécout 2001).
5 Dans la province de Cosenza, les sources d’intendance font état de 28 condamnations pour « admission illégale à l’armée d’Agesilao Milano », 31 pour cris séditieux et 108 pour conspiration, entre décembre 1856 et mars 1857 (données établies à partir du fonds « Processi politici » de l’Archivio di Stato di Cosenza).
6 Sur l’événementiel, voir Passerin d’Entrèves 1956, p. 114.
7 Pinto 2011.
8 Pour le Cilento, voir Pinto 2005.
9 Pour rappel, le plébiscite du 21 octobre 1860, par lequel la monarchie piémontaise demandait aux Méridionaux s’ils souhaitaient « l’Italie une et indivisible avec Victor-Emmanuel comme roi constitutionnel », a donné 1 302 064 oui contre 10 312 non dans les provinces napolitaines. La Sicile présente un profil comparable (432 053 oui contre 667 non). Voir sur ce point Fruci 2007.
10 Alexandre Dumas 1860.
11 Trincanato 2012, p. 102-112.
12 Sarlin 2013. Plusieurs cas régionaux montrent que ces mobilisations ont été le plus souvent spontanées et territorialisées, notamment en Basilicate où elles se sont appuyées sur le brigandage (Manchon 2013).
13 De Lorenzo 2013, p. 74-77.
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