1À ce stade précoce de notre recherche, il semble irréaliste de viser à une comparaison systématique entre les stratégies mises en œuvre par les Habsbourg et les Valois en Lombardie et dans le nord de l’Italie au cours de la première moitié du XVI^e siècle. Plus modestement, dans cet article, nous proposons quelques réflexions sur les acteurs impliqués, leurs origines et leurs expériences, leurs aspirations et leurs relations, afin de poser les jalons d’une analyse comparative de la nature, du fonctionnement et de l’efficacité des stratégies respectives.

L’expérience française à l’épreuve de la réalité milanaise

2Stratégiquement, comme la Picardie au nord ou la Champagne à l’est, le Duché de Milan constitue une marche militaire propice à la défense du Royaume comme à la projection de puissance1. En Italie, souffrant cependant d’une difficulté à convertir leurs pratiques de conquête en modalités pérennes de domination, les Français s’épuisent à intégrer des terres répondant à des traditions radicalement différentes. C’est que le mouvement français est tourné vers le perfectionnement d’un modèle politique déjà assez consolidé, jugé le meilleur2.

3Le bon sujet du roi, le bon Françoys, demeure immobile dans le voyage que des rois élus de Dieu ménagent pour lui vers le jardin de paix. Le pouvoir royal français vibre donc d’un rapport intense à Dieu au quotidien. Providence, Justice et Force sont réunies en la personne du roi. Malgré son passé discontinu, l’histoire de la monarchie est surenchantée, le roi est empereur en son royaume, autocentré et auto-référent, pour ainsi dire solaire3. Vers le dehors, d’après Jean d’Auton et nombre de ses compatriotes, on ne peut espérer conquérir et dominer sans «submarchier» ses adversaires, c’est-à-dire terroriser, chasser, exterminer l’opposition, sidérer les forces sociales potentiellement séditieuses et affronter les assauts des ennemis et de la Fortune. Avec ces clés de lecture, tout revirement d’une terre ultramontaine est vécu comme une gêne insupportable, renvoyant à une inconstance atavique et un désir de trahison.

4Or, à Milan, le roi de France, comme ses prédécesseurs sforzesques, ne bénéficient pas d’un élément-clé: l’onction du temps long de la domination. En Lombardie, a contrario du Royaume de France, le pouvoir temporel ne peut se prévaloir de structures enchantées. Aux origines du pouvoir ducal en Lombardie, point de baptême de Clovis, de miracles des lys, de Sainte-Ampoule, de thaumaturgie ou d’un roi Louis IX canonisé4. La question n’est pas celle de la piété ou de la religiosité de tout un chacun – Milan va produire Carlo Borromeo – mais de l’enchantement du politique, donc du stato. À Milan, on assassine le duc (1412 et 1472), prend le pouvoir par la force (1450) et dépose ses héritiers (1494); en France, on sacre le roi, lequel fait figure d’intermédiaire entre terre et ciel. De fait, en se projetant outremont, le roi ne peut cueillir les fruits d’une domination transcendantale qui «va de soi».

5Alors, au début du XVI^e siècle, où situer Milan par rapport au Royaume de France? Culturellement, Jonathan Dumont recourt à la dyade «Franco-Italia» pour désigner l’espace nouveau que constitue l’expérience ultramontaine des Français au temps des guerres d’Italie5. Juridiquement, dans la querelle de l’application du Concordat, le Duché de Milan est mis sur le même plan que le Dauphiné, la Bretagne, la Provence, Gênes et Asti6. Finalement, stratégiquement, après la défaite de Pavie, le Journal d’un bourgeois de Paris indique que Milan est «mise hors de France »7. Cultivant une binarité ambiguë entre le dedans et le dehors, l’expansion ultramontaine peut être résumée ainsi: nécessaire paix intérieure pour obvier aux ennemis de l’extérieur8, jardin français de la paix contre lice italienne de la guerre9, élection des conquérants contre vileté des conquis10. Pierre Gringore résume assez bien le refus de franchir complètement le gué car «il n’est rien pire, par ma foy, qu’est ung François Ytaliqué »11.

6Afin de rendre compte de ces niveaux complexes et interdépendants, et reprenant le concept forgé par John H. Elliott, Philippe Hamon détecte une amorce avortée de monarchie composite en France12. Les pesanteurs passées et l’inadaptation présente des combinaisons militaro-diplomatiques auraient joué en défaveur du «modèle multipolaire et contractuel inséparable alors de la monarchie composite »13. Albert Rigaudière a bien mis l’accent, entre Louis IX et Louis XI, sur «cette volonté créatrice, si caractéristique de la genèse de l’État moderne [qui] hante et anime la politique des souverains français […]. Chacun ajoute son lot de terres au territoire, apporte sa pièce à la mécanique gouvernementale et persuade les populations de cette nécessité de forger un État dans lequel chacun doit pouvoir se reconnaître sans pour autant perdre son identité »14. Mais le modèle appelé à se perpétuer toujours plus n’est pas celui du stato misto acceptant la nouveauté mais celui du «noyau central – un très grand royaume politiquement assez unifié, et sans assemblées représentatives» bien en peine d’interagir avec des «satellites de moindre taille, rendant également délicat un tel fonctionnement »15.

Milan dans la politique italienne du roi de France

7Dans les jeux italien et européen, la place du Milanais et le rôle du duc de Milan sont requalifiés. En voulant être duc de Milan, les Valois poursuivent autant les dynamiques propres aux rois de France qu’ils intègrent et intensifient les pratiques expansionnistes viscontéo-sforzesques en direction de Gênes, Parme, Plaisance voire Ravenne et Naples. L’après-Marignan fait craindre aux Italiens que le Duché de Milan constitue le marchepied de la domination royale sur l’Italie aboutissant à une manière de «grant’monarchie de France» décrite par Seyssel16. En 1517, un court instant, le roi semble rêver à un grand royaume de Lombardie au sein duquel il aura «semblable puissance sur eulx que a le Roy sur les ducz, princes et vassaulx, et leurs terres et hommes qui sont en France »17. Mais s’il effraie les puissances italiennes, il étire dramatiquement ses lignes en cas de guerre, dilue ses forces militaires et financières sur de multiples fronts et englobe d’autres qui lui sont rétives (cités, lignages et factions), stimulant en retour – more solito – des alliances anti-hégémoniques18 et aboutissant à ce que l’on pourrait qualifier d’ «imperial overstretch »19. Dans le même temps, les Valois brisent le «stato sforzesco» et imposent leurs «French rules of the game »20, remettant en cause certaines des plus puissantes assises du Duché et les transformant en foyers d’opposition tenace, quand bien même le roi parvient à capter un certain réseau de clientèles et à susciter une certaine francophilie chez plusieurs familles lombardes (il suffit de penser aux Trivulzio et aux Birago)21.

8En outre, si les Français sont parvenus à exiler Ludovico Sforza en 1500 et son fils et successeur Massimiliano en 1515, il reste un deuxième fils, Francesco II, bien décidé à ne pas renoncer à ses droits. Ce prince est le produit d’un ordre italien désormais obsolète au sein du nouvel équilibre continental: le système médiéval des États régionaux. Le «déversement» outremonts de la puissance française et la «naissance» de la monarchie hispano-impériale compriment puis détruisent la mécanique subtile de «l’équilibre» italien né de la paix de Lodi en 145422. La fin des années 1510 donne naissance à une nouvelle ère: celle des grands ensembles politiques. Les Italies font l’expérience que toute puissance crée autant d’instabilité que de destruction. La plus amère expérience est peut-être celle vécue par le duc de Milan. Comme le duc de Bourgogne au XV^e siècle (avec qui il avait des liens étroits), celui-ci est «sommé de rentrer dans le rang», puis brisé par le roi de France. En revanche, le chancelier impérial Gattinara a compris que le Duché de Milan, fief d’empire, ne se tiendrait pas directement, mais par le biais des Sforza, les pires ennemis du roi de France. C’est ainsi que les Sforza sont régulièrement remis en selle par les ennemis de Louis XII puis de François I^er : le pape, le roi d’Espagne et l’empereur. Si l’échelon sforzesque est incompressible, il est aussi fort périlleux.

9Enfin, toute expansion nécessite une armée adaptée au terrain que l’on convoite. Dans ce cas-là, l’armée française n’est pas adaptée au défi des cités italiennes, c’est-à-dire évoluer tel un corps expéditionnaire en permanence en milieu hostile. Malgré des capitaines de qualité, un matériel moderne et des troupiers compétents, Stefano Meschini a montré combien les Français se sont montrés bien faibles dans la compréhension du jeu politique complexe qui s’opposait à eux23. Une armée apte à «briser un État princier» en un mois (le Royaume de Naples en 1494, la République de Gênes en 1507, la République de Venise en 1509, et le Duché de Milan en 1499, 1515 et 1524) ne fait pas nécessairement une armée de pacification et de domination efficace, capable de tenir en respect pendant de longues années une orgueilleuse cité de 100 000 habitants telle que Milan. En effet, «tenir» un État italien, c’est être apte à la guerre urbaine de basse intensité, plus encore que strictement poliorcétique. Nihil sub sole novi, l’expérience de l’armée américaine en Irak atteste de la longue histoire de la difficile transition entre la victoire militaire et l’avènement de la paix.

Les Hispano-impériaux: entre défense et capture du Milanais sforzesque

10À juste titre, le règne de Charles Quint est souvent étudié à travers ses logiques impériales d’ensemble, comme le fait Elliott24. On distingue alors une «monarchie composite», un système de domination souple et articulé permettant l’intégration ad libitum de nouvelles terres à la Couronne25 et ce, «dans l’attente de la parousie »26. La traduction de ce projet politique sur le terrain lombard est en revanche moins comprise car souvent inscrite dans une expansion nécessaire et inexorable. On peut lire que «the Duchy of Milan joined in the Italian territories under Spanish possession by feudal devolution »27. Dans le cadre d’une étude de l’ «intégration» du Milanais à l’empire Habsbourg, on lit ailleurs que «Milan, attribuée à Charles Quint après la paix de Cambrai [1529], était entré dans une nouvelle phase politique depuis la mort du dernier Sforza (Francesco II) en 1535 »28. La domination Habsbourg commencerait donc le jour de la paix de Cambrai ou bien immédiatement après la mort du dernier Sforza. Si pertinentes soient-elles, ces deux dernières citations sont des raccourcis historiques qui identifient l’enracinement Habsbourg en Italie au seul jeu des grands hommes et de la cour. Ce faisant, elles occultent la violence fondatrice du Milanais Habsbourg pour faire la part-belle au seul consensus des princes. Or, la brutalité de la conquête, les pratiques de domination et les règlements diplomatiques ne sont pas des phénomènes distincts: la domination commence le premier jour de la guerre. Au cœur même de l’empire naissant de Charles Quint, à Mexico comme à Milan, la force armée trace son propre chemin et s’acharne à le maintenir ouvert. Les considérations de Thomas More au sujet des Valois valent pour les Habsbourg: toute armée ne cesse de faire ce pourquoi elle existe, c’est-à-dire la violence permanente29.

11Afin de réduire les illusions d’un règne lisse en Italie du Nord, il est possible de partir de l’observation de Françoise Crémoux et Jean-Louis Fournel et de postuler que «la multiplicité des exigences imposées à un souverain pris entre empire dynastique, empire de conquête et empire théologico-politique conduit Charles Quint, en partie contre son gré, à se transformer en «empereur de guerre», bien loin de ses rêves de «paix impériale» »30. Parmi les six enjeux identifiés, les auteurs évoquent «le rôle que peut avoir le bras armé du centre de l’empire dans la diffusion de ce modèle et dans la réduction/soumission des éléments rétifs à l’unité ou menaçants pour celle-ci »31. Escorté de ses juristes, Charles Quint a conquis l’Italie l’arme à la main32. Dès le premier jour de la guerre en 1521, la dynamique Habsbourg en Milanais est enclenchée. L’outil de conquête de Charles Quint démontre alors ses capacités à rétablir la suprématie du droit impérial sur l’Italie du Nord et inscrire la puissance caroline dans le champ de forces européen.

12Les années passant, après les victoires de la Bicoque (1522) et Romagnano Sesia (1524), après l’héroïque résistance dans Milan (1522-1524) puis Pavie (1525), l’armée de l’empereur a acquis la certitude d’être la plus forte d’Europe. En 1525, ses capitaines ont suffisamment confiance en eux pour envisager d’utiliser ce pouvoir non plus pour protéger Sforza mais pour l’éliminer de la scène milanaise. Préserver et renforcer l’armée suppose le combat permanent contre tout germe d’opposition. Gattinara remet en cause l’argument selon lequel le relâchement de Milan aurait pu conduire à la «rivolta della truppa», «la perdita dell’esercito», entraînant celle de «tutti i regni e i domini imperiali d’Italia »33. Lorsque les Espagnols apprennent que les Vénitiens vont venir leur faire la guerre devant Milan, ils s’en réjouissent, au point de tirer à l’arquebuse et de s’en blesser34. Surtout, les récentes victoires ont été remportées sans l’aide ni la présence de Sforza. À ce moment, le chancelier Gattinara dénonce avec ardeur les périls que représente la montée en puissance de la force et l’autonomisation de l’outil militaire Habsbourg35. Les mots du chancelier permettent de définir clairement les enjeux:

Se Carlo intendeva usare la forza, doveva essere consapevole di ciò che l’aspettava: una eterna guerra e l’impossibilità di portar pace e serenità ai popoli cristiani; un’esperienza simile a quella fatta tanti anni prima dai Romani, che avevano durato più tempo e fatica a conquistare l’Italia che a realizzare l’intero impero universale36.

13En capturant le roi, l’empereur avait «raggiunto il suo obbiettivo», l’armée aurait dû être licenciée mais «i soldati non volevano la pace. Volevano mantenere inalterato il loro numero, per favorire l’insorgere di una crisi. E si dipingeva il diavolo più brutto di quanto non era per indurre l’imperatore a tener in piedi l’esercito »37. Dans une dynamique de prédation, en 1525-1526, jour après jour, les capitaines hispano-impériaux souhaitent la capture de l’État de Milan «au nom de l’empereur» et sans le commutateur sforzesque; chacun espérant peut-être prendre sa place38. Parmi les capitaines de l’empereur, en creux des directives floues de leur maître, des vouloirs (in) conscients sont à l’œuvre, qui poussent toujours plus loin la puissance prophylactique de l’armée hispano-impériale. Au point tel qu’en 1525, celle-ci est nettement convertie (pervertie?) en outil de capture politique. Sforza et Morone s’étaient empressés de lui opposer une résistance sourde. Les Hispano-impériaux les ont brisés avec la plus grande publicité possible, avec un mélange de prudence et de brutalité spécifiques à leur façon de faire.

14L’arrestation de Morone est le premier acte officiel de la capture Habsbourg sur le Duché de Milan. D’après le marquis de Pescara, Morone a été arrêté autant pour le «servitio di S.M. Cesarea que la sicurezza del felicissimo esercito imperiale »39. Si elles ne sont pas originales, les formules de politesse employées par Pescara mais aussi Leyva sont évocatrices. A contrario des lieutenants du roi de France en Italie qui se contentent de «prie [r] Dieu qui vous donne tres bonne vie et longue »40, les capitaines de l’empereur achèvent leurs lettres destinées à l’empereur par l’espérance de nouvelles conquêtes et victoires providentielles41. De façon très explicite, les capitaines de l’empereur placent l’ «acrescentamiento de victorias, reynos, y señorios» au cœur même de leur action en Italie. Puisque la Couronne n’est pas limitée en soi, il faut d’une part la défendre et d’autre part, s’il est possible, l’accroître42. Plus Ultra, «Plus Oultre», la devise de Charles Quint prend son sens pratique dans les affaires d’Italie. Qu’ils disposent d’ordre formel ou non de l’empereur, que ce dernier soit inaudible ou pas, ce que ses lieutenants en Italie ont à faire en Italie va de soi.

L’empereur, le roi et le duc. La stratégie Habsbourg dans le nord de l’Italie entre main de fer et gant de velours

15Si l’approche Habsbourg en direction de l’Italie septentrionale reposait avant tout sur la force et sur l’outil militaire, l’aspect politico-diplomatique ne fut pas moins important. Sans être résolutive, la victoire de Pavie a été un événement militaire majeur, mais aussi et surtout, sur les plans symboliques et psychologiques (par conséquent, aussi politiques et financiers), en tant que manifestation tangible sur le champ de bataille de la courbe ascendante du jeune empereur. Tout se produisait au moment où son rival subissait une débâcle militaire, jusqu’à subir la honte de la captivité et voir la noblesse chevaleresque (traditionnel pivot de la puissance française) durement touchée par l’ennemi43. En somme, d’un côté le triomphe de Pavie sanctionna l’ascension internationale de Charles et, de l’autre côté, la nourrit de nouvelles perspectives, en accroissant sa capacité d’attirer dans sa sphère d’influence les acteurs locaux et régionaux.

16Naturellement, il serait impropre d’estimer qu’après Pavie la partie franco-Habsbourg en Italie du Nord soit achevée; pas même les potentats de la péninsule acceptèrent immédiatement et unanimement l’hégémonie impériale, a contrario de ce que put suggérer Jean Bodin44. En attestent la complexité tortueuse des événements politiques et militaires des années 1525-153545, ladite alternative entre Milan et les Pays-Bas en 154446 et la persistance des intérêts et des initiatives franciosanti au cours des décennies suivantes47. Du reste, en 1526, Francesco II Sforza temporairement abandonna l’alliance avec le Habsbourg pour rejoindre la ligue de Cognac pour marcher finalement dans ses pas trois ans plus tard et implorer le pardon impérial. Il demeure cependant le fait que, depuis la moitié des années 1520, l’inertie stratégique semblait désormais basculer globalement en faveur de Charles. Justement la gestion des relations avec Sforza et son retour dans le giron des Habsbourg semble emblématique d’un style stratégique qui prend forme, et qui caractérisait l’affirmation et la consolidation de l’hégémonie des Habsbourg sur la péninsule; une approche, en substance, qui faisait autant usage du bâton que de la carotte. D’une part, en effet, l’empereur imposait à Francesco II l’humiliation d’une compensation financière très lourde, entendu comme le tribut de réadmission dans l’orbite des Habsbourg; en outre, Charles saisissait l’occasion pour renforcer sa présence militaire déjà importante dans la capitale et dans d’autres places de l’État de Milan, dans un but évident de dissuasion. D’autre part, à ce moment stratégique, sur conseil de son chancelier Gattinara, le Habsbourg n’a pas jugé bon de l’emporter de façon outrageuse, faisant preuve de magnanimité, pardonnant à Francesco II, conservant un simulacre de continuité sforzesque et restaurant le pouvoir ducal, au moins sur le plan formel, sinon substantielle. En un mot, une poigne de fer, mais dans un gant de velours. Du point de vue de Sforza, la politique du pendule entre Habsbourg et Valois n’était plus praticable. La mainmise Habsbourg sur le Milanesado allait en se renforçant, par-delà les inévitables hauts et bas. Et si Charles n’exerçait pas l’autorité directe, il exerçait une influence de plus en plus lourde sur Sforza48.

17Charles incarne un empereur très ambitieux et en ascension, crédible et faisant autorité, qui en 1528 réussit habilement à rallier Andrea Doria et Gênes à leur alliance au Valois49, pas toujours prudent dans la gestion de ses relations avec les élites de la Ligurie: Savone docet50. Avec l’entrée de la «Superba» dans le système impérial, l’axe Milan-Gênes commençait à prendre forme et constitua pour longtemps l’une des pierres angulaires de la stratégie des Habsbourg. En fait, cette relation n’était pas nouvelle, et trouvait ses racines au Moyen Âge. Si le contexte était très différent de celui des XV^e et XVI^e siècles, déjà les Visconti et les Sforza avaient été confrontées à la question de l’accès à la mer Méditerrannée, en interférant dans les affaires de Gênes à soumettre la cité et son domaine à plusieurs reprises. Les besoins stratégiques de la grande puissance des Habsbourgs renforcèrent cette propension «lombarde» en direction de la «Riviera». Il existait une relation complexe entre Gênes et la Milan espagnole, qui allait au-delà des liens financiers cruciaux entre la cour de Madrid et les «hombres de negocios» génois. De multiples relations commerciales reliaient Gênes et la Ligurie à la Lombardie et aux autres terres des Habsbourg. En outre, la céréaliculture lombarde bénéficiait d’une capacité de production bien supérieure à celle de la Ligurie, avec des implications de première importance sur le plan stratégique. «Last but not least», les aspects logistiques et géopolitiques: le rôle fondamental de l’État de Milan comme «corazón» et «plaza de armas de la Monarquía» n’aurait été possible sans le débouché maritime offert par Gênes, ses côtes et son arrière-pays, pour les opérations de débarquement et de transit des troupes, des provisions et d’argent comptant, mais aussi dans le but de recevoir de l’aide en cas d’attaque ennemie contre Milan51.

Les Habsbourg au timon. Ressources, réforme et consensus au sein de la nouvelle domination directe de la Lombardie

18Disparu le dernier Sforza et acquis le contrôle direct du Milanais, la stratégie caroline pouvait se dérouler de façon encore plus large et plus incisive. Avant d’en illustrer quelques aspects clés, une prémisse est cependant nécessaire. Lorsque nous affirmons que, dans l’ensemble, la conduite des Habsbourg n’était pas privée d’un certain degré de cohérence et poursuivait un certain nombre d’objectifs prioritaires, nous n’entendons pas que chaque décision résultait d’une planification réfléchie ou s’inspirait de critères homogènes et constants dans le temps. Au contraire, il a souvent agi sur la base d’un pragmatisme contingent, dans une tentative de répondre au fur et à mesure aux défis stratégiques continues, entre contraintes et pièges. D’autre part, les limites et les incohérences de ce travail quotidien du gouvernement n’efface pas le fait que la stratégie des Habsbourgs pouvait se conformer efficacement à certains principes généraux et suivre certaines lignes de fond, se référant à une sorte de «blueprint for empire »52.

19L’élément financier et fiscal devenait crucial pour le système de pouvoir Habsbourg en Lombardie. La structure du fisc sforzesque – demeurée inchangée à bien des égards depuis le début du XVI^e siècle, quoique affaibli par les nombreuses aliénations d’entrées – a été par la suite secouée par la crise financière sous le règne de Francesco II Sforza. Les coûts de la guerre et les dépenses à destination de l’empereur submergèrent un budget désormais insuffisant, bien que précédemment accru par les Français. Face à l’urgence, sans démanteler totalement le système existant, Charles Quint introduit ledit «mensuale», une impôt qui (bien que définie lors de sa création en 1536 comme extraordinaire) de facto est devenu la clé de voûte de l’organisation tributaire à l’époque espagnole. Justement l’introduction de la nouvelle contribution, la nécessité de la distribuer plus équitablement et de la recouvrer plus efficacement, liée aux demandes croissantes de péréquation provenant des secteurs émergents de la société lombarde, conduisirent Charles Quint à promouvoir une réforme fiscale de grande envergure destinée notamment à réduire l’ancienne dualisme cité-contado. Phénomène ayant des implications politiques et institutionnelles profondes, également stimulé par les changements économiques en cours dans la région, ce relatif rééquilibrage fiscal se concrétisa aussi bien dans le controversé «estimo generale», initié par Charles en 1543 et achevé par son fils Philippe II, que dans la réforme non moins troublée et importante à peu près contemporaine de la répartition du logement des troupes, lesdits «alloggiamenti militari» . Quoique d’une manière assez pragmatique et pas tout à fait linéaire, un processus de dépassement partiel du vieil équilibre médiéval s’est engagé en faveur du système Habsbourg naissant, caractérisé par un assouplissement progressif des privilèges civiques traditionnels et une plus grande intégration politico-fiscale des corps ruraux, grâce aussi à des innovations institutionnelles importantes53.

20Support fonctionnel de l’effort stratégique Habsbourg, le nouveau système financier et fiscal qui prenait corps répondait, d’une part, à l’augmentation des exigences en matière d’efficacité, de l’autre visait à établir un consensus envers la domination des Habsbourg dans le Milanesado, de concert avec d’autres outils visant à augmenter le nombre de «stakeholders» lombards (Botero les aurait définis des «sudditi d’acquisto »54) intéresés dans la conservation de la nouvelle domination. En ce sens, les Lombards les plus importants qui servirent les Habsbourg en qualité de militaires et d’administrateurs méritent d’être mentionnés: la capacité croissante de l’attraction du pouvoir impérial, en mesure d’offrir des perspectives intéressantes d’enrichissement, de carrière et de status, amena une quantité notable (avec leurs familles et clientèles respectives) à se lier aux «Austrias», abandonnant parfois les Valois. Il convient également de souligner un aspect essentiel de cette politique d’attraction et d’inclusion: un certain nombre de membres de l’élite lombarde ne se limitèrent pas à l’adhésion purement utilitaire au système Habsbourg, pour satisfaire leurs intérêts matériels et de pouvoir, mais aussi parce qu’ils partageaient sincèrement son idéologie, jusqu’à s’identifier à celle-ci. Cette capacité de «gagner les cœurs et les esprits» était l’un des points forts de la domination des Habsbourg en Lombardie, et explique au moins en partie sa solidité et sa longévité, bien plus significatives que celles des Français55.

Quelques remarques finales

21Il est prématuré de tirer des conclusions alors que nous sommes encore au début d’un projet de recherche qui nécessitera une enquête plus approfondie des archives et beaucoup plus de réflexions d’interprétation en profondeur. Dans le même temps, nous devons éviter les pièges du déterminisme et du simplisme, en interprétant la réussite des Habsbourg comme un résultat presque inévitable, en cherchant à tout prix les différences nettes de morphologie et de physiologie des puissances rivales, en attribuant aux prétendants forces et faiblesses d’une façon manichéenne, comme pour justifier a priori la supériorité de l’une sur l’autre. En réalité, en dépit de nombreuses différences importantes, à certains égards, les deux puissances étaient assez similaires et ont dû faire face à un certain nombre d’obstacles dans une large mesure commune, à la fois conditionnée par des contraintes similaires et forcés d’interagir avec une multitude de petits acteurs qu’il n’était possible d’ignorer. En outre, tout en reconnaissant l’importance des décisions stratégiques prises consciemment par les rivaux, il ne faut pas sous-estimer les facteurs structurels, fortuits et collectifs qui échappaient, au moins en partie, à la planification des individus, même le plus capable et puissant.

22Cela dit, et avec toute la prudence nécessaire, il est toujours utile de proposer une réflexion finale brève, notamment dans la perspective d’enquêtes futures. En 1515-1521, les Français pâtirent des plus grandes difficultés à faire consensus autour de leur domination, tant auprès des élites que du peuple. Puis, en 1521-1522, l’habile manœuvrier militaire Lautrec avait dû se résoudre à perdre Milan, principalement par manque d’argent. Enfin, en 1524-1525, en revanche, bien qu’il disposait de ressources suffisantes, François I^er avait perdu la bataille de Pavie, en particulier par manque de savoir-faire tactique et opérationnel, confirmant son recul dans les affaires italiennes. Plus généralement, il convient de noter que la conduite française des affaires italiennes s’est caractérisée à la fois par une certaine approximation, financière, mais aussi diplomatique et militaire. La disgrâce du connétable Charles III de Bourbon et l’imprudente gestion du dossier génois révèlent une lecture assez superficielle des conditions stratégico-politiques structurelles et contingentes.

23Dans la perspective des Habsbourg, la stratégie d’usure, ou «strategia logoratrice», des Colonna, Pescara, Lannoy et Leyva assura l’État de Milan à Charles Quint56. Pour alimenter cette stratégie, la crédibilité relativement plus importante dont jouissait l’empereur auprès des banquiers-marchands se révéla décisive. Par-delà les erreurs et les inefficiences, la classe dirigeante impériale dans son ensemble a été en mesure de mobiliser et de gérer de grandes ressources de nature différente, un peu plus efficacement que la monarchie française. Nous ne parlons pas seulement des ressources financières collectées par le crédit et la fiscalité, qui a permis à Charles Quint de solder et de ravitailler des armées de grande ampleur (nécessaires tant pour faire usage de la force au combat qu’en tant qu’outil de dissuasion), mais aussi à un ensemble de compétences diversifiées, qui formaient un capital humain nécessaire pour rivaliser efficacement dans les domaines militaires et diplomatiques. Enfin, il ne faut pas oublier le capital crucial du consensus socio-politique et idéologique que Charles Quint et son entourage avaient commencé à construire dans le Milanesado et les régions voisines, par-delà les réseaux philo-impériaux médiévaux dont ils avaient hérités.

24Bien sûr, la comparaison entre les différentes expériences lombardes des Valois et des Habsbourg ne peut négliger le fait que les seconds ont bénéficié d’un temps bien plus long: quelques unes des actions décisives entreprises sous le règne de Charles Quint allaient seulement se concrétiser au cours du second XVI^e siècle, tandis que les deux seules décennies (1499-1521) à disposition des souverains français ne suffirent pas à affecter durablement les réalités lombardes. Toutefois, la brièveté même de leur domination trouve son explication, au moins en partie, dans les graves erreurs commises par les Français et les limites inhérentes de la puissance française, un royaume plus ancien et puissant, mais alors probablement moins adapté à cultiver des ambitions expansionnistes de grande ampleur que ne le fut la jeune et complexe puissance des Habsbourg. Elle était capable, par sa nature même et sa dimension impériale, non seulement de puiser dans de multiples réservoirs de ressources et de compétences, mais aussi d’en attirer toujours plus à soi, tout en montrant une plus grande flexibilité et une capacité de dialogue en direction de leurs interlocuteurs lombards et italiens, avec une utilisation peut-être plus incisive du bâton et de la carotte, de coaction-dissuasion et d’attraction-persuasion, en un mot, de «hard et soft power »57.